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Article de revue

Le manifeste de Ventotene (1941) : acte de naissance du fédéralisme européen

Pages 69 à 76

Notes

  • [1]
    Altiero Spinelli, Come ho tentato di diventare saggio. Io Ulisse, Bologna, Il Mulino, 1987, p. 311.
  • [2]
    Lettera a Camus, 18 mars 1945, p. 1, AS-7, Archivi Storici delle Comunità Europee, Florence.
  • [3]
    Gaetano Salvemini (1873-1957) était historien et a enseigné à Messine (1902), Pise (1910) et Florence (1916). Il fut inscrit très jeune au PSI et a dirigé L’Unità de 1911 à 1920. Député en 1919, il fut arrêté en 1925 et jugé pour avoir créé, avec d’autres, le journal d’opposition Non Mollare !, mais il a pu s’expatrier en août de la même année, en France d’abord, puis en Grande-Bretagne et enfin aux États-Unis, avant de revenir définitivement en Italie en 1948. Il fut l’un des fondateurs du mouvement Giustizia e Libertà. Ernesto Rossi fut l’un de ses élèves.
  • [4]
    Lettera di Ernesto Rossi a Gaetano Salvemini, 24 mars 1944, WL-27, ASCE, Florence.
  • [5]
    Henri Brugmans, À travers le siècle, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 1993, p. 271.
  • [6]
    Altiero Spinelli, op. cit., p. 312.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Le Manifeste de Ventotene, Les Cahiers de Ventotene, Institut d’études fédéralistes Altiero-Spinelli, 1988, p. 36.
  • [9]
    Eugenio Colorni a été abattu lors de la libération de Rome en avril 1945, et Ernesto Rossi, même s’il a eu un rôle déterminant dans la constitution du Movimento federalista europeo, s’est assez vite détaché du militantisme fédéraliste en adhérant au Parti radical. Il est mort en 1967.

1Les textes à vocation fédéraliste sont nombreux dans la Résistance, à tel point que l’on peut parler d’inflation. La production européiste, pour la génération qui a connu la guerre, est un moyen qui sert à rejeter le rationalisme des aînés : la faillite de la sécurité collective est dénoncée par cette génération qui remet en doute une civilisation ayant pu prôner l’auto-anéantissement, faute d’offrir un modèle spirituel unanime. C’est sur ce terreau que naissent les premiers essais européens, appelant à une union nécessaire. Ainsi fleurissent plusieurs centaines de projets, plus ou moins utopiques, qui prennent en compte l’écroulement des structures politiques traditionnelles et proposent le cadre européen comme solution d’après-guerre. Il faut tout de même rappeler la prudence avec laquelle le chercheur doit se pencher sur ces « incantations » fédéralistes de bon ton, généralement noyées dans un message dont le caractère « anti-boche » est dominant. Comment, alors, peut-on reconnaître un vrai texte fédéraliste d’un faux ? La postérité du Manifeste de Ventotene, qui va devenir la référence doctrinale des fédéralistes de l’après-guerre, suffirait à souligner son originalité et son impact. Il faut également tenir compte de la genèse du projet, de son exécution et de son contenu pour bien comprendre ce qui fait la spécificité de ce texte, qui, dans son ensemble, refuse de puiser dans les solutions d’avant-guerre et met constamment en avant sa dimension « révolutionnaire ». La personnalité des auteurs, enfin, peut permettre de juger combien, à l’occasion de la rédaction du Manifeste, esprit de Résistance et idées fédéralistes ont pu se confondre.

L’IMPACT DU TEXTE DANS LA PENSÉE FÉDÉRALISTE

2Le Manifeste de Ventotene est rédigé en 1941 par Altiero Spinelli en collaboration avec Ernesto Rossi, professeur d’économie, et Eugenio Colorni, rédacteur en chef de l’Avanti. Il est écrit à l’endroit même où Spinelli et ses compagnons antifascistes sont confinés, dans l’îlot de Ventotene qui fait face au golfe de Gaète, à 28 km du continent. La genèse de ce texte est importante pour comprendre les motivations de leurs auteurs : « Durant l’hiver 1940-1941, quand presque toute l’Europe continentale fut soumise à Hitler, alors que l’Italie de Mussolini suivait les pas du Führer, et que l’URSS digérait le butin qu’elle avait réussi à capturer, que les États-Unis étaient encore neutres et que l’Angleterre résistait seule, se transfigurant aux yeux de tous les démocrates d’Europe en leur patrie idéale, je proposais à Ernesto Rossi d’écrire ensemble un “manifeste pour une Europe libérée et unie”, et de le faire passer par le canal clandestin sur le continent. Six mois plus tard, alors que les armées hitlériennes se ruaient sur les terres russes, volant encore, comme l’année précédente en Europe, de victoire en victoire, le Manifeste était prêt. » [1]

