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Article de revue

Les Etats-Unis et le statut international du Maroc (1906-1956)

Pages 103 à 112

Notes

  • [1]
    C. E. Wilson, « The first American hostages in Moslem nation, 1784-1789 », The American Neptune, July 1981, p. 208, 223, p. 208.
  • [2]
    Ch. Cochelet, Naufrage du Brick français « La Sophie », Paris, L. Université de Mongie Aimé, 1821, p. 259, 267.
  • [3]
    E. Chaib, La présence américaine dans les pays du Tiers Monde, exemple de la Tunisie, Publ. CNCA, p. 24.
  • [4]
    L. J. Hall, The United-States and Morocco, 1776-1956, The Scarecrow Press, Inc. Metuchen, NJ, 1971, p. 54.
  • [5]
    M. Malloy, Treaties, Convention, International Acts, Protocols and Agreements between the United-States of America and Other Powers, 1776-1910, vol. 1, GPO, 1910.
  • [6]
    G. Stuart, « The International Lighthouse at Cape Spartel », American Journal of International Law, a Quarterly, vol. 24, January, 1930, no 1, Washington, p. 770-776, p. 770.
  • [7]
    De Rouville, « La construction d’un phare au Maroc, Cap Spartel, il y a soixante ans », Annales des ponts et chaussées, 1922, vol. IV, p. 54, 71.
  • [8]
    J. Basdevant, Traités et conventions en vigueur entre la France et les puissances étrangères, t. 3, Paris, Imprimerie nationale, 1920, p. 738, 740.
  • [9]
    W. Malloy, Treaties, op. cit., p. 1213-1220.
  • [10]
    L. Martin, « Le régime de protection au Maroc », Archives marocaines, vol. XV, fasc. I, 1908, p. 1, 32, p. 1.
  • [11]
    A. Ayache, Le Maroc, bilan d’une décolonisation, Paris, Les Éditions Sociales, 1956, p. 52.
  • [12]
    Ben Aboud, « The question of American protection in Morocco in the light of four new documents », Revue d’histoire maghrébine, no 39-40, décembre 1985, Tunis, p. 261-273, p. 265.
  • [13]
    Documents diplomatiques français (ci-après DDF) (Question de la protection diplomatique et consulaire au Maroc), Ministère des Affaires étrangères (ci-après MAE), protocole no 10, séance du 21 juin 1880, Paris, IN, p. 230.
  • [14]
    MAE, Paris, N. S. Maroc, dossier général, vol. 1, janvier 1895 - mai 1901, tél. no 62.
  • [15]
    DDF, 1906, Affaire du Maroc, Fasc. I (Protocole et comptes rendus de la conférence d’Algésiras), Paris, Imprimerie nationale, p. 254.
  • [16]
    Ibid., doc. no 146, Jusserand à Pichon (MAE), 18 décembre 1906, p. 565-566.
  • [17]
    MAE, N. S., sous-série États-Unis, 1897-1907, vol. 8, tél. no 26.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Livre jaune, Affaire du Maroc, 1910-1912, p. 668 ; Foreign Relations of United-States (ci-après FRUS), vol. 1, 1911.
  • [20]
    Ils n’ont pas reconnu non plus le protectorat espagnol sur la partie nord du Maroc.
  • [21]
    Archives du protectorat, Nantes, Tanger, fonds B, no 23, protectorat 1917.
  • [22]
    R. W. Bixler, The Open Door on the Old Barbary Coast, New York, Pagent Press. Inc., 1959, p. 66.
  • [23]
    MAE, N. S. Maroc (1934-1939), lettre du 6 octobre 1934.
  • [24]
    FRUS, op. cit., 1934, p. 965.
  • [25]
    Cour internationale de justice, « Affaires relatives aux droits des ressortissants des États-Unis au Maroc », 1952, p. 282.
  • [26]
    B. Rivlin, « The United-States and Morocco status 1943-1956... », The International Journal of African Historical Studies, 15 janvier 1982, p. 64, 82.
  • [27]
    R. Young, « The end of American jurisdiction in Morocco », The American Journal of International Law, Januar-June 1957, vol. 51, p. 402, 406.

