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Article de revue

La conserverie de poisson, 1939-1945 : une activité sinistrée ?

Pages 61 à 75

Notes

  • [1]
    J. Sainclivier, La Bretagne dans la guerre, 1939-1945, Rennes Éditions Ouest-France, 1994, 219 p.
  • [2]
    A. Marie-d’Avigneau, L’industrie des conserves de poisson en France métropolitaine, Rennes, Impr. bretonne, 1958, 604 p.
  • [3]
    Rapport d’activité du syndicat des conserveurs du Finistère, Quimper, le 22 janvier 1940.
  • [4]
    Enquête sur les positions statistiques des Unions françaises de conserves de poisson, Paris, mai 1941.
  • [5]
    Archives du syndicat des conserveurs du Finistère, Quimper, le 16 octobre 1940.
  • [6]
    Archives CCI Quimper, séance du 25 juin 1940. Marcel Chacun, vice-président de la Chambre de commerce.
  • [7]
    Archives CCI Lorient, séance de juin 1940.
  • [8]
    Dominique Veillon, Vivre et survivre en France, 1939-1947, Paris, Payot, 1995, p. 77.
  • [9]
    Archives du syndicat des conserveurs, Quimper. Quimper, le 16 juillet 1940, le président Guerlesquin.
  • [10]
    Archives du syndicat des conserveurs, Quimper. Quimper, le 14 mars 1944, le Toquer.
  • [11]
    J’ai l’honneur de vous accuser réception de l’ordre que vous m’avez donné conformément aux instructions de M. le conseiller Albrecht. Je m’engage sur ma responsabilité personnelle de fournir à cette autorité 5 210 kg de conserves de sardines et 15 360 kg de conserves de poisson... réservés jusqu’au 15 novembre 1940. Guerlesquin, conserveur à Quimperlé.
  • [12]
    Annie Lacroix-Riz, Industriels et banquiers sous l’occupation, Paris, Armand Colin, 1999, p. 184.
  • [13]
    Arne Radtke-Delacor, La place des commandes allemandes à l’industrie française dans les stratégies de guerre nazie de 1940 à 1944, dans Actes du Colloque l’Occupation, l’État français et les entreprises, Paris, ADHE, 2000, p. 13.
  • [14]
    Conversation avec M. Larzul.
  • [15]
    R. De Rochebrunne, J.-C. Hazera, Les patrons sous l’occupation, t. 1. Paris, Odile Jacob, 1997, p. 144.
  • [16]
    Annie Lacroix-Riz, op. cit., p. 127.
  • [17]
    J. Sainclivier, op. cit., p. 106. En 1939, les Forges employaient 1 661 ouvriers mais toujours 945 en 1944.
  • [18]
    L’Aurore, le 14 octobre 1944, « L’industrie de la conserve et la collaboration ». Il s’agit des usines Saupiquet, Amieux, Maingoud, Boutet, Rödel, Chacun, Petitjean, Guerlesquin, Mathieu et Raphalen.
  • [19]
    Article 2 de la loi-cadre du 16 août 1940 portant création des CO.
  • [20]
    Marie-d’Avigneau André, L’Industrie des conserves de poisson en France métropolitaine. Rennes, imp. bretonne, 1958, p. 391.
  • [21]
    Archives CCI Quimper, séance du 9 mai 1944.
  • [22]
    Décret du 3 mars 1941, JO du 20 mars 1941, no du code : 088.
  • [23]
    Kuisel Richard, Le capitalisme et l’État en France, Paris, Gallimard, 1984, p. 243.
  • [24]
    Sous la présidence de René Victor Manaut, sénateur et ancien ministre, ancien président de l’Union syndicale, président du Conseil supérieur de la conserve et président du Conseil international de la conserve, le Comité se compose des autres membres de l’Union : Camille Mony, président de la Chambre syndicale des fabricants de la côte basque ; Pierre Van Heeckhœt, président des fabricants de conserves de la région boulonnaise ; Louis Jollan de Clerville, président des conserveurs de la région nantaise ; Jean Rödel, président des conserveurs de la région bordelaise ; Guerlesquin, président des conserveurs de Bretagne. On note aussi les noms des conserveurs les plus influents de l’époque comme Georges Tertrais de Nantes, Georges Pierre de Lorient, Pierre Garnier (famille Cassegrain) et Joseph Angot. Le commissaire du gouvernement est un certain Biguet, administrateur de la Marine. Annuaire du Commerce Disot-Bottin, 1943.
