Notes
-
[1]
Cet article est fondé sur le doctorat de l’auteur intitulé L’Église catholique en Irlande, 1914-1918 : guerre et politique, Université de Caen, 1998. Il a été traduit en anglais et publié en Irlande en 2003 ; Jérôme aan de Wiel, The Catholic Church in Ireland, 1914-1918 : War and Politics (Dublin, Irish Academic Press, 2003).
-
[2]
David Fitzpatrick, The Two Irelands, 1912-1939 (Oxford, Oxford University Press, 1998), p. 247, n. 12.
-
[3]
Keith Jeffery, Ireland and the Great War (Cambridge, Cambridge University Press, 2000), p. 33-35. Il est toujours fort difficile d’établir le nombre exact des soldats irlandais morts pendant la guerre. David Fitzpatrick est d’opinion que 25 000 Irlandais, nés en Irlande et qui s’étaient engagés dans le pays, furent tués. Patrick Casey suggère que ce nombre est de 27 000. 49 000 est le nombre de morts recensés par le Committee of the Irish National War Memorial ; il se peut que ce comité ait aussi recensé les Irlandais tués mais qui vivaient en Grande-Bretagne.
-
[4]
Roy Foster, Modern Ireland, 1600-1972 (London, Penguin, 1989), p. 471-493.
-
[5]
Keith Jeffery, Ireland and the Great War, p. 7.
-
[6]
Public Record Office, London ; CO 904/99, « Inspector General’s monthly report for June, 1916 ».
-
[7]
Ibid. ; CO 9044/100, « Inspector General’s monthly report for August, 1916 ».
-
[8]
The Freeman’s Journal, 7 octobre 1916, et The Tablet, 14 octobre 1916.
-
[9]
Foster, Modern Ireland, 1600-1972, p. 471.
-
[10]
Jeffery, Ireland and the Great War, p. 6.
1Pendant des décennies, la Première Guerre mondiale a été délibérément ignorée par les gouvernements nationalistes de la République d’Irlande et par ses historiens. Ce n’est qu’en 1998, quatre-vingts ans après l’armistice, qu’un président irlandais a rendu visite pour la toute première fois à un monument aux morts irlandais situé à Messines, en Belgique. Pourquoi ? Lorsque l’État libre d’Irlande vit le jour en 1921, et plus tard la République d’Irlande en 1949, il fut primordial pour le jeune État de trouver des mythes fondateurs de la nation. Dans ce cas, le mythe fut facile à trouver : les martyrs républicains du Soulèvement de Pâques d’avril 1916. S’il ne fait aucun doute que ce soulèvement joua un rôle crucial dans le cours de l’histoire de l’Irlande au XXe siècle, l’événement majeur fut oublié : la Grande Guerre de 1914-1918, plus précisément la crise de la conscription d’avril 1918 dans laquelle l’Église catholique intervint de manière décisive. C’était cette crise qui sonna le glas de l’Acte d’Union entre la Grande-Bretagne et l’Irlande qui datait de 1800. Pourtant, très peu de citoyens irlandais se souviennent aujourd’hui que leur pays a bel et bien participé à la guerre. Encore moins sont conscients que la Première Guerre mondiale a radicalement changé le destin du pays. Presque personne ne connaît le rôle joué par l’Église entre 1914 et 1918. Les raisons de cette ignorance sont relativement simples. À peu près 140 000 Irlandais se portèrent volontaires dans l’armée britannique car il n’y avait pas de conscription dans le Royaume-Uni et tout reposait sur le recrutement. Presque 58 % de ces hommes étaient catholiques [2] – autrement dit, quelque 81 000 de ces soldats étaient selon toute vraisemblance des nationalistes, convaincus que l’Irlande était redevenue libre lorsque la Grande-Bretagne lui accorda l’autonomie (le home rule) en septembre 1914, grâce aux efforts du Parti nationaliste constitutionnel de John Redmond. Ce dernier était aussi en faveur de la participation du pays à la guerre aux côtés de la Grande-Bretagne. Soulignons cependant que le home rule ne devait entrer en vigueur qu’après la fin de la guerre et que la question de l’Ulster, où les unionistes protestants, fiers d’être Britanniques, refusaient farouchement toute forme d’autonomie, n’était pas toujours réglée. L’Irlande risquait d’être divisée. Comparés à ces 81 000 hommes, seulement un millier de républicains participèrent au Soulèvement de Pâques. Les républicains prônaient l’indépendance totale et rejetaient l’autonomie, une loi bien trop limitée à leurs yeux, et l’éventuelle partition de l’Ulster.
2L’historiographie officielle et républicaine d’après guerre était mal à l’aise avec ces chiffres et insista comme quoi le millier d’hommes avaient fait le bon choix, pas les 81 000. Le résultat est qu’aujourd’hui les seize chefs républicains, exécutés par les Britanniques après le soulèvement, sont des martyrs de l’Irlande nationaliste et sont toujours aussi vénérés, et que les 49 000 soldats irlandais (catholiques et protestants) morts au combat sont presque totalement oubliés en Irlande du Sud [3]. Selon Eamon de Valera, qui participa au Soulèvement de Pâques et qui devint plus tard président d’Irlande : « Leurs os blanchissent sur la terre de Flandre, ou moisissent sous les vagues de la Baie de Suvla [à Gallipoli]. » L’ironie de l’histoire est que ce sont des associations unionistes qui déposent des gerbes sur le monument dédié aux sacrifices des soldats nationalistes de la XVIe division irlandaise et situé à Guillemont, dans le nord de la France, évitant ainsi qu’ils sombrent à jamais dans l’oubli.