3Celui-ci est en effet diffusé sous forme polycopiée sur le continent, dès juillet 1941, par l’intermédiaire d’Ursula Hirschmann, femme de Colorni (future femme de Spinelli) qui avait obtenu le droit de vivre à Ventotene avec son mari et ses filles, d’Ada Rossi (femme d’Ernesto) et des sœurs de Spinelli, Fiorella et Gigliola. Il a pour titre « Pour une Europe libre et unie. Projet de manifeste ». Il sera édité clandestinement à Rome en janvier 1944, par les soins d’Eugenio Colorni, avec deux autres essais d’Altiero Spinelli, Les États-Unis d’Europe et les différentes tendances politiques, et Politique marxiste et politique fédéraliste, sous le titre général « Problèmes de la fédération européenne ». Le Manifeste a donc pu être lu et connu par certains milieux résistants dès 1943, mais seulement en Italie, à Rome ou à Milan et non à l’extérieur, comme le reconnaîtra plus tard Spinelli lui-même.

4Le Manifeste de Ventotene permet de mieux comprendre, en les synthétisant, les caractéristiques principales du fédéralisme tel qu’il se présente à l’approche de la Libération. L’une des raisons essentielles en est qu’il a systématiquement été reconnu par les fédéralistes eux-mêmes comme l’acte de naissance de la vocation politique du fédéralisme, de même que son principal initiateur, Altiero Spinelli, est devenu une figure de proue du fédéralisme militant de l’après-guerre, en particulier au sein de l’Union européenne des fédéralistes, créée en décembre 1946. L’autre raison en est que le Manifeste de Ventotene, outre les avancées doctrinales qu’il représente dans les domaines politiques et sociaux, marque un changement majeur dans la perception fédéraliste du monde, qui ne peut être séparé des conditions dans lesquelles il a été écrit : œuvre clandestine, rédigée dans les geôles mussoliniennes en 1941, il fait le constat d’un monde qui a sombré à nouveau dans les affres de la guerre, entraîné par la mécanique guerrière d’un nationalisme étriqué. Le Manifeste se veut une réponse politique à cet état de fait et se présente comme un combat à engager dans le futur pour réformer les systèmes politiques et les mentalités européens.

5On ne peut comprendre l’impact de ce document dans les cercles fédéralistes, ni même sa nouveauté, si l’on n’a pas à l’esprit ce qu’était le fédéralisme avant la guerre, alors représenté par des mouvements hétéroclites repoussant d’eux-mêmes l’appellation de « fédéralistes », émanation de cercles restreints et fermés (la Paneurope de Richard Coudenhove-Kalergi est particulièrement visée). Ces mêmes cercles ont eux-mêmes une vision très élitiste de la construction européenne et ne la voient se mener que d’ « en haut » ou en commençant par le national. Les fédéralistes de l’après-guerre reprocheront à ces cercles de défendre des conceptions politiques à caractère « utopico-romantique » qui discréditent une idée, la construction européenne, qu’eux-mêmes se font fort de placer au cœur de l’urgence et de la rationalité politiques. C’est bien ce que fait le Manifeste de Ventotene, bientôt suivi par divers textes comme la Déclaration des Résistances européennes (juillet 1944), en revendiquant le cadre européen comme étant nécessaire pour effectuer une réforme radicale et l’approche constitutionnelle pour garantir cette réforme. Ce texte, même s’il faut lui reconnaître une certaine confidentialité, marque l’introduction, dans le débat politique, d’un européisme plus militant, constat à la fois d’un sentiment d’échec et d’une volonté d’en sortir, moule multiforme dans lequel se reconnaissent tous ceux qui, à travers le changement politique, veulent réformer la société en brisant le cadre national.

