1Histoire générale
Marc Ferro, Le choc de l’Islam (XVIIIe-XXIe siècle), Paris, Odile Jacob, 2002, 268 p.
2L’Occident est confronté au choc de l’Islam : en 1979, face à la révolution islamique en Iran, et en 2001, lors des attentats du 11 septembre. Dans son livre, présenté sous forme de trois parties à contenu inégal, Marc Ferro tente d’apporter une explication à ce qu’il appelle l’incompréhension de l’Occident. Celle-ci provient, d’une part, du choix des théories et doctrines, confirmées ou démenties, qui ont servi l’analyse scientifique de l’Histoire par les Occidentaux et, d’autre part, de leur vision du déroulement de l’Histoire qui, depuis la fin du XVIe siècle, est orientée vers les Amériques, ignorant le monde d’Islam. L’orientalisme occidental, qui se développe à partir du XIXe siècle, apporte l’image d’un Orient décadent, notamment en raison des défaites répétées de l’Empire ottoman, et la renaissance de la pensée grecque : l’Orient immuable se trouve en contraste avec l’Occident en mouvement et en progrès.
3Marc Ferro rappelle aussi les traumatismes du monde d’Islam : la colonisation et la lutte de libération ; la création, en 1948, de l’État d’Israël, et les défaites humiliantes des armées arabes en 1956 et en 1967. L’auteur estime que de cette humiliation est née l’idée d’emporter la guerre contre Israël par le terrorisme, mais rajoute que, dans cette étape, l’Islam ne joue aucun rôle de légitimité de la lutte du peuple palestinien pour son indépendance. C’est une lutte pour la reconnaissance des droits nationaux du peuple palestinien, elle n’a rien contre le judaïsme mais considère le sionisme comme l’ennemi à combattre.
4Dans la seconde partie de son livre, l’auteur aborde les tentations de l’Islam : le réformisme, le communisme, le nationalisme, la révolution islamique et le modernisme. La réforme commence sous l’influence de l’Occident, à partir du XVIIIe siècle dans l’Empire ottoman, mais aussi en Perse et en Inde. Le débat sur le réformisme prend deux sens opposés chez les penseurs musulmans : modernisation par l’adoption des pratiques occidentales et/ou le retour à la tradition islamique. Le bilan des réformes dans les pays d’Islam reste cependant mitigé.
5Dans l’Empire ottoman, les Tanzimats, qui commencent en 1839, sont imposés par les dirigeants afin d’occidentaliser certains appareils d’État. Mais l’ingérence des puissances étrangères, notamment en matière du droit des minorités chrétiennes, ramène les dirigeants sur le terrain de l’Islam. Ainsi en est-il de la réaction du sultan Abdulhamid II, pourtant favorable à la modernisation de l’Empire, dans les massacres de Sassoun de 1894-1896. Avec les « Jeunes Turcs », qui professent l’égalité et la coopération intercommunautaire, l’on assiste au triomphe du nationalisme turc basé sur l’unité de la langue et la religion. L’Islam devient un des éléments constitutifs de la nation. Le « génocide » arménien de 1915 est une réponse à l’occupation d’Erzerum par les Russes grâce au retournement des troupes arméniennes.
6Le réformisme de Mehmet-Ali pour faire de l’Égypte un État moderne à l’occidentale sur la base de l’idée d’État-nation échoue et le pays tombe rapidement dans les filets des banques européennes, suscitant l’intervention militaire et la soumission au protectorat britannique.
7En Iran, les mouvements de contestation pour les réformes et modernité ont été menés par le clergé chiite radical et les intellectuels : la révolution constitutionnelle de 1905-1907, le mouvement de nationalisation du pétrole dirigé par Mossadegh en 1951, et la révolution de 1979. Quant à la tentation des pays musulmans de rejoindre le mouvement communiste, hors Russie, c’est en Iran même que les drapeaux de l’Islam et du socialisme se confondaient souvent.
8Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la tentation du monde d’Islam avec le nationalisme a été très forte. Mais l’idée de l’unité arabe ne se concrétise qu’après la Seconde Guerre mondiale et la création de la Ligue arabe qui promet aide et soutien aux mouvements nationaux arabes et à toute lutte menée contre Israël.
9L’auteur estime que le nationalisme égyptien, basé sur la laïcité, est plutôt anti-anglais qu’anti-ottoman. De même, le panislamisme égyptien n’est ni musulman, ni arabe, ni ottoman ; il est égyptien. Nasser mène une politique basée sur l’identité islamique et arabe, tantôt « panarabe » et tantôt « panislamique », et travaille sur trois centres différents : celui des pays arabes, le cercle des pays musulmans et celui des pays africains.
10La nationalisation du pétrole iranien en 1951 et la crise de Suez en 1956, marquent l’apparition d’un Tiers Monde composé des pays démunis, qui revendique ses droits à l’instar du tiers état.
11Cependant, la tentative de créer une République arabe unifiée est un échec, et la défaite de 1967 crée une division au sein du monde arabe, entre les États « réactionnaires » telles l’Arabie Saoudite et la Jordanie et les États « progressistes », telle l’Égypte. L’apparition, en 1927, des Frères musulmans, soutenus par l’Arabie Saoudite, avait déjà créé une séparation dans ce sens. La naissance de la nation palestinienne qui refuse l’existence d’Israël met les pays d’Islam dans l’embarras. Certes, ils refusent de reconnaître Israël, mais, pour des raisons évidentes de développement, ne peuvent pas s’opposer à l’Occident.
12En Turquie, le nationalisme de Mustafa Kemal s’appuie à la fois sur l’Islam et sur la lutte contre l’impérialisme pour entraîner une partie de l’armée dans la résistance. Après avoir écrasé les Arméniens, considérés comme les « agents de l’impérialisme », puis les Grecs, il signe le traité de Lausanne, mettant fin aux revendications arméniennes et l’abandon par les Alliés de la cause arménienne. Considéré comme patriote, il réussit à faire accepter ses réformes.
13Soutenu par des masses populaires, Mossadegh nationalise le pétrole iranien en 1951 et contraint le Chah à l’exil. L’Occident boycotte le pétrole iranien et fomente le coup d’État qui renverse Mossadegh. Les Iraniens se sont sentis trahis par les Américains. De retour en Iran, le Chah exprime son nationalisme dans l’évocation historique de vingt-cinq siècles de l’Empire. Il réforme le calendrier islamique au profit d’un calendrier qui place l’origine des temps non plus à l’hégire du Prophète, mais à la fondation de l’Empire par Cyrus. Le clergé chiite s’est senti froissé, d’autant plus que les réformes du Chah pour la modernisation du pays, notamment de l’enseignement, l’avaient privé de ses privilèges. Il prendra la tête de la révolution iranienne de 1979.
14La République islamique aura pour objectif de servir l’Islam par l’intermédiaire de l’Iran. Les nouveaux dirigeants du pays divisent le monde en deux catégories : les pays musulmans et les pays de l’impiété et du polythéisme, et tentent d’islamiser les relations internationales. Les minorités chiites en Irak et au Liban, soutenues par l’Iran, accentuent le caractère spécifique de l’Islam iranien. Le Hezbollah libanais, soutenu par l’Iran, lance ses premières attaques suicides contre les forces américaines et françaises et recourt aux prises d’otages. Il se dissout cependant et laisse la place au Djihad islamique proche de Téhéran qui, dans sa lutte contre le colonialisme israélien, symbolise une nouvelle forme de terrorisme. Il s’en prend aux monuments symboliques de l’oppresseur, assassine des personnalités susceptibles de négocier un compromis, et vise en outre de simples citoyens de la communauté adverse. Marc Ferro estime que, avec l’entrée des chiites dans la lutte terroriste, celle-ci devient encore plus violente, notamment par l’utilisation des voitures piégées et des conducteurs martyres. Mais les opérations terroristes deviennent de plus en plus raffinées avec l’entrée en mouvement des jeunes diplômés membres d’Al Qaïda.
15Après le 11 septembre, les États-Unis et la Russie entrent dans la lutte contre le terrorisme. À tort ou à raison, les mouvements tchétchène et palestinien sont comparés à celui d’Al Qaïda. L’auteur estime que la jubilation de ceux qui s’estimaient être victimes de la mondialisation et de l’impérialisme américain, notamment dans les pays d’Islam, devant la destruction des symboles d’une puissance hégémonique, est une réponse de la mondialisation de ressentiment à la mondialisation que maîtrisent les États-Unis.