3Ce n’est que cinquante ans après la guerre, en 1968, que le premier livre traitant de l’histoire des soldats nationalistes vit le jour en République d’Irlande. Il est intitulé The Irish Regiments in the First World War, par Henry Harris. Le second fut publié en 1988, soit soixante-dix ans après l’armistice : Ireland and the First World War est un recueil de chapitres écrits par des étudiants de Trinity College à Dublin, édité par le Pr David Fitzpatrick. Depuis, quelques livres ont vu le jour mais il s’agit presque exclusivement d’histoire militaire. L’impact politique de la guerre n’a pas été ignoré à proprement parler, mais c’est un thème qui n’est jamais vraiment développé de manière satisfaisante. Un exemple en est Modern Ireland écrit en 1989 par le Pr Roy Foster, un des historiens révisionnistes de l’Irlande. Foster déclare que « la Première Guerre mondiale devrait être considérée comme un des événements les plus déterminants de l’histoire moderne irlandaise ». Bien qu’il ait raison, il n’y consacre qu’une poignée de lignes dans un livre qui compte 680 pages. La crise de la conscription y est à peine mentionnée [4]. Il ne peut y avoir aucun doute que le Pr Keith Jeffery cerne le problème lorsqu’il affirme dans son livre remarquable sur la commémoration et la guerre intitulé Ireland and the Great War, publié en 2000, que l’Irlande souffre d’une « amnésie nationale ». Le résultat en est que l’analyse de l’histoire est faussée ou, tout du moins, souffre de lacunes considérables. En fait, l’étude de la guerre aide à comprendre l’évolution politique du pays.
4Un exemple typique de cet état de choses est l’attitude de l’Église catholique face à la guerre, sujet qui n’avait jamais été étudié à fond, excepté deux articles : l’un écrit par le cardinal Tomás O’Fiaich en 1968 et qui a pour sujet la crise de la conscription de 1918, et l’autre écrit par l’historien Patrick Callan en 1986 se concentrant sur l’effort de guerre général. Le livre brillant du Pr David Miller, intitulé Church, State and Nation in Ireland, 1898-1921, écrit en 1973 à une époque où l’accès aux archives catholiques n’était pas évident, fait une analyse très détaillée de l’évolution politique de l’Église. Mais Miller ne prend pas vraiment en compte les effets de la guerre. Et pourtant cette dernière eut une influence déterminante. Le clergé n’était pas uni dans sa politique face à l’effort de guerre britannique. En 1914 et 1915, il était largement en faveur de la participation de l’Irlande au conflit. Mais, petit à petit, son soutien diminua car le patriotisme indéniable des Irlandais et la bravoure des soldats nationalistes furent ignorés par le gouvernement britannique et son ministère de la Guerre (le War Office) sous la direction de Lord Kitchener, un Irlandais de naissance mais qui haïssait tout ce qui était irlandais. Par exemple, le courage du régiment des Royal Munster Fusiliers à Évreux en France fut oublié. C’était la même chose pour les sacrifices de la Xe division irlandaise sur les pages de Gallipoli en Turquie. À cette occasion, le député nationaliste indépendant Timothy Healy informa le Premier ministre britannique Herbert Asquith que tout cela avait de fort mauvaises répercussions sur le recrutement et la bonne volonté des Irlandais. Healy avait vu juste. Rapidement, le nombre de recrues diminua. D’août 1914 à février 1915, 50 107 Irlandais s’engagèrent ; de février 1915 à août 1915, 25 235 ; d’août 1915 à février 1916, 19 801 ; de février 1916 à août 1916, 9 323 ; et de février 1918 à août 1918, 5 812 [5]. Également, les diverses campagnes de recrutement étaient fort mal conçues et pas ou peu appropriées aux conditions irlandaises. Elles étaient parfois organisées par des gens hostiles à l’Irlande nationaliste. Cela causa une sérieuse pénurie de soldats dans l’armée britannique, car de 1914 au début de 1916 il n’y avait pas de conscription au Royaume-Uni. Malgré ces problèmes évidents, le gouvernement persista dans son approche négative. La destinée politique de l’Irlande aurait pu être totalement différente si des politiciens britanniques mieux avisés avaient judicieusement exploité le nationalisme et le patriotisme irlandais en action sur la Somme, à Gallipoli ou en Macédoine. La conséquence immédiate en Irlande fut un manque d’intérêt soudain dans la guerre et un ressentiment croissant. Il sembla que le peuple nationaliste devint apathique d’un point de vue politique, ce qui n’arrangea pas les affaires des autorités britanniques et du Parti nationaliste de John Redmond, ni d’ailleurs celles du Sinn Féin, un parti nationaliste nettement plus radical et qui s’opposait farouchement à la guerre. Cette apathie était surtout visible dans les campagnes. Le Sinn Féiner Desmond FitzGerald organisait des réunions contre le recrutement dans le sud-ouest du pays. Elles attirèrent des foules nombreuses mais cela ne signifiait pas que les Irlandais étaient soudainement devenus des indépendantistes purs et durs. FitzGerald écrivit : « Il y avait plein d’applaudissements, mais cela signifiait simplement que les gens étaient satisfaits du bon spectacle que nous leur donnions. » En janvier 1916, l’inspecteur général de la Royal