1Jamais une région du monde aussi dépourvue d’enjeux stratégiques et de richesses naturelles n’avait autant mobilisé les efforts de la communauté internationale. Ceux tout particulièrement de l’Union européenne – diplomatiques, militaires, financiers – ont été pour elle sans précédent, au point de marquer la physionomie politique que nous lui connaissons aujourd’hui. Aucune voie de communication à contrôler, aucun pétrole à protéger, il ne s’est agi au fond que d’une chose : relever le défi du nationalisme. Et parer aux menaces majeures dont il était le vecteur : le retour de la guerre sur le sol européen pour la première fois depuis 1945, l’extension possible du conflit à la périphérie, la dissension entre les Européens avec une sérieuse discordance initiale entre la France et l’Allemagne, la réouverture de la fracture entre la chrétienté d’Occident et celle d’Orient, l’apparition d’une ligne de confrontation avec le monde islamique, l’explosion des mafias et des trafics criminels... Par ses multiples charges, la guerre des Balkans a émergé comme le conflit de synthèse du millénaire finissant, dans une région qui avait déjà démontré dans l’histoire récente son dangereux potentiel de conflagration.
2Tel est apparu le défi du nationalisme dans les Balkans dont la résurgence exacerbée sur les ruines de la République socialiste fédérale de Yougoslavie (RSFY), moins de deux ans après la chute du Mur, se situait dans la droite ligne des drames de la Seconde Guerre mondiale, dans le sillage des guerres balkaniques du début du XXe siècle, dans la continuité – directe ou indirecte – de l’éveil des nationalités au XIXe siècle.
31 / Une constatation s’impose pourtant : le retard de diagnostic, et pas seulement de la part des Européens, face au phénomène rencontré, retard qui explique pour une large part les échecs initiaux essuyés par la diplomatie internationale dans ses efforts de prévention et de traitement des crises dans les Balkans. Cette prise de conscience différée du renouveau nationaliste demande à être analysée.
4Lorsque, au terme d’une longue crise latente, la Fédération yougoslave s’embrase dès les déclarations unilatérales d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie au début de l’été 1991, les Balkans sont « terra incognita » pour la plupart des observateurs. La connaissance des langues et des civilisations locales relève de la spécialité, elle est l’apanage de quelques géographes, historiens et diplomates familiers de la zone. Le fonds de documentation historique faisait défaut, la plus grande masse des ouvrages provenant des États concernés eux-mêmes, autant de visions biaisées et de plaidoyers pro domo.
5Plus étonnant, la propagande du régime titiste semble avoir joué à retardement sur les Occidentaux, jetant comme un voile sur la réalité du pays et renvoyant à l’étranger l’image que la RSFY voulait donner d’elle-même. L’internationalisme prolétarien, le socialisme autogestionnaire, voire le génie d’un seul homme, avaient brillamment résolu la question des nationalités ; et de fait, pour les apparences au moins, la Yougoslavie présentait une surface à la fois multiculturelle et lissée qui avait refoulé des mémoires les tragédies, pourtant récentes, de son premier écroulement sous les coups des puissances de l’Axe. À cet égard, deux prismes déformants avaient faussé les perceptions : celui de la côte Dalmate où les touristes étaient plusieurs centaines de milliers à se rendre chaque été et dont la plupart se firent les propagandistes involontaires du régime titiste en rapportant le témoignage d’une convivialité multinationale sur fond de prospérité économique ; celui de la capitale : trop souvent, les missions diplomatiques étrangères virent la fédération par le centre et non par la périphérie.
6Ainsi, l’écartèlement du pays qui allait s’aggravant, entre l’est et l’ouest (bloc croato-slovène et la Serbie), comme entre le nord et le sud (le PIB par tête du Kosovo ne faisait que le septième de celui de la Slovénie), fut insuffisamment perçu et sans que les conséquences à terme en soient vraiment mesurées. A fortiori, peu de monde crut sur le moment à l’éclatement définitif du pays modèle qui affichait effectivement quelques belles réussites et faisait référence sur la scène internationale (voie moyenne entre le capitalisme et le socialisme par l’autogestion, voie moyenne également entre l’Est et l’Ouest par le non-alignement) ; le fait nationaliste fut sous-évalué jusqu’à la négation, l’on se prit à espérer, dès les deux premières sécessions, dans la renégociation du pacte fédéral et dans l’émergence d’une « troisième Yougoslavie » ; celle-ci, ironie de l’Histoire, vit effectivement le jour : ce fut la RFY de Slobodan Milosevic proclamée en avril 1992, leurre à destination du monde occidental et paravent au projet de Grande Serbie.