INTRODUCTION

1L’histoire du Maroc a été intimement liée à l’évolution des rapports entre les puissances étrangères ayant une présence et des intérêts dans ce pays. C’est une histoire de crises, d’affrontements et de lutte d’influences entre puissance impérialistes. Le conflit franco-allemand au sujet du Maroc, qui est un aspect de cette singularité, a dominé pour longtemps la diplomatie européenne. Il a été à l’origine des premières crises internationales d’avant la Première Guerre mondiale.

2L’importance géographique du Maroc en a fait un carrefour stratégique des puissances impérialistes et un champ favorable aux interventions. Cette tutelle étrangère a été confirmée par le droit international : traités, accords et conventions internationales. La France, qui souhaitait occuper le Maroc, s’est efforcée, à partir de 1900, de réduire les puissances concurrentes et de briser les liens internationaux qui entravaient son action. La diplomatie menée par Delcassé a permis de conclure progressivement des arrangements avec l’Angleterre, l’Espagne et l’Italie. L’Allemagne, principal obstacle à la pénétration française au Maroc, fut écartée après la signature des accords de 1911.

3Ce processus inachevé, conduira à l’établissement du protectorat français sur le Maroc en 1912, sans lever totalement l’ « hypothèque » du droit international. D’autres partenaires du Maroc revendiquaient le statut international et l’égalité des chances, parmi eux, les États-Unis qui sont restés à l’écart de ce règlement colonial. Quelle était donc la position des États-Unis vis-à-vis du statut international du Maroc, entre 1906, date qui correspond à l’instauration du statut international et 1956, la fin de ce régime ?

I. LES BASES JURIDIQUES ET DIPLOMATIQUES DE LA PRÉSENCE AMÉRICAINE AU MAROC AVANT 1906

1. Les traités particuliers

4Sous le règne de Sidi Mohammed Ben Abdellah (1757-1790), le Maroc a connu une grande stabilité politique et un prestige international. Les Américains s’efforcèrent d’établir des rapports diplomatiques et commerciaux avec le Sultan. Thomas Barclay rejoignit le Maroc en juin 1786 et entame avec Sidi Mohammed des pourparlers qui aboutirent à la signature du premier traité américano-marocain en 1787. Déjà, avant la signature de ce traité, le Sultan avait annoncé que les vaisseaux américains ne seraient pas attaqués par ses croiseurs et qu’ils pourraient désormais entrer dans les ports marocains sans peur ni dommages [1].

5Ce fut le premier succès de la diplomatie de la jeune république américaine dans la Méditerranée. Par l’entremise du Maroc, les États-Unis entament des négociations avec les autres régences, qui se concrétisent par la signature de plusieurs traités. Le président George Washington a adressé une lettre au Sultan pour le remercier pour ses bons offices, datée du 1er décembre 1789 à New York :

« Les États-Unis m’ayant à l’unanimité placé à la tête du suprême pouvoir exécutif de cette nation, la lettre de votre Majesté du 17 août 1783 m’a été remise, elle était restée sans réponse par suite de la dissolution de l’ancien gouvernement. J’ai reçu également les lettres que votre Majesté impériale a eu la bonté d’écrire en faveur des États-Unis aux Bachas de Tunis et de Tripoli, et je lui présente les sincères remerciements des États-Unis pour cette marque importante de son amitié pour eux... l’encouragement que votre Majesté a bien voulu donner à notre commerce avec son empire, la ponctualité avec laquelle a été exécuté le traité, fait avec nous... » [2]

6Les puissances européennes étaient hostiles à toute présence américaine dans cette région, en particulier le gouvernement français. Il a transmis à son consul à Alger, le message suivant :

« La conclusion du traité avec les États-Unis est un événement défavorable pour nous. Il est aisé de voir par les sacrifices que les Américains n’ont pas craint de consentir pour réussir dans cette négociation quelle importance ils attachent au succès [...]. Le citoyen John Bon André (votre successeur) s’attachera soigneusement à reconnaître par quels moyens il serait possible de contrarier les vues de ces avides négociateurs. Les apparences d’amitié et de bonne harmonie qui existent entre nous et le gouvernement américain ne doivent point le détourner de cette recherche. » [3]

7Le premier traité conclu entre le Maroc et les États-Unis, en janvier 1787, a été ratifié par le congrès américain le 18 juillet 1787. Signé par Thomas Barclay du côté américain et Tahar Fennish, représentant du Sultan et ministre marocain.