16Une remarque conclut le livre : si l’islamisme est un autre totalitarisme, l’Islam ne se réduit pas à l’islamisme extrême. Il n’a pas une seule voix, même si, depuis deux ou trois décennies, c’est la plus agressive vis-à-vis de l’Occident qui se fait entendre. Comme tant d’autres mouvements extrémistes dans le monde, l’islamisme est le fruit des rapports inégaux qui créent frustrations et désespoir.
17Soheila MAMELI-GHADERI,
Docteur en histoire.
18Sur l’entre-deux-guerres
Jean-David Mizrahi, Genèse de l’État mandataire. Service des renseignements et bandes armées en Syrie et au Liban dans les années 1920, Paris, Publications de la Sorbonne (Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne), 2003, 462 p. Version remaniée d’une thèse de doctorat d’histoire couronnée par le prix Jean-Baptiste Duroselle en 2002.
19On assiste depuis la fin des années 1980 à une floraison d’études sur la période du mandat français en Syrie et au Liban (1920-1946). De cet essor, le livre de Jean-David Mizrahi témoigne à double titre, d’une part en offrant de brillantes synthèses des publications les plus récentes, qui portent soit sur la politique de la France en Syrie, soit sur les évolutions sociales et idéologiques du nationalisme arabe depuis la fin de l’époque ottomane, d’autre part en apportant lui-même sa pierre à une historiographie en plein renouvellement. Le livre a pour objet une administration militaire, le Service des renseignements du Levant, de sa fondation, officiellement le 14 juillet 1921, à sa transformation en Services spéciaux du Levant en 1931. Pour retracer l’histoire de cette administration, l’auteur a puisé à de nombreuses sources, en particulier les archives du haut-commissariat français à Beyrouth, conservées au Centre des archives diplomatiques de Nantes, et des fonds du Service historique de l’Armée de terre à Vincennes : archives de l’Armée du Levant, dossiers relatifs au personnel et fonds privés. L’angle qu’a choisi Jean-David Mizrahi est celui de l’insécurité. Il étudie le face-à-face entre le Service des Renseignements du Levant et les bandes armées (βiÒâbât en arabe, çete en turc) qui ont sévi au début des années 1920 aussi bien dans le nord de la Syrie, dans la région d’Alep, que dans ses confins méridionaux, Hawrân et Djebel druze. Ces deux régions, l’une proche de l’ancien centre du pouvoir ottoman, l’autre traditionnellement rétive à l’ordre urbain et étatique, ont pour point commun d’être traversées, sinon disséquées, par, d’un côté, de nouvelles lignes-frontières tracées entre États du Levant sous mandat français et, de l’autre, au nord la Turquie kémaliste, au sud la Transjordanie et la Palestine sous mandat britannique.
20Il faut bien souligner, à la suite de l’auteur lui-même, que l’ouvrage ne fait pas l’histoire des insurrections qui ont accompagné l’installation du mandat dès 1920-1921 autour d’Alep, et en 1925-1926 dans le Djebel druze, l’est du Liban et la Ghûta, l’oasis de Damas. Il met bien plutôt l’accent sur le banditisme ordinaire qui a perduré entre ces deux phases de résistance à l’ordre colonial. Le parti pris de Jean-David Mizrahi présente un double intérêt, à la fois du point de vue de l’histoire de la construction étatique et du point de vue de l’histoire du mouvement national arabe lui-même. La répression du banditisme à laquelle s’est livré le SR traduit en effet l’extension de l’autorité de l’État et permet la stabilisation des frontières. À travers les interactions, inévitables en ces temps troublés, entre bandes armées et mouvements à caractère nationaliste, l’on voit de surcroît, mieux peut-être que par l’étude des révoltes anti-mandataires, par quel processus les masses rurales se reconnaissent une identité nationale et se laissent gagner par la politique.
21Cette histoire du SR confrontée aux bandes armées, Jean-David Mizrahi la déroule en quatre parties ordonnées chronologiquement, avec une « pause » au cœur de l’ouvrage pour présenter les officiers du service une fois celui-ci mis en place et opérationnel. Dans la première partie, intitulée « Émergence du pouvoir mandataire », l’auteur a à cœur de rappeler à la fois les antécédents du Service des renseignements, héritier d’une tradition presque séculaire d’administration des affaires indigènes, et les origines de la présence française en Syrie. Il s’intéresse ensuite aux circonstances de la naissance du mandat à l’issue de la Première Guerre mondiale, jusqu’à la défaite des troupes arabes à Maysalûn en juillet 1920 et à la division du territoire dont la France a pris le contrôle, en cinq entités autonomes (État du Grand-Liban, territoire des Alaouites, État de Damas et État d’Alep réunis en un État de Syrie le 1er janvier 1925, et État du Djebel druze). Ce faisant, Jean-David Mizrahi prend en compte, à part égale avec les traditions coloniales françaises et les rapports de force internationaux, les mutations de la société locale et l’émergence de groupes nationalistes populistes qui refusent non seulement la tutelle étrangère, mais aussi le modèle de civilisation qu’elle véhicule.
22La seconde partie, « Structuration du pouvoir mandataire et insécurité sur la frontière nord », explique la place et le rôle du Service des renseignements dans le fonctionnement global du mandat, avant de s’intéresser à son environnement « exogène » : la prolifération en Syrie du Nord de bandes armées ayant leurs bases arrière dans les villes turques de Kilis et de βAyntab, et trouvant des appuis auprès de comités nationalistes turcs et arabes qui agissent de concert contre les Français, au nom de la solidarité islamique et en vertu des liens traditionnels de la province d’Alep avec le cœur anatolien de l’Empire ottoman. L’insécurité chronique va néanmoins disparaître entre 1922 et 1924. Tandis que l’État mandataire perfectionne son appareil répressif, en plaçant notamment des unités supplétives de gendarmes mobiles sous les ordres d’officiers du Service des renseignements (les fameux cavaliers tcherkesses du lieutenant Philibert Collet), l’État turc démantèle les réseaux nationalistes de la frontière où s’exerçait encore l’influence des Jeunes-Turcs, concurrents des kémalistes. De l’affirmation de ces pouvoirs d’État naît la frontière turco-syrienne.
23Qui sont les officiers du SR ainsi placés au cœur du dispositif mandataire ? C’est à cette question que répond la troisième partie, une étude prosopographique réalisée à partir de l’exploitation sérielle d’un échantillon de 108 individus. Sur le plan méthodologique, on saluera la façon dont Jean-David Mizrahi, n’ayant pu disposer des dossiers personnels des officiers, a su tirer tout le parti possible de leurs états signalétiques et de services, finement croisés à d’autres documents tels que leurs actes de naissance. Sur le fond, l’auteur commence par décrire les officiers du SR avant leur séjour au Levant. Il étudie leurs origines sociales et géographiques, leur formation et leurs antécédents aux colonies ou dans les TOE (Armée d’Orient et Rhénanie). Il peut ainsi confirmer le poids de l’expérience acquise au Maroc, où près de la moitié des officiers du SR du Levant a séjourné, dans la conception et la mise en œuvre de la politique mandataire. Le lecteur pénètre ensuite dans le fonctionnement interne et le quotidien du service et découvre les réalités de la vie au bled, souvent moins exaltantes que l’image qu’en ont véhiculée La châtelaine du Liban et L’escadron blanc.
24La quatrième partie reprend le fil de la chronologie. Sous le titre « Insécurité sur la frontière sud et mutation du pouvoir mandataire », elle explore longuement les franges méridionales du Bilâd al-Shâm et en décrit l’effervescence en 1923-1924 alors même que le nord est en voie de pacification. L’auteur montre comment cette région-frontière qu’est le sud de la Syrie, cette région excentrée de l’Empire ottoman, située à la limite des terres cultivées et du désert à l’économie pastorale, est bouleversée par l’avènement de lignes-frontières, non seulement à l’intérieur du territoire sous mandat français (entre Grand Liban, État de Syrie et Djebel druze), mais aussi entre ce territoire et la Transjordanie. Naît alors ce que Jean-David Mizrahi appelle une « nouvelle frontière » où s’agitent les nationalistes syriens que les Français jugent indésirables depuis la chute du gouvernement arabe de Damas et qui cherchent un appui auprès de l’émir Abdallah de Transjordanie. Ils entendent poursuivre la lutte contre le mandat, éventuellement en mobilisant des groupes marginaux d’hommes qui errent entre le Liban et le Djebel druze en quête d’une vie meilleure. Cette stratégie échoue du fait du durcissement de l’autorité mandataire. Mais ce durcissement va embraser à son tour le Djebel druze, où l’autorité étatique paraît d’autant plus menaçante qu’elle s’impose en sa forme coloniale. C’est alors que la révolte druze va rejoindre les préoccupations des nationalistes et se transformer en insurrection générale. Le mandat est à un tournant qu’étudie Jean-David Mizrahi dans le dernier chapitre. Il hésite entre répression militaire et solution politique. Le SR connaît son apogée avec l’extension à la Syrie du Sud et à la région de Damas des moyens mis en œuvre pour pacifier la Syrie du Nord. Mais il perd progressivement son pouvoir de décision entre 1927 et 1930 quand se confirme la nécessité d’une réponse politique au mouvement nationaliste.