  • [25]
    Annie Lacroix-Riz, op. cit., p. 112.
  • [26]
    Archives CCI Lorient, séance d’avril 1945.
  • [27]
    Archives CCI Lorient, septembre 1942.
  • [28]
    Archives CCI Quimper, séance du 12 septembre 1942.
  • [29]
    Archives CCI Lorient, séance du 16 septembre 1942.
  • [30]
    Archives CCI Quimper, séance du 12 septembre 1942. La réponse de Vichy ne se fait pas attendre et par lettre datée du 30 octobre 1942, le Maréchal de France, chef de l’État, se dit « très touché des marques de confiance et de dévouement qui lui sont témoignées et remercie la Chambre de commerce de Quimper. Le chef de l’État vous adresse ses vœux pour l’heureux accomplissement de votre tâche et vous charge d’être, auprès des membres de cette assemblée, l’interprète de sa gratitude ».
  • [31]
    Archives CCI Lorient, séance de mars 1941.
  • [32]
    Archives CCI Quimper, séance de décembre 1940, rapport du Ravitaillement lu en séance.
  • [33]
    Archives du Syndicat des conserveurs de Bretagne, Quimper, séance du 9 janvier 1943.
  • [34]
    Ibid., séance du 14 décembre 1940, rapport du conserveur Jean Guerlesquin.
  • [35]
    Ibid., séance du 26 mai 1943.
  • [36]
    Ibid., séance du 7 février 1941.
  • [37]
    Loi du 16 octobre 1941.
  • [38]
    Ordonnance du 24 mai 1943.
  • [39]
    Réunion le 25 juin, à la mairie de Douarnenez, pour examiner la possibilité de reprendre la pêche. Elle est autorisée jusqu’à 3 milles des côtes et permet ainsi la pêche de la sardine.
  • [40]
    Statistiques parues dans La navigation française, mai 1943.
  • [41]
    Statistique CODECA, octobre 1944.
  • [42]
    Archives CCI Quimper, séance du 14 mars 1944.
  • [43]
    Patrick Oddonne, « Le comptoir du poisson de Gravelines pendant la guerre », dans Revue du Nord, no 2 hors-série, 1987, p. 87.
  • [44]
    Archives du Syndicat des conserveurs de Bretagne, Quimper, séance du 2 août 1941.
  • [45]
    J. Fiérain, Saupiquet et les crises de la conserve, dans Enquêtes et Documents, Nantes, t. V, 1980, p. 211.
  • [46]
    Comité d’Organisation. Enquêtes sur les positions statistiques des Unions françaises de conserves de poisson, Paris, mai 1942.
  • [47]
    Ibid., mai 1943.
  • [48]
    Ibid., mai 1944.
  • [49]
    Pierre-Antoine Dessaux, Entrepreneurs de la pénurie : la formation d’une entreprise durant les années 1940, dans Créateurs et créations d’entreprises de la Révolution industrielle à nos jours, Marseille dir., Paris, ADHE, 2000, p. 556.
  • [50]
    L’Aurore, organe du Parti communiste de France, le 24 septembre 1944.
  • [51]
    J. Fiérain, Saupiquet et les crises de la conserve, dans Enquêtes et Documents, t. V, Nantes, 1980, p. 209.
  • [52]
    L’Aurore, le 14 octobre 1944, L’industrie de la conserve et la collaboration.
  • [53]
    L’Écho breton, le 27 octobre 1944, L’heure des comptes.
  • [54]
    Le Finistère libéré, no 4, le 23 septembre 1944, Jouons franc-jeu.
  • [55]
    Ouest-France, le 27 janvier 1945.
  • [56]
    Archives du syndicat des fabricants de conserves du Finistère et du Morbihan, Quimper.
  • [57]
    Philippe Collin et Philippe Raoul, L’Épuration dans le Finistère, 1944-1946. Mémoire de maîtrise, Brest, 1997.
  • [58]
    Archives du syndicat des conserveurs, Quimper, lettre de V. Manaut, en date du 15 décembre 1944, adressée à Marcel Chacun, conserveur à Quimper.
  • [59]
    Archives CCI Lorient, séance du 23 février 1945.
  • [60]
    Ouest-France, le 30 janvier 1945.