Irish Constabulary (RIC), la police irlandaise, écrivit, dans son rapport mensuel sur l’état du pays : « Partout en Irlande, les fermiers [ne s’engagent toujours pas] et n’apparaissent pas avoir d’intérêt dans la guerre excepté comme un moyen de se faire de l’argent. » Contrairement à ce qui est expliqué dans les manuels d’histoire en Irlande, même le Soulèvement de Pâques, qui fut un échec, et l’exécution des chefs républicains par les Britanniques n’injectèrent pas une dynamique radicale durable dans le nationalisme, un ardent désir de république comme les historiens républicains et traditionalistes le pensent. Ce fut le cas, certes, mais seulement pour un court instant et non pas pour toujours. En décembre 1917, l’officier du renseignement militaire britannique de la région sud nota, dans son rapport : « On peut dire que le “boom” du Sinn Féin est passé. La prospérité générale des fermiers et le manque d’enthousiasme pour un autre soulèvement [...] produisent leur effet. » Déjà, en juin 1916, l’inspecteur général avait constaté la chose suivante : « Suite à l’exécution et au châtiment infligés aux chefs des rebelles et à la déportation d’un grand nombre de personnes, une vague de ressentiment se déclencha et se propagea rapidement à travers la population nationaliste. Il apparaît, cependant, qu’elle ait atteint ses limites, et qu’elle commence à diminuer. Mais il y a toujours un sentiment amer dans les villes de Cork, Limerick et d’autres endroits où le Sinn Féin est fort. » [6] Il semble, en effet, que certains fermiers et ouvriers étaient trop préoccupés par la prospérité économique et les emplois que l’économie de guerre avait engendrés. En août 1916, l’inspecteur général signala que même « l’exécution de Roger Casement [autre chef rebelle] n’avait pas provoqué d’émoi » [7].
5C’était précisément la guerre et l’opinion publique nationaliste qui allait devenir le champ de bataille entre l’indépendantiste de l’Église, l’évêque de Limerick Edward O’Dwyer, et le chef du Parti nationaliste, John Redmond. Pendant longtemps, O’Dwyer fut considéré par la population comme un évêque à la solde des grands propriétaires terriens et des autorités britanniques à Dublin. Ses opposants politiques l’avaient surnommé le « d’Artagnan ecclésiastique ». En 1917, peu avant sa mort, il était devenu le héros du peuple nationaliste car il s’était opposé depuis le début à la politique pro-guerre de Redmond et son parti. Ses éloquentes lettres en faveur du pape et de la paix furent massivement utilisées par l’opposition nationaliste et contribuèrent au déclin du Parti nationaliste et à la montée du Sinn Féin. En novembre 1915, O’Dwyer fut outré lorsqu’il apprit que des Irlandais, craignant l’entrée en vigueur de la conscription, s’étaient fait attaquer par une foule anglaise dans le port de Liverpool. Il prit sa plume et écrivit : « La façon dont ont été traités ces pauvres émigrés irlandais à Liverpool suffit à faire enrager et indigner n’importe quel Irlandais. [...] Ils ne veulent pas être forcés de s’engager dans l’armée anglaise et livrer bataille quelque part dans le monde pour le compte des Anglais. N’est-ce pas leur droit ? [...] Il est très probable que ces pauvres paysans du Connaught ne connaissaient pas, ou très peu, les raisons de cette guerre. Leur enthousiasme n’est pas soulevé par le souvenir du Kosovo, et ils n’éprouvent pas un désir ardent de mourir pour la Serbie. Ils préféreraient de loin être autorisés à cultiver leurs champs de pommes de terre en paix dans le Connemara. » John Redmond et les siens n’avaient pas de réponse appropriée à l’éloquence et à la popularité croissante de l’évêque. Ils décidèrent de l’ignorer, s’accrochèrent tant bien que mal à leur politique et ne tinrent absolument pas compte du désintérêt presque total de la population. Ce fut une erreur funeste dans la mesure où O’Dwyer, lui, écouta la voix du pays. Alors que le contrôle de l’Irlande échappait petit à petit à Redmond, la popularité d’O’Dwyer augmentait sans cesse. Pourtant, l’évêque aussi faisait l’expérience amère de la frustration politique. En septembre 1916, il appela publiquement à soutenir le Sinn Féin, mais le peuple n’était pas encore décidé et beaucoup continuèrent à se concentrer sur la prospérité du pays. Lors de la crise de la conscription d’avril 1918, on se souvient essentiellement de l’unité entre tous les nationalistes sous la direction de l’Église catholique, plus particulièrement de l’archevêque William Walsh de Dublin. Cette unité fut une réussite dans la mesure où les Britanniques renoncèrent à leur plan de forcer les Irlandais dans l’armée. En fait, cette crise fut la victoire posthume d’O’Dwyer lorsque le Sinn Féin remporta dans la foulée les élections législatives de décembre 1918, ce qui changea radicalement le destin de l’Irlande. Eamon de Valera et d’autres reconnurent que les premiers succès du Sinn Féin et de l’opposition nationaliste contre John Redmond étaient dus aux interventions de l’évêque. Depuis, son rôle a été complètement oublié. Aujourd’hui, à Limerick, un petit pont construit en 1931 porte son nom. On y trouve apposée une plaque de couleur noire rappelant en quelques mots qui il était.