25On aura senti dans les lignes qui précèdent toute la richesse d’un livre où se mêlent plusieurs thèmes. D’abord histoire globale, institutionnelle, sociale et politique, d’une administration militaire, celui-ci apporte de surcroît une contribution utile à l’étude des βiÒâbât, des bandes armées en Syrie et au Liban durant la période mandataire. Il vient éclairer, par le dépouillement des sources françaises – essentiellement les bulletins de renseignements rédigés par les officiers –, le travail que d’autres chercheurs élaborent actuellement à partir des sources arabes. Les bandes armées attirent l’attention des historiens parce qu’elles constituent la première forme des mobilisations populaires qui se sont produites à l’échelle de tout le Moyen-Orient dans l’entre-deux-guerres, signalant ainsi des bouleversements politiques et sociaux sans précédent. Jean-David Mizrahi souligne bien ce que ces mobilisations ont de traditionnel – l’espoir d’une vie meilleure, la crainte de l’impôt, le refus de l’État – et ce qu’elles doivent à l’esprit du temps, à la montée du nationalisme, dans la mesure où l’autorité appartient à un pouvoir étranger et non musulman. Elles contribuent ainsi à l’éducation politique des masses, à l’émergence d’une nation arabe « éprouvée avant que d’être pensée », selon la belle formule de l’auteur. La politisation est nette à partir de la grande révolte de 1925-1926. L’on va alors passer progressivement à un nouveau type de mobilisations plus nettement tournées contre le mandataire, plus urbaines, avec des slogans et une mise en scène qui empruntent au modèle fasciste.
26La confrontation entre SR et bandes armées permet finalement à l’auteur d’étudier la genèse de l’État mandataire, ce qui est le titre même de l’ouvrage. Il faut relever le choix de l’expression « État mandataire », plutôt que celle d’ « État sous mandat » qui viendrait plus spontanément à l’esprit. Jean-David Mizrahi démontre en effet que, dans les États du Levant sous mandat français, c’est au mandataire, bien plus qu’aux gouvernements locaux, qu’appartient le pouvoir d’État. En tant qu’unique organe commun entre les États autonomes, le haut-commissariat a seul capacité à prendre des décisions. Ses agents, de plus, sont présents à tous les échelons de l’administration et des gouvernements locaux. Dans ce dispositif, le SR occupe une place centrale, ce qui tient aux circonstances de sa naissance, à sa structure, à sa mission enfin, qui l’amène à jouer un rôle décisif dans la construction de l’État et la délimitation de son territoire. Du mandat, le SR reflète les fêlures : l’absence de doctrine et la tentation de l’administration directe. Il en reflète aussi les hésitations et les évolutions. « Levier important du pouvoir mandataire », selon les termes de l’auteur, il va jusqu’à s’ériger en « contre-pouvoir » capable de mettre en échec, en 1926, la politique d’entente avec les nationalistes syriens que cherche à mettre en œuvre Henry de Jouvenel, le premier haut-commissaire civil, nommé après le déclenchement de la révolte druze. Dans les années suivantes toutefois, le successeur de Jouvenel, Henri Ponsot, réussira à le cantonner dans un rôle d’information et à orienter des officiers, comme Pierre Rondot, vers la réalisation de grandes enquêtes sociologiques en liaison avec l’Institut français de Damas. C’est l’époque où l’on passe véritablement de l’« État mandataire » aux « États du Levant sous mandat français », dotés de statuts organiques. L’autorité mandataire envisage dès lors sa propre fin, tout en prenant des décisions lourdes de conséquences pour l’avenir. Car si Ponsot réussit à réformer le SR, analyse Jean-David Mizrahi, il ne peut empêcher la création des Troupes spéciales du Levant qui intègrent les supplétifs dans l’armée régulière. Recrutés de préférence parmi les Druzes, les Tcherkesses et les Kurdes, les supplétifs accentuent le poids des minorités confessionnelles ou ethniques dans les forces militaires locales et y renforcent les logiques communautaires.
27Des lecteurs d’horizons variés trouveront donc dans cet ouvrage de quoi satisfaire leur curiosité, qu’ils s’intéressent à l’histoire de la colonisation, à celle de l’armée, à celle de la Syrie et du Liban, à celle du Moyen-Orient et de la succession de l’Empire ottoman, à celle des relations internationales et de la naissance des frontières. Mais cette incontestable richesse thématique marque aussi les limites de l’ouvrage, d’une lecture très ardue, même pour quelqu’un qui connaît bien le contexte régional. À cette première difficulté, s’ajoutent des effets de style un peu appuyés et répétés, d’autant plus regrettables que l’auteur a de toute évidence des talents d’écrivain. L’on est parfois saisi de vertige en pénétrant tour à tour dans les mondes si divers que sont le parti colonial français, les ministères parisiens, le haut-commissariat à Beyrouth, le SR, l’armée, les organisations nationalistes, les bandes armées, la Turquie kémaliste, la Transjordanie, le Djebel druze... La problématique d’ensemble y perd un peu de sa cohérence. Entre histoire du SR et histoire du mandat, voire histoire de la Syrie sous mandat, Jean-David Mizrahi n’a pas osé tout à fait trancher. On a le sentiment diffus qu’il ne peut lâcher l’histoire du SR, parce qu’elle représente son apport original et qu’il aime ses officiers, mais que sa vraie passion est ailleurs, dans l’histoire politique du mandat et dans l’histoire de la Syrie contemporaine – dont il a parfaitement assimilé la bibliographie. À cet ouvrage irréprochable à bien des égards, à ce modèle d’érudition et de méthode, à ce cas d’école même dans la façon dont les sources sont décortiquées, il manque sans doute un supplément de légèreté.
28Anne-Laure DUPONT,
Maître de conférences,
Université de Nice-Sophia Antipolis.
29Sur la Deuxième Guerre mondiale
Michaël Jabara Carley, 1939 : L’alliance de la dernière chance. Une réinterprétation des origines de la Seconde Guerre mondiale, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2001, 365 p. Traduit de l’anglais par Jean-Christophe Paccoud.
30La thèse de l’ouvrage, dont l’édition originale a paru en anglais en 1999, a tous les mérites de la clarté et toute la force de la cohérence. Elle se résume en quelques mouvements. La conclusion d’une alliance entre la Grande-Bretagne, la France et l’Union soviétique, dernière chance de barrer la route à l’Allemagne nazie, butent sur l’anticommunisme occidental. Influencés par le précédent de 1914-1918, les courants dominants dans les milieux dirigeants britanniques et français sont persuadés que la guerre entre pays capitalistes favorise la révolution et conduit à l’extension du socialisme. Aussi faut-il l’éviter à tout prix.
31Il importe peu qui remporte la victoire militaire ; le socialisme – en l’occurrence, soviétique – en serait le véritable bénéficiaire. À ce propos, il convient de rappeler qu’à Londres et à Paris l’on ne doute pas que les deux puissances occidentales seraient vainqueurs, étant donné que la stratégie envisagée de la guerre longue, calquée sur le cours de la Première Guerre mondiale, leur permettrait de tirer parti de la supériorité de leurs ressources. Mais cette victoire serait empoisonnée, car au profit de la révolution, du socialisme et de l’URSS. Opportuniste et fidèle à ses objectifs idéologiques, cette dernière verrait d’un bon œil les pays capitalistes s’entre-déchirer – elle les inciterait même à le faire –, son dessein étant d’intervenir en arbitre lorsqu’ils seraient épuisés et dévastés, d’y propager le bolchevisme et de réaliser leur basculement dans le camp soviétique. Dans cette perspective, la défaite de l’Allemagne aux mains des puissances occidentales devient aussi indésirable que sa victoire. Le défaitisme se nourrit autant de la peur de la défaite que de la crainte de la victoire. La politique de l’apaisement repose sur un socle idéologique : défendre l’ordre social commande de sauvegarder la paix, quoi qu’il en coûte sur le plan de la puissance.