1Au début de l’été 2001, je commençais des recherches sur les conserveurs de poissons installés sur les côtes de Manche et d’Atlantique. En ce qui concerne la période courant de 1939 à 1944, la plupart des sources bibliographiques signalaient les très grandes difficultés rencontrées par les pêcheurs et l’impossibilité pour les fabricants de continuer leurs activités [1]. Mais, à la lecture des rares statistiques retrouvées, il apparaît que ces affirmations sont loin d’être fondées. M. Marie d’Avigneau me fournit la confirmation de mes doutes après m’avoir affirmé que le Bulletin de la pêche de la sardine et du thon, propriété de son grand-père François Gasnier, ne cessa de paraître au cours du conflit, en fournissant toutes les semaines les tonnages débarqués dans chaque port et les prix de vente [2]. Pourquoi une telle feuille aurait-elle été achetée par les mareyeurs et les conserveurs, si ces derniers n’avaient travaillé les poissons en question ? En fait, la pêche de la sardine et du maquereau en particulier, perdure pendant toute la Seconde Guerre mondiale sur le littoral atlantique et l’activité des usiniers concernés ne s’éteint pas. Qu’en était-il vraiment ?

2Pendant les années 1936, 1937 et 1938, les trois dernières années normales avant les hostilités, les conserveries de poissons des côtes bretonne, vendéenne et basque travaillent une moyenne de 20 000 t. de sardines fraîches et un tonnage équivalent de thons, maquereaux et sprats par an, mais dès le début du conflit les difficultés d’approvisionnement interdisent d’améliorer la production pourtant en forte hausse. Les menaces de guerre ont déjà poussé le ministère de la Marine à mettre en place une organisation plus rationnelle des marchés et de la pêche ; il demande aussi aux conserveurs de moderniser leurs équipements pour traiter des quantités plus importantes de sardines. De son côté et dès septembre 1939, le Service du Ravitaillement prend en main l’organisation de la distribution et de l’approvisionnement des usines ; les services des subsistances de l’Armée assurent l’achat des produits car ils demandent quant à eux la livraison de 1 000 t. de conserves de poisson par mois. Les industriels doivent respecter certaines contraintes pour parvenir à fournir en temps et heures l’effort de guerre et s’astreindre à un règlement plus strict. Ainsi les prix sont fixés avant la campagne et les matières premières, fer-blanc, huile, charbon... sont attribuées en fonction des capacités de chaque usine. Les conserveurs se plient assez facilement à ces quotas dans la mesure où tous savent que « les demandes de l’Intendance sont illimitées » [3] et que les stocks seront vendus sans difficulté. Mais, en mai 1940, l’huile se fait attendre et les entrepôts coloniaux sont hors d’atteinte ; celle d’arachide est rare et celle d’olive est « introuvable ». Les 8 300 t. de fer-blanc nécessaire pour la campagne estivale n’arrivent toujours pas. Raoul Dautry, le ministre de l’Armement, préconise l’emploi de bocaux de verre pour remplacer le métal tant attendu. Les sardines ne parviennent plus non plus aussi facilement à quai ; d’une part 20 % des marins-pêcheurs sont mobilisés et d’autre part le gazole est rationné, les chaloupes ne peuvent effectuer convenablement leur pêche au large. Les camions de plus de 2 t. de charge utile aussi ont été réquisitionnés par l’armée. Ils sont remplacés par des voitures particulières transformées en camionnettes mais les transports ne sont pas faciles et les usines ne sont plus approvisionnées régulièrement. Pourtant, et les statistiques le prouvent, la production atteint son plus haut niveau de la décennie en 1940. Cette année-là plus de 201 usines travaillent sur le littoral atlantique alors qu’on en comptait 162 l’année précédente [4] et les industriels se débrouillent déjà comme ils peuvent pour remplir leurs boîtes : une note, par exemple, prévient les fabricants du Finistère qu’ils disposent de 90 t. d’huile de palme disponibles à Quimper [5] pour les conserves à l’huile.

