Massimiliano Griner, La « Banda Koch ». Il Reparto speciale di polizia : 1943-1944, Turin, Bollati Boringhieri, 2000, ISBN no 88-339-1283-3, 432 p.
1L’histoire de Pietro Koch remonte à son enrôlement dans la « Banda Carità », une section florentine de la police fasciste étroitement assujettie à l’armée allemande et spécialisée dans la lutte contre le parti d’Action, l’une des principales formations de la Résistance italienne. Pietro Koch est transféré à Rome en décembre 1943, où il monte sa propre organisation sous l’autorité des officiers SS Herbert Kappler et Erich Priebke. Il est d’ailleurs impliqué avec ses hommes dans les rafles qui s’achèvent par le massacre des Fosses Ardéatines. Koch est recommandé à Mussolini par des personnalités fascistes éminentes comme le prince Valerio Borghese, le « ras » de Crémone Roberto Farinacci, le directeur du journal la Stampa Concetto Pettinato, et il est protégé par le ministre de l’Intérieur de la République de Salò, Guido Buffarini Guidi. La « Banda Koch » est responsable de l’arrestation à Rome et à Milan de plus de 600 antifascistes, parmi lesquels le socialiste Eugenio Colorni, les communistes Luigi Pintor et Franco Calamandrei, le metteur en scène Luchino Visconti ; mais elle ne parvient pas à repérer les dirigeants du Comité de Libération nationale de haute Italie (CLNAI), ni à entrer en contact avec eux. Pietro Koch est en butte à l’animosité de l’administration de la Justice qui lui reproche d’agir dans l’illégalité. Le ministre de la Justice Mario Pisenti, qui passe pour modéré, lui reproche des actions violentes et arbitraires. Le Garde des Sceaux intervient plusieurs fois mais en vain pour inciter les Allemands à y mettre fin. Le 25 septembre 1944, une soixantaine de Chemises noires de la légion « Muti » font irruption au siège de la « Banda Koch », villa Fossati à Milan, pour en arrêter les occupants et saisir leur butin. Koch sollicite l’intervention de ses amis allemands, mais il ne retrouve la liberté qu’en avril 1945 avec la défaite de l’Axe. Arrêté à Florence après la Libération, il est condamné à mort par une Haute Cour de justice et fusillé en mai 1945.
2L’ouvrage de Massimiliano Griner est pourtant beaucoup plus qu’une biographie anecdotique. Il nous renseigne sur les luttes pour le pouvoir dans la République de Salò et sur le rôle des services spéciaux de la police. Le nouvel État fasciste échoue, en effet, dans sa tentative de reconstitution d’une force de police autour de la Garde nationale républicaine. Les polices parallèles se multiplient et elles sont utilisées à des fins politiques dans la plus totale illégalité. La fragmentation du pouvoir favorise la réapparition des « ras » et des bandes fascistes. La « Banda Koch » est chargée par Buffarini Guidi de recueillir des informations et d’intimider l’adversaire lors du débat houleux qui agite les milieux fascistes pendant l’été 1944. Le courant modéré animé par le recteur de l’université de Bologne, Goffredo Scoppola, par le directeur du « Resto del Carlino », Giorgio Pini et par Concetto Pettinato, préconise une ouverture politique libérale. Les rapports rédigés par Koch à leur sujet leur reprochent d’entretenir des liens avec le mouvement des jeunes italiens républicains, lui-même suspect d’avoir des contacts avec la Résistance. Les fascistes intransigeants comme Alessandro Pavolini, Roberto Farinacci ou Buffarini Guidi dénoncent la ligne politique modérée comme une lâcheté. Mussolini quant à lui, encourage la fronde dans un premier temps afin de limiter l’influence de ces hiérarques. Il appelle Giorgio Pini à la direction du « Corriere della Sera » en octobre, et il le nommera même secrétaire d’État à l’Intérieur pour mettre Buffarini Guidi en difficulté ; mais le duce met fin au débat après avoir obtenu ce qu’il en attendait, et il donne raison aux intransigeants. L’attitude de Mussolini devant l’arbitraire des arrestations et les atrocités perpétrées contre les détenus reste ambiguë. Des télégrammes adressés par le duce aux responsables provinciaux condamnent de telles pratiques ; mais cela ne l’empêche pas de recourir lui-même aux services de la « Banda Koch ». Les hiérarques fascistes restent profondément divisés jusqu’au bout, et il est probable que Koch est tombé, victime de leurs ambitions rivales. La chute de son groupe survient au moment où il s’apprête à arrêter Farinacci, sans doute avec l’aval de Buffarini Guidi et des Allemands. Koch tombe sous les coups d’une coalition éphémère regroupant des intransigeants, des modérés et même certains groupes de partisans, le tout avec l’assentiment de Mussolini.