LA PERSONNALITÉ D’ALTIERO SPINELLI

6Altiero Spinelli (1907-1986) peut être considéré comme le principal auteur du Manifeste, non seulement par sa contribution personnelle, mais également parce qu’il défendra ce texte et la cause qu’il sous-tend tout au long de sa vie. L’homme est un « militant né » comme il en existe peu, très tôt engagé dans l’action politique : il entre à 15 ans dans l’activité clandestine antifasciste, militant dans les rangs du Parti communiste italien dont il devient secrétaire des Jeunesses pour l’Italie centrale. Le 3 juin 1927, il a seulement 20 ans lorsqu’il est arrêté par la police mussolinienne, et condamné à seize ans et huit mois de prison par le Tribunal spécial fasciste (Tribunal de sûreté de l’État). Après dix années de prison, malgré quelques lois d’amnistie, il est maintenu en détention au printemps 1937 à Ponza, avant d’être transféré en juin 1939 sur l’îlot de Ventotene. Il faut retenir de ces années l’abandon du Parti communiste par Spinelli, abandon motivé par les procès de Moscou et la recherche d’un nouveau modèle politique plus adapté à ses convictions : la rupture est consommée en 1935 à l’occasion d’une réunion clandestine du Parti à Ponza, où Spinelli se refuse à prendre partie contre Zinoviev, Kamenev et Boukharine, accusés d’être des espions. Il se détache d’un parti dont les purges menées à grand fracas l’effraient, car elles altèrent la nature même de l’idéologie qu’il défendait jusqu’ici. Mais ce refus n’est pas seulement motivé par des raisons conjoncturelles : il y a également à ce moment-là dans la démarche de Spinelli la recherche d’une nouvelle forme de pensée apte à satisfaire sa vision du monde, la quête d’une idéologie plus adaptée à ce qui ne peut manquer de naître de la guerre. Comme il le confesse dans une lettre postérieure à Albert Camus, dans laquelle il cherche à convaincre l’écrivain de se joindre à l’aventure fédéraliste, « j’ai abandonné l’optimisme historique du marxisme [...] qui était sûr que l’humanité était guidée vers des buts toujours plus élevés par la Providence [...]. Je suis arrivé à la persuasion que toute l’activité de l’homme civilisé est une construction audace [sic] et frêle au-dessus d’un gouffre qui menace de l’engloutir continuellement » [2]. Cette vision plus pessimiste mais, selon lui, plus réaliste de l’avenir politique, il la recherche et semble la trouver à la lecture des fédéralistes britanniques des années 1930 (Walter Layton, William Beveridge), ainsi que des Federalist Papers de Hamilton, Jayet Madison.

7Pour mieux comprendre la personnalité de Spinelli, il faut se reporter au coauteur du Manifeste, Ernesto Rossi, avec lequel il va entamer les premiers pas d’un fédéralisme militant. Dans une lettre à Gaetano Salvemini [3] du 24 mars 1944 écrite de Suisse, Rossi explique les raisons pour lesquelles il s’est choisi un tel compagnon dans ce nouveau combat :

« À Ventotene, j’ai également commencé une collaboration avec Y. [Spinelli], qui tient encore très bien, surtout que lui aussi s’est réfugié en Suisse. Je te fais l’éloge de Y. parce [qu’] il est l’homme neuf qui a le plus, ce me semble, de qualités politiques comme nous les entendons, et parce que depuis trois ans nous nous complétons à merveille. À peine arrivé à Ventotene, je suis tombé d’accord avec lui sur l’absolue prééminence de la question internationale sur tous les autres problèmes, sur la nécessité de consacrer toutes nos forces à parvenir à une solution fédérale européenne, dans un cadre de réformes sociolibérales, de mettre sur pied un parti révolutionnaire qui ne soit pas l’expression d’une exigence populaire, mais qui se fasse le guide des classes ouvrières vers des objectifs qui méritent d’être atteints, dans l’intérêt de la collectivité tout entière. » [4]