3Mais les difficultés s’amoncellent et le Syndicat des conserveurs bretons s’inquiète. En juin, plus aucun billet de banque ne circule et, du simple fait de l’impossibilité de payer les marins, la pêche est suspendue. Les Chambres de commerce de Quimper, Lorient et Nantes décident alors d’émettre des bons de paiements garantis par la banque de France bien que certains membres pensent « qu’il suffit d’attendre une quinzaine de jours la signature de l’armistice [laquelle] permettra la reprise des affaires » [6]. On note la grande combativité et l’esprit de sacrifice du vice-président et conserveur de l’assemblée quimpéroise, Marcel Chacun. La Chambre de commerce de Lorient est plus ardente puisqu’elle donne à « M. le Président du Conseil l’assurance de sa plus entière collaboration... pour mener à bonne fin la lutte entreprise contre l’hitlérisme » [7], mais, comme prévu, l’armée allemande s’installe dans une France vaincue et occupée. Les littoraux de Manche et d’Atlantique sont immédiatement soumis aux ordres des troupes d’occupation où leur présence est dense. Les cantonnements sont nombreux et les servitudes qui en découlent pesantes. « Rien n’échappe à la vigilance des occupants qui veulent exercer leur contrôle... sur les stocks. » [8] Ce joug pesant n’empêche nullement les réunions des Chambres de commerce et des Syndicats de conserveurs.

4À Quimper, lors de la séance du 16 juillet 1940, la situation est jugée « plus que préoccupante, extrêmement grave ». Les Allemands ont envahi la France ? L’Assemblée a voté les pleins pouvoirs constitutionnels au maréchal Pétain ? Non, le stock d’huile est épuisé à Nantes et à Bordeaux ! Il est « à peu près inexistant. Le prix en serait de 1 080 F les 100 kg livrables en petites quantités et paiement comptant » [9] et nous sommes au plus fort de la campagne. De plus, le 25 juillet, la préfecture de Quimper interdit toute livraison de charbon afin de constituer un stock de sécurité mais les conserveurs s’insurgent contre cette mesure car les réserves accumulées sont promptement utilisées par les troupes allemandes alors que leurs grils et stérilisateurs ne peuvent fonctionner. Toute la profession se plaint : « ... l’année 1940 marque l’avènement de l’économie dirigée, la mise en tutelle de l’industrie de la conserve, l’instauration de la répartition, le blocage des marchandises, la suppression de la concurrence et de toute liberté » [10]. De la guerre par elle-même, il n’en est jamais question et seuls les intérêts de la profession sont évoqués. D’ailleurs, pendant les cinq années d’occupation, si les réunions sont de plus en plus espacées, elles continuent de regrouper l’ensemble des membres au moins deux fois par an. Chose extraordinaire, il n’est jamais fait allusion directement à la guerre ; à une seule reprise, le mot « allemand » est utilisé à Quimper : il s’agit de répondre aux « réquisitions de l’armée allemande » formulées en août 1940. Dans ce but, le président du Syndicat des conserveurs bretons adresse à tous les adhérents une lettre leur enjoignant d’accueillir favorablement les désirs de l’armée allemande [11]. La grande majorité d’entre eux, sous la responsabilité de leur président, accepte sans que jamais l’envahisseur ne les oblige à traiter avec eux [12] ; d’ailleurs, ils ne risquent guère d’ennuis financiers. Les conserves de sardines se vendent très bien en Allemagne qui était déjà avant-guerre l’un des premiers pays importateurs. Le haut commandement de la Wehrmacht (OKW) est très vite persuadé qu’il est de son intérêt d’encourager la reprise rapide d’activité des conserveries au bénéfice de l’effort de guerre allemand [13]. Les armées au combat réclament des quantités toujours croissantes de ce produit alimentaire pratique, nourrissant et sain. Les fabricants sont assurés de vendre toute leur production sans aucune difficulté malgré la moindre qualité des produits. Seule la conserverie Noël Larzul décide de cesser complètement le travail et ferme définitivement ses portes durant les cinq années de guerre pour éviter de fournir l’occupant [14]. Pour les autres, le Trésor public paye directement et généreusement toutes les dépenses de cantonnement et de logement engagé par les soldats allemands en plus des frais journaliers définis par l’article 18 de la convention d’armistice. « Il semble bien au total, qu’il ne faille pas trop s’inquiéter pour les industriels ayant subi des réquisitions de stocks ou de fabrication en cours » [15] et d’ailleurs une circulaire est édictée le 25 juillet 1940 pour rembourser le plus rapidement possible les industriels sollicités par les Allemands. De plus, les commandes locales sont effectuées par les troupes allemandes donc au prix du marché : il ne s’agit que très rarement de réquisitions payées en tant que réparations des dommages causés donc sans bénéfice.