8Barclay, dans ses rapports, souligne la valeur commerciale et militaire du traité conclu :

« Il paraît que quelques articles produits au Maroc sont demandés dans nos régions de l’Amérique, aucune chose fabriquée ici ne peut être vendue là-bas, sauf le petit cuir du Maroc, qui est très fin et de bonne qualité [...]. Ce pays offre encore d’autres objets aux Américains, qui sont suffisamment convaincants de signer un traité de paix et de commerce avec ce pays. Notre commerce en Méditerranée est en toute sécurité grâce à ce pays ; nos bateaux seraient acceptés dans ses ports, si nous nous engagions dans une guerre européenne, ou contre d’autres pays barbaresques. » [4]

9Les clauses de ce premier traité, qui vont être reprises plus tard dans le deuxième traité américano-marocain signé à Mekhnès le 16 septembre 1836, constituaient la base juridique et diplomatique de la présence américaine au Maroc. Ils contiennent les dispositions suivantes :

101 / des clauses relatives à la paix et l’état de guerre (échange de prisonniers, protection des navires, etc.) ;

112 / établissement de représentants diplomatiques, leurs attributions en matière de droit de juridiction, la liberté de navigation, assistance aux bateaux en cas de naufrage, etc. ;

123 / le droit au traitement de la nation la plus favorisée en matière commerciale et la liberté du commerce [5].

2. Les conventions internationales

13Si les États-Unis ont conclu des traités avec le Maroc, ils ont également participé aux conventions internationales le concernant, confirmant leur intérêt pour cette région et bénéficiant d’une autre assise juridique et d’une base diplomatique pour défendre leur présence. Le régime commercial et maritime du Maroc défini par ces conventions sera plus tard l’enjeu des rivalités entre les puissances présentes au Maroc.

La convention internationale sur le phare du cap Spartel (31 mai 1865)

14Cette convention fut la première convention internationale sur une question marocaine : « L’administration et l’entretien » du cap Spartel. Les États-Unis figuraient parmi les puissances signataires, ce qui implique un certain droit de bénéficier de ses stipulations, et une responsabilité dans l’établissement du « statut international » du Maroc, qui était en cours d’élaboration.

15Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les côtes d’Afrique du Nord en général étaient fort réputées pour leur inhospitalité aux marins et constituaient un obstacle majeur au développement des rapports commerciaux avec l’étranger, en raison soit de l’activité maritime des pays d’Afrique du Nord, soit du manque d’infrastructures (ports, phares, etc.). Beaucoup de navires américains et européens étaient capturés ou naufragés sur ces côtes. En 1849, le consul américain à Tanger demandait à son gouvernement, que des vaisseaux de guerre viennent croiser, chaque mois ou tous les deux mois, le long des côtes atlantiques marocaines et celles du Rif afin d’assurer aux bateaux de commerce américains une protection et une sécurité [6]. Cependant, les États-Unis ne pouvaient pas intervenir dans ces eaux sans le consentement préalable des puissances européennes, qui voyaient en termes stratégiques le règlement de cette question. Les côtes marocaines deviennent désormais l’objet des convoitises impérialistes.

16À la fin de l’année 1852, les représentants des puissances européennes à Tanger ont considéré qu’il était urgent de joindre leurs efforts pour construire un phare au cap Spartel, non loin de Tanger. En 1861, les travaux de construction du phare par le gouvernement marocain commencèrent sous la direction d’un ingénieur français, M.-L. Jacquet, qui bénéficiait du soutien du consulat français à Tanger, et la construction fut achevée en 1864 [7].

17L’importance stratégique du phare du cap Spartel, notamment en période de guerre, éveilla les craintes et les rivalités entre les puissances. Ainsi, la Grande-Bretagne, la France et l’Espagne notifièrent au Sultan qu’un arrangement devait être conclu pour assurer la neutralité du phare. Dix puissances, dont les États-Unis signèrent cette convention, le 31 mai 1865.

18L’article premier stipule : « S. M. Chérifienne ayant, dans un intérêt d’humanité, ordonné la construction, aux frais du gouvernement marocain, d’un phare au cap Spartel, consent à remettre, pour toute la durée de la présente convention, la direction supérieure et l’administration de cet établissement aux représentants des puissances contractantes » sans que cela porte atteinte aux droits de propriété et de sa souveraineté [8]. Les puissances signataires s’engageaient à respecter la neutralité du phare [9].