8Cependant, on ne ferait pas intégralement le tour de ce personnage truculent et haut en couleurs qu’est Spinelli sans prendre en compte le jugement de ses compagnons après la guerre, car celui-ci éclaire certaines facettes de sa personnalité. Parmi les futurs militants de l’UEF, le Néerlandais Henri Brugmans est celui qui a laissé les souvenirs les plus évocateurs de Spinelli, peut-être parce qu’il a eu avec lui de nombreux conflits : il résume leur opposition par l’évocation du contraste entre personnalités de mêmes origines idéologiques mais aux tendances politiques divergentes, « entre Kautsky et Lénine », « Jaurès et Jules Guesde », Spinelli étant tour à tour Lénine et Guesde. Brugmans retient de Spinelli l’image du maximaliste dont la foi a une assise définitive : « Peut-on dire que le passage de Spinelli dans le communisme et son expérience de prisonnier aient marqué son style d’action ? Il est probable que ces expériences accentuèrent une tendance profonde dans son être. En tout cas, alors que, de mon côté, je cherchais l’accord avec mes interlocuteurs pour les entraîner dans une entreprise commune, lui avait une rectitude d’esprit qui pouvait dégénérer en fanatisme, voire en sectarisme. » [5] Il faut, bien entendu, mettre de côté la part de subjectivité d’un homme qui a eu maintes querelles avec Spinelli, mais il est vrai que la plupart des témoignages dont nous disposons insistent sur l’intransigeance du personnage, laquelle peut expliquer la longueur et l’intensité de son engagement.

LES BASES DU FÉDÉRALISME CONSTITUTIONNEL

9Le Manifeste de Ventotene reste aujourd’hui méconnu du grand public. On peut pourtant y trouver une inflexion importante de la pensée fédéraliste qui lui permet de s’adapter à un objectif politique renouvelé, renouvellement qui pousse les auteurs à tourner le dos au militantisme classique dont ils étaient acteurs avant la guerre (Spinelli était communiste, Rossi libéral et Colorni socialiste). Cette tentative de synthèse se vérifie dans la répartition des contributions de chacun : Spinelli s’est chargé des problèmes de la crise de la civilisation occidentale, de l’unité européenne et du thème du « parti révolutionnaire » européen ; Rossi a rédigé la partie concernant la réforme de la société ; Colorni a relu et apporté des modifications dans ces deux contributions. Le « fédéraliste nouveau » qui apparaît dans ce texte désigne son principal adversaire, les masses : on voit d’ores et déjà les liens importants qui vont se nouer après la guerre entre les penseurs du personnalisme (Denis de Rougemont, Alexandre Marc et ceux qui tentent, à la suite du Manifeste de Ventotene, d’adapter le fédéralisme à la réalité contemporaine). Dans sa Préface à la première édition du Manifeste, le 22 janvier 1944, Spinelli résume sa pensée concernant la manière de mettre en place la future structure politique européenne : « Partir du préalable que le premier objectif à atteindre, c’est celui d’une organisation unitaire dans le domaine international, jette une nouvelle lumière sur tous les problèmes. »

10On peut donc dire que la personnalité de l’auteur transparaît dans ce Manifeste qui est un appel à l’effort révolutionnaire à partir du constat que la guerre, quelle que soit l’issue, a fragilisé des systèmes politiques périmés. Le texte lui-même, assez court (24 p.), se partage en trois moments forts : « la crise de la civilisation moderne », où les auteurs critiquent les États-nations devenus États-Molochs, « faiseurs de soldats » et briseurs des libertés individuelles. Face à cette « crise », la solution préconisée consiste à adopter une attitude radicale qui vise à détruire le carcan national, trop étroit, au profit de l’ « unité européenne » garantie par une constitution. Enfin, cette action politique à grande échelle, où les militants ont un rôle déterminant, devrait permettre de mener à bien une tâche plus délicate, « la réforme de la société », qui consiste en un équilibre savant entre socialisme, largement revendiqué, et action individuelle, un peu à l’image du « sociolibéralisme » qui avait été défendu par Giustizia e libertà des frères Rosselli au cours des années 1930 (Rossi a d’ailleurs été membre de ce mouvement avant son arrestation). On voit donc que la revendication fédéraliste s’accompagne d’une critique totale des structures politiques nationales ainsi que de la promesse d’une réforme générale des structures sociales.