32Confortée par le raisonnement de ses partenaires occidentaux, l’Allemagne nazie a les coudées franches. Pour peu que son expansionnisme se déploie graduellement et vers l’Est, elle peut compter sur la réticence de Londres et de Paris à lui en tenir tête, le recours à la force étant l’option qu’ils récusent le plus. La domination de l’Europe centrale lui est concédée. La Mitteleuropa a, de surcroît, l’allure d’une entreprise menant à l’affrontement avec l’URSS, dénouement qui n’est guère susceptible d’attrister les apaiseurs occidentaux. Le discours de l’URSS sur l’indivisibilité de la paix, son soutien à la sécurité collective, ses appels à la résistance face à la politique agressive de l’Allemagne et ses avertissements à l’effet que la grande Allemagne s’en prendrait tôt ou tard à la France et à la Grande-Bretagne ne font que renforcer l’idée préconçue voulant que l’État socialiste chercherait à provoquer un embrasement général dont le capitalisme ferait les frais. En toute connaissance de cause les puissances occidentales prennent le risque de ne pas agir avec fermeté ; de concession en reculade, leurs positions s’effritent.
33Ainsi, durant la période cruciale de marche à la guerre, les considérations d’intérêt national cèdent le pas aux motivations idéologiques ; l’anticommunisme est le véritable principe directeur de la politique britannique et française. L’idée léniniste selon laquelle la guerre engendre la révolution domine l’esprit des décideurs à Londres et à Paris. L’ironie de la situation est que l’URSS se soucie moins d’idéologie que de sécurité nationale dans le sens traditionnel. Il s’agit, tour à tour, d’éviter la formation d’un bloc antisoviétique, de mettre l’URSS à l’abri, d’éloigner du territoire soviétique le danger d’une agression allemande ou de la repousser, le cas échéant, avec l’appui des puissances occidentales. Mis entre parenthèses à Moscou, Lénine est au centre des préoccupations à Londres et à Paris. On ne peut s’empêcher de penser à John Foster Dulles qui, vingt ans plus tard, recherchera dans la lecture de Marx et de Lénine les clés de la politique étrangère de l’URSS. Les idéologues ne sont pas toujours ceux que l’on pense.
34Carley met en exergue le thème de l’anticommunisme dans son traitement des tensions et des crises qui se multiplient de 1938 à 1940. « L’anticommunisme de l’entre-deux-guerres fut une des principales causes de la Seconde Guerre mondiale » (p. 300). L’URSS éprouve déception sur déception en présence de la mollesse des réactions anglo-françaises face aux coups de force allemands, et du peu de cas que l’on fait à Londres et à Paris de ses ouvertures et propositions. Méfiance, indifférence, manœuvres dilatoires, déférence aux objections de pays comme la Pologne et dénigrement de ses capacités militaires représentent la gamme des réponses servies à l’URSS. Celle-ci, de son côté, reste sur ses gardes : les pourparlers avec les Occidentaux ne doivent pas se transformer en tactique de ces derniers pour obtenir de meilleurs résultats dans leurs tractations avec l’Allemagne ; l’URSS ne saurait accepter de traité à sens unique garantissant la sécurité des Occidentaux ou de ses voisins sans réciprocité ni contrepartie pour sa propre sécurité. D’où l’insistance de Moscou afin que tout accord politique avec Londres et Paris – compromettant vis-à-vis de Berlin – soit assorti d’une convention militaire précise, concrète et ayant valeur d’alliance.
35Le raidissement de l’opinion publique suite à l’entrée de la Wehrmacht à Prague le 15 mars 1939 oblige les apaiseurs, à leur corps défendant, à s’activer en distribuant des garanties. On prend langue avec l’URSS : il est souhaitable de donner au moins l’impression de rechercher un accord, quitte à rejeter sur elle la responsabilité d’un échec. Mais les négociateurs britanniques et français envoyés à Moscou en juillet-août ne sont pas du plus haut niveau, n’ont pas les pleins pouvoirs, ne soumettent aucun projet militaire, ne peuvent garantir le droit de passage aux troupes soviétiques en Pologne et ne sont même pas pressés d’arriver à destination. On sait que la mission se rend en URSS sur un navire marchand faisant du 13 nœuds alors que la guerre est imminente. L’offre soviétique de 100 divisions dans le cadre d’une alliance en bonne et due forme tombe dans le vide. Convaincue du manque de sérieux de ses interlocuteurs, l’URSS accepte la proposition allemande d’un pacte de non-agression. L’Allemagne peut attaquer la Pologne, tandis que l’URSS obtient un report de l’affrontement avec le Reich. De l’avis de Carley, Staline commet une désastreuse erreur de calcul ; il fallait se battre tout de suite. Ce n’est qu’en 1941, dans les pires conditions, que l’alliance anglo-soviétique devient réalité. « En fin de compte, écrit-il dans la dernière phrase de l’ouvrage, la soif inextinguible de conquête allemande amena un rapprochement entre la Grande-Bretagne et l’URSS, rapprochement que ces deux pays n’avaient pas été capables de réaliser par eux-mêmes » (p. 303).
36Cet ouvrage constitue une réfutation des révisions apparues dernièrement, lesquelles tendent à réhabiliter l’apaisement ou certains de ses aspects. Il développe les positions contre-révisionnistes de l’auteur et remet à l’honneur des interprétations plus anciennes des origines de la guerre. Les partisans de la résistance à l’Allemagne, tels Litvinov, Maiski, Churchill, Vansittart, font bonne figure ; les apaiseurs, en particulier Chamberlain, Bonnet, Daladier, n’en sortent pas grandis. La démarche comporte un examen minutieux des événements et des échanges diplomatiques quasiment au jour le jour pendant deux ans. La méthodologie est méticuleuse : l’auteur confronte systématiquement les comptes rendus rédigés par les diplomates de leurs rencontres et met à contribution les lettres révélatrices de Chamberlain à sa sœur. S’ajoutant à l’emploi des archives britanniques, françaises et allemandes, le recours aux archives soviétiques, récemment ouvertes, est l’une des principales contributions de l’ouvrage. Tout en rendant possibles les comparaisons avec les documents occidentaux, leur apport permet de vérifier leur conformité avec l’interprétation soviétique déjà connue des origines de la Seconde Guerre mondiale. Cet ouvrage la confirme, sources à l’appui. Le fait qu’elle ait désormais droit de cité dans le domaine de l’érudition est un indicateur de plus de la fin de la guerre froide.
37Samir SAUL,
Université de Montréal.
38Après 1945
Hommes et femmes en guerre d’Algérie, actes du colloque d’octobre 2002 à Paris sous la direction de Jean-Charles Jauffret et Jean-Christophe Romer (éd.), Bruxelles, Complexe, 2003.
39Organisé par l’Unité mixte de recherches no 5609, ESID (États, sociétés, idéologies défense) du CNRS (Université de Montpellier III), et le Centre d’études d’histoire de la défense du Château de Vincennes, au sein de l’auditorium du CNRS, à Paris les 7 et 8 octobre 2002, le colloque international Hommes et femmes en guerre d’Algérie, sous la direction de Jean-Charles Jauffret et de Jean-Christophe Romer, a réuni une quarantaine de communicants et neuf rapporteurs. Sous la présidence d’honneur de Charles-Robert Ageron, il prend la suite, avec les mêmes équipes organisatrices et conseil scientifique, que le premier colloque d’histoire militaire comparée franco-algérien, qui s’était tenu à Montpellier, dans l’enceinte de l’École du Commissariat de l’armée de terre, en mai 2000, et dont les actes ont été publiés aux Éditions Complexe en janvier 2001 sous la direction de Jean-Charles Jauffret et de Maurice Vaïsse.
40Ce colloque majeur, tenu devant un public nombreux (150 personnes par séance en moyenne) au cœur même de la « maison mère » du CNRS, est à la confluence des histoires militaire, politique, sociale et économique, religieuse, et concerne également celle des mentalités. Il s’articule autour d’un plan thématique en trois parties : les civils dans la guerre ; combattants et aspects militaires du conflit ; politique, militantisme et terrorisme.