19La Convention de Madrid (1880) et la question de la protection étrangère

20L. Martin définit ainsi le système de « protection » : « Le droit de protection est le privilège d’une puissance étrangère, représentée dans un pays, de soustraire ses propres nationaux, ceux des puissances non représentées et même certains indigènes de ce pays, à l’autorité de son souverain et de substituer vis-à-vis d’eux sa juridiction à la sienne. » Du point de vue du droit international, « la protection est l’exercice par les agents diplomatiques et consulaires d’un droit de souveraineté territoriale du gouvernement du pays auprès duquel ces agents sont accrédités » [10]. Le Maroc a connu l’extension de ce système surtout après la guerre de Tétouan avec l’Espagne (1859-1860). Pendant le règne du Sultan Moulay Hassan (1876-1894), la protection devient un moyen efficace de pénétration impérialiste [11]. Les Américains, comme les autres puissances européennes, ont usé et abusé de cette pratique [12].

21La conférence de Madrid (1880), qui s’est réunie pour résoudre ce problème, l’a au contraire institutionnalisé et lui a conféré une légitimité. Le délégué des États-Unis à la conférence, le général Fairchild, a fait la déclaration suivante : « Le gouvernement des États-Unis a le droit et le devoir de protéger complètement, et par tous les moyens légitimes, ses sujets naturalisés partout où ils se trouvent... » [13] Partant de ce principe, les États-Unis n’ont pas hésité de faire des démonstrations de forces dans les côtes marocaines. Le 16 juillet 1897, le ministre des Affaires étrangères français, Gabriel Hanotaux, a reçu un télégramme provenant, de Tanger, à la suite de l’envoi de navires de guerre américains sur les côtes marocaines, disant : « Il est certain que les deux Amériques (États-Unis et Brésil), représentées au Maroc, ne sauraient voir aucun inconvénient à employer la violence [...], les agissements de leurs envoyés gravitent tous autour de la protection qu’ils considèrent comme une institution d’ordre purement fiscal, dont les bénéfices s’étendent depuis leurs plus infimes agents jusqu’au plus élevés. » [14]

II. L’INTERNATIONALISATION DE LA QUESTION MAROCAINE

1. La conférence d’Algésiras (16 janvier - 7 avril 1906)

22L’objet de cette conférence était de trouver une solution à l’antagonisme franco-allemand au sujet du Maroc. Les États-Unis étaient invités à jouer un rôle pour trouver une solution à ce différend. Cependant, c’était une autre occasion pour eux de renforcer leurs intérêts résultant des traités et conventions antérieurs.

23Henry White, le premier délégué des États-Unis à la conférence, a affirmé la position de principe de son pays : « Le gouvernement des États-Unis d’Amérique n’ayant pas d’intérêts politiques au Maroc et n’ayant été, en prenant part à cette conférence, [n’est] animé d’aucuns désirs et intentions autres que de contribuer à assurer à toutes les nations, l’égalité la plus étendue au Maroc en matière de commerce, de traitement et de prérogatives et d’y faciliter l’introduction de réformes dont le résultat serait un bien être général basé sur une cordialité complète de relations extérieures. » [15] Le Sénat américain, quand il a ratifié cette convention, a insisté sur la défense des intérêts américains : « Le Sénat constate que la participation des États-Unis à la conférence d’Algésiras et à la formation et l’adoption de l’acte général et du protocole qui en résulté n’a eu d’autre objet que de préserver et d’accroître le commerce de biens de ses nationaux y résidant ou y voyageant, et d’aider par ses bons offices et efforts à empêcher les froissements et controverses qui semblaient menacer la paix entre puissances signataires, comme les États-Unis, du traité de 1880. » [16]

2. Les arrangements franco-allemands et la réaction de Washington

24Depuis 1900 la France a poursuivi une politique d’entente et de compensation pour écarter du Maroc ses partenaires internationaux et l’isoler sur la scène internationale. En effet elle a signé des accords secrets avec l’Espagne, l’Italie, une entente cordiale avec l’Angleterre en 1904 pour avoir les mains libres au Maroc. La conférence d’Algésiras a accordé à la France et à l’Espagne des privilèges politiques comme ceux de l’organisation de la police marocaine et l’introduction des réformes. Une entente complète fut signée le 4 novembre 1911 entre l’Allemagne et la France au sujet du Maroc : l’Allemagne reconnaissait la prédominance politique française au Maroc, par contre elle obtenait des concessions territoriales en Afrique équatoriale (Congo-Cameroun). Seuls les États-Unis restent à l’écart de ces arrangements.