6La popularité d’O’Dwyer dépassa largement les limites de son diocèse. Non seulement son nom était prononcé dans le comté du Donegal ou à Dublin, mais aussi dans les couloirs du Vatican à Rome. Le pacifisme et l’antimilitarisme de l’évêque attirèrent l’attention du pape Benoît XV et de la curie romaine. En 1914 et 1915, le pape et le cardinal Gasparri, qui s’occupait des affaires étrangères, essayaient à tout prix d’éviter l’entrée en guerre de l’Italie, ce qui aurait pour effet d’isoler le Vatican qui n’était, alors, pas encore un État indépendant. L’éloquence des lettres d’O’Dwyer et les traductions systématiques en italien par le recteur du Collège des Irlandais à Rome, Mgr Michael O’Riordan, servirent au Vatican à propager son message de paix et de neutralité à travers l’Italie. Ses lettres furent utilisées par des séminaires italiens et il devint l’un des évêques les plus populaires à la cour papale. Le très habile et diplomate O’Riordan ne laissa pas échapper l’occasion d’opérer un rapprochement entre l’Irlande nationaliste et le Vatican. Leurs relations avaient été quelque peu tendues depuis que le pape Léon XIII avait soutenu l’Angleterre protestante lors de la guerre agraire en Irlande dans les années 1880. En retour, Léon XIII avait pu profiter de la protection du gouvernement britannique contre les nationalistes italiens. Les chefs républicains qui préparaient secrètement le soulèvement de Pâques eurent vent de la bonne disposition du pape envers l’Irlande et décidèrent de l’informer, ainsi qu’O’Riordan, de leurs intentions. Ils espérèrent obtenir sa bénédiction et il semble qu’il la donna aux rebelles, presque tous catholiques. C’est ainsi que Benoît XV sut deux semaines à l’avance la date du soulèvement.
7En Irlande, l’Église était décidément divisée concernant la guerre. Durant 1914 et 1915, la très grande majorité des prélats et des prêtres décida d’ignorer les appels à la paix du pape et exhortèrent les catholiques à s’engager et à combattre l’hégémonie allemande. Le clergé était actif dans de nombreux domaines comme le soutien au recrutement, l’économie de guerre, l’aide aux réfugiés belges et les collectes en faveur de la Pologne. Quelques curés devinrent des apôtres du militarisme et utilisèrent un langage peu chrétien. En décembre 1915 dans le comté de Dublin, le P. O’Doherty déclara à la foule : « Endossez l’uniforme kaki et allez tuer le boche sauvage ! » Le langage d’O’Doherty reflétait-il la frustration de voir les Irlandais impassibles face à la guerre ? Il semble bien que oui. Le même mois, le P. Magill, du comté de Kerry, écrivit au journal Irish Times : « On ne peut pas venir en aide [aux soldats au front] tant que le peuple se rend à des matchs de football et de hurling, ne se préoccupant pas du tout de leurs amis et de leur famille dans les tranchées. » Petit à petit, les prêtres se firent rares dans les réunions de recrutement, surtout que les bruits couraient que les soldats nationalistes irlandais étaient utilisés comme de la chair à canon par les généraux britanniques. Le clergé pro-guerre devint une majorité silencieuse qui observa discrètement le duel entre l’évêque O’Dwyer et John Redmond. Il n’avait aucun désir de forcer une communauté rurale prospère à gagner moins d’argent dans les tranchées en France, de peur de devenir impopulaire et d’être rejeté dans les paroisses. Mais O’Dwyer n’était pas le seul membre de l’épiscopat à s’opposer au conflit. À Dublin, l’archevêque William Walsh décida de s’opposer systématiquement aux Britanniques. Officiellement, Walsh avait annoncé qu’il n’interviendrait plus en politique, estimant que le Parti nationaliste était devenu « une bande de renégats » en acceptant l’offre d’autonomie faite par Herbert Asquith et qui, à ses yeux, apportait bien peu de liberté à l’Irlande. Dans les coulisses, cependant, il fit tout ce qu’il put pour contrecarrer les sergents recruteurs, et il le fit avec beaucoup d’habileté et de succès. L’archevêque fut aidé dans sa tâche par le très perspicace Mgr Michael Curran, son secrétaire, qui avait un penchant pour les opérations secrètes et dont l’intervention lors de la crise de la conscription allait être des plus cruciales. Plus au nord, dans le comté d’Armagh, en Ulster, le cardinal Michael Logue se trouvait dans une situation pour le moins complexe. Il était nationaliste mais croyait aussi en l’Empire britannique, système dans lequel une Irlande autonome pouvait prospérer. Cependant, si le cardinal soutenait les Alliés, notamment la France où il avait fait ses études, il refusait d’aider le recrutement dans la mesure où il estimait que le gouvernement n’avait pas encore officiellement accordé l’autonomie et que le danger de la partition demeurait. Il s’opposait à la lente évolution du jeune clergé vers le Sinn Féin, sa bête noire dont il pensait que les idées républicaines étaient utopiques et dangereuses pour le pays. Logue n’était pas un admirateur d’O’Dwyer.