3La personnalité de Pietro Koch est à première vue celle d’un parvenu qui aime mener grand train. Il se complait dans un rôle d’amphitryon, recevant à sa table des acteurs à la mode, comme Osvaldo Valenti ou Luisa Ferida. La fatuité du personnage n’est pas dénuée de sadisme puisque les cris des supplicités parviennent aux oreilles des convives et font partie de la fête. La cruauté des geôliers de la villa Fossati dépasse parfois celle des nazis et les conditions de détention dans les cellules de la « villa Triste » sont pires que celles des prisonniers de la Gestapo. De nombreux témoignages montrent pourtant que les images de luxe et de violence tendent à occulter les objectifs politiques de ces extrémistes. Derrière un patriotisme poussé au fanatisme se cache souvent un cruel désir de vengeance chez des hommes écœurés par le comportement déshonorant de leurs dirigeants fascistes monarchistes et mortifiés par l’armistice du 8 septembre 1943.
4Michel OSTENC.
Jean-François Allès, Commandos de chasse Gendarmerie. Algérie, 1959-1962, récits et témoignages, Atlante Éditions, SHGN, 2000, 174 p.
5Le service historique de la Gendarmerie publie cette intéressante étude du lieutenant-colonel Allès, ancien cadre des commandos de chasse. Très précise, sa relation rappelle les conditions de formation et d’action de ces unités, constituées à la demande du général Challe en juin 1959. D’abord réticent, le Commandement de la Gendarmerie accepte de fournir l’encadrement de six commandos, pour des contrats d’un an renouvelable, sous réserve que les six unités soient stationnées dans un seul département. Une vingtaine d’officiers et une centaine de gradés et gendarmes sont recrutés, la plupart dans les escadrons de gendarmerie mobile. Ils mettent sur pied, de juillet à décembre 1959, les commandos dénommés Pirate 20, 21, 22, 26, 43 et 44. Une centaine de supplétifs par commando sont fournis initialement par l’armée de Terre. Le capitaine Schaefer dirige avec dynamisme cette mise sur pied.
6Après un stage de formation à la BTAP (commandant Robin) à Blida, puis au Centre d’entraînement et de perfectionnement des commandos de chasse à Oued Fodda, ils sont subordonnés à la Zone ouest algéroise (Orléansville) et implantés dans les massifs difficiles du Dahra, du Zaccar et du nord de l’Ouarsenis. Mettant en œuvre les procédés des commandos : observation (chouf), embuscades et combat de choc contre les katibas qu’ils ont mission de marquer, ils font régner l’insécurité dans leurs zones de chasse et obtiennent de juillet 1959 à mars 1962 des résultats substantiels : 952 rebelles mis hors combat, 339 armes saisies, au prix de 37 morts dans leurs rangs.
7En mai 1960, un détachement héliporté d’exploitation du renseignement (DHER, appelé Partisan noir), disposant d’hélicoptères H34, est constitué à Mouafekia, par prélèvement de huit hommes par Commando. Il intervient avec succès au profit de la ZOA. En mai 1961, l’interruption unilatérale des opérations offensives se traduit par un renforcement de la rébellion ; près de Miliana, un convoi tombe dans une embuscade qui fait 7 morts dont deux officiers de Partisan 44.