25Une entente avec les Américains pour réaliser l’annexion du Maroc était envisagée depuis longtemps : Le 3 mars 1902, Jules Cambon, ambassadeur de France à Washington, dans un télégramme au ministre des Affaires étrangères Delcassé, après une rencontre avec le président Theodore Roosevelt, révèle la position du président à l’égard de l’expansion coloniale au Maroc :

« M. Roosevelt s’est entendu sur le devoir des nations civilisées, les unes vis-à-vis des autres et sur leurs devoirs de police à l’égard des peuples qui ne le sont pas. Dans sa pensée, cette dernière remarque s’appliquait aux Philippines : les nations civilisées, a-t-il dit, ont sur ce point des devoirs précis. C’est seulement depuis que vous avez conquis Alger que nous ne payons plus un tribut au dey d’Alger, et personne ne peut songer à intervenir dans l’action que les nations chrétiennes peuvent exercer dans les régions encore barbares. Vous avez bien fait à Alger et je ne verrais qu’avantage à ce que vous le fassiez au Maroc. » [17]

26La France a fait une tentative pour acheter la neutralité des États-Unis et achever ainsi leur action au Maroc. Un projet daté du 11 juillet 1902, a été élaboré dans ce sens par la direction politique du ministère des Affaires étrangères. Ce projet étudiait la possibilité : « d’obtenir des États-Unis sous promesse de leur céder les Antilles françaises, l’engagement de se joindre à la Russie [...] pour nous garantir, vis-à-vis de toute opposition et de toute ingérence de la part des autres nations européennes, la libre conquête du Maroc, notre politique devait être secrètement mais résolument dirigée vers ce but » [18].

27Ce projet n’a certainement pas vu le jour, les États-Unis, par tradition politique, refusaient de s’immiscer dans les affaires purement européennes qui pouvaient les entraîner dans des conflits. Cependant, ils ont insisté tout au long de cette période jusqu’à l’arrangement franco-allemand, sur la défense du principe de la porte ouverte et de l’égalité économique. Pour sauvegarder ce principe, les Américains ont refusé d’adhérer à l’accord franco-allemand. Le secrétaire d’État américain, Knox, considérait que cette adhésion « entraînerait une modification des droits actuels tels qu’ils sont établis par nos traités actuellement existants avec le Maroc » [19].

III. LE PROTECTORAT FRANÇAIS

28En 1912, le Maroc ne constituait plus une source de conflits entre les puissances rivales européennes. Les États-Unis, de leur côté, ont maintenu, depuis le début de la crise marocaine, une ligne de conduite singulière par rapport à celle des autres puissances présentes au Maroc. Cette attitude consistait à préserver leurs droits capitulaires qui favorisaient le développement de leurs intérêts économiques et commerciaux au Maroc. Il était évident que ce développement aboutirait à une confrontation directe dans le domaine économique entre les deux impérialismes, français et américain, qui diffèrent dans leurs objectifs et leurs mobiles.

29Le traité de Fès (30 mars 1912) qui instaure le protectorat, est un traité politique ; dans ses stipulations il n’accorde aucune situation économique privilégiée à la France. Le statut économique du Maroc reste défini par l’acte d’Algésiras. Les États-Unis ont refusé de le reconnaître [20] jusqu’en 1917 et avec des réserves. La note du secrétaire d’État américain Lansing du 2 janvier 1917 à Jusserand, ambassadeur de France à Washington, précise : « Il faut considérer séparément la question de la reconnaissance du protectorat et la question des capitulations et des autres droits des États-Unis au Maroc. Ces privilèges et intérêts devraient être maintenus pour le moment. Des négociations devraient être engagées dans l’avenir pour régler ces problèmes. » [21]

30Après la fin du premier conflit mondial, les rapports entre les États-Unis et les autorités résidentielles s’aggravent en raison des restrictions économiques et de la discrimination exercées par les deux protectorats (français et espagnol) à l’égard des marchandises et des intérêts américains, en vue d’intégrer le Maroc dans leur économie nationale. Les États-Unis résistèrent à cette politique en défendant le principe de la porte ouverte [22].