41Dans son allocution d’ouverture, Jean-Charles Jauffret souligne que le propos est, certes, de faire le point sur les travaux des historiens français et algériens, mais surtout de comparer des destins croisés, d’hommes et de femmes emportés dans une tourmente. Tant sur le plan militaire (y compris les harkis) que civil, ne sont oubliées aucune des trois communautés (Algériens, musulmans, Français de souche, Juifs d’Algérie) ni le cas des travailleurs algériens vivant en France. La spécificité de ce colloque est bien d’être un débat d’historiens et non une n-ième réflexion sur la mémoire. Jean-Charles Jauffret rappelle aussi un des acquis du colloque de Montpellier de mai 2000 : sur proposition de Mohammed Harbi unanimement acceptée, les historiens ne doivent plus employer les termes infamants pour l’adversaire de « Fell », « Fellouze », « HLL » (hors la loi)... sauf s’ils précisent qu’il s’agit d’une citation de l’époque en mettant des italiques ou des guillemets. Cette précision sémantique a eu du mal a être entendue par une minorité d’anciens présents.
42La première demi-journée concerne les civils dans la guerre. La compréhension de leurs devenirs passe par l’établissement précis des faits. D’où l’importance de la masse d’archives importantes et diverses mises, en France depuis 1992, à la disposition des chercheurs. Nathalie Genet-Rouffiac souligne l’accessibilité des archives militaires du Service historique de l’armée de terre et note un taux de fréquentation encore trop faible des historiens. La communication de Jacques Frémeaux concerne l’identité historique de la communauté des Français d’Algérie en remarquant que leur image est demeurée instrumentalisée et prisonnière de certains poncifs. Mais le sentiment d’appartenance à un même peuple en devenir, remarque Christelle Maurin, explique les liens tissés entre agents européens et algériens au sein de la Société Électricité et gaz d’Algérie, bien que le caractère colonial du tissu social de l’Algérie donne toujours la prédominance au « colon ». En utilisant les recensements des communes (1936-1960) et les transactions foncières et immobilières, Daniel Lefeuvre démontre en quoi le réflexe de repli sur soi de la communauté européenne l’a finalement emporté sur le sentiment de solidarité.
43Tout était-il irrémédiable ? Guy Pervillé s’intéresse aux deux communautés majoritaires, musulmane et européenne, à travers les itinéraires d’écrivains algériens face à la guerre d’Algérie. Il souligne les interactions entre les « événements » et la vie de ces écrivains (Albert Camus, Emmanuel Roblès, Mouloud Feraoun...) et montre comment le réseau d’amitié a résisté à l’épreuve d’opinions et de choix politiques divergents. Jacques Cantier, pour sa part, évoque le parcours atypique de Jules Roy, officier et intellectuel. Français d’Algérie, il offre une réflexion sur son propre engagement qui accompagne l’évolution de l’opinion publique métropolitaine.
44Richard Ayoun, quant à lui, s’intéresse à la communauté juive. Il note la survivance de la judaïté et du judaïsme dans un groupe d’hommes et de femmes tourné aussi vers la modernité. Une minorité suscite une première approche riche d’enseignements, celle des 150 000 Algériens vivant en métropole en août 1958. Linda Amiri en souligne les spécificités sociales et politiques, les actions inquisitoriales de la police... Elle insiste particulièrement sur le fonctionnement de la Fédération de France du FLN, dont les méthodes apprises à Paris dans les milieux marxistes n’ont rien de démocratique.
45Un des principaux acquis de ce colloque international est bien de restituer le rôle des femmes. Diane Sambron montre en quoi l’émancipation des femmes musulmanes devient un enjeu pour l’armée française. Elle tente une approche de la femme algérienne par le biais de son émancipation de manière à la détourner du FLN, grâce aux actions médico-sociales et à la propagande menée par les 5es bureaux. Benjamin Stora compare la production littéraire de 180 ouvrages écrits par des femmes, œuvres longtemps ensevelies par le récit des hommes. Il décrit le passage de la mémoire à l’histoire, qu’il nomme « nostalgéria », pour définir l’attachement à un pays perdu à travers ces livres signés par des Françaises d’Algérie. Ces récits évoquent les séparations communautaires et les frontières difficilement franchissables. Entre la révolte et la mélancolie, on s’interroge sur la mutation de leur mémoire qui saigne encore.
46Le second thème retenu, combattants et aspects militaires du conflit, poursuit l’œuvre entreprise lors du colloque de Montpellier en prospectant de nouvelles pistes de recherches. Jean-Charles Jauffret montre la grande complexité des destins d’hommes de la dernière armée de masse employée par la République. Il propose une typologie des hommes du contingent européen en définissant les diverses catégories de rappelés, de réservistes, d’officiers... Pour les appelés, c’est bien l’inégalité devant l’obligation militaire qui ressort suivant les classes et l’époque d’incorporation, les lieux et unités d’affectation... D’où les fortes spécificités régionales des vécus, comme le souligne Nicolas Fabre dans son étude relative au contingent corse. Moins dépaysés que les autres appelés à leur arrivée en Algérie, les jeunes Corses ont aussi un sentiment de moindre isolement en raison de la solidarité insulaire manifestée à leur bénéfice par les Français d’Algérie d’origine corse.
47Tout objet est histoire, rappelle Raphaëlle Branche, en dépit des cris d’orfraie d’anciens présents dans l’auditorium. En s’intéressant à la sexualité des appelés, en croisant archives et témoignages, elle montre, entre autres, l’organisation des BMC, gérés par le commandement en dehors du cadre civil. Les textes officiels ne s’attachent pas à l’aspect moral, mais se limitent à une simple gestion prophylactique. Le retour à la vie civile n’est pas aisé pour les hommes du contingent, remarque Frédéric Médard. Il décrit les dispositions sociales, fort nombreuses, prises en leur faveur. Comme pour les autres générations du feu, l’administration fiscale a dû faire des concessions, tandis que les divers gouvernements ont su adapter les textes en vigueur (officiellement il n’y a pas de guerre en Algérie) au cas par cas.
48Tramor Quémeneur poursuit sa recherche sur les insoumis. Il prend pour exemple d’un engagement politique pacifiste, trois cas de rappelés qui refusent de porter les armes en Algérie, en croisant leurs destins. Un débat vif s’engage avec un participant qui remarque la faible représentativité de ces « soldats du refus » par rapport au reste des hommes du contingent. En fait, peu importe leur nombre, l’importance de ces marginaux provient du débat politique qu’ils ont suscité à l’époque. De plus, cette question s’inscrit à l’intersection de l’opposition française à la guerre d’Algérie et des désobéissances militaires.
49Les quatre communications suivantes montrent la diversité, parfois l’hétérogénéité, des différents corps de troupe réguliers engagés en Algérie. Les témoignages oraux permettent de percevoir la richesse des vécus des pilotes d’hélicoptère (Marie-Catherine Villatoux). L’étude de l’organisation des troupes aéroportées permet de comprendre les différences entre les 10e et 25e divisions parachutistes et les choix politiques (1961) et d’emploi sur le terrain (Laurent Cadena). André-Paul Comor suscite le plus vif intérêt à propos de la politisation des officiers de légion pouvant les conduire, à partir de 1960, à la désobéissance. Patrick Boureille étudie, quant à lui, les mécontentements, les frustrations perceptibles à travers l’étude des rapports sur le moral des unités de la Marine nationale lors de l’évacuation des Européens et des harkis en 1962.
50D’autres communications témoignent de la richesse des travaux entrepris en histoire militaire, dans les domaines les plus divers, notamment religieux. Xavier Boniface évoque le rôle des aumôniers militaires, tant catholiques que protestants ou juifs. Leurs fonctions se caractérisent par un mélange d’autoritarisme, de respect, de paternalisme et de sollicitude, notamment à l’égard des populations musulmanes. Le général Jean Delmas s’intéresse au cas tout à fait curieux d’Arabes chrétiens d’un village de l’Ouarsenis ayant formé une harka spécifique dont le destin est analysé. Christophe Cazorla évoque à ce propos comment le concept d’emploi des supplétifs a évolué pendant la guerre d’Algérie. L’implication sociale de l’armée est également rappelée par Alexandra Lamodière à propos de l’action des SAS (sections administratives spécialisées), y compris dans le domaine de l’éducation.