8En novembre 1961, 90 % des cadres et gendarmes répondant négativement à une enquête de commandement qui leur propose de participer à la lutte contre l’OAS. Poursuivant la lutte contre le FLN, ils recrutent encore 16 harkis en février 1962. Ils observent avec déchirement les conditions de leur dissolution en avril 1962, et les directives qui leur interdisent d’intervenir au profit des personnes menacées. 86 harkis souscrivent un engagement, dont 14 dans les GMS. Nul ne sait ce que sont devenus les 500 supplétifs qui ont regagné leurs villages.
9La plupart des officiers et sous-officiers qui ont vécu cette aventure en ont conservé un souvenir vivace. Pouvaient-ils oublier la cohésion de leurs unités, la connivence qui marquait leurs rapports avec les harkis, le dévouement et la fidélité de ces supplétifs à leur égard et la richesse d’une expérience unique dans une situation exceptionnelle ? Le sort réservé aux harkis les a profondément marqués, leur laissant un indéfinissable sentiment d’amertume, loin de s’être estompé avec le temps.
10Cette conclusion de Jean-François Allès exprime le souvenir douloureux qu’ils ont conservé d’une expérience qui fait honneur à la Gendarmerie.
11Maurice FAIVRE.
Pierre Mélandri et Justin Vaïsse, L’Empire du milieu. Les États-Unis et le monde depuis la fin de la guerre froide, Paris, O. Jacob, 2001, 550 p.
12« L’Empire du Milieu » s’apparente à une prouesse intellectuelle, tant par l’ampleur de l’objet étudié – la politique étrangère américaine, et dans toutes ses dimensions – que par la période choisie – de la chute du mur de Berlin à janvier 2001. Tenter une synthèse sur une période aussi récente, pendant laquelle s’effectue la substitution d’une nouvelle réalité internationale à l’ordre bipolaire de la guerre froide, relevait en effet, pour des historiens, du défi. S’il n’est plus besoin de prouver ni la légitimité ni l’utilité de « l’histoire du temps présent », il n’en demeure pas moins que les obstacles à l’écriture d’une telle histoire sont nombreux et bien connus : manque de recul, manque d’archives, etc. Pourtant, l’ouvrage prouve, s’il en est encore besoin, que les historiens n’ont rien à envier, par exemple aux politologues, lorsqu’ils osent s’aventurer sur des terrains qui leur sont a priori moins familiers : l’analyse mêle avec bonheur une réflexion très subtile, nourrie par la solide connaissance qu’ont les auteurs de l’histoire contemporaine des États-Unis, sur les acteurs de la politique étrangère et les relations complexes qu’ils entretiennent entre eux, avec une étude chronologique, nécessairement plus factuelle, des réussites et des échecs de cette politique sous les présidences Bush (au bilan jugé assez convaincant) et Clinton (au bilan mitigé), en fonction tantôt du domaine (militaire, économique, culturel...) tantôt de la région considérée (Europe, Extrême-Orient, Afrique, Asie du Sud, Moyen-Orient, etc.).
13La qualité du livre ne doit rien au hasard : les deux auteurs sont des historiens, certes d’âge inégal – le premier est déjà au zénith de sa carrière ; le second n’en est encore qu’à l’aube –, mais de grand talent. Est-il encore besoin de présenter Pierre Mélandri, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, directeur de l’Observatoire de la Politique étrangère américaine (OPEA) et auteur de nombreux ouvrages sur la diplomatie des États-Unis ? Quant à Justin Vaïsse, malgré son jeune âge (28 ans), il s’est déjà taillé la réputation d’un historien brillant et plein d’avenir ; il se trouve actuellement associé à la Brookings Institution à Washington.