31Le chef de la division du Proche-Orient au département d’État, Wallace Murray, a tenu des propos à Saint-Quentin, ambassadeur de France à Washington, d’après lesquels l’abandon du régime capitulaire apparaîtrait à l’opinion américaine « comme une concession gratuite et prématurée, si elle n’était pas accompagnée d’un accord commercial » [23]. Le secrétaire d’État, Cordel Hull, pour sa part « soutenait que la reconnaissance des États-Unis n’inclut nullement son adhésion au traité du protectorat, ou aucune modification des traités américains sans le consentement préalable du Sénat » [24]. En 1939, des négociations ont été engagées à Washington en vue d’obtenir la renonciation des Américains à leurs droits capitulaires au Maroc. Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale a interrompu ces négociations. D’autres facteurs vont entrer en jeu.

IV. LE CONFLIT FRANCO-AMÉRICAIN

32La période de la guerre ainsi que l’après-guerre, a connu un accroissement considérable des intérêts économiques américains au Maroc. Les accords Murphy-Weygand, du 26 février 1941 ont assuré à l’économie américaine le ravitaillement de l’Afrique du Nord. L’opération du débarquement des forces américaines « Torch » était une manifestation éclatante de la puissance militaire et économique des États-Unis. Aussitôt la guerre terminée, un grand nombre d’hommes d’affaires américains s’est installé au Maroc. Ainsi, Robert Rodes a fondé l’American Trade Association on Morocco, qui regroupe 36 autres hommes d’affaires pour défendre les intérêts des commerçants américains. Le gouvernement fédéral, de son côté, a augmenté sa participation dans le capital des sociétés économiques, surtout minières. Le souci était de caractère stratégico-militaire : s’assurer des approvisionnements en matières premières stratégiques. Il était certain que ce regain d’intérêt américain pour les richesses du protectorat inciterait les autorités françaises à introduire des mesures de restrictions économiques et de discriminations pour s’assurer le monopole de l’activité économique du Maroc. Dès lors, les Américains sont entrés en conflit avec la France qui portait atteinte à leur situation privilégiée. L’action du groupe Rodes au sein du Congrès a abouti au vote d’une résolution qui stipule la cessation de l’aide Marshall à toute puissance ayant pris des mesures discriminatoires contre les intérêts américains (Amendement Hickenlooper). Alors, la France et les États-Unis ont soumis leur litige à la Cour internationale de justice. En 1952, la cour était chargée d’examiner le statut international du Maroc ; ce n’était donc qu’une occasion de ressusciter une affaire déjà lointaine, avec le danger d’un glissement d’un contentieux économique à un contentieux politique. Ce risque apparaît clair lors de la confrontation des argumentations par chacune des parties en litige. Du côté français, le gouvernement se plaçait dans le cadre de ses rapports bilatéraux avec les États-Unis. Le régime économique applicable au Maroc « suit les conventions qui lient la France et les États-Unis ». Quant au gouvernement américain, il se plaçait dans un autre cadre : le Maroc est un pays qui a gardé une personnalité juridique souveraine au plan international. De ce point de vue, le litige est donc lié aux accords bilatéraux qui le lient aux États-Unis, et non à la France : « Les droits conventionnels des États-Unis au Maroc interdisent au Maroc d’imposer aux importations d’Amérique d’autres probations que celles que prévoient les traités. Ces droits continuent d’être en vigueur et de déployer tous leurs effets. » [25]

33Ainsi se trouvait soulevée dans toute son ampleur la question du système de la porte ouverte instaurée par la conférence d’Algésiras. Les États-Unis ont obtenu qu’ils soient traités aussi favorablement que la puissance protectrice. Ils se sont attaqués farouchement au protectorat français, ce qui a éveillé des espoirs dans les milieux nationalistes marocains [26]. Ils conserveront ces droits capitulaires qui les lient au Maroc jusqu’à l’indépendance [27].

CONCLUSION

34Ainsi, le maintien de la porte ouverte au Maroc apparaît comme un élément essentiel dans la stratégie américaine depuis Algésiras, pour concilier intérêt économique et intérêt politique. L’expansion économique américaine qui se heurte à la volonté politique française de mener un « dirigisme économique » pousse les Américains à céder aux Français sur le plan politique, mais non dans le domaine économique. Dès lors que les intérêts économiques des deux puissances impérialistes sont inconciliables, la dissociation entre la politique et l’économie apparaît illusoire. De cette discordance le facteur politique est prédominant pour l’avenir de la question marocaine. L’anti-colonialisme s’affirme comme la seule alternative.