51La seconde journée, fort riche, évoque le devenir des diverses catégories de combattants algériens à travers les motivations de leur engagement. Charles-Robert Ageron, avec la plus grande rigueur, propose une typologie et une analyse des vécus des militaires réguliers (tirailleurs algériens et spahis) de l’armée française, en rappelant qu’il ne faut pas les confondre avec les harkis. Le destin d’un de ces derniers est souligné par Jean-Jacques Jordy. Il suit le parcours, riche en vains espoirs, vexations mais aussi solidarités de Khelifa Haroudn, entre 1957 et son arrivée en France dix ans plus tard. Nordine Boulhaïs montre les spécificités des combattants recrutés par les troupes françaises dans les Aurès, mais ne distingue pas, ce qui lui est reproché, les diverses catégories de supplétifs des soldats réguliers. Ce colloque, loin de la « surcommémoration » actuelle des harkis (après une période d’oubli quasi total), a permis de saisir toutes les nuances de leurs choix et de leurs engagements, des motifs « nobles » (choix du parti de la France) au désir de vengeance (un proche égorgé par le FLN), aux motivations alimentaires (plus protection de la famille), sans oublier la contrainte ou la compromission après une séance d’interrogatoire « musclé » pour les membres de l’ALN devenus harkis. Ces nuances de l’engagement, notamment en ce qui concerne le désir de vengeance, expliquent cet aspect essentiel que ce colloque a rappelé, et ce en dépit des mémoires aseptisées que la future « année de l’Algérie » en 2003 risque d’occulter une nouvelle fois : la guerre d’Algérie est aussi une guerre civile entre Algériens. Jacques Valette choisit de l’évoquer à travers les luttes fratricides entre messalistes et partisans du FLN, tant en métropole qu’en Algérie. Il restitue aussi une mémoire oubliée de l’Algérie contemporaine : les messalistes sont d’authentiques patriotes en dépit de certaines compromissions. Le nationalisme algérien, entre 1954 et 1958 surtout, ne peut se résumer au seul FLN qui mène une guerre à outrance contre le MNA de Messali Hadj. Ce dernier croit encore, en 1961 par exemple, pouvoir servir d’intermédiaire, de troisième force, sans renoncer à l’identité nationale algérienne, mais dans l’amitié avec la France. L’étude des luttes internes du nationalisme algérien est aussi développée par Louis-Marie Plus, qui, s’appuyant sur les archives de la gendarmerie, montre en quoi la communauté algérienne en France a été l’objet d’un enjeu majeur. Car la guerre d’Algérie est avant tout un conflit politique, le dernier mot devant appartenir à celui qui a su se concilier l’opinion. En fonction des choix originels du FLN qui demeure sur ce plan traditionnel, la question religieuse concerne le contrôle des consciences, ce qu’évoque Michel Renard dans son étude sur l’observance religieuse et le sentiment politique chez les Algériens en France. Ce choix politique essentiel, suscité ou spontané, est à la clef de la réussite d’une lutte de décolonisation comme la guerre d’Algérie. Khalifa Chater le rappelle déjà par l’exemple du cousin tunisien entre 1952 et 1956, à titre d’histoire comparée des peuples du Maghreb. Grégor Mathias l’évoque à nouveau à propos de l’épineuse question de la responsabilité des officiers des SAU (sections administratives urbaines) lors des manifestations de décembre 1960, témoins de la puissance recouvrée du FLN à Alger. En oubliant toutefois l’indispensable contexte international de l’année 1960, il disculpe, preuves à l’appui, ces officiers passés maîtres dans l’arme psychologique.
52Qu’en est-il de l’autre, de ceux du « camp d’en face » ? Le colloque de Montpellier, pour la première fois, avait largement donné la parole aux combattants de l’ALN. Celui de Paris apporte de très utiles compléments. Dans une communication particulièrement dense, Gilbert Meynier innove en proposant la première synthèse établie sur des archives algériennes et françaises relative à l’engagement des femmes dans l’ALN/FLN. Leur implication ne faisait pas initialement partie du programme du FLN. Leur rôle au sein des katibas tient aux circonstances de la lutte, mais ne suscite point de révolution des mœurs et des mentalités. Leur participation demeure marginale, bien que très appréciée pendant les combats, leur rôle traditionnel d’épouse et de mère l’emporte d’ailleurs sur l’image de la combattante dès l’indépendance. Tayeb Chenntouf suit l’itinéraire d’un lycéen de Mostaganem, bon élève qui ne demande qu’à s’intégrer à la France des principes de 1789, mais découvre le racisme et l’exclusion. Devenu officier de l’ALN, fait prisonnier, il connaît les diverses officines pratiquant la torture dans l’Oranais. Libéré, il passe son baccalauréat en métropole et revient en Algérie en juillet 1962.
53Le dernier thème abordé concerne les aspects politiques, impliquant le militantisme et le terrorisme. Dans une communication très documentée témoin des richesses des archives algériennes et des apports d’une longue enquête orale, Daho Djerbal démontre en quoi, dans le Constantinois, l’ALN est tributaire du militantisme des combattants occasionnels, les moussebiline. Ils en constituent la base, l’indispensable réseau de soutien logistique. Toutefois, l’adhésion des moussebiline à la cause du FLN n’est pas toujours spontanée, remarque Daho Djerbal. Le soutien financier et politique dépend aussi de l’action des sympathisants hors des frontières de l’Algérie, notamment en République fédérale d’Allemagne. Jean-Paul Cahn et Klaus-Jürgen Müller montre en quoi cette mission est remplie, en partie, par la jeunesse étudiante et syndicale sur le territoire allemand où elle sait susciter des sympathies, dans un pays qui tente de préserver ses bonnes relations avec la France. C’est qu’une nouvelle fois la question algérienne ne peut laisser indifférent, tant à l’étranger qu’en France. Il n’est plus possible de pratiquer la politique de l’autruche, remarque Maria Romo-Navarette à propos du vieux parti radical, très divisé sur le sort de l’Algérie française. Ces doutes expliquent le sens de l’engagement d’un des très rares penseurs militaires français de l’après-guerre, le colonel Lacheroy. Paul Villatoux montre en quoi ses conférences suscitent un débat de fond, tant dans les milieux politiques que militaires, à partir du moment où il développe une théorie de l’action psychologique à la clef de la guerre contre-révolutionnaire.
54Or cette méthode enseignée dans les centres de formation anti-guérilla semble nécessaire aux forces de l’ordre face aux progrès du terrorisme. Robert Davezac, en rappelant l’indispensable apport des journaux d’Algérie, montre en quoi, dans l’Algérois, la question de la lutte contre le terrorisme domine finalement toutes les autres entre le 6 juin 1958, date du retour des attentats FLN, au 30 avril 1961 marquant les premières exactions de l’OAS. Cette étude a aussi le mérite de rappeler que la guerre d’Algérie se termine par une autre guerre civile, franco-française celle-là. Ce colloque souligne également le chaos final qui préside aux derniers instants d’une guerre d’Algérie qui ne s’est pas arrêtée comme par miracle un certain 19 mars 1962. Jean Monneret rappelle l’anarchie qui règne en Algérie aux lendemains de la signature des accords d’Évian, comme en témoigne la dérive des enlèvements dont sont victimes des milliers d’Européens. Restait à évoquer, sur fond des derniers attentats, dont les plus spectaculaires sont dus à l’OAS, justement le destin des derniers « soldats perdus », ce que fait Mario Ranaletti en proposant un éphéméride établi à partir de l’image et de la littérature.
55De façon magistrale, Jean-Pierre Rioux clôt ce colloque qui apporte beaucoup. Il souligne que nous sortons d’un cycle, puisque la béance entre mémoire et histoire n’est plus un obstacle à partir du moment où l’ouverture des archives encourage le travail de l’historien. Nous sommes enfin sortis, en Algérie, de l’« hypercélébration », selon une expression de Guy Pervillé reprise par Jean-Pierre Rioux. La diversité des recherches relatives à la guerre d’Algérie, la soutenance de thèses majeures et la tenue de colloques tels que celui-ci montrent la complexité du conflit, les rapports à la vie, à la mort, du vécu au vivant. À travers les thèmes choisis par les communicants se perçoivent l’agrandissement du « territoire de l’historien », le nécessaire élargissement des débats loin des querelles mémorielles. Ces pistes nouvelles rappellent qu’il n’y a pas de petite ou de grande histoire, mais que tout objet, tout vécu, tout drame, mérite qu’on l’étudie sans passion, même si le praticien de l’histoire, victime du choc du présent, a parfois du mal à formuler sa problématique. C’est dire que l’historien n’étudie pas une époque figée, mais le temps qui va. Tout au long des communications, le poids des représentations fut présent, et pas seulement les imaginaires. Ce colloque, par le principe même du croisement de sources (archives, témoignages, images...), a permis d’approcher le vécu d’hommes et de femmes, tant en Algérie qu’en Europe. Au terme de cette rencontre, il est réconfortant de voir que tous les thèmes ont été abordés, même les plus sensibles, et sans appréhension. Un grand pas fut franchi lors du colloque de Montpellier, un second est réalisé ici, qui confirme le désir de rapprochement des historiens des deux rives de la Méditerranée.