14Leur ouvrage n’est d’ailleurs pas passé inaperçu aux États-Unis même où, dans les milieux universitaires généralement accoutumés à l’anti-américanisme des élites françaises, l’on n’a pas fait mystère d’une certaine surprise à la lecture d’un ouvrage d’historiens – et d’historiens français de surcroît ! – aussi « informé », « équilibré » et « pénétrant », ni hésité à affirmer qu’il s’agissait du « meilleur ouvrage écrit à ce jour à propos de la politique étrangère américaine durant les années Clinton » (Stanley Hoffmann).
15C’est que l’une des principales forces de l’ouvrage réside dans sa capacité à exposer, dans une démonstration particulièrement rigoureuse et convaincante, toute l’ambivalence de la puissance américaine. Le titre de l’ouvrage, de ce point de vue, n’aurait pu être mieux choisi : « L’Empire du Milieu », tout en évoquant la centralité, suppose aussi bien des angles morts. L’Amérique est certes le pays des superlatifs, tant les forces de ce nouvel empire sont écrasantes, qu’il s’agisse de sa place dans les grandes institutions multilatérales, de sa capacité militaire, de sa puissance économique ou encore de l’outil culturel. Ces incomparables atouts n’en sont pas moins tempérés par des faiblesses chroniques et des contraintes, intérieures comme extérieures, persistantes : croissance du déficit commercial et de l’endettement, nécessité de prendre en compte, plus que dans toute autre démocratie, les « déterminants intérieurs » (rôle du Congrès, des lobbies et de l’opinion publique, qui fragmentent le processus de décision), conflits d’intérêts (par exemple entre l’économique et le stratégique, ou entre des objectifs régionaux divergents), aggravation des inégalités, persistance du terrorisme, peur de subir des pertes militaires trop importantes (le résultat du syndrome que Pierre Mélandri, après d’autres, qualifie de « vietmalien » par référence au traumatisme du Vietnam et à l’échec en Somalie), etc. De cette contradiction fondamentale se dégage une image bien éloignée de celles – pour le moins caricaturales – qui alimentent les imaginaires des « pro- » ou des « anti-Américains ». Sortant de la dichotomie du modèle attraction-répulsion, Pierre Mélandri et Justin Vaïsse brouillent les cartes : l’Amérique qu’ils décrivent est un « géant empêtré » qui balance constamment entre multilatéralisme et, de plus en plus, unilatéralisme, dans une logique souvent fort éloignée de celle de l’ « acteur rationnel unitaire ».
16Postérieur à la parution de « L’Empire du Milieu », le 11 septembre 2001 a confirmé bien des conclusions de cet ouvrage clairvoyant, qui évoque dès les toutes premières pages comme la pire illustration de l’ « impuissance » des États-Unis, leur incapacité à « mettre fin aux agissements des réseaux terroristes sunnites [...], réseaux parfois montés par d’anciens partenaires occasionnels de l’Amérique en Afghanistan, comme Oussama Ben Laden » (p. 15). Quelques autres assertions sonnent particulièrement juste à l’une de cette dramatique actualité. Ainsi, dans l’introduction consacrée aux « faux-semblants de l’hégémonie », les auteurs écrivent-ils à propos de la vulnérabilité de l’outil militaire américain, que « les avancées technologiques de l’Amérique ne sont d’aucun secours [...] contre des actions terroristes qui prennent l’outil militaire américain au défaut de la cuirasse ». Le livre s’achève enfin sur une triple question qui mérite d’être citée in extenso : « En dépit de leur universalisme proclamé, et de la force avec laquelle elles sont projetées sur le monde, les caractéristiques et “recettes” du modèle américain sont-elles vraiment adaptées à toutes les sociétés contemporaines ? Portent-elles la promesse d’un monde développé plus harmonieux ? Ou bien alors, reçues dans des contextes trop différents de celui qui a permis l’épanouissement de la civilisation américaine, réduite à quelques traits caricaturaux et débarrassés des contre-pouvoirs naturels qu’elles connaissent en Amérique, ne risquent-elles pas de représenter plutôt un danger pour ces sociétés et d’engendrer des tensions futures, rejaillissant à terme sur les relations internationales ? » Le doute, s’il subsistait, a été rapidement dissipé au lendemain du 11 septembre et la vague d’attentats dont les États-Unis ont été victimes a relancé avec virulence le débat sur les contradictions de la politique étrangère américaine et son incapacité à conquérir tous les cœurs : faut-il parler de guerre des cultures ou de choc des civilisations ? Les auteurs ne le suggèrent pas.