5Au cours des années suivantes, c’est par des contrats librement consentis de livraison de produits et d’exécution de commandes [16] que l’Allemagne dispose dès 1941 d’une grande part et toujours croissante de la production nationale de conserves alimentaires. En effet, le 5 novembre 1940, les accords Mund-Manaut établissent que 33 % de la production de conserves de poisson seront prélevés pour l’armée d’occupation. Cet acte est considéré alors comme une victoire par les Français qui craignaient des prélèvements proportionnels plus importants. Et puis les Allemands eux-mêmes s’emploient à préserver cette industrie en la classant parmi les entreprises protégées ou S-Betriebe, tout comme les Forges d’Hennebont lesquelles fournissent l’indispensable fer-blanc [17]. Les relations s’améliorent même au cours des semaines, si l’on croit l’accord signé en 1941 entre les conserveurs français intéressés et le Syndicat allemand des basses températures. Celui-ci propose de fournir le matériel de congélation rapide, alors inconnu en France, nécessaire pour augmenter les productions sous forme de légumes et de fruits congelés essentiellement. La collaboration technique est manifeste dans ce cas et les 12 usiniers convaincus produisent 8 200 t. en 1942 [18]. Il faut croire que les investissements sont rentables car l’année suivante, ils sont 19 usiniers à disposer du matériel allemand. Dans l’ensemble les fabricants se satisfont de cette situation car nous ne notons aucune doléance ou plainte particulières des conserveurs pendant toute l’Occupation, sinon celles évoquant les difficultés d’approvisionnement et les mauvaises conditions d’exercice et de vente. Alors que de nombreux corps de métiers connaissent des jours beaucoup plus difficiles et le font savoir comme les commerçants dans leur ensemble, les fabricants de meubles, les entreprises de travaux publics.