11Le Manifeste est le fruit d’une réflexion personnelle et de différentes influences. Il insiste sur deux idées importantes, d’après les auteurs eux-mêmes : « La première était que la fédération n’était pas présentée comme un bel idéal [...] mais comme un objectif dont il fallait hâter la réalisation, dès notre propre génération [...] ; la seconde idée significative consistait à dire que la lutte pour l’unité européenne allait créer une ligne de partage nouvelle entre les divers courants politiques, différent de celui du passé. » [6] À travers ces deux éléments, on voit que les auteurs veulent souligner la jeunesse d’une pensée qui se détache volontairement de l’héritage de l’avant-guerre tout en se réclamant d’un certain réalisme politique. Dans le Manifeste lui-même, l’accent est mis sur les possibilités politiques offertes par une période de total renouveau, et les implications qu’elle détermine. C’est dans ces dispositions volontaristes que l’on s’éloigne le plus de l’ « esprit intellectualiste » des européistes de l’entre-deux-guerres, par exemple d’un Julien Benda qui voyait dans l’unité européenne la « victoire de l’abstrait sur le concret », ou d’un Richard Coudenhove-Kalergi auquel on reproche son élitisme et son « entrisme ». Avec ce message clair et ambitieux, les fédéralistes de la Résistance italienne parviennent à une phase plus mature, à une prise en compte plus rationnelle des possibilités de réorganisation politique du Vieux Continent, où la notion de « révolution » est clairement revendiquée, dans son acception la plus complète.

12Le Manifeste éclaire les orientations du fédéralisme, qui consiste à s’opposer à la définition traditionnelle de l’effort révolutionnaire, celle des communistes. Ainsi, l’on peut voir que, non contents de s’opposer aux partis « réactionnaires », dont il n’est pas difficile de deviner que tous ont un rapport avec le nationalisme qui s’illustre en ces temps de collaboration, les fédéralistes se méfient instinctivement de l’URSS, qui a affiché son mépris du fédéralisme en le détournant de son sens dans la Constitution de 1924, puis de 1936. La brouille n’est pas qu’historique, elle est également, et plus profondément, de principe. Le Manifeste ne s’oppose cependant pas frontalement aux communistes, avec lesquels il est même proposé de collaborer, mais les critiques faites à leur vision révolutionnaire sont telles que le message est clair : organisation sectaire où seul l’élément ouvrier domine, allégeance à l’État russe, orchestration d’une révolution qui est encore et toujours à venir, voilà qui sépare clairement les visées fédéralistes du « parti des fusillés » (selon l’expression de Rossi, dans laquelle il faut percevoir une pointe de mépris et de méfiance). Cependant, le divorce n’est pas définitif, et des traces restent du système chez l’ancien marxiste Spinelli, qui reconnaîtra lui-même les influences communistes qui transparaissent dans le Manifeste : « Toute la partie finale qui invoquait la nécessité d’un parti révolutionnaire fédéraliste s’est avérée également caduque, car l’exigence, justifiée, d’un guide conscient des nécessités de guider et non de suivre les masses et leurs mouvements, était encore exprimée en des termes trop grossièrement léninistes. » [7]

13Créer un nouveau système exige de détruire l’ancien, et d’agir vite car les chances du fédéralisme sont envisagées sur le court terme. Le Manifeste de Ventotene est en effet l’illustration même de ce que la Seconde Guerre mondiale a pu représenter pour ceux qui voulaient changer les règles traditionnelles de la politique : l’occasion de refaire à neuf, de rompre avec des siècles de disputes byzantines et de sentiment de supériorité – bref, de mettre fin à une sclérose généralisée. On retrouve bien dans le Manifeste l’idée qui va être, pendant toute l’après-guerre, celle des fédéralistes : la Fédération européenne est le résultat de notre faiblesse devenue évidente, et en même temps sa solution. Le texte se termine d’ailleurs par une invitation à l’action militante, une main tendue à ceux qui sont près à accepter ces idées, où qu’ils soient : « Par la propagande et par l’action, en cherchant à nouer, par tous les moyens, des ententes et des liens entre les divers mouvements qui vont très certainement se former dans les différents pays, il faut, dès à présent, jeter les bases d’un mouvement qui sache mobiliser toutes les forces pour donner naissance à la nouvelle organisation qui sera la création la plus grandiose et la plus novatrice établie en Europe depuis des siècles. » [8] Les bases du fédéralisme militant sont posées, débouchant deux ans plus tard sur la création, par Spinelli et Rossi, d’un premier mouvement, le Movimento federalista europeo (août 1943), puis sur celle de l’Union européenne des fédéralistes qui, en regroupant toutes les forces fédéralistes d’Europe occidentale (150 000 militants en 1950), va s’avérer le plus actif et le plus important des groupes de pression européistes de l’après-guerre.