17Finalement, dans le monde de l’après-11 septembre, tout comme celui, et peut-être plus encore, de l’après-guerre froide, les États-Unis sont plus que jamais l’ « Empire du Milieu », c’est-à-dire au centre des relations internationales ; les conflits d’intérêt, alimentés par le jeu des lobbies, n’ont jamais été aussi manifestes (ainsi de la contradiction de fond entre l’alliance avec l’Arabie Saoudite et le fait que le terrorisme islamique soit désormais principalement une affaire sunnite et non plus seulement le fait de chiites iraniens), et les sempiternelles rivalités, au sein de l’exécutif américain, entre « faucons » et « colombes » sont d’autant plus fortes que l’enjeu sera, quoi qu’il en soit, lourd de conséquences. En revanche, contrairement à la tendance que soulignaient les auteurs dans leur ouvrage, le Congrès a vu son rôle diminuer au profit du Président – dont la popularité a atteint des records – et de son entourage.
18En définitive, le principal mérite de cet ouvrage est de fournir des grilles de lecture, des clés de décodage qui, foncièrement, demeurent valable bien au-delà des ruptures chronologiques ; et c’est le plus grand service que pouvaient rendre les deux auteurs à tous ceux qui, en professionnels ou en amateurs, s’intéressent aux relations internationales contemporaines. Les spécialistes de l’actualité américaine que sont Alain Frachon et Daniel Vernet du Monde, n’ont d’ailleurs pas hésité à se référer aux réflexions des deux historiens sur la part de contradiction et d’irrationalité de la politique étrangère américaine pour illustrer, à propos des réactions de l’exécutif américain aux attentats du 11 septembre, « la difficile définition d’une stratégie conciliant le militaire, l’humanitaire et le politique » (Le Monde, 6 octobre 2001).
19Pierre JOURNOUD.
Sylvie Thénault, Une drôle de justice, les magistrats dans la guerre d’Algérie, Préface de Jean-Jacques Becker, Postface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, La Découverte, 2001, 347 p.
20Mme Thénault part d’une constatation simple : Il ne pouvait y avoir de guerre en Algérie, ensemble de trois départements français, car un État ne fait pas la guerre contre ses ressortissants. Tout n’était que maintien de l’ordre, terroriste et fellaghas, de simples délinquants relevant de tribunaux français. Le principe demeura à mesure que la guerre changeait de nature, avec le terrorisme, des maquis durables, et surtout l’Organisation politico-militaire du FLN (OPA) prenant en mains, en secret, la population musulmane. Dans les États-Majors, on parlait de guerre révolutionnaire, de guerre subversive, mais la justice ordinaire suivait son cours. Les magistrats devinrent donc des agents importants de cette guerre inédite. Mme Thénault leur consacra une thèse de doctorat, dont elle propose un condensé.
21Dès avant 1945, les magistrats avaient la responsabilité de punir les « séparatistes », les « nationalistes ». Rares étaient les chefs du FLN qui n’avaient eu affaire à eux. Sur les neuf chefs du GRUA de 1954, deux seulement leur avaient échappé (p. 26). Or ces magistrats sont les prisonniers de leur environnement socioculturel, selon notre auteur, qui leur fait un vrai procès d’intention : Ils sont « nourris de conceptions sécrétées par la société coloniale algérienne qui fait habiter sans égalité ni mélange des groupes humains séparés par leurs racines, leur culture, leur langue, leur religion, leur statut social ». Leur enjeu est « la sauvegarde de l’Algérie française » qui « est aussi celui de ce statut » (p. 155). On aimerait lire la démonstration de cette proposition qui met en doute la conscience professionnelle des « magistrats d’origine locale », 147 sur 258. Que le Procureur général Susini, lié au milieu algérois, se soit agacé des retards causés par « de nombreux artifices de procédure » (p. 30), ce n’est que propos courant chez les magistrats du Parquet.