8Le Soulèvement de Pâques en avril 1916 échoua. Peu après, les chefs républicains furent exécutés, ce qui provoqua un sentiment anti-britannique très fort parmi la population nationaliste. Le soulèvement et les exécutions furent largement condamnés par l’Église qui ne soutint plus l’effort de guerre, excepté une poignée d’ecclésiastiques qui avaient le courage de leurs opinions à un moment où le Sinn Féin, toujours en minorité, commença à faire campagne bruyamment pour l’indépendance totale de l’Irlande entière. Des rixes eurent lieu à des réunions de recrutement entre les supporters du Sinn Féin et ceux du Parti nationaliste. Cependant, ni le premier ni le dernier ne contrôlaient le pays car les habitants étaient toujours aussi peu intéressés par la politique. En décembre 1917, Eamon de Valera et J. J. Walsh étaient dans le comté de Cork où ils essayaient de persuader les fermiers de la juste cause du Sinn Féin. Nationality, le journal du parti, signala brièvement : « Les réunions de dimanche dernier connurent un succès éclatant. » La vérité était tout autre. Le renseignement militaire britannique dans le sud de l’Irlande rapporta qu’effectivement entre 6 000 et 8 000 personnes assistèrent aux réunions du Sinn Féin mais les deux tiers « étaient assez apathiques, et étaient venus par curiosité. [...] les jeunes de Kanturk, Skibereen et d’autres endroits écoutèrent les orateurs, mais refusèrent de suivre les Volontaires irlandais [force paramilitaire en faveur des républicains et du Sinn Féin]. À plus d’une réunion, Walsh fit des commentaires au vitriol sur leur absence ». Au sein de l’Église, une division politique entre générations semblait s’opérer. Selon les rapports du renseignement militaire britannique et du consulat français, la plupart des évêques et des curés continuaient à soutenir le Parti nationaliste, et la plupart des jeunes vicaires étaient en faveur du Sinn Féin. Les forces nationalistes étaient complètement divisées. Le peuple, lui, était indifférent ou, au mieux, hésitant. Le cardinal Logue et l’archevêque Walsh observaient nerveusement la scène politique. Il semblait que seulement un événement décisif et inattendu ne puisse unir l’Irlande nationaliste. David Lloyd George se chargea de le faire. En avril 1918, le Premier ministre britannique commit sa plus grande erreur en politique irlandaise en annonçant que la conscription allait entrer en vigueur. Il est vrai que l’Allemagne venait de déclencher sa plus formidable offensive depuis le début de la guerre et qu’elle semblait être sur la voie du succès. Les généraux français demandèrent immédiatement des renforts britanniques. Cependant, tout cela n’était pas une excuse pour la stupidité inégalée du gouvernement. Lloyd George annonça que même les prêtres devaient servir dans l’armée ! Et, pourtant, il aurait pu prévoir l’opposition farouche que l’Église allait lui opposer. En effet, en juillet 1917, les autorités italiennes avaient fait savoir qu’elles avaient l’intention d’embrigader les prêtres irlandais du Collège des Irlandais à Rome. Lloyd George avait dû intervenir personnellement et les prêtres ne se retrouvèrent jamais dans l’armée italienne. Dès lors, il était aisé de savoir comment l’Église allait réagir en cas de conscription de ses prêtres. Qu’en était-il de la population ? Elle était, bien sûr, également contre. Déjà en 1914 et 1915, la police irlandaise avait averti les autorités britanniques que des hommes avaient émigré parce qu’ils craignaient que la conscription ne fût appliquée bientôt. Et, pourtant, le gouvernement ne tint pas compte de tous ces avertissements. Sa décision semble être trop inepte pour être vraie et l’on peut se demander s’il n’y avait pas là un motif politique. Les paroles de John Redmond, prononcées le 6 octobre 1916, soit un an et demi avant le début de la crise, méritent d’être rappelées ici : « La conscription n’est pas une véritable exigence militaire. C’est un moyen politique indigne prôné par des hommes qui veulent faire du tort et discréditer l’avenir politique de l’Irlande et raviver par tous les moyens possibles l’animosité entre les deux pays dans l’espoir pernicieux qu’une fois la guerre finie, le peuple britannique tolérera peut-être une tentative d’abroger la loi sur le home rule. » [8]
9Comme on pouvait s’y attendre, tout le clergé réagit comme un seul homme. Quant au peuple, il devint passionné par la politique car la conscription le menaçait directement. Le résultat fut une alliance extraordinaire entre le Parti nationaliste et le Sinn Féin, dirigée par l’Église catholique. C’était peut-être la première fois dans l’histoire de l’Irlande que toutes les forces nationalistes étaient unies. Au sein de cette alliance, un duel opposa le cardinal Logue à l’archevêque Walsh qui était devenu plus proche du Sinn Féin. Le cardinal réalisa que c’était exactement ce que voulait ce dernier : être reconnu officiellement comme un parti politique à part entière par l’épiscopat. Depuis qu’il était devenu chef du Sinn Féin en octobre 1917, Eamon de Valera avait joué l’atout catholique afin de convaincre l’Église que lui et les siens étaient de respectables politiciens et non pas une bande de révolutionnaires sanguinaires prêts à forcer l’Irlande à faire la guerre à la Grande-Bretagne. Par exemple, le Sinn Féin déclara être opposé au divorce et dit publiquement que les maladies sexuellement transmissibles ne touchaient que les Anglais ou les continentaux, ou alors les Irlandais servant dans l’armée britannique. Cette approche était un changement de politique radical, car, en 1905, le Sinn Féin avait soutenu les mesures anticléricales du gouvernement français ! Cela sentait l’opportunisme à plein nez. Lors de l’été 1917, de Valera avait compris qu’il était dans son intérêt de rencontrer l’évêque O’Dwyer afin d’augmenter ses chances de gagner l’élection partielle d’East Clare. Les deux hommes s’étaient très bien entendus. Quand O’Dwyer décéda peu de temps après, de Valera avertit l’épiscopat de ne pas s’opposer au Sinn Féin : « Tant qu’il y aura des évêques comme Mgr O’Dwyer il n’y aura jamais d’anticléricalisme dans ce pays [...]