Un comité d’organisation de l’industrie de la conserve de poisson

6Sinon la vie continue. On préfère ne rien voir, ne rien entendre et poursuivre ses activités comme si de rien n’était. Les esprits sont d’ailleurs très occupés par la mise en place des Comités d’organisation (CO) créés selon le modèle allemand et chargés « d’organiser l’acquisition et la répartition des matières premières et produits nécessaires aux fabrications de la branche industrielle considérée » [19] mais l’adhésion au projet de Vichy est pour le moins tiède parmi les conserveurs. Le rôle potentiel d’un CO de la conserve s’avère d’ailleurs très vite secondaire et seul l’Office central de répartition des produits industriels (OCPRI), créé le 10 septembre 1940, présente un réel intérêt pour les usiniers. Au sein de l’Office, le Comptoir français de l’Industrie des conserves alimentaires (COFICA) est chargé des problèmes particuliers de la profession. Cet organisme a été créé en avril 1918 par une association de conserveurs les plus puissants désireux d’apporter de l’ordre sur le marché de la sardine fraîche et surtout de constituer un groupe organisé face aux réactions collectives des pêcheurs. Le COFICA devient une institution de droit public désignée comme telle par Vichy, entre le 10 avril 1940 et 1946. Le comptoir assure l’achat collectif des matières premières puis effectue la distribution ; il fixe les prix, et notamment ceux de l’indispensable fer-blanc et de l’huile irremplaçable [20]. En fait, il est chargé de répartir la misère. Les seuls problèmes évoqués par les conserveurs au cours de leurs réunions de plus en plus rares concernent l’activité de leurs usines, les améliorations apportées au fonctionnement par ces temps de pénurie, les combines variées pour maintenir la production dans les usines et les moyens de remplacer les produits introuvables. Pour la vente en quantité, on attend tout de l’état-major de l’Armée et de la Marine allemande. Jusqu’à la loi du 17 avril 1942, ces achats en gros, supérieurs à 10 000 F, ne sont même pas soumis à la taxe de la production ni à celle sur les transactions. La collaboration économique s’avère très vite une aubaine à défaut d’être une obligation car les conserves présentent un réel caractère stratégique. La plus grande part de la production, pour ne pas dire l’exclusivité, est destinée aux soldats allemands et plus particulièrement aux marins sous-mariniers. Les bases navales de Brest, Lorient, Saint-Nazaire, La Rochelle et Bordeaux sont situées au cœur même des zones de fabrication et les commandants des U-Boot sont aux premières loges pour effectuer leurs commandes prioritaires. Cette collaboration économique évidente n’est jamais évoquée ni lors des séances des Chambres consulaires, ni lors des réunions des conserveurs. L’attitude de ce patronat spécifique est identique à celle des dirigeants d’entreprise directement intéressés par l’effort de guerre comme ceux de la métallurgie ou de la mécanique. Les conséquences désastreuses dues à la fermeture éventuelle des usines sont fréquemment évoquées. « Considérant que le rendement de la conserverie dans la 5e région économique (la Bretagne) représente 80 à 85 % de la production nationale, que le personnel employé s’élève au minimum à 25 000 ouvriers et ouvrières ; que cette industrie fait vivre au moins 100 000 personnes », il convient que le gouvernement mette tout en œuvre pour aider par tous les moyens cette branche de l’industrie alimentaire. Quitte à favoriser les fournitures massives à l’armée allemande [21].

7Dans ces conditions, le CO de l’Industrie des conserves de poisson, créé relativement tôt en mars 1941 [22], ne détient que peu de pouvoir. Par ailleurs, on s’aperçoit qu’il s’agit de la fidèle reconstitution de l’Union des syndicats de conserveurs existants avant-guerre et dissous par la loi d’août 1940 [23]. Le siège du CO, à Nantes, est le même que celui du Syndicat national. La direction du comité, où sont présents les présidents des cinq syndicats régionaux, reste collégiale [24]. Quel est le rôle dévolu ? D’après les textes le comité est chargé d’établir une fixation des prix, de prendre les sanctions au sein de la profession, d’assurer la distribution et la répartition des commandes. En fait, le comité ne peut prétendre à autre chose qu’une simple action consultative. Il se mue en auxiliaire des commandes allemandes [25] et son rôle est mal perçu par les conserveurs pour qui le COFICA n’est qu’un rouage supplémentaire d’une bureaucratie accablante. « Les industriels n’ont tiré aucun avantage réel de l’existence des comités et ont dû seulement consacrer une partie de leur activité à la confection de questionnaires multiples. » [26] Par contre, il conserve une activité très peu appréciée des conserveurs car cet organisme est chargé de procéder à la mise en application du plan général de concentration industrielle voulu par Vichy. Il faut fermer les usines les plus petites et les plus anciennes pour favoriser la production aux meilleures conditions dans les unités les plus modernes. Mais, bien que les propositions du CO soient sommaires, les conserveurs s’insurgent contre des procédés jugés arbitraires et autoritaires. La Chambre de commerce de Lorient proteste énergiquement dès septembre 1942, car il est prévu la fermeture des deux seules usines Fleury de Plomeur et Tristan-Tersol de Lorient alors que la circonscription en compte au total plus d’une quarantaine à l’époque. Cette opposition est avant tout la preuve indéniable de la bonne santé économique des fabricants de conserves de poisson et les résultats ne se font pas attendre puisque la décision de fermeture est reportée [27]. Les bombardements alliés se chargeront quelques mois plus tard, le 15 janvier 1943, de régler définitivement le problème sans se soucier de la vétusté des usines d’ailleurs.

