Notes
-
[1]
National Archives and Record Administration (NARA), Record Group (RG) 490 (Peace Corps), Program Evaluations 1961-1967, box 3, Liberia 1963, note de Shriver en marge.
-
[2]
Ministère des Affaires étrangères (MAE), série AM 1964-1970, États-Unis, vol. 692, tél. d’H. Alphand, Washington, 10 mars 1961.
-
[3]
Philip Kaiser, Journeying Far and Wide, a Political and Diplomatic Memoir, New York, 1992, p. 195-196.
-
[4]
NARA, RG 490, Program Evaluations 1961-1967, Sénégal, 1964, box 12, p. 22.
-
[5]
Ibid., Tchad, 1967, box 23.
-
[6]
NARA, RG 490, Program Evaluations 1961-1967, Gabon, 1966, box 20.
-
[7]
Kennedy Library (JFKL), White House Files, box 670, PC program, mémo d’H. Wofford, 20 janvier 1962.
-
[8]
Archives nationales (AN), Secrétariat général pour les Affaires africaines et malgaches (SGAAM), dossier 1489, dépêche 564 de De Lagarde, Dakar, 18 août 1965.
-
[9]
Ibid., lettre de R. Triboulet, Paris, 18 juin 1963.
-
[10]
R. Triboulet, Un ministre du Général, Paris, Plon, 1986, p. 210.
-
[11]
NARA, RG 490, Program Evaluations 1961-1967, box 20, Gabon, 1966, p. 34.
-
[12]
NARA, RG 59, Sénégal, 1964-1966, dépêche A-282 de M. Cook, Dakar, 14 février 1966.
-
[13]
J. Foccart, Journal de l’Élysée, t. I, 1965-1967, Paris, 1997, p. 575.
-
[14]
Ibid., t. IV, 1971-1972, Paris, 2000, p. 179.
-
[15]
MAE, série AM 1952-1963, Canada, vol. no 113, tél. du 17 juin 1963, p. 176.
-
[16]
NARA, RG 490, Close of service conferences, 1963-1970, box 4, Gabon, 1er septembre 1965.
-
[17]
NARA, RG 490, Program Evaluations 1961-1967, box 10, Gabon, 1964.
-
[18]
Ibid., Sénégal, 1965, box 18, p. 7-8.
-
[19]
Ibid., Ivory Coast, box 16, p. 24.
-
[20]
Ibid., Cameroon, 1966, box 19, p. 19.
-
[21]
E. Cobbs Hoffman, All you need is Love. The Peace Corps and the Spirit of the 60s, Cambridge, 1998, p. 9.
-
[22]
NARA, RG 490, Program Evaluations 1961-1967, Togo, box 18, p. 38.
-
[23]
Ibid., Gabon, 1964, box 10, p. 43.
-
[24]
Sur ce cas éthiopien, voir Gary May, « Passing the torch and lighting fires : The Peace Corps », Paterson, Kennedy’s Quest for Victory, American Foreign Policy, 1961-1963, New York, 1989, p. 284-316.
-
[25]
NARA, RG 490, Vaughn records, box 19, lettre de J. Vaughn, 29 mars 1967.
-
[26]
NARA, RG 490, Program Evaluations 1961-1967, Cameroon, 1967, box 23, p. 41 et 26-27.
-
[27]
Ibid., Togo, 1966, box 22.
-
[28]
NARA, RG 490, Program Evaluations 1961-1967, Niger, 1963, 1965, 1967, box 6, 17 et 25.
-
[29]
Ibid., Niger, 1965, box 17.
-
[30]
Ibid., Niger, 1966 et 1967, box 21 et 25.
-
[31]
Ibid., Close of Service Conferences 1963-1970, Niger, avril 1969, box 23.
1Avec le mythe attaché au personnage, le glamour des photographies du couple présidentiel et le souvenir de la crise de Cuba, le Peace Corps apparaît comme l’un des legs les plus durables de l’ère Kennedy, de tous en tout cas le moins immatériel et peut-être, qui sait, comme sa plus grande réussite. À ce jour, ce sont quelque 170 000 volontaires, jeunes pour la plupart, qui ont parcouru le monde, 137 pays au total, 71 aujourd’hui, depuis que la très longue aventure du Peace Corps a commencé. Il y a en effet désormais plus de quarante ans que Kennedy a signé le 1er mars 1961 l’ordre exécutif no 10924 créant le Peace Corps, et un peu plus même depuis que le 14 octobre 1960 à l’Université de Ann Arbor le candidat démocrate à la présidence mettait au défi, à 2 heures du matin après son premier débat télévisé avec Nixon, les 10 000 étudiants restés pour l’accueillir : « Combien d’entre vous êtes prêts à passer dix ans de vos vies en Afrique, en Amérique latine ou en Asie pour les États-Unis et pour la liberté ? [...] De votre volonté à consacrer une part de votre vie à ce pays dépendra notre capacité en tant que pays libre, à rester dans la compétition. » L’expression même de Peace Corps naissait seulement quelques jours plus tard, le 2 novembre au Cow Palace de San Francisco, lancée par Kennedy à l’occasion d’un autre discours où il s’en prenait encore à l’administration Eisenhower, incapable, selon lui, de mener la guerre froide avec suffisamment de vigueur, et où il assurait qu’il fallait « faire mieux », en envoyant des Américains à l’étranger, motivés pour défendre la liberté et « triompher des efforts des missionnaires de M. Khrouchtchev ».