. Moi je dis qu’un homme comme Mgr O’Dwyer est un modèle pour les évêques irlandais et pour ceux qui souhaitent le bien-être de l’Église catholique en Irlande. » Maintenant, en 1918, la crise de la conscription fournissait à de Valera une occasion inespérée d’opérer un rapprochement avec l’Église et lui montrer qu’on pouvait négocier avec son parti. Le cardinal Logue en était tout à fait conscient et fit tout ce qu’il put pour éviter ce rapprochement. Mais en vain. Le Sinn Féin avait trouvé un nouvel allié en la personne de l’archevêque Walsh. Le secrétaire de ce dernier, Mgr Michael Curran, et le maire de Dublin, Larry O’Neill, avaient secrètement organisé une réunion entre l’épiscopat et les dirigeants du Parti nationaliste et du Sinn Féin. Elle eut lieu à Maynooth, le grand séminaire irlandais près de la capitale du pays. Lors de la réunion, Walsh réussit à se montrer plus malin que Logue et persuada les autres évêques présents à accepter une alliance avec les forces nationalistes, y compris le Sinn Féin. Leur alliance fut trop solide pour les autorités britanniques qui rapidement oublièrent leurs projets de conscription. Selon Curran, même certains protestants s’opposèrent à la conscription, bien que les archevêques anglicans de Dublin et d’Armagh, ainsi que l’Église calviniste, fussent d’accord avec la loi sur le service militaire obligatoire. Il écrivit, non sans une pointe de mépris : « La vaste majorité [des protestants] était prête à profiter de la protection de leurs concitoyens catholiques. » Il est difficile de savoir si Curran avait effectivement dit la vérité. Cependant, il est intéressant de constater qu’en août 1916 l’inspecteur général de la police irlandaise s’était déjà aperçu d’un manque d’intérêt des unionistes protestants pour le recrutement. Il avait alors écrit : « Il est évident, cependant, que la réserve des volontaires est presque épuisée. Même en Ulster, une équipe de recrutement venant de la Division d’Ulster sur le front et qui s’était rendue dans la province n’a pu obtenir que quelques recrues. » C’est une piste qui mériterait d’être suivie. Si c’était vraiment le cas, le mythe du loyalisme unioniste et protestant, prêt à se sacrifier pour la défense de l’Empire britannique, s’en trouverait quelque peu démystifié. Il contredirait aussi, dans une certaine mesure, l’affirmation du Pr Roy Foster – à savoir : « En général, la communauté unioniste se dévoua très largement à l’effort de guerre : le temps était venu pour démontrer son attachement aux valeurs impériales. » [9] Il est vrai que les chiffres du recrutement peuvent être l’objet de controverse politique. Comme le fait très justement remarquer le professeur Keith Jeffery, aujourd’hui les unionistes tendent peut-être à augmenter ces chiffres afin de démontrer leur attachement à la Grande-Bretagne, alors que les nationalistes pourraient les diminuer pour la raison opposée [10].
10La crise de la conscription eut des effets politiques extrêmement importants. L’épiscopat statua que la loi sur le service militaire obligatoire n’était pas légale. C’était le rejet de l’autorité du parlement britannique de Westminster et de sa capacité à gouverner l’Irlande. La crise signifia le début de la fin de l’Acte d’Union entre la Grande-Bretagne et l’Irlande de 1800. Cela fut confirmé lors des élections législatives en décembre 1918 quand le peuple nationaliste vota massivement pour le Sinn Féin, un parti qui s’était opposé à la participation de l’Irlande au conflit et qui avait aussi annoncé son intention de ne pas envoyer ses députés à Westminster. Quant au Parti nationaliste, il disparut presque de la scène politique, coupable aux yeux du peuple d’avoir suivi les Britanniques de trop près dans leur politique de guerre, même s’il avait lui aussi rejeté la conscription. L’Église, quant à elle, se montra tout à fait prête à soutenir le Sinn Féin. En mars 1919, l’évêque Foley de Kildare, qui avait été très en faveur du recrutement et de la défense de l’Empire britannique, déclara : « [Les Sinn Féiners] sont très exemplaires dans leurs devoirs religieux et vivent en bons chrétiens. » Mais, encore plus représentatif de cette véritable révolution de velours au sein du clergé fut la déclaration de l’évêque O’Dea de Galway. En 1915, il s’était opposé à l’évêque O’Dwyer et sa croisade nationaliste anti-guerre. Et pourtant, également en mars 1919, il dit : « Les Sinn Féiners dans mon diocèse sont tout à fait le contraire de gens anticléricaux ou antireligieux. » L’atout catholique de la politique de De Valera avait porté ses fruits. Bientôt, la majorité du clergé fut convaincue qu’il était l’homme à soutenir. C’étaient les prémices d’un ordre nouveau dans le pays.