7Le caractère multiforme et sui generis de l’explosion nationaliste dans les Balkans ajouta au brouillage des perceptions. Toutes les grilles d’analyse étaient applicables et aucune à la fois. Se pose à cet égard le problème des références.
8Les repères historiques les plus visibles (les anciennes guerres balkaniques et les deux conflits mondiaux) éclairaient autant qu’ils induisaient en erreur, les acteurs anciens ne jouant plus forcément le même rôle et des acteurs nouveaux venant brouiller le jeu. Sans doute la Serbie revint-elle à son identité première d’avant la Yougoslavie après l’écroulement de celle-ci, mais Slobodan Milosevic parvint à dissimuler suffisamment longtemps son projet nationaliste serbe derrière un vestige d’idée yougoslave. Le nationalisme croate, à l’inverse, se déclara immédiatement « à visage découvert », mais le précédent de la Seconde Guerre mondiale et l’absence de la Croatie dans les guerres balkaniques conduisirent souvent au contresens : l’on perçut derrière son expression une résurgence pure de l’oustachisme, sans voir qu’une nation croate existait par elle-même et qu’elle avait eu un royaume dès le VIe siècle. Acteur ancien lui aussi, le Monténégro brouilla les pistes, d’abord en servant de caution à une Yougoslavie résiduelle sous l’ombre de Belgrade, puis en revendiquant, tardivement mais très fort, l’indépendance au nom d’une identité nationale spoliée en 1918. D’autres acteurs anciens furent en butte au soupçon, ainsi la Bulgarie, toujours suspectée de visées à l’ouest de ses frontières mais qui resta campée sur une réserve vigilante ; ainsi, et à plus forte raison, la Grèce dont le slogan « La Macédoine est grecque », en pleine crise avec Skopje, fut interprété à contresens comme une revendication sur tout ou partie de l’Ancienne République yougoslave de Macédoine (ARYM). Quant aux acteurs nouveaux, ils furent ceux érigés en république et nation par le régime communiste, ainsi la Bosnie-Herzégovine (jadis enjeu mais point actrice), pays à l’identité nationale insaisissable mais siège de trois nationalismes, ainsi l’ORYM au nationalisme slave de facture récente mais devant partager un espace commun avec le nationalisme albanais.
9La diplomatie internationale chercha aussi ses repères dans le contexte de l’après-guerre dans lequel elle s’exerçait depuis plusieurs décennies : guerre froide, conflits régionaux (toujours circonscrits au Tiers Monde), guerres au Proche-et au Moyen-Orient... Aucun modèle de crise de l’époque ne s’apparentait vraiment à la situation rencontrée. Deux idées fortes s’imposèrent pourtant dans l’urgence, quand le démembrement de la RSFY fut enfin jugé inéluctable. D’abord, la « règle africaine », redécouverte comme par réflexe : les nouvelles indépendances devaient s’effectuer dans les frontières héritées du titisme (cf. « Points Badinter »), quelle que fût l’ « injustice » des tracés à l’égard des nationalités. Ensuite, ceci expliquant cela, l’impératif de prévenir coûte que coûte ce qui fut pressenti comme le pire des scenarii : l’apparition d’un « nouveau problème palestinien », cette fois sur le sol même de l’Europe. Deux hypothèses ont tour à tour hanté les esprits : celle, avant Dayton, d’un partage de la Bosnie-Herzégovine entre la Serbie et la Croatie, après une double purification ethnique qui eût laissé les 42 % de Musulmans bosniaques sans État ni territoire ; celle, après Dayton, d’une purification ethnique massive du Kosovo qui eût voué le million et demi d’Albano-Kosovars au statut perpétuel de réfugiés en Albanie ou ailleurs.
10Ces préoccupations ont guidé l’action internationale à mesure que la prise de conscience du fait nationaliste se généralisait. Les progrès diplomatiques doublés de l’engagement militaire sur le terrain ont pu être acquis dès le moment où l’Europe, qui était celle d’avant le traité de Maastricht, s’est trouvée capable de s’exprimer d’une seule voix, dès le moment aussi où le facteur américain, initialement sur la réserve, a pesé de tous ses moyens, à la demande instante il est vrai des Européens, ce qui ne peut être comptabilisé comme un succès de leur part.