CRÉATION DE LA GUERRE FROIDE, ENFANT DES ANNÉES 1960
2L’initiative de Kennedy s’inscrit dans l’air du temps et constitue une réponse explicite au best-seller de Lederer et Burdick, The Ugly American, qui, au cœur du débat public depuis sa publication en 1958, met en cause ces expatriés américains, diplomates au premier chef, dont l’attitude n’est sans doute pas pour rien dans l’image désastreuse des Américains à l’étranger, particulièrement dans le Tiers Monde. En fait, et c’est là la raison majeure de son succès, le livre exprime les doutes qui tenaillent alors l’Amérique quant à sa capacité à remporter la guerre froide alors justement qu’elle semble devoir se jouer sur ce nouveau terrain. Fondamentalement optimiste pourtant, et populiste aussi, il affirme qu’il suffirait que cette Amérique se ressaisisse et redevienne elle-même pour reconquérir les cœurs. Créature de la guerre froide, donc, le Peace Corps est aussi un enfant des années 1960 qu’on ne peut comprendre indépendamment d’elles et de leur « euphorie prométhéenne », pétri de leurs contradictions, entre une réelle ouverture sur l’extérieur et la confiance en la toute-puissance américaine et en sa capacité à changer le monde. Ferveur des étudiants à Ann Arbor et de la jeunesse américaine en général devant l’appel à l’aventure et au sacrifice que leur adresse Kennedy, l’idéalisme de la « nouvelle frontière » trouve dans le Peace Corps sa meilleure expression : le volontariat naît de cet esprit du ask not what your country can do for you...
3Le souffle des Sixties et la magie Kennedy, rien d’ailleurs ne saurait mieux les illustrer que le tourbillon que constitue sa mise en place. Imaginé à l’automne, créé provisoirement le 1er mars, le Peace Corps connaît une incroyable montée en puissance en à peine quelques mois, sous la direction de Sargent Shriver, beau-frère du nouveau président, nommé à sa tête le 7 mars, et bien décidé à en faire une opération à grande échelle, en dépit du scepticisme de Kennedy lui-même, qui n’y avait jamais vu qu’un simple « coup » électoral, et de l’opposition des bureaucraties mises en cause comme les Ugly Americans. Quand, grâce à son action, le Peace Corps Act est finalement adopté par le Congrès le 22 septembre 1961, 120 volontaires sont déjà partis pour le Ghana et le Tanganyika. Ils sont 400 sur le terrain dès la fin de l’année, répartis entre la Colombie, le Chili, le Ghana, le Nigeria, le Pakistan, les Philippines et le Tanganyika. Un an après, et à marche forcée sous les ordres de Shriver, le Peace Corps compte près de 4 000 volontaires, 10 000 environ en 1964, répartis sur 46 pays ! Bien sûr, cette expansion tambour battant a son revers ; qualifiée en interne de « numbers game », elle est de plus en plus critiquée sur le terrain où l’on voit les volontaires occupés à des « tâches bidons » venir peupler « coins de rue ou cafés ». Ainsi les volontaires quadruplent-ils en un an au Brésil pour atteindre le nombre de 545. En un an aussi, l’Inde reçoit quelque 1 000 volontaires ; les Philippines, 620. L’Afrique n’échappe pas à la règle et le Libéria apparaît, malgré son million d’habitants tout juste, être de ces pays où « déverser » le plus possible de volontaires : 82 en 1962, 150 de plus en 1963, 325 de prévus à court terme avec l’espoir d’en caser 1 000, peut-être plus. Irrité par toutes ces critiques sur sa politique d’expansion coûte que coûte, Shriver, pour répondre à ses détracteurs, affirmera douter que l’Afrique puisse jamais absorber plus de 3 000 volontaires en tout et pour tout [1]. En 1966 pourtant, ils y seront 4 645 très exactement !
4Avec alors plus de 15 000 volontaires, un record, et un budget en hausse de 300 % depuis ses débuts, l’année 1966 marque l’apogée du Peace Corps qui, d’objet de dérision, est devenu icône intouchable à laquelle le Congrès ne saurait rien refuser. Mais apogée du Peace Corps, 1966 est aussi une année de rupture dans son histoire, le nombre des candidatures, jusqu’à 45 000 en 1964, y chutant d’un coup de 20 %. Surtout, après tout juste cinq ans passés à la tête de l’agence, Shriver démissionne, son successeur, Jack Vaughn, n’ayant alors, affirme-t-il, d’autre ambition pour le Peace Corps que de le rendre aussi bon que « Sarge » – Shriver – prétendait qu’il l’était. Au temps où l’on célébrait l’action d’un seul apte à faire une différence, l’esprit d’aventure symbolisé par la hutte en pisé où, selon l’image véhiculée par le Peace Corps lui-même, tout volontaire allait devoir vivre, en succède un autre, bien différent, où l’on veut des programmes mieux définis, moins de romantisme et plus d’efficacité, où l’on se veut plus humble aussi. À cinq ans, le Peace Corps est à l’âge de la maturité déjà. Et après cinq ans d’action sur le terrain, en Afrique aussi le Peace Corps est à un tournant, alors qu’avec l’adoption du plan Korry, et Viêt-nam oblige, Washington a décidé de cesser toute politique active sur le continent. Délaissée et laissée au seul Peace Corps quasiment, l’Afrique s’affirme peu à peu comme un de ses terrains privilégiés et sa véritable terre d’élection aujourd’hui avec 40 % de l’ensemble des volontaires. Dès 1964, en fait, les Français s’inquiétaient de ce que les volontaires américains y étaient aussi nombreux qu’en Amérique latine, comme si ces missionnaires d’un genre nouveau annonçaient l’impérialisme américain à venir sur le continent !