56Dalila AïT-EL-DJOUDI,
Jean-Charles JAUFFRET.
Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 2001, 474 p.
57Mme Raphaëlle Branche publie une édition abrégée de sa thèse, amputée en particulier du recueil de témoignages qu’elle avait reçus. Ce livre imposant offre l’appareil critique nécessaire, puisé dans les archives inédites de l’armée de terre et de quatorze centres d’archives publiques et privées.
58L’auteur part de l’idée essentielle que la guerre d’Algérie est ambiguë, car, comme l’ont vite compris les responsables civils et militaires, c’était une guerre révolutionnaire adaptée aux conditions spécifiques locales. Elle considère qu’un discours officiel mensonger a évité de parler d’« une guerre proprement dite », mais de « combats », de « maintien de l’ordre », alors qu’il « serait dangereux... de considérer les opérations en cours comme de simples opérations policières ». Une guerre classique est menée pour « la domination, la défense », ici elle est placée dans « un rapport gouvernant-gouverné » (p. 38-39).
59Elle veut replacer le problème de la torture dans un tel contexte, qui valorise le renseignement obtenu par la coercition physique. Les auteurs creusent une « poche de non-droit au sein de l’espace public », car « c’est moins la loi qui dicte sa guerre que la guerre qui dicte sa loi » (p. 222). Son usage se répand vite. « Elle s’installe... grâce aux facilités fournies par la législation d’exception, qui laissent progressivement les militaires maîtres du terrain. » Après 1957, elle « devient l’arme reine dans un conflit qui vise en premier lieu la population algérienne ». C’est « une guerre dans laquelle la torture a une place centrale » (p. 14). Elle est généralisée car tout Musulman est un suspect. « Tout suspect est un mort en sursis » (p. 51). L’État français eut le tort de décréter « l’état d’exception où la frontière entre la violence et le droit se brouille » (p. 15).
60Elle en trouve la cause première : l’Armée a voulu devenir maîtresse absolue du jeu algérien. Les responsables militaires ont souhaité que le gouvernement le leur en donne les moyens. En 1955, le général Zeller, chef d’état-major de l’armée de terre, note que le maintien de l’ordre provoque la « dilution de nos effectifs entre les mains de l’autorité civile », alors que l’état d’urgence donne le pouvoir d’interner tous ceux « dont l’activité serait dangereuse pour la sécurité et l’ordre public » (p. 36). Telle fut la finalité de la loi sur l’état d’urgence en mars 1955. Au printemps 1956, la loi sur les pouvoirs spéciaux allait permettre tous les arbitraires de l’armée : décisions prises par simple décret, transfert à la justice militaire des compétences de la justice civile. Lacoste, le ministre, en arrive à déléguer les pouvoirs de police des préfets aux généraux commandant les divisions, « le ministre donnant les grands axes que le commandement précise » (p. 38).
61Ainsi est dégagée une conception de la guerre faite de pratiques illégales et arbitraires, le « tournant de la guerre d’Algérie » étant la bataille d’Alger, en 1957. L’armée emploie désormais des méthodes violentes illégales, pour briser le lien entre la population et l’organisation politico-militaire du FLN qui l’encadre. L’auteur cite des textes significatifs. En 1957, le colonel Godard note : « Face à des organismes terrestres clandestins que nous avons, hélas, laissé mettre en place sans sentir le mal profond, le chancre se développe avec une rapidité effrayante » ; aussi, « il faut se battre avec des formules nouvelles » (p. 106). Le général Salan, à peine arrivé, fixe les objectifs : « anéantir les groupements militaires » et « détruire les structures politiques de l’adversaire » (p. 107). Cela ne pouvait être sans déstabilisation morale du commandement. À Paris, le général Ély écrit que cette « guerre subversive » impose « à l’Armée des responsabilités qui dépassent légèrement celles auxquelles elle était traditionnellement entraînée » (p. 107). Un autre général, sur le terrain, devant le « manque de directives fermes et nettes, concernant la conduite de la guerre révolutionnaire », avoue que « les consciences se trouvent alors face à un dilemme douloureux qu’elles répugnent parfois à résoudre » (p. 108). Le général Massu, après trois mois d’expérience algéroise, parle d’une guerre contre laquelle on ne peut lutter que « par des méthodes d’action clandestine et contre-révolutionnaire » (p. 218).
62Dans ce cadre, violences illégales et tortures ont été pratiquées, sans jamais être reconnues. Un collaborateur de Lacoste utilisa une formule creuse, qu’il « ne s’agit pas de choisir entre la légalité et l’illégalité, mais entre une justice peut-être illégale et une légalité injuste et même criminelle » (p. 221). En 1959, le général Massu parle en termes vagues des « actes qualifiés de crimes par la loi et couverts le plus souvent par l’article 326 du Code pénal » (p. 389). En 1959, le délégué général Delouvrier tente d’interdire la torture (p. 347). À Paris, le garde des Sceaux, Michelet, veut freiner cette pratique ; dans l’été 1960, il obtient même une lettre du Premier ministre, Michel Debré, condamnant « le silence sur des solutions infâmes », exigeant qu’on avoue « clairement ce qui est et ce que nous avons fait » (p. 391). Il soutient le procureur général d’Alger, Reliquet, contre les autorités militaires. Ce magistrat obtient même de Mitterrand une vague lettre sur la nécessité d’obtenir des généraux que « la légalité cesse d’être bafouée ouvertement » (p. 149).
63En France, une campagne avait commencé contre l’opacité de la répression et contre les tortures. Le gouvernement aurait même placé l’armée, selon Mme Branche, « sous haute surveillance » (p. 355) : Commission d’enquête conduite par un haut magistrat, Patin ; Commission d’inspection des centres de détention administrative ; institution, en octobre 1959, d’un inspecteur général des centres d’internement. Sur place les difficultés sont réelles, à lire un mot du général Challe, devenu commandant en chef à propos des cas que signale le FLN. « Si je trouve des coupables, je vous garantis qu’ils seront relevés de leurs fonctions... je l’ai fait une ou deux fois, mais c’était très difficile parce que cela était amplement déformé » (p. 232).
64L’auteur brosse alors un tableau très sombre de la guerre, faite de « méthodes marquées du sceau de l’arbitraire et de l’illégalité » (p. 204). Toute détention est « illimitée ». La notion de suspect permet tout : « Un habitant, quel qu’il soit, est à considérer comme suspect du fait qu’il détient en positif et en négatif des renseignements sur les activités rebelles, qu’elles soient politiques, administratives ou militaires. » L’opacité et le secret sont de règle : « Pour parer à l’adaptation de l’adversaire, ils doivent travailler en atmosphère feutrée » (p. 206). Les équipes d’interrogatoire visent deux choses, d’abord un interrogatoire opérationnel, qui permet de trier entre les suspects, puis un interrogatoire poussé, qui est ainsi présenté : « La masse et la valeur de la documentation réunie permettent en grande partie de résoudre le problème du respect de la personne humaine qui se pose à l’occasion des interrogatoires », il faut connaître avec les questions « quelles réponses doivent y être faites », car on n’est pas « dans la logique de l’aveu mais dans celle de la recherche du renseignement ». Bref, tout est permis (p. 208). Ce traitement, « des centaines de milliers d’Algériens l’ont éprouvé dans leur chair » (p. 408).