112 / L’engagement européen massif et déterminant a véritablement pris corps après les alternances démocratiques survenues à Belgrade et à Zagreb en 2000.
12L’acte majeur a été la convocation du premier sommet UE-Balkans occidentaux à Zagreb en novembre de cette année-là, sous présidence française de l’Union, à l’initiative conjointe du président Jacques Chirac et du président croate Stepan Mesic. Un ensemble de principes a été adopté alors, qui organisait les relations entre l’Europe et les cinq pays de la sous-région : RFY (devenue Serbie-et-Monténégro), Croatie, Bosnie-Herzégovine, ARYM, Albanie. Leur vocation à se rapprocher de l’UE, avec perspective d’adhésion, était reconnue. Un instrument pour faciliter ce rapprochement était institué, le Processus de stabilisation et d’association (PSA), avec un accord ad hoc, l’Accord de stabilisation et d’association (ASA) ; des moyens financiers étaient mis à disposition grâce au programme CARDS, « plan Marshall de l’Europe pour les Balkans » avec une dotation initiale de 4,6 milliards d’euros.
13Surtout, des conditions étaient posées pour effectuer un tel rapprochement : réconciliation, liquidation des contentieux bilatéraux, renoncement aux irrédentismes, respect des minorités, retour des réfugiés et des personnes déplacées, coopération régionale, coopération avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) pour la livraison et la mise en jugement des criminels de guerre... En clair, les États concernés étaient conviés à tourner le dos au nationalisme et à toutes les thèses s’y rattachant : revendications territoriales, purification ethnique, Grande Serbie, Grande Croatie, Grande Albanie. Ces conditions constituent les « critères du PSA » dits également « critères de Zagreb » ; dans l’hypothèse d’une candidature à l’adhésion, cas actuellement de la Croatie et de l’ARYM, ils s’ajoutent aux critères de Copenhague. Le deuxième sommet UE-Balkans, convoqué à Thessalonique sous présidence grecque en juin 2003, a confirmé ces orientations.
14Au fil de cet engagement, les Balkans ont été par excellence le champ d’essai de deux instruments de la politique européenne : la Politique européenne de sécurité commune (PESC) et la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD).
15La PESC s’est véritablement forgée dans les Balkans où elle a tiré les leçons des échecs initiaux essuyés par les Européens. Le règlement de la crise macédonienne au printemps 2001, qui aboutit aux accords d’Ohrid d’août de la même année, affiche le premier grand succès de la PESC dans la région, en liaison étroite, il est vrai, avec Washington. La mise sur pied en 2003 d’une union rénovée entre la Serbie et le Monténégro, pour succéder à la RFY disloquée, entre également à son crédit. Spécificité de la PESC dans les Balkans, elle s’impose peu à peu comme un instrument de pré-adhésion pour les pays du PSA, ce qu’elle ne peut être dans ses autres aires d’intervention (Proche-Orient, Afrique des Grands Lacs...).
16La PESD y a déployé avec succès ses premières opérations, civile d’abord avec la mission de police de l’UE en Bosnie-Herzégovine début 2003, militaire ensuite au printemps de la même année avec « Concordia » en ARYM en relève d’ « Amber Fox ». Le 2 décembre 2004, ALTHEA devait prendre la suite de la SFOR.
173 / Ainsi la voie des cinq pays du PSA vers le rapprochement européen est-elle clairement tracée de même que l’engagement déterminé de l’UE dans la région apparaît désormais irréversible. Est-ce à dire que la page du nationalisme est définitivement tournée ? L’état des lieux actuel met en évidence des résultats contrastés.
18La politique européenne a eu un effet de levier très fort sur l’un des principaux acteurs : la Croatie. De nationaliste qu’il était, le parti de la Communauté démocratique croate (HDZ) a mis à profit sa cure d’opposition pour se muer en parti de droite classique, pro-européen, à l’allure de démocratie chrétienne, aggiornamento qui doit beaucoup à la personnalité du successeur de Franjo Tudjman, Ivo Sanader, et à l’influence de la Fondation Konrad-Adenauer. Dès son retour au pouvoir, fin 2003, après avoir remporté une nette victoire lors d’élections jugées exemplaires, il a pris des orientations, sous la conduite du nouveau Premier ministre, qui ont éliminé le reste de méfiance à son égard. Malgré une séquelle de problème avec le TPIY (la non-livraison du général Gotovina, inculpé en fuite), la Croatie a été le premier pays du PSA à faire acte de candidature à l’adhésion à l’UE ; l’avancement des réformes et son niveau de développement ont qualifié l’ouverture des négociations, prévue pour début 2005. Son adhésion en 2007, en même temps que la Bulgarie et la Roumanie, est une hypothèse plausible. Pour prix de son ambition européenne, Zagreb a renoncé à ses visées sur l’Herzégovine croate (l’on note que celle-ci entrera clandestinement dans l’UE avec la Croatie, puisque les Croates d’Herzégovine sont pratiquement tous double-nationaux).