LES FRANÇAIS FACE AU PEACE CORPS EN AFRIQUE
5Vecteur majeur de l’action américaine en Afrique, le Peace Corps a eu tôt fait, en effet, de devenir une crainte française, voire une véritable phobie, comme au Gabon où, directement mis en cause lors de la tentative de coup d’État de 1964, il sera finalement expulsé en 1968 sous la pression française. À ses débuts pourtant, forte, elle, de son expérience, et s’imaginant volontiers comme la puissance aimée du Tiers Monde, la France, persuadée que l’Ugly American aux yeux du Tiers Monde le demeurerait toujours quoi qu’il fasse, se plaisait à imaginer les difficultés à venir pour ces « jeunes gens de bonne famille, élevés dans l’air conditionné et frais émoulus d’Harvard », envoyés bien loin de « Main Street USA » pour se voir confrontés aux climats les plus insalubres. Mais l’ironie facile sur ces volontaires devant avoir « la résignation de Job, l’endurance d’un saint et l’estomac d’une autruche pour jouer le noble et bien naïf rôle de messies apportant la lumière » [2], allait vite céder le pas à l’inquiétude. Au-delà du fameux choc culturel à l’arrivée, des difficultés existent, c’est certain. Il n’empêche. Si les populations ont parfois été déroutées au début par l’extrême jeunesse des volontaires, leur esprit boy-scout, le temps joue en leur faveur, venant démontrer leur sérieux et leur abnégation. Senghor lui-même ne peut cacher une admiration mêlée d’effroi lorsqu’il apprend de la bouche de l’ambassadeur américain que les volontaires resteront même durant l’hivernage, dans la brousse, à bâtir des écoles, creuser des puits, enseigner... « Mais c’est de la véritable cruauté ! », s’exclame-t-il, lui que sa famille envoyait en France durant la saison chaude [3]. Simple attraction d’abord, le volontaire peut, bien entendu, plus ou moins réussir, mais les success stories ne sont pas rares. Ainsi en va-t-il de Mel Zweigardt, l’un de ces héros du Peace Corps. Entraîneur de lutte qui devait convertir les Sénégalais à la lutte gréco-romaine en vue des Jeux olympiques, il a totalement échoué dans sa mission, mais n’en a pas moins conquis l’Afrique et pénétré très avant dans la société sénégalaise. Le seul Blanc à avoir jamais combattu dans l’arène locale, en lutte sénégalaise, il pratique aussi les danses d’avant combat. « Je l’ai vu un samedi soir », note un des évaluateurs, « surclassant même les autres lutteurs pour danser dans le sable en hurlant fanfaronnades et menaces en wolof. La foule a adoré. Son oreille a saisi le rythme du Sénégal, sa danse, son discours, sa culture. Écoutez-le échanger les saluts rituels et vous remarquerez comment sa voix se glisse dans la cadence du rite », remarque, admiratif, le responsable du Peace Corps [4].
6Porter les habits traditionnels – le boubou coloré, pour les filles –, danser les danses africaines, être capable à son arrivée de dire quelques mots dans la langue locale, et surtout démontrer par la suite sa volonté de l’apprendre, tous ces gestes que ne font pas les autres Blancs, s’entendent-ils dire parfois, permettent d’être accepté et de s’intégrer : « C’est tout le village alors qui devient votre professeur de kanembu », confie un volontaire perdu en plein Tchad [5]. Aussi audacieuse et naïve qu’elle ait pu apparaître à ses débuts, l’idée de mettre en contact direct Américains et Africains fonctionne. Il ne s’agit pourtant que d’Américains très ordinaires, mais, avec cet échantillon représentatif du « gamin américain de college », « une certaine magie opère », selon un évaluateur : « Tous sont généreux, et presque tous sont extravertis, pleins de bonne humeur, contagieusement affectueux, et d’une énergie à toute épreuve. Et le plus important pour le Peace Corps, les Gabonais, de l’idiot du village au préfet, les adore », conclut-il dans son rapport [6]. « Nous avons trouvé le bon filon », constate, lui, après une tournée en Afrique, Harris Wofford, conseiller de Kennedy pour les droits civiques. « Ils sont le genre d’Américains énergiques, intelligents et pleins de bonne humeur que nous avions besoin d’envoyer et que les Africains avaient besoin de voir. » [7] La guerre froide, une fois encore, n’est pas loin.
7La réussite de cette diplomatie du cœur faite par des gens ordinaires s’avère de plus en plus indéniable. Les diplomates français sur le terrain doivent l’admettre. « Éléments jeunes, dynamiques, souvent animés d’un idéal élevé, les volontaires américains sont en contact direct avec la population et leurs services sont de plus en plus appréciés », rapporte l’ambassadeur au Sénégal qui doit par ailleurs convenir qu’ « il est peu probable qu’aucun de nos compatriotes recrutés par l’assistance technique accepterait de s’installer ainsi dans la brousse » [8]. Il y a donc un vide dans l’action française, un espace qu’il ne faudrait pas laisser aux seuls Américains. « Nous qui faisons l’effort principal de coopération technique et culturelle, pouvons-nous laisser à d’autres ce secteur d’avenir de la coopération populaire ? », interroge Raymond Triboulet qui veut organiser la riposte française [9]. Pour le ministre de la Coopération, le Peace Corps constitue un défi que la France se doit de relever. Face à cette concurrence dans la conquête des cœurs africains, il y a urgence désormais à établir dans un style nouveau un contact entre la France et un continent destinés sinon, avec l’inéluctable perte d’audience des anciens combattants africains, à s’éloigner tous les jours un peu plus. Par cette coopération à « ras le sol », il s’agit de prolonger le lien historique et affectif franco-africain. « Des amitiés toutes neuves seront nées ; ce Français que l’on aimait parce qu’il avait risqué sa vie à ses côtés, on aimera son fils parce que ce n’est pas un homme de porte-plume ou de guichet, mais celui qui met la main à la pâte avec vous. » [10]
8Réponse française au Peace Corps, les « volontaires du progrès » que Triboulet entend lui opposer en sont l’exacte copie. Tout comme les Américains, les volontaires français sont envoyés après deux mois de formation, pendant deux ans en Afrique où, œuvrant en milieu rural dans différents secteurs – l’agriculture, l’élevage, l’artisanat... –, ils se doivent de vivre parmi la population en partageant ses conditions de vie. Mais si contre le Quai d’Orsay le projet de Triboulet a reçu le soutien décisif de De Gaulle et Foccart, l’opération demeure la croisade personnelle d’un seul homme, et une solution bricolée ne reposant que sur la structure fragile de l’association. Aussi, le modèle a beau être celui du Peace Corps, jamais les volontaires du progrès n’en auront la dimension ou la notoriété. Même en Afrique francophone à laquelle pourtant ils limitent leur action, le Peace Corps américain se trouve être beaucoup plus important, avec 394 volontaires sur le terrain contre 148 seulement en 1964, bien plus du double, et encore 473 contre 279 deux ans plus tard.