Date de mise en ligne : 01/12/2008

https://doi.org/10.3917/gmcc.219.0103

Notes

  • [1]
    C. E. Wilson, « The first American hostages in Moslem nation, 1784-1789 », The American Neptune, July 1981, p. 208, 223, p. 208.
  • [2]
    Ch. Cochelet, Naufrage du Brick français « La Sophie », Paris, L. Université de Mongie Aimé, 1821, p. 259, 267.
  • [3]
    E. Chaib, La présence américaine dans les pays du Tiers Monde, exemple de la Tunisie, Publ. CNCA, p. 24.
  • [4]
    L. J. Hall, The United-States and Morocco, 1776-1956, The Scarecrow Press, Inc. Metuchen, NJ, 1971, p. 54.
  • [5]
    M. Malloy, Treaties, Convention, International Acts, Protocols and Agreements between the United-States of America and Other Powers, 1776-1910, vol. 1, GPO, 1910.
  • [6]
    G. Stuart, « The International Lighthouse at Cape Spartel », American Journal of International Law, a Quarterly, vol. 24, January, 1930, no 1, Washington, p. 770-776, p. 770.
  • [7]
    De Rouville, « La construction d’un phare au Maroc, Cap Spartel, il y a soixante ans », Annales des ponts et chaussées, 1922, vol. IV, p. 54, 71.
  • [8]
    J. Basdevant, Traités et conventions en vigueur entre la France et les puissances étrangères, t. 3, Paris, Imprimerie nationale, 1920, p. 738, 740.
  • [9]
    W. Malloy, Treaties, op. cit., p. 1213-1220.
  • [10]
    L. Martin, « Le régime de protection au Maroc », Archives marocaines, vol. XV, fasc. I, 1908, p. 1, 32, p. 1.
  • [11]
    A. Ayache, Le Maroc, bilan d’une décolonisation, Paris, Les Éditions Sociales, 1956, p. 52.
  • [12]
    Ben Aboud, « The question of American protection in Morocco in the light of four new documents », Revue d’histoire maghrébine, no 39-40, décembre 1985, Tunis, p. 261-273, p. 265.
  • [13]
    Documents diplomatiques français (ci-après DDF) (Question de la protection diplomatique et consulaire au Maroc), Ministère des Affaires étrangères (ci-après MAE), protocole no 10, séance du 21 juin 1880, Paris, IN, p. 230.
  • [14]
    MAE, Paris, N. S. Maroc, dossier général, vol. 1, janvier 1895 - mai 1901, tél. no 62.
  • [15]
    DDF, 1906, Affaire du Maroc, Fasc. I (Protocole et comptes rendus de la conférence d’Algésiras), Paris, Imprimerie nationale, p. 254.
  • [16]
    Ibid., doc. no 146, Jusserand à Pichon (MAE), 18 décembre 1906, p. 565-566.
  • [17]
    MAE, N. S., sous-série États-Unis, 1897-1907, vol. 8, tél. no 26.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Livre jaune, Affaire du Maroc, 1910-1912, p. 668 ; Foreign Relations of United-States (ci-après FRUS), vol. 1, 1911.
  • [20]
    Ils n’ont pas reconnu non plus le protectorat espagnol sur la partie nord du Maroc.
  • [21]
    Archives du protectorat, Nantes, Tanger, fonds B, no 23, protectorat 1917.
  • [22]
    R. W. Bixler, The Open Door on the Old Barbary Coast, New York, Pagent Press. Inc., 1959, p. 66.
  • [23]
    MAE, N. S. Maroc (1934-1939), lettre du 6 octobre 1934.
  • [24]
    FRUS, op. cit., 1934, p. 965.
  • [25]
    Cour internationale de justice, « Affaires relatives aux droits des ressortissants des États-Unis au Maroc », 1952, p. 282.
  • [26]
    B. Rivlin, « The United-States and Morocco status 1943-1956... », The International Journal of African Historical Studies, 15 janvier 1982, p. 64, 82.
  • [27]
    R. Young, « The end of American jurisdiction in Morocco », The American Journal of International Law, Januar-June 1957, vol. 51, p. 402, 406.

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