19La politique européenne a eu, en revanche, un effet de levier des plus limités sur la Serbie dont l’évolution se présente à l’inverse de la Croatie : chaque scrutin ne fait que marquer la progression du Parti radical, face auquel le modéré Boris Tadic ne l’a emporté qu’à une faible marge lors de la dernière élection présidentielle. Un faisceau de causes explique cette situation : l’ostracisme international qui continue de peser sur la Serbie pour sa coopération souvent jugée insuffisante avec le TPIY (non-livraison de Mladic et de Karadzic), le problème lancinant du Kosovo, l’union peu opérante entre la Serbie et le Monténégro, le poids des réfugiés et des personnes déplacées, véritables « pieds-noirs des Balkans », le marasme économique, le désenchantement d’une partie de la population face à la transition démocratique.
20Par-delà ces deux cas opposés, la question albanaise reste ouverte, au cœur des Balkans, et constitue un défi immédiat pour l’Europe comme pour la communauté internationale. Elle ne se pose pas en termes de « Grande Albanie », car les autorités de Tirana, en proie à leurs difficultés intérieures et soucieuses de ménager leur avenir dans les structures euro-atlantiques, récusent officiellement au moins l’option panalbanaise. Elle pourrait se poser un jour en termes de « Grand Kosovo » au détriment de l’ARYM et peut-être du sud de la Serbie. Elle se pose plus sûrement en termes d’ « espace albanais », sachant que toutes les terres albanaises se tiennent d’une seule pièce (Albanie, Kosovo, Vallée de Presevo, ouest de l’ARYM, sud du Monténégro), l’exode régulier des minorités non albanaises depuis ces dernières années dessinant un « espace pur ». À cet égard, les émeutes survenues au Kosovo en mars 2004 n’ont plus guère laissé d’illusions.
21Malgré une décennie de tragédies, le nationalisme demeure ainsi une réalité prégnante dans la région ; au moins n’est-il plus fauteur de guerre. Personne ne croit plus raisonnablement à un nouvel embrasement de la région, sans exclure certes la réapparition de violences sporadiques. Un avatar du nationalisme retient davantage l’attention : la grande criminalité organisée, dont l’imbrication avec les réseaux nationalistes fait peser une nouvelle menace. Les processus de démocratisation et de réformes s’en trouvent lourdement hypothéqués, retardant l’instauration de véritables États de droit. Le travail entrepris par l’UE dans le domaine JAI ne pourra porter ses fruits qu’à très long terme.
224 / Pour l’Europe confrontée au nationalisme dans les Balkans, l’épreuve de vérité se jouera dans les trois prochaines années.
23Les échéances sont claires et contraignantes. La principale est celle que l’UE s’est fixée à elle-même : 2007, date de l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie, peut-être aussi de la Croatie. Dès lors, les Balkans occidentaux se trouveront totalement enclavés dans l’UE sans perspective d’adhésion avant très longtemps, posant le problème de la libre circulation des personnes alors que la question de la grande criminalité n’aura rien perdu de son acuité, créant aussi une obligation impérieuse d’aide renforcée à la reconstruction afin de ne pas laisser un « trou noir » au sein de l’UE.
24D’ici là, trois autres échéances locales vont décider de la physionomie future de l’ensemble régional.