9Entre les deux cependant, sur le terrain, la compétition est inévitable. Plus d’ailleurs qu’une simple rivalité, il existe une véritable opposition, Paris interdisant à son association de s’affilier au Secrétariat international des volontaires de la paix qui, sous contrôle américain, rassemble les mouvements nés à la suite du Peace Corps. Sur le tas, les Américains vont donc avoir à faire l’apprentissage de cette Afrique où il faut plus que tout se méfier des Français et de leur attitude constante, faite d’une « opposition jamais exprimée mais néanmoins toujours perceptible ». Et, pour y agir malgré tout, les Américains devront apprendre à savoir ne jamais dépasser la limite. L’expérience et la simple prudence leur démontreront qu’il faut savoir parfois préférer les activités que ne souhaitent pas effectuer eux-mêmes les Français, prendre les routes qu’ils semblent ne pas disposer « à emprunter ou à parsemer de clous » [11]. Car de fait, pour les Français, sans exagération excessive et pour reprendre une célèbre formule, le Peace Corps, voilà l’ennemi ! Selon l’ambassadeur américain au Sénégal qui constate l’éclatant succès en brousse du Peace Corps, pour certains Français, il représente rien moins que « l’ennemi public no 1 » [12] !
UNE IDéOLOGIE ANTI-FRANçAISE ? DE LA NOTION DE CONTACT ET DE SA DéCLINAISON
10Pour beaucoup, et Foccart, le « Monsieur Afrique » de De Gaulle tout particulièrement, cette présence spécifique des États-Unis sur le continent noir au travers de sa jeunesse est avant tout un danger. L’arrivée d’un contingent du Peace Corps dans un pays constitue « une mauvaise chose », à la fois pour ce pays et pour la France, dont on tient de Gaulle informé [13]. Pour Foccart, en fait, qui explicite dans ses carnets cette crainte du Peace Corps, et son aversion pour une organisation qui lui semble plus préoccupée de politique que de développement, ces volontaires auxquels les Américains « donnent une formation très idéologique » ne font pas autre chose que « du renseignement ou de la propagande » [14]. Autant dire pratiquement que le Peace Corps n’est que l’un des nombreux bras armés de la CIA. Mais si ce lien couramment fait entre CIA et Peace Corps apparaît sans fondements – des assurances ayant été prises auprès des plus hautes autorités, un protocole particulièrement rigoureux a été établi de manière à éviter la moindre immixtion de la CIA dans le Peace Corps –, il n’en va pas de même de toutes les suspicions de Foccart à l’endroit du Peace Corps. De toute évidence, la dimension de propagande existe. Et quant aux critiques anti-françaises qui l’accompagnent souvent, il ne s’agit pas seulement de réactions individuelles. Fondamentalement, et par idéologie, le Peace Corps se veut à l’opposé de l’ancienne relation coloniale. En Afrique francophone, il entend donc s’opposer en tout aux Français. « Vous vous devez de vous mêler aux Gabonais », conseille-t-on à un groupe de volontaires avant leur départ. « Il est normal qu’entre Français et Gabonais il existe un fossé, les premiers ne fréquentant pas les seconds, car ils sont là pour faire de l’argent et retourner en France une fois leur pécule amassé. Votre rôle à vous n’est pas le même. Si vous voulez qu’ils aient confiance en vous, il vous faut vous mêler à eux, il faut vivre avec eux. Là sera votre succès. » [15] Mais il y a parfois de mauvaises surprises, et d’autres volontaires, au terme de leur séjour au Gabon, eux, estiment que les Français ne sont pas tout à fait « la bande de bâtards » dont on leur avait parlé. Au grand dam des animateurs de cette réunion de bilan, certains de ces volontaires démontrent, il est vrai, un cynisme inattendu : « Sûr, beaucoup d’expatriés tirent du pognon du pays et exploitent l’endroit. Et alors ? » [16]
11Ce programme gabonais est d’ailleurs loin de satisfaire la division de l’évaluation du Peace Corps, véritable « gardienne du temple » dont les rapports réguliers sur les opérations en cours, mesurant chacune à l’aune de l’idéal particulièrement élevé que les évaluateurs se font du Peace Corps, constituent une source de premier ordre, et notre source principale pour l’analyse de cette action américaine en Afrique francophone. Certes, le succès matériel en est considérable avec la construction en moins de deux ans de 30 écoles et 80 maisons pour les instituteurs, mais les évaluateurs ne sont pas pour autant impressionnés par l’efficacité de ces volontaires transformés en terrassiers implacables. « Pour partie une bonne idée qui a mal tourné et pour partie une mauvaise idée parfaitement mise en œuvre », le programme gabonais n’est tout simplement « pas du Peace Corps » selon eux, le volontaire y offrant plutôt « la meilleure image du GI, de celui qui offre des barres chocolatées ». Passant d’un village à l’autre, sans donner à ses volontaires le temps de s’intégrer à aucun, il n’entre pas suffisamment en interaction avec la société africaine, et pèche par un manque criant de contact [17]. Le véritable mot d’ordre du Peace Corps pourtant, ce fameux « contact », en est, de fait, le concept central qui, décliné sous tous ses aspects, constitue une manière de se distinguer des anciens colonisateurs. Et par la langue utilisée d’abord : autant qu’une nécessité pratique, l’initiation à la langue africaine lors de l’entraînement de ses volontaires a quelque chose d’idéologique. S’adressant au cœur avant tout, le Peace Corps se doit d’utiliser les langues africaines, le français apparaissant comme un écran plutôt qu’un moyen de communication – en fait, une dernière contrainte due à la colonisation.