65Mme Branche a bâti son travail sur une périodisation intéressante en quatre époques, mais en affirmant que la torture est un fait structurel de cette guerre et non un fait ponctuel. On le sait, cette affirmation a soulevé bien des indignations dans les milieux militaires. Nous voudrions, en répétant tout l’intérêt notoire de ce travail, présenter trois observations :
661 / Sa documentation concrète sur les tortures est courte. On y retrouve les sempiternels témoignages d’appelés engagés politiquement, les textes de « Témoignages et documents » et de Vérité-liberté, la revue de Vidal-Naquet (qui était membre du jury de thèse). La liste de 131 disparus dressée par deux avocats proches du FLN, Vergés et Zavrian, publiée dans Les Temps modernes, est-elle fiable ? On est déçu de ne pas trouver une analyse nourrie de ces groupes d’influence, engagés aux côtés du FLN, qui lancèrent la campagne contre les tortures. Enseignait-on la torture dans les stages de contre-guérilla ? C’est douteux. Pourquoi conclure que les formules trouvées dans les rapports et les JMO – interrogatoires « musclés », « serrés », « sous la contrainte » – sont des aveux de torture ? (p. 109). Pourquoi ne pas admettre comme possible que des prisonniers aient parlé spontanément ? Envisager diverses hypothèses serait plus convaincant que de chercher « l’expression codée et convenue d’une réalité qui ne peut s’écrire » (p. 97).
672 / Les jeunes historiens aiment manipuler les formules sociologiques, et c’est leur droit, à la condition qu’ils ne les emploient pas pour cacher les limites de leur analyse. Ainsi, la « torture trouve son chemin au milieu de ces distinctions multiples qui rassurent le citoyen français sur son identité de civilisé et le mettent à distance des indigènes. Le racisme autorise sans aucun doute plus aisément la violence à l’encontre des Algériens » (p. 27). « Le terreau colonial engendre des suspects, là où il n’y avait jusqu’alors que des indigènes » (p. 15). La torture est liée à un « racisme particulier » et à « une accoutumance, pendant la guerre, à la brutalité vis-à-vis de gens considérés comme inférieurs... Les Algériens sont vus comme dangereux, voire sauvages et sanguinaires », ce qui engendre des « fantasmes nourris par l’école et la peur » (p. 311-312). La séance de torture est « occasion de défoulement » et un « lieu de contestation virile, dont l’étalon négatif est constitué par le prisonnier roué de coups » (p. 319). Quant au tortionnaire, « l’état d’épuisement dans lequel le laissent les séances de torture (il) est parfois comparé à celui qui s’empare de l’homme après l’acte sexuel » (p. 334).
68Des viols ont été commis, peu nombreux semble-t-il, et des instructions ont été données pour permettre une enquête éventuelle (p. 293-294). Mais, note Mme Branche, « aucune étude quantitative ne pourra jamais être faite » (p. 293). Elle ajoute quelques commentaires, y trouvant comme « les affirmations de l’identité virile “passant” par une sexualité dominée par une confrontation du féminin et du masculin au profit de ce dernier » (p. 296). Le soldat obéit ainsi à des « valeurs décalées par rapport aux normes sociales ». Car le viol « est un acte de violence dans lequel le sexe de l’homme est le moyen... dont le sexe de la femme n’est pas la fin ultime » ; le « désir y est moins sexuel que la volonté de possession et d’humiliation » (p. 298). Le viol est politique, il contribue « d’une manière directe et violente à maintenir la France en Algérie dans le corps des femmes » (p. 298). Le viol est bien une torture, car « pénétration réalisée au moyen d’objets », le « vagin des femmes est une porte par laquelle la violence peut faire effraction » (p. 305).
693 / Mme Branche étudie les agents de ces tortures et traitements illégaux violents, ce qui l’amène à évoquer les DOP (Dispositifs opérationnels de protection) et le RAP (Recherche action protection). Elle ne montre pas assez clairement qu’il s’agit d’une organisation des services spéciaux en temps de guerre, définie en 1951, précisée en 1954. Sa fonction était de faire une guerre non orthodoxe avec des moyens non conventionnels. Un RAP fut institué officiellement en août 1956 à l’échelon de la 10e RM, pour lutter contre la guerre subversive du FLN, le terrorisme, l’action politique sur la population, l’existence du service de renseignements-liaisons chargé des importations d’armes, des transports de fonds et du noyautage de l’armée française. Le CCI ne fut que l’étiquette dissimulant dans ce cadre le Centre de renseignement opérationnel du gouvernement général (CROGG). Les DOP formés d’équipes de triage et d’interrogatoire des prisonniers accompagnaient les unités en opération, ils passaient au crible la population.
70Cette organisation a fonctionné, en marge de l’armée régulière, avec des officiers spécialisés officiers et sous-officiers et au moins deux membres de la police. Aussi, aborder le problème historique de la recherche du renseignement et de la destruction des hiérarchies parallèles du FLN ne peut être poursuivi que dans ce contexte de guerre des services spéciaux.
71Jacques VALETTE.
Patrick Souty, La guerre de Corée, 1950-1953. Guerre froide en Asie orientale, Lyon, PUL, 2002, 255 p.
72La volonté affichée de la République populaire de Corée de reprendre ses travaux dans le domaine du nucléaire militaire remet sous les feux de l’actualité une région qui ne faisait plus depuis longtemps la Une de la presse. Dans ce sens, l’ouvrage de Patrick Souty arrive au bon moment pour nous rappeler que la Corée fut le théâtre d’un affrontement sanglant entre les blocs de l’Ouest et de l’Est – autrement dit, qu’elle constitua un front chaud de la guerre froide. Ce volume offre une suite logique du travail de l’auteur sur la guerre du Pacifique (La guerre du Pacifique, l’Asie du Sud-Est au centre des enjeux, 7 juillet 1937 - 2 septembre 1945, Lyon, PUL, 1995, 186 p.).
73L’ouvrage se compose de cinq chapitres dont les titres sont représentatifs d’un moment de la guerre (par exemple : « La République populaire de Chine et la stabilisation du front », chap. 4, p. 121-159). Une longue conclusion synthétise le propos puis s’ouvre sur des perspectives géopolitiques et géostratégiques actuelles. Trois pages de cartes, une chronologie, une bibliographie et un glossaire des abréviations et des transcriptions complètent l’ensemble.
74A priori, ce livre qui paraît modeste est d’une grande densité et montre bien les enjeux des deux partis engagés dans un processus d’affrontement idéologique et territorial qui dépasse largement le simple terrain d’opérations coréen. On y suit facilement les événements qui sont décrits avec clarté, en particulier dans le domaine des combats ; sans doute des esprits curieux auraient-il voulu en savoir plus sur les méthodes de combat mais ce n’était pas l’objectif de l’auteur. Sur le fond, trois grandes remarques s’imposent. D’abord, était-il nécessaire de s’étendre longuement sur la Corée d’avant 1945 (60 p., alors que le chapitre 3 sur les débuts de la guerre n’en fait que 40) ? Ensuite, si l’intervention de la République populaire de Chine (RPC) peut s’expliquer naturellement dans un désir d’aider un pays frère en difficulté, elle découle aussi (et peut-être surtout) d’une constante de la politique extérieure chinoise à toutes les époques : ne pas tolérer à la frontière de la Chine une puissance trop forte qui pourrait menacer la sécurité du pays. Les exemples de cette politique se retrouvent aisément dans ses interventions en Indochine contre les Français, contre les Américains puis contre les Vietnamiens. Enfin, il aurait été intéressant d’avoir un éclairage sur les conséquences de la guerre de Corée sur l’économie américaine, sur les relations Japon - États-Unis et sur le théâtre indochinois. Dans ce dernier domaine, d’un côté, le conflit coréen a accéléré l’envoi d’une aide américaine aux troupes françaises et aux États associés d’Indochine, mais, d’un autre, il a aussi freiné l’expédition de matériels performants. On peut estimer que l’engagement militaire de la RPC a pour un temps écarté la menace d’un assaut chinois redouté par le commandement français du Tonkin, crainte qui fut encore évoquée après l’armistice de Man Mun Jon.
75Citer en bibliographie l’ouvrage de Erwan Bergot (Bataillon de Corée) ne donne-t-il pas à penser qu’il manque des références sur les Marines ?
76On regrettera l’emploi épisodique des futurs pour parler du passé, des cartes trop petites, donc peu parlantes, et des cartes sans échelle (p. 148 et 187), alors qu’en histoire militaire l’outil cartographique s’avère un instrument indispensable. De la même façon, est-il heureux de mélanger des acronymes américains et français ?
77Patrick Souty offre néanmoins un ouvrage synthétique et clair qui sera d’une grande utilité aux étudiants et qui devrait servir de point de départ à des curieux d’histoire.
78Michel BODIN,
Docteur d’État.