25La première échéance régionale est l’ouverture du débat sur la définition du statut final du Kosovo, vers la mi-2005. Derrière les formules consacrées, le fond de la question est l’indépendance ou non du territoire. Les émeutes de mars 2004 ont démontré que l’impatience albanaise n’attendrait pas la mise en œuvre de la stratégie des « standards before status ». L’indépendance, sous une forme ou une autre, ouvre une autre question, celle de la partition ou non : or il n’y a pas de libre option, car la sécession des trois communes au nord de l’Ibar est consommée dans les faits. Le corollaire de la partition est la compensation : cession par la Serbie d’une fraction de la Vallée de Presevo, mais Belgrade y consentira-t-elle ? L’on voit s’amorcer une remise en question de la « règle africaine ». La diplomatie internationale sauvera peut-être les apparences en invoquant une délimitation administrative du Kosovo qui a existé jusque dans les années 1950. Une autre inconnue est le lien que la Serbie pourrait faire entre l’autodétermination du Kosovo et celle de la Republika Srpska : ainsi se pose l’hypothèse de l’effet dominos sur toute la région.
26La deuxième échéance régionale, 2006, est l’expiration du moratoire de l’union entre la Serbie et le Monténégro selon l’accord de Belgrade du 17 mars 2002. Les campagnes référendaires sur les indépendances des deux républiques partenaires pourraient être lancées dès 2005. Conjuguée avec l’indépendance du Kosovo, cette séparation marquerait la dissolution du noyau résiduel de l’ex-Yougoslavie, et l’apparition de trois nouveaux États là où il n’y en avait qu’un. Rien n’est encore joué il est vrai, d’autant que, lors du dernier recensement au Monténégro, 30 % de la population s’est déclarée serbe, contre 40 % de Monténégrins qui ne pourraient plus miser, dangereusement, sur l’indépendance qu’avec l’appoint des 30 % d’allogènes (Albanais, Musulmans du Sandjak, Croates...).
27La troisième échéance concerne la Bosnie-Herzégovine où se pose une question de statut final qui ne dit pas son nom. Le mandat de l’actuel Haut Représentant, le Britannique Paddy Ashdown, expire courant 2005 ; dix ans se seront écoulés depuis les accords de Dayton-Paris. Les Bosniens font savoir qu’au-delà la tutelle internationale qui confine au protectorat ne sera plus acceptable. La SFOR ayant été relayée dans l’intervalle par la force européenne ALTHEA, ils consentiraient volontiers en revanche à la désignation, comme en ARYM, d’un Représentant spécial de l’Union européenne (RSUE) à part entière, ce que Lord Ashdown est déjà, mais concurremment avec son titre de Haut Représentant. Cette relève entraînerait la disparition des « pouvoirs de Bonn » qui ont permis au HR et à ses prédécesseurs de démettre et d’imposer à discrétion. Or tout ce qui a permis de réformer la Bosnie-Herzégovine depuis dix ans n’a pu l’être que par imposition : cartes d’identités et plaques d’immatriculation sans « marque ethnique », réforme fiscale, ouverture des gouvernements des deux entités à toutes les ethnies, fin de la rotation du poste de Premier ministre de l’État central, statut de Mostar pour mettre fin à un quasi-régime d’apartheid..., la liste est interminable. L’abandon des pouvoirs de Bonn ouvrira une ère d’inconnu, au moment où devra être abordé l’essentiel – à savoir, la réforme des institutions héritées de Dayton pour rendre enfin viable un système de gouvernement à deux entités et à trois « peuples constitutifs » qui ne l’est pas. Cette échéance majeure pour le pays coïncidera avec la mise à l’épreuve de l’unité par le statut final du Kosovo, comme indiqué ci-dessus.
28Une quatrième échéance, celle-là sans date, pourrait être ajoutée : le test de la durée pour les accords d’Ohrid en ARYM, elle-même directement exposée aux effets de l’indépendance du Kosovo.
29Les trois années à venir sont celles de tous les risques. L’Union européenne à la diplomatie naissante peut se donner les moyens d’y faire face en s’en tenant au moins à trois lignes de force :
30— donner à la « perspective européenne » une réalisation plus immédiate et plus concrète : l’adhésion de la Croatie dès 2007 sonnerait comme un signal pour toute la région ; de même la Serbie devrait-elle être l’objet de moins d’ostracisme, malgré les défaillances bien réelles de la transition démocratique, afin de parer à la menace immédiate des forces nationalistes ;
31— agir en concertation étroite avec les États-Unis, puisque les Balkans, loin d’être une zone de désaccords entre Européens et Américains, ont été à ce jour un domaine de coopération ;
32— ne pas tenir la Russie à l’écart des processus en cours, surtout en ce qui concerne l’avenir du Kosovo.
33Faut-il répéter la mesure de l’enjeu ? Il reste trois ans pour tourner définitivement le page du nationalisme dans les Balkans.