12Parler une langue africaine est donc un impératif. Vivre avec les Africains, et surtout à leur niveau quasiment, en est un autre, plus important encore, car il s’agit là de vivre à l’opposé d’expatriés français vivant enfermés dans leur monde. Quitte à le faire de manière par trop démonstrative, souvent jusqu’à en irriter la communauté diplomatique américaine qui se sent ainsi elle-même directement visée ; quitte parfois à devoir créer tout à fait artificiellement le niveau d’austérité souhaité. Bien sûr, prétendre vivre « comme des autochtones », en privilégiant le décor et la couleur locale, comme a pu le faire le Peace Corps à ses débuts, est une plaisanterie. Chercher à réduire le fossé cependant, pour abaisser les barrières sociales, est une nécessité pour que l’Africain ne se sente pas trop mal à l’aise et ainsi pouvoir tisser de vraies relations. C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que se fait le véritable Peace Corps. Ainsi deux jeunes Américaines dans un village du Sénégal ont-elles pu faire de leur habitation un lieu de rencontre couru où se côtoient toutes les couches de la société. De telles soirées, bien sûr, les aident à mieux comprendre le Sénégal et les Sénégalais. Mais cela leur donne une chance aussi, quoique inconsciemment, d’avoir une influence sur les valeurs de l’élite sénégalaise. Deux jeunes fonctionnaires y ont ainsi rencontré le gardien analphabète de l’infirmerie qu’ils ne fréquenteraient pas sinon. Et les filles, par leur exemple et leur discours, constituent un défi pour cette élite qui refuse de se préoccuper des problèmes du peuple. « Tout au long de la soirée, les filles n’ont cessé de demander aux Sénégalais de les accompagner peser des bébés pendant un moment durant la semaine. Les deux hommes riaient continuellement en disant non. J’ai le sentiment qu’au fil des mois leur rire va se faire de plus en plus gêné quand ces filles continueront à démontrer plus d’intérêt pour le peuple sénégalais que ces fonctionnaires. » [18]
13Bien rares, en revanche, sont les volontaires-enseignants qui peuvent approcher cet idéal en matière de contact avec la société africaine. Parce que, solution de facilité, il permet de placer à peu de frais un grand nombre de volontaires, l’enseignement occupe 50 % de l’ensemble des volontaires dans les années 1960. Les enseignants pourtant apparaissent souvent comme les « volontaires abandonnés », abandonnés à leur sort et qui ne peuvent qu’avec difficulté se détacher de leurs collègues, expatriés français pour la plupart. Aussi nombre d’entre eux versent-ils dans le « professionnalisme », maladie honteuse pour le Peace Corps qui transforme un volontaire en enseignant comme les autres, cherchant simplement à faire ses heures et à bien enseigner à l’intérieur du système français. « Entre l’Afrique et la France, ils ont choisi la France », constate, dépité, un évaluateur en Côte-d’Ivoire. Leur politique à l’égard des Africains est de « les garder à distance » [19]. On ne peut imaginer moins « Peace Corps » ! Vivant dans de somptueux logements, employant même des boys, un comble pour des volontaires à l’image héroïque, faite de privations et de dévouement, certains vivent d’ailleurs bien mal cette réalité, estimant avoir été « floués » par le Peace Corps, parce que contraints à tenir un rôle d’expatriés. « Le Peace Corps est vraiment une grande expérience », s’exclame l’un d’eux, mi-ironique, mi-amer. « C’est la première fois de ma vie que je vis dans une communauté exclusivement blanche ! » [20]
14La leçon de tout cela est claire : on ne peut être volontaire comme l’on exerce une profession, tranquillement. On ne peut, non plus, faire seulement preuve de compétence technique et en attendre des égards. Il y faut avant tout de l’humilité, la volonté de comprendre et d’apprendre autant, et en fait bien plus que de prétention à apporter. S’intéresser au pays où l’on est, aux hommes qui l’habitent, faire preuve d’empathie en somme et, pour tout dire, d’amour. « Le Peace Corps est une question d’amour », pouvait ainsi déclarer Jack Vaughn, son deuxième directeur [21]. « All you need is love » : pour Elizabeth Cobbs Hoffman qui l’utilise pour titre de son ouvrage, la chanson des Beatles qui a su mieux que d’autres capturer l’esprit de l’époque constitue le mot d’ordre implicite du Peace Corps. Mais, si l’amour est l’ingrédient indispensable, le sexe aussi y a toute sa place. La chose ne peut guère faire de mal aux yeux des responsables du Peace Corps, même si cela peut poser des problèmes aux jeunes filles qui doivent « combattre pied à pied devant leur porte » des Africains venant « constamment frapper à leur moustiquaire » [22]. Que l’une d’entre elles en revanche, habitant avec des collègues français, « travaille dur » à la « petite mission » qu’elle s’est fixé d’améliorer les relations franco-américaines, et elle est aussitôt déplacée [23]. Il faut dire que tel n’est pas précisément, on l’aura compris, le premier objectif du Peace Corps en Afrique.