11Les événements en Irlande entre 1914 et 1918 furent attentivement suivis par les puissances étrangères, notamment la France. Depuis fort longtemps, le gouvernement français connaissait la valeur stratégique et l’importance diplomatique de l’Irlande. L’ambassadeur de France au Royaume-Uni, Paul Cambon, avait correctement analysé que le monde irlandais était beaucoup plus grand qu’il n’en avait l’air car il s’étendait de New York à Sydney à cause de l’émigration massive des Irlandais au cours du XIXe siècle. Les épiscopats de pays comme les États-Unis, le Canada et l’Australie avaient des membres très influents d’origine irlandaise. Cambon et le Quai d’Orsay étaient conscients que la question irlandaise semait le trouble dans les relations diplomatiques entre, d’un côté, les États-Unis, le Canada et l’Australie, et, de l’autre côté, la Grande-Bretagne. Tout cela nuisait à l’effort de guerre allié. L’opposition à la conscription dans ces pays était en partie orchestrée par des prélats catholiques d’origine irlandaise ou alors nés en Irlande comme Daniel Mannix, l’archevêque de Melbourne, qui était profondément déçu par la politique irlandaise du gouvernement britannique. C’est pourquoi Cambon et d’autres personnalités françaises organisèrent des missions de propagande en Irlande. Des ecclésiastiques français y participèrent comme Mgr Touchet, l’évêque d’Orléans, et Mgr Lenfant, l’évêque de Digne. En octobre 1916, ces deux prélats rencontrèrent l’épiscopat irlandais au grand complet à Maynooth. Le but de cette réunion était d’améliorer les relations franco-irlandaises et les relations entre la Grande-Bretagne et les autres pays anglo-saxons, mais aussi, bien sûr, de relancer le recrutement. Les autorités britanniques se montrèrent tout à fait disposées à aider les Français. En fait, pour ces derniers, l’Irlande nationaliste était devenue un problème de sécurité qui les hantait car ils étaient convaincus que les nationalistes étaient en mesure de déstabiliser le Royaume-Uni et, par conséquent, les opérations sur le front ouest. Le Soulèvement de Pâques confirma leurs craintes. Selon le gouvernement républicain français, seule l’Église catholique pouvait pacifier l’Irlande et persuader ses habitants que la guerre valait la peine d’être engagée. Néanmoins, les efforts français ne furent pas couronnés de succès. Le peuple demeura ancré dans son rejet de la guerre et il apparut que, parmi les membres du clergé irlandais, il y avait toujours beaucoup de critique vis-à-vis du gouvernement français et ses lois concernant la séparation des Églises et de l’État de 1905.
12De loin, l’épisode le plus étrange de la guerre fut le « plan Hay » en août 1918. En juillet, le capitaine anglais Stuart Hay, qui travaillait pour le ministère de l’Information à Londres, fut prié de réfléchir à une opération qui avait pour but de relancer le recrutement en Irlande après la débâcle de la crise de la conscription. Hay était lui-même catholique et pensa que le cardinal Logue devait être contacté. Il conçut un plan qui impliqua l’aide du cardinal Amette, l’archevêque de Paris. C’était Amette qui devrait faire directement appel à Logue et lui demander d’envoyer des volontaires irlandais en France. Ces volontaires devaient d’abord servir comme travailleurs dans des bataillons spécialisés. La possibilité qu’ils servent comme soldats par la suite ne sembla pas exclue. Hay était d’opinion qu’Amette devait subtilement faire savoir à Logue que, si l’Irlande nationaliste acceptait d’envoyer ces hommes, elle serait récompensée à la future conférence de la paix. Cela ne pourrait que plaire à Logue qui pensait que son clergé avait été trop loin en s’associant avec le Sinn Féin. Curieusement, David Lloyd George, Lord French (le représentant de la couronne britannique en Irlande ou Viceroy), le cardinal Bourne (le primat de l’Église catholique anglaise) et même Georges Clemenceau étaient également impliqués dans ce plan qui prenait des allures d’une sombre machination politique au plus haut niveau. Il faut savoir que le président du Conseil français était véritablement très inquiet au sujet du nombre de soldats britanniques qui combattaient en France et qu’il n’arrivait pas à comprendre comment 200 000 jeunes Irlandais n’étaient pas encore dans les tranchées. Logue, bien sûr, ne devait surtout pas savoir que Lloyd George et French étaient derrière tout cela. Hay se rendit à Paris et rencontra Amette qui accepta de l’aider. Il rédigea une lettre pour Logue que Hay alla personnellement lui apporter en Irlande. Le cardinal écouta le capitaine britannique et fut convaincu par Amette et ses arguments. Il fut si enthousiasmé qu’il formula même des plans d’embarquement pour les futurs volontaires ! Pourquoi un tel enthousiasme ? Logue pensa sans doute que la participation à la future conférence de la paix d’une délégation irlandaise, composée de membres du Parti nationaliste assurément, signifierait la fin du Sinn Féin car celui-ci perdrait alors sa raison d’être. Peut-être voyait-il aussi dans ce plan une chance de prendre sa revanche personnelle sur l’archevêque Walsh. En tout cas, il écrivit une lettre pour Amette dans laquelle il promit qu’il allait tout faire pour convaincre son clergé de participer dans le plan et appeler les Irlandais à s’embrigader massivement dans ces bataillons de travailleurs. Hay