8De leur côté, les Chambres de commerce ne sont guère plus frondeuses ; il est vrai que la loi du 11 avril 1941 mettait fin au mandat de tous les membres en exercice et donnait au secrétaire d’État à la Production industrielle le pouvoir de prononcer les nominations et les radiations des élus consulaires ; mais dans leur grande majorité les nouveaux membres nommés par le gouvernement sont les mêmes. Ainsi à Quimper, le président de Servigny, conserveur à Concarneau, abandonne la place, tout en étant nommé président honoraire, à son ancien vice-président Marcel Chacun [28], conserveur à Quimper. Il en est de même à Lorient où le président Guihot se démet de ses fonctions mais il est immédiatement réélu à la tête de l’assemblée consulaire [29]. Les discours des deux nouveaux élus ne laissent que peu de doutes sur leur état d’esprit. Marcel Chacun achève le sien dans les termes suivants :

9« C’est très respectueusement que notre pensée s’élève vers la haute figure qui préside aujourd’hui aux destinées de la France, le maréchal Pétain. Nous aurons le souci de nous montrer digne de lui et de suivre sa propre devise, “Servir”. Suivant les directives du Maréchal, nous devrons nous souvenir que l’économique et le social doivent être indissolublement et harmonieusement liés pour atteindre et assurer ce résultat cher entre tous, la paix sociale dans la justice, but essentiellement recherché par les inspirateurs de la Charte du Travail... » [30]

10Le président lorientais Guihot au nom de tous ses collègues,

11« tient à exprimer, par son premier acte officiel, sa confiance et sa foi dans l’œuvre de redressement de la France meurtrie, entreprise par M. le Maréchal Pétain ; en souhaitant ardemment la réalisation de cette œuvre et l’union de tous les Français derrière leur chef vénéré, la Chambre de commerce prie M. le Chef de l’État de recevoir l’assurance de sa fidélité et de son dévouement et d’agréer l’expression de sa respectueuse gratitude et de sa profonde admiration » [31].

L’organisation du marché du poisson

12Le poisson devient rapidement une denrée précieuse en France et aussi une grande préoccupation du Ravitaillement. La viande est devenue introuvable, les meilleures bêtes sont destinées à l’Allemagne. Il faut compenser cette perte protéinique dans l’alimentation des Français et l’on pense bien sûr que les produits de la mer peuvent assurer ce complément indispensable. « À l’heure des restrictions que nous vivons il a fallu chercher à le mettre à la portée de tous. Or la demande dépasse de beaucoup l’offre ; ces derniers temps les prix se sont mis à monter de façon désordonnée. Il fallait à tout prix une réglementation du marché du poisson. » [32] Dès le 3 avril 1940 est créé le Comptoir d’achat et de répartition de la pêche en temps de guerre. Le 30 avril 1940 le décret Rio, reconduit par l’arrêté du 30 août, complète les premières mesures prises ; dorénavant, le poisson doit être taxé dans les ports de pêche. En fait, il ne fut jamais respecté. D’autre part, le préfet de la Seine limitait le prix du poisson vendu aux Halles centrales mais à des prix tellement bas qu’aucun mareyeur ne voulait plus approvisionner le marché parisien. Pour résoudre le problème, une expérience est tentée à Douarnenez en novembre 1940 pour fixer la répartition du poisson selon un prix uniforme : pêcheurs, mareyeurs et conserveurs doivent s’entendre en moins de deux jours. Le 23 novembre 1940, la préfecture de Quimper étend l’arrêté à tout le département et, fort de cette réussite, le gouvernement décide de porter l’expérience au niveau national. Le 8 décembre paraît au Journal Officiel la constitution du Bureau national du poisson ; il comprend un directeur, Jacques Altazin, secrétaire général de l’Union des syndicats des mareyeurs du littoral français, deux vice-présidents, quatre administrateurs et un trésorier, assistés d’un comité consultatif de trente et un membres constitué de toutes les branches de l’organisme corporatif. Le Bureau est chargé de superviser les opérations de répartition du poisson qui s’effectuent, en principe, d’après le tonnage traité par chaque maison durant les mois qui précédèrent la guerre. Le répartiteur procède à l’attribution des lots revenant à chacun. Le prix est uniforme désormais pour tous les ports par espèce de poisson. Pour satisfaire le ravitaillement, 60 % de tout le tonnage débarqué est dirigé vers Paris jusqu’en décembre 1940. La décision de fixer les cours du poisson répond bien sûr à la volonté de Vichy d’éviter toute flambée des prix, comme le stipulait la loi du 21 octobre 1940. Les ventes aux enchères sont supprimées et les conserveurs sont assurés, normalement, chaque année d’une quantité fixée à un prix convenu et invariable. Les mareyeurs et surtout les conserveurs accueillent froidement cette politique jugée bien trop dirigiste et trop favorable aux seuls pêcheurs et mandataires. Pour eux, le prix du poisson est trop élevé et la concurrence ne joue plus pour entraîner des apports en quantité de sardines de grande qualité. Comme le prix est fixé pour l’année, on craint que les pêcheurs ne prennent plus les précautions élémentaires pour présenter un poisson irréprochable essentiel pour la conserve. Mais très vite les craintes s’estompent car la sardine est un poisson fragile qui exige des manipulations délicates. Les trains de marée sont incapables de répondre à ces obligations si bien que le poisson est vendu sur place aux conserveurs.