L’OPPOSITION FRANçAISE AU PEACE CORPS : UN ATOUT PARADOXAL
15Opposé de bien des manières à la France, il était comme naturel que le Peace Corps rencontre l’hostilité des Français. Mais la France, en s’appliquant à limiter son expansion dans sa zone d’influence, ne lui aurait-elle pas ainsi plutôt servi ? Sans goût excessif du paradoxe, on peut légitimement s’interroger. Au moins, en ne permettant pas au Peace Corps de s’épanouir dans l’enseignement, la France lui a-t-elle évité, sans doute, les désagréments qu’il allait y connaître en Éthiopie où, en assurant plus du tiers des postes de professeurs pour le secondaire, et depuis cette position de force, en s’attaquant de l’intérieur aux méthodes du système scolaire éthiopien, le Peace Corps n’allait parvenir qu’à provoquer une grève générale des élèves réclamant le retour du « par-cœur » [24]. En fait, en lui fermant plus ou moins la porte de l’enseignement, la France lui a ainsi évité les errances de l’expansion tous azimuths, les dangers du grand nombre et de la concentration. Car, pour Vaughn, c’est bien cette concentration, 180 volontaires pour la seule Addis Abeba, qui constitue le « talon d’Achille du Peace Corps » [25] : le volontaire, plus que tout, a besoin d’espace, faute de quoi il se transformera vite en Américain bien ordinaire ne fréquentant plus que ses semblables.
16Ces problèmes posés par le grand nombre, et a contrario l’intérêt pour le Peace Corps d’une certaine dispersion de ses volontaires, le cas du Cameroun, avec d’un côté les 88 volontaires du Cameroun occidental, anglophone, et 17 seulement de l’autre, au Cameroun oriental, pourtant quatre fois plus peuplé, et dix fois plus grand, l’illustre parfaitement. Il pourrait même être le lieu d’une véritable expérimentation selon un évaluateur : « Prenez le volontaire moyen du Peace Corps. Débarquez-le au Cameroun occidental. Il deviendra rouspéteur, amer, il s’ennuiera et s’isolera. Débarquez-le au Cameroun oriental. Il deviendra plein de vitalité, de maturité, énergique, dévoué. Même le plus médiocre apparaît comme une star, comparé au volontaire moyen du Cameroun occidental. » Entre les deux groupes, l’entraînement n’a guère été différent pourtant. Mais l’isolement, le sentiment plus aigu aussi d’être dans un monde étranger, les difficultés en fait ont façonné des volontaires « plus intéressants dans leurs conversations, moins pleurnicheurs, moins gamins, plus Peace Corps ». Et « même l’hostilité française » a participé un peu de ce succès, ayant finalement servi des volontaires mis ainsi au pied du mur [26]. Un Peace Corps qui réussit, parce qu’en butte à l’opposition française, protégé de lui-même en quelque sorte par la France, le paradoxe n’est qu’apparent. D’ailleurs, pour le Peace Corps, c’est toute l’Afrique francophone que l’on doit placer sous le signe du paradoxe. La mal-aimée, longtemps, de Washington, qui lui préfère largement l’Afrique anglophone, moins coûteuse avec ses « armées » de volontaires, l’Afrique francophone va pourtant abriter la plus grande de ses réussites, le Peace Corps marquant là un succès inattendu et sans pareil.
LE MIRACLE NIGÉRIEN
17Si succès il y a en Afrique francophone, ce n’est pas à dire toutefois que le Peace Corps n’y ait pas connu les mêmes difficultés qu’ailleurs. Les opérations au Sénégal ou en Côte-d’Ivoire apparaissent ainsi sans grand relief, malgré quelques success stories individuelles. En fait, le Peace Corps y connaît même des échecs cuisants, comme au Togo – « pauvre petit Togo », écrit l’évaluateur du programme. « Cette fine tranche d’Afrique de l’Ouest, séduisante et sans ressources, a joué le rôle de cobaye pour le Peace Corps. Depuis 1962, le Peace Corps a pratiqué ses maigres compétences sur le corps du Togo, et les résultats ont été funestes. Trop pauvre pour mourir, le patient n’a en rien bénéficié de ces soins maladroits. Après quatre ans donc », conclut-il, « le bilan du Peace Corps au Togo est un constat de gâchis, d’illusion et de complète inadaptation qui l’emporte de beaucoup sur le peu de bien qui a pu être fait. » [27] C’est pourtant bien dans cette Afrique, et dans l’endroit le plus insolite encore, au Niger, en plein cœur du désert, que le Peace Corps va, à sa propre surprise, trouver sa plus grande réussite, mieux même : toucher à cet idéal inaccessible qu’il s’était fixé, atteindre enfin son « image » qui lui avait causé jusque-là plus de tort qu’autre chose. Qui l’aurait dit d’un pays où le Peace Corps ne voulait en fait même pas aller ? Surtout, qui aurait pu le prédire, à la lecture de la première évaluation en 1963, de « ce pauvre vieux Niger, l’enfant abandonné de l’Afrique, si chaud, si isolé, si coûteux, manquant tellement de charme » ? La programmation – le sempiternel enseignement de l’anglais – ne peut susciter l’enthousiasme, tant « le Niger avait besoin d’enseignants d’anglais autant vraiment qu’il avait besoin de plus de sable ». Et parce que maintenir ces quelques éléments, 15 au total, « au bout de nulle part », représente un coût exorbitant dont on aimerait pouvoir se passer, rares sont ceux alors qui se battent pour persuader Shriver de l’intérêt de maintenir ce contingent.