dit au cardinal qu’il repartait maintenant à Paris et emporta sa lettre. En fait, il alla à Dublin où il rencontra Samuel Watt, le secrétaire d’Edward Shortt qui était le secrétaire d’État aux Affaires irlandaises. Watt fit une remarque des plus révélatrices à Hay. Il dit que la lettre de Logue signifiait « la destruction totale du Sinn Féin ». Le même jour, Shortt lui-même téléphona à Hay et le félicita de sa mission. Quelques jours plus tard, le capitaine arriva à la demeure du Premier ministre à Londres où il s’attendait aussi à être félicité. En fait, ce fut tout le contraire. J. T. Davies, le secrétaire personnel de Lloyd George, lui dit qu’il était fort mécontent de lui. Il l’informa également que Lord Derby, l’ambassadeur britannique à Paris, était très en colère et que le général Sir Henry Wilson, un unioniste pur et dur, voulait « lui faire la peau » car il estimait que tout ce plan était « anti-Ulster » et qu’il était une véritable « honte ». Hay ne comprit pas ces réactions, puisque son plan avait été approuvé par le Premier ministre en personne seulement quelques jours auparavant. Quoi qu’il en soit, on l’obligea à passer une visite médicale et, chose curieuse, on constata qu’il n’était plus bon pour le service... Le capitaine ne rencontra plus jamais le cardinal Logue, et le « plan Hay » fut abandonné. Il est difficile de savoir avec certitude quels étaient les réels motifs de toute cette affaire car des pièces manquent à ce puzzle politico-militaire. Mais il est évident qu’il s’agissait bien d’une machination politique qui, pour une raison inconnue, tourna court. En effet, on ne peut pas imaginer un seul instant que Lloyd George et d’autres étaient vraiment sérieux lorsqu’ils prétendirent relancer le recrutement en Irlande avec la création de bataillons de travailleurs à un moment où le pays venait tout juste de rejeter en bloc l’autorité britannique lors de la crise de la conscription. De plus, presque 2 millions de soldats américains en France s’apprêtaient à porter le coup de grâce à l’armée allemande. L’affaire n’a pas de conclusion définitive faute de sources primaires supplémentaires.
13Finalement, l’Église catholique irlandaise observa attentivement les événements dans le pays pendant la Première Guerre mondiale et s’adapta lentement à l’évolution politique. En août 1914, elle était très largement en faveur de la guerre. En août 1918, elle était très largement contre. Il y a deux raisons principales à cela : premièrement, l’attitude pour le moins ambivalente des autorités britanniques envers l’Irlande nationaliste ; deuxièmement, l’évolution de l’opinion publique nationaliste vis-à-vis du conflit. En février 1918, Alfred Blanche, le consul de France à Dublin, rappela une vérité essentielle sur la position du prêtre dans la société irlandaise et comment l’Église survivait politiquement : « [Durant les lois pénales du XVIIIe siècle, le prêtre] n’avait pour subvenir à ses besoins que ce qu’il pouvait obtenir de la bonne volonté des fidèles. Tout en possédant sur eux l’autorité morale, il en dépendait matériellement et ses conditions d’existence n’ont pas beaucoup changé aujourd’hui. Il lui faut donc, s’il veut garder son prestige, prendre le vent avec soin, deviner où va l’opinion publique et tâcher de la devancer, bref de la suivre en réalité tout en ayant l’air de la guider, sous peine de souffrir péniblement dans tous ses intérêts. C’est ce que nous voyons aujourd’hui très distinctement sous nos yeux. » Blanche avait raison. C’est précisément ce que l’Église catholique fit et ce que ne fit pas le Parti nationaliste de John Redmond. Ce fut une aubaine pour le Sinn Féin d’Eamon de Valera. La Grande Guerre et l’Église catholique changèrent le cours de l’histoire de l’Irlande – une réalité toujours amplement ignorée par l’historiographie.
Notes
-
[1]
Cet article est fondé sur le doctorat de l’auteur intitulé L’Église catholique en Irlande, 1914-1918 : guerre et politique, Université de Caen, 1998. Il a été traduit en anglais et publié en Irlande en 2003 ; Jérôme aan de Wiel, The Catholic Church in Ireland, 1914-1918 : War and Politics (Dublin, Irish Academic Press, 2003).
-
[2]
David Fitzpatrick, The Two Irelands, 1912-1939 (Oxford, Oxford University Press, 1998), p. 247, n. 12.
-
[3]
Keith Jeffery, Ireland and the Great War (Cambridge, Cambridge University Press, 2000), p. 33-35. Il est toujours fort difficile d’établir le nombre exact des soldats irlandais morts pendant la guerre. David Fitzpatrick est d’opinion que 25 000 Irlandais, nés en Irlande et qui s’étaient engagés dans le pays, furent tués. Patrick Casey suggère que ce nombre est de 27 000. 49 000 est le nombre de morts recensés par le Committee of the Irish National War Memorial ; il se peut que ce comité ait aussi recensé les Irlandais tués mais qui vivaient en Grande-Bretagne.
-
[4]
Roy Foster, Modern Ireland, 1600-1972 (London, Penguin, 1989), p. 471-493.
-
[5]
Keith Jeffery, Ireland and the Great War, p. 7.
-
[6]
Public Record Office, London ; CO 904/99, « Inspector General’s monthly report for June, 1916 ».
-
[7]
Ibid. ; CO 9044/100, « Inspector General’s monthly report for August, 1916 ».
-
[8]
The Freeman’s Journal, 7 octobre 1916, et The Tablet, 14 octobre 1916.
-
[9]
Foster, Modern Ireland, 1600-1972, p. 471.
-
[10]
Jeffery, Ireland and the Great War, p. 6.