22Le général Salan, en quête d’une justice efficace parce que rapide, aurait infléchi la justice, en la transformant en une « arme complémentaire », en couvrant des « procédés aux limites ou hors de la législation », et « en souhaitant le recours à la justice militaire » dans les cas où la loi le prévoit. Pour tous les officiers était évidente « l’inadaptation des appareils juridiques et législatifs français devant une forme de guerre non prévue par les textes » (p. 68). D’où la « drôle de justice » annoncée par le titre du livre. Un haut magistrat militaire, le colonel Gardon, donna le signal : Refus du statut de combattants aux fellaghas, aggravation des peines, compétence des tribunaux militaires pour juger les mineurs, emploi de magistrats civils mobilisés. Une autre étape correspond à la bataille d’Alger, en 1957 : Les pouvoirs de police furent remis sans restriction au général Massu, sans même que le Procureur général Reliquet n’ait été consulté. Le ministre résidant Lacoste voulait de l’efficacité, à entendre son propos : « Pour lui toute mesure tendant à ralentir l’action des parachutistes provoquerait inévitablement une recrudescence du terrorisme » (p. 140).
23La dynamique de la guerre élargit le champ de compétence des juges : Étaient des criminels ceux qui aidaient les maquisards ou les terroristes, et non plus seulement ceux qui assassinaient ou les Algériens qui désertaient. Par réaction aux cruautés de certains actes, les magistrats prononcent de plus en plus de condamnations à mort. Mme Thénault tente une typologie de ces condamnés à mort, dont le sort va devenir un enjeu politique. Ce sont de jeunes hommes – 34 ans en moyenne – venant de tous les secteurs de la société algérienne : agriculteurs pauvres (un tiers de journaliers, 5 bergers, 9 cultivateurs), salariés des services urbains (de coiffeurs à garçon de café). Huit seulement ont fait des études et obtenu un diplôme (p. 277).
24La thèse de l’auteur est claire : C’est l’Armée qui a voulu « prendre en main la population pour la soustraire à toute influence nationaliste et détruire l’organisation politico-administrative » (p. 81). C’est elle qui a poussé à l’emploi de la violence illégale, contre les réserves de certains magistrats. Elle note que c’est Edmond Michelet, après 1958, qui, profitant de sa stabilité à la Chancellerie, a pu nommer des magistrats de sa sensibilité, dans les « parquets » pour assurer « la continuité de l’action de la justice en Algérie » (p. 148). Mais le Conseil d’État, au contraire, couvrait certaines décisions des militaires. Rien ne put gêner le « pouvoir grandissant de l’armée en matière d’arrestation et de détention », la volonté, dès 1957, de « garder le silence sur les affaires policières », et l’effacement « de son plein gré » de l’autorité judiciaire (p. 151).
25À partir de 1958, un haut magistrat, Patin, fait accepter le recours généralisé aux tribunaux militaires, car les juges civils sont trop éloignés du terrain, leur culture de la recherche de l’aveu est inconciliable avec ce qui est devenu essentiel pour les militaires, la recherche du renseignement (p. 185). Le système va être encadré formellement par le rôle donné aux Procureurs militaires et à la Cour de cassation militaire siégeant à Alger. Mais la clef du système n’est plus le juge civil mais l’officier de renseignement, et l’exécution sommaire de prisonniers non « un châtiment mais le moyen d’éviter l’indulgence du tribunal » (p. 184). Les Tribunaux militaires sont décentralisés à l’échelon des zones. Le système est concrétisé par deux décrets, le 7 avril 1959 et le 12 février 1962, que Mme Thénault analyse en détail (p. 166-199 ; p. 199-203). Les hommes du FLN relèvent désormais de ces « tribunaux permanents des forces armées » (TPFA), la justice civile est dépossédée de 5 000 dossiers à l’automne 1959. Leur activité va être de plus en plus sensible à cause du Plan Challe, « véritables opérations de guerre susceptibles d’alimenter l’activité de la justice » (p. 187). Ces décrets sont guidés par le désir de satisfaire le Commandement, et même celui de février 1962 aurait visé, à l’approche de l’autodétermination, à rassurer « les militaires » en renforçant la rapidité et la sévérité de la justice (p. 192).