18En 1965 pourtant, date à laquelle la direction entendait clore ce programme mort-né, la situation apparaît tout autre : « Bonne nouvelle du Niger », s’exclame l’évaluateur pour commencer. « Ce pays désertique, autrefois le vilain petit canard de l’Afrique, est désormais l’une de ses étoiles. Il est de très loin le meilleur des quatre programmes que j’ai inspectés en Afrique francophone cette année. » Revenu un an après pour confirmation, le même évaluateur constate que le miracle persiste. Ton enlevé, et comparaison empruntée au monde du base-ball, l’enthousiasme est, là, presque celui d’un découvreur de trésor : « Aussi imbattable que le bon vieux New York Yankees, le Niger est toujours pour le Peace Corps à la première place de la division d’Afrique de l’Ouest. Il pourrait tout aussi bien gagner le championnat. Il y a un an, nous avions trouvé un programme du Niger florissant en plein désert ; et le rapport de 1966 est peut-être encore plus favorable. » Un an après, en 1967, le Niger est toujours le Peace Corps « at its best ». « Et pour une bonne raison. Le Niger aime le Peace Corps qui aime le Niger, et fait tout son possible pour répondre à cet amour. » Les volontaires, eux, savent pourquoi ils sont là, voient les fruits de ce qu’ils font, apprennent à maîtriser deux langues, et « s’adaptent à leur tâche comme, eh bien, comme des chameaux au désert » [28]. La raison de ce changement soudain après 1963 ? La stabilité dans l’équipe dirigeante. Mais, plus fondamentalement, les raisons du succès nigérien doivent au Niger lui-même. La toute première est que la France y est moins présente qu’en Côte-d’Ivoire ou au Sénégal. Et quand le représentant du Peace Corps « se rend au ministère pour débrouiller quelques affaires, les Français ne sont pas là derrière à rôder dans les couloirs, attendant avec impatience la moindre occasion pour mettre en échec le Peace Corps. Il a beau avoir tous les problèmes habituels lorsqu’on traite avec des gouvernements africains, au moins on ne lui plante pas un couteau dans le dos quand il est en train de parler au ministre ». Le Peace Corps a ainsi tout loisir de développer son action.
19Sans doute pourtant est-ce le désert qui explique le mieux le succès du Peace Corps au Niger. Terre sans ressources écrasée de chaleur, le désertique Niger constitue, aussi étrange que cela puisse paraître, l’environnement parfait, celui à même d’ « offrir » aux volontaires, si l’on peut dire, toutes les difficultés dont ils pouvaient rêver et promises par le Peace Corps. Aussi les volontaires du Niger peuvent-ils vivre leur service « sans équivoque aucune ». « Ayant un vrai travail à accomplir “en brousse”, ils y sont inévitablement. » Et d’ailleurs « c’est là où vous trouvez les volontaires du Niger, séparés entre eux par un océan de désert, éparpillés dans des villages éloignés d’une capitale elle-même passablement éloignée du monde moderne. C’est là naturellement la bonne vieille image du Peace Corps. Mais ces volontaires-là ne tournent pas en ridicule cette image, comme ces volontaires qui se retrouvent se prélassant dans un luxe dont ils n’ont jamais joui chez eux. Au Niger, on ne discute même pas de l’image, on la vit ». La sacro-sainte austérité si chère au Peace Corps que l’on doit le plus souvent créer artificiellement et bien imparfaitement encore, est là au rendez-vous au Niger, « l’opération la plus austère que j’ai vue en Afrique », affirme l’évaluateur. « La plupart des volontaires vivent dans des bancos, qui sont des huttes en terre – OUI ! –, de véritables huttes en terre, exactement comme celles de l’image du Peace Corps ! » Ce n’est pourtant pas là le résultat d’une quelconque manipulation mais parce que les conditions de vie dans le village l’imposent. « Comme on pouvait s’y attendre, les volontaires adorent ça : ils ont trouvé l’image ! »
20Des volontaires heureux et qui réussissent, le Niger est bien proche d’être un « paradis » pour tous ces étudiants de college, les B.A. generalists, véritable « chair à canon » du Peace Corps, entre 75 et 85 % des effectifs. Ainsi de cette Texane Lorraine Ireland qui avait dû regarder sur la carte pour trouver où l’on pouvait bien l’envoyer. « Désormais elle enseigne la santé publique à Teassaoua qui n’était pas du tout sur sa carte. Elle n’a pas le moindre diplôme en santé publique. » Mais qu’importe : « Elle y réussit très bien. » Exerçant des métiers dont autrefois sur le campus, ils ne savaient même pas qu’ils existaient, ils y trouvent leur bonheur. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le manque de compétence professionnelle est d’ailleurs un atout en matière de santé publique, selon l’évaluateur. « Les filles s’adaptent aisément à des tâches différentes, et ne se plaignent pas que l’on n’utilise pas leurs capacités. Le travail aussi est gratifiant : sauver la vie d’un enfant peut compenser bien des désagréments. » [29] Sans doute y avait-il quelque chose à tirer de ce phénomène nigérien, pour partie applicable ailleurs, et le Peace Corps s’emploiera, avec un succès très mitigé, à rechercher d’autres déserts propices à son épanouissement, à trouver d’autres Niger. Si succès il y avait, insistait l’évaluateur, découvreur du miracle nigérien, il fallait toutefois savoir ne pas dépasser la mesure. La centaine de volontaires prévus ne pouvait être qu’un maximum, sous peine de voir le désert nigérien ne plus en être tout à fait un, et la multitude d’Américains qui viendrait l’investir « provoquer une violente réaction française ». Car malgré tout, concluait-il, « le Niger demeure un client de De Gaulle ». Réduit, le programme devait le demeurer autant que possible, car c’est à cette modestie qu’il devait une bonne part de son succès. « Think small », répétait-il à l’envi, car telle était pour lui la leçon du miracle nigérien au lieu, pour le Peace Corps, de céder à sa « tendance parkinsonienne naturelle vers une expansion constante ».