14Le double combat annoncé par le Manifeste allait effectivement se livrer, contre les résurgences du nationalisme, d’une part, et la routine de la diplomatie traditionnelle, d’autre part ; mais ce combat, qui est le même pour toutes les idéologies nées ou renforcées par l’esprit de la Résistance, se double d’un conflit avec les communistes, qui certes avait été envisagé à Ventotene mais qui prend toute son ampleur avec la guerre froide, dont les fédéralistes se targuent, parfois avec une certaine mauvaise foi, d’avoir prédit la naissance dès le Manifeste. Cette guerre froide est à la fois la chance et le tombeau de l’idéal fédéraliste, qui va effectivement être approché avec la naissance du Conseil de l’Europe puis l’annonce du Plan Schuman, qui tous deux sont soutenus par l’UEF à force de meetings, de réunions et de rencontres au plus haut sommet (c’était l’époque où Spinelli se targuait de connaître personnellement Monnet, et où Brugmans avait ses entrées dans le cabinet de Robert Schuman), mais qui s’écroule, faute de soutien véritable dans l’opinion, si ce n’est un soutien négatif où la peur joue son rôle, après la mort de Staline et le « crime du 30 août » qui voit la mort sans gloire du projet de CED. Ce qui reste du texte n’est toutefois pas négligeable : il témoigne d’une prise de conscience sans précédents que l’organisation du Vieux Continent ne se fera pas par une simple incantation « à la Briand » (pour reprendre la terminologie spinellienne), mais par la mise en place de véritables groupes de pression et d’un travail militant propre à rapprocher l’Europe de l’opinion ; le Manifeste illustre également qu’une « foi » européenne puisse exister, comme en témoigne l’engagement de son auteur principal lui-même [9] (il appelait Ventotene le « lieu de l’élection »), qui a été tour à tour commissaire puis député européen, et qui a disparu à l’âge de 79 ans peu après avoir présenté et fait adopter par le Parlement européen le projet d’Union européenne, qui annonçait l’Acte unique européen et la relance du processus de construction de la CEE. Cet itinéraire singulier, car bien souvent solitaire, lève une question sur l’époque considérée et la nature du militantisme fédéraliste : peut-être est-ce la nature de ce militantisme qu’il ne soit qu’un pourvoyeur d’idées (certains diraient : d’ « agitateurs ») aux mains d’hommes d’État dont ils ne sont au mieux que des conseillers, ainsi que de partis politiques avec lesquels il n’y a jamais eu que des alliances circonstancielles. Cette nature particulière permet d’éclairer les hardiesses ainsi que les limites d’un combat lancé par l’appel que constitue le Manifeste de Ventotene, ainsi que les particularités politiques et idéologiques d’une période, entre la fin des années 1940 et le début des années 1950, où un cadre européen, tout de même assez solide, a été quotidiennement inventé, à côté (et non au-dessus comme il était espéré) des cadres nationaux.

Notes

  • [1]
    Altiero Spinelli, Come ho tentato di diventare saggio. Io Ulisse, Bologna, Il Mulino, 1987, p. 311.
  • [2]
    Lettera a Camus, 18 mars 1945, p. 1, AS-7, Archivi Storici delle Comunità Europee, Florence.
  • [3]
    Gaetano Salvemini (1873-1957) était historien et a enseigné à Messine (1902), Pise (1910) et Florence (1916). Il fut inscrit très jeune au PSI et a dirigé L’Unità de 1911 à 1920. Député en 1919, il fut arrêté en 1925 et jugé pour avoir créé, avec d’autres, le journal d’opposition Non Mollare !, mais il a pu s’expatrier en août de la même année, en France d’abord, puis en Grande-Bretagne et enfin aux États-Unis, avant de revenir définitivement en Italie en 1948. Il fut l’un des fondateurs du mouvement Giustizia e Libertà. Ernesto Rossi fut l’un de ses élèves.
  • [4]
    Lettera di Ernesto Rossi a Gaetano Salvemini, 24 mars 1944, WL-27, ASCE, Florence.
  • [5]
    Henri Brugmans, À travers le siècle, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 1993, p. 271.
  • [6]
    Altiero Spinelli, op. cit., p. 312.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Le Manifeste de Ventotene, Les Cahiers de Ventotene, Institut d’études fédéralistes Altiero-Spinelli, 1988, p. 36.
  • [9]
    Eugenio Colorni a été abattu lors de la libération de Rome en avril 1945, et Ernesto Rossi, même s’il a eu un rôle déterminant dans la constitution du Movimento federalista europeo, s’est assez vite détaché du militantisme fédéraliste en adhérant au Parti radical. Il est mort en 1967.
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