26Mme Thénault estime que finalement l’Armée a exercé une justice privée, dont tortures et exécutions sommaires ne sont qu’un aspect. Aussi, dès 1960, le ministre des Armées, Pierre Messmer, rappelait dans une circulaire au respect « des formes légales, rapides, exemplaires » (p. 211). Le Premier ministre, Michel Debré, signalait au Délégué général Delouvrier la volonté du gouvernement « d’assurer dans la légalité la répression des crimes de la rébellion » et la fin des « méthodes de cœrcition physique » (p. 213). En septembre 1961, encore, les magistrats civils devaient accepter cette orientation militaire de leur justice (p. 220).
27Faire régner la loi était devenu « une gageure » (p. 257). L’Armée contrôlait tout, même les centres d’internement pour les « personnes dangereuses pour la sécurité publique ». Leur histoire est étudiée en détail. On y enfermait les condamnés que les prisons ne pouvaient plus recevoir. Les officiers de renseignement venaient y reprendre les suspects dont le rôle avait été précisé. Ces tribunaux restèrent actifs, puisqu’au 9 mars 1962 on prononça encore des condamnations à mort (p. 290). Les suspects d’OAS connurent les mêmes normes de sévérité judiciaire, et même en 1962, le gouvernement multiplia contre eux les tribunaux d’exception.
28Ce livre présente de très grandes qualités, il sera indispensable à toute étude de cette guerre tant par son sérieux que par sa documentation archivistique. Certains textes cités éclairent la période mal connue, entre 1960 et 1962. Il y avait une guerre, il fallait la faire, c’était le devoir du Commandement, d’autant que la population européenne était la cible d’attentats horribles ou de cruautés dans le bled. Mme Thénault cite une lettre du général Massu au Procureur général Reliquet : « En janvier 1957, j’ai pris mes responsabilités. Il était urgent de réprimer le désordre et les assassinats collectifs d’innocents, je me suis appuyé sur mes chefs d’abord, sur les autorités civiles ensuite et sur tous ceux qui ont voulu se “mouiller”. L’heure n’était pas aux atermoiements ni aux hésitations » (p. 142). Un magistrat allait dans ce sens : « On ne pouvait pas être pour la rébellion, on était résolument contre. C’étaient des hors-la-loi, des rebelles, la répression était légitime » (p. 158).
29Qu’il soit permis de faire deux observations. L’une vise le vocabulaire employé : Les terroristes ne sont que des « nationalistes », ce qui fait oublier, que d’autres nationalistes, les Messalistes, refusaient cette pratique. L’OPA devient une « structure locale du nationalisme algérien ». On aimerait connaître l’opinion des Musulmans dont le nez fut coupé pour avoir fumé une cigarette ! Surtout, le vocabulaire masque un problème, que nous découvrons en Occident : Le terrorisme est à la fois un chantage à la mort d’innocents et une structure échappant à tout cadre social normal, le réseau. L’autre chose est dans l’usage de formules difficiles à accepter : Pourquoi parler de « discorde entre la République et son armée » ? Pourquoi insister sur la campagne pour l’exécution des condamnés à mort et glisser sur l’exécution de trois malheureux bidasses avant le 13 mai 1958, sans que l’on sache encore où, comment, par qui ils furent jugés, s’ils le furent.
30Jacques VALETTE.