21Las, avec le temps, ce qui devait arriver arriva et le Niger rentrer dans le rang. En 1969, après plus de quatre ans de miracle – de mirage nigérien –, celui-ci allait se fondre définitivement dans la réalité, et la situation devenir un beau gâchis, avec, pour tout dire, « trop de volontaires pour faire trop peu de choses ». Demander à chacun des volontaires d’ « établir un précédent qui soit couronné de succès » avait pu faire merveille, mais, avec des résultats ainsi constamment remis en cause, cela ne pouvait constituer une méthode. On ne pouvait plus ainsi, en un « rite sacrificiel cruel et inutile », « continuer à “jeter” des volontaires “aux loups” en espérant qu’ils s’en sortent, et même qu’ils réussissent, par leurs propres moyens, et les seules ressources de leurs personnalités » [30]. Le « modèle » nigérien avait atteint ses limites et les volontaires eux-mêmes désormais en appelaient à plus de réalisme. A job first, le « professionnalisme », tel était désormais leur leitmotiv, et une absolue nécessité, selon eux, dans un pays comme la Côte-d’Ivoire en plein décollage économique. L’Afrique, en effet, avait changé, et sans doute était-elle aussi elle-même « fatiguée du volontaire souriant » mais qui n’avait guère que son sourire et sa bonne volonté à offrir [31]. En fait, tout à coup c’était un peu de l’esprit des années 1960, ce All you need is love qui s’en allait, et c’étaient les années 1960 tout simplement qui s’achevaient. Pour le Peace Corps, c’était là sans conteste une page, et la plus glorieuse, qui se tournait, et avec l’arrivée de Nixon au pouvoir en 1969, pour qui il n’avait toujours été qu’un ramassis d’idéalistes et d’insoumis, une nouvelle époque qui s’ouvrait, durant laquelle, réduit de moitié, et constamment attaqué, il allait connaître un long déclin, de plus de vingt ans. Mais c’est en Afrique – en Afrique francophone – qu’un temps du moins il avait atteint son idéal, et qu’aujourd’hui il est en plein renouveau.
Notes
-
[1]
National Archives and Record Administration (NARA), Record Group (RG) 490 (Peace Corps), Program Evaluations 1961-1967, box 3, Liberia 1963, note de Shriver en marge.
-
[2]
Ministère des Affaires étrangères (MAE), série AM 1964-1970, États-Unis, vol. 692, tél. d’H. Alphand, Washington, 10 mars 1961.
-
[3]
Philip Kaiser, Journeying Far and Wide, a Political and Diplomatic Memoir, New York, 1992, p. 195-196.
-
[4]
NARA, RG 490, Program Evaluations 1961-1967, Sénégal, 1964, box 12, p. 22.
-
[5]
Ibid., Tchad, 1967, box 23.
-
[6]
NARA, RG 490, Program Evaluations 1961-1967, Gabon, 1966, box 20.
-
[7]
Kennedy Library (JFKL), White House Files, box 670, PC program, mémo d’H. Wofford, 20 janvier 1962.
-
[8]
Archives nationales (AN), Secrétariat général pour les Affaires africaines et malgaches (SGAAM), dossier 1489, dépêche 564 de De Lagarde, Dakar, 18 août 1965.
-
[9]
Ibid., lettre de R. Triboulet, Paris, 18 juin 1963.
-
[10]
R. Triboulet, Un ministre du Général, Paris, Plon, 1986, p. 210.
-
[11]
NARA, RG 490, Program Evaluations 1961-1967, box 20, Gabon, 1966, p. 34.
-
[12]
NARA, RG 59, Sénégal, 1964-1966, dépêche A-282 de M. Cook, Dakar, 14 février 1966.
-
[13]
J. Foccart, Journal de l’Élysée, t. I, 1965-1967, Paris, 1997, p. 575.
-
[14]
Ibid., t. IV, 1971-1972, Paris, 2000, p. 179.
-
[15]
MAE, série AM 1952-1963, Canada, vol. no 113, tél. du 17 juin 1963, p. 176.
-
[16]
NARA, RG 490, Close of service conferences, 1963-1970, box 4, Gabon, 1er septembre 1965.
-
[17]
NARA, RG 490, Program Evaluations 1961-1967, box 10, Gabon, 1964.
-
[18]
Ibid., Sénégal, 1965, box 18, p. 7-8.
-
[19]
Ibid., Ivory Coast, box 16, p. 24.
-
[20]
Ibid., Cameroon, 1966, box 19, p. 19.
-
[21]
E. Cobbs Hoffman, All you need is Love. The Peace Corps and the Spirit of the 60s, Cambridge, 1998, p. 9.
-
[22]
NARA, RG 490, Program Evaluations 1961-1967, Togo, box 18, p. 38.
-
[23]
Ibid., Gabon, 1964, box 10, p. 43.
-
[24]
Sur ce cas éthiopien, voir Gary May, « Passing the torch and lighting fires : The Peace Corps », Paterson, Kennedy’s Quest for Victory, American Foreign Policy, 1961-1963, New York, 1989, p. 284-316.
-
[25]
NARA, RG 490, Vaughn records, box 19, lettre de J. Vaughn, 29 mars 1967.
-
[26]
NARA, RG 490, Program Evaluations 1961-1967, Cameroon, 1967, box 23, p. 41 et 26-27.
-
[27]
Ibid., Togo, 1966, box 22.
-
[28]
NARA, RG 490, Program Evaluations 1961-1967, Niger, 1963, 1965, 1967, box 6, 17 et 25.
-
[29]
Ibid., Niger, 1965, box 17.
-
[30]
Ibid., Niger, 1966 et 1967, box 21 et 25.
-
[31]
Ibid., Close of Service Conferences 1963-1970, Niger, avril 1969, box 23.