13Toujours est-il que le bureau, devenu Comité central de ravitaillement du poisson, tente de satisfaire les demandes dans le cadre de ses modestes prérogatives. La tâche se complique après la création du Comité d’organisation des commerces des produits de la mer et d’eau douce, présidée par M. Winck ; en effet, la répartition des rôles est de plus en plus confuse et les conserveurs ne savent plus vers quels organismes se tourner pour obtenir satisfaction. En aval ils doivent consulter l’OCPRI puis le CODECA, puis un CO pour le fer-blanc, un autre pour les huiles, un autre pour les machines, puis le Comité central du poisson et le CO du commerce du poisson ; en amont, leur propre CO se charge normalement de la commercialisation mais les conserveurs doivent aussi s’associer au Comité général d’organisation du commerce. En fait, ils n’ont pratiquement aucun pouvoir ni les uns ni les autres. Les conserves de sardines et de poisson en général demeurent un produit stratégique et la Marine allemande se charge de le rappeler à tout instant, ne serait-ce que par l’ampleur de ses commandes.

14Par contre, cet excès de bureaucratie irrite les usiniers qui n’échappent pas aux affres de la réglementation de Vichy et qui s’en plaignent amèrement. Ils sont particulièrement remontés contre l’obligation de conserver le même bénéfice qu’au premier septembre 1939 et, second motif de contestation, ils condamnent les prix de vente décidés pour les conserves et jugés bien trop bas, « à des taux ridiculement bas qui ne laissent aucune marge bénéficiaire aux fabricants. Sur certaines catégories de poissons, ils auront même travaillé à perte » [33]. Bien sûr, les conserveurs ne demandent pas la suppression du contrôle des prix ; « un régime de prix strict et ordonné conditionne en effet l’avenir du pays, et la vie même de la Nation ; pour cela, nous ne pouvons qu’accepter les disciplines des prix. Ceci dit, nous estimons que cette discipline des prix ne saurait exclure un examen approfondi des cas particuliers, soumis soit à la Commission départementale de surveillance des prix, soit à la justice de paix ou au tribunal, suivant que la vente a été faite au titre des réquisitions ou au titre privé, ou alors à la clientèle particulière » [34]. Pourtant, les affaires ne doivent pas être aussi mauvaises qu’annoncées car le Syndicat des conserveurs de Bretagne parvient à réunir en mai 1943 un million de francs de dons recueillis auprès de ses adhérents et versés au Secours national. Cette somme est destinée aux fabricants de conserves sinistrés et à leurs personnels [35], en fait les industriels lorientais touchés par les bombes anglo-américaines.

15En cette période de vaches maigres tout est bon à vendre et c’est vrai qu’au cours de ses cinq années de guerre l’industrie de la conserve connaît une véritable mutation pas tant dans les méthodes de travail que dans les produits présentés au public. Pour pallier le manque d’huiles d’olive et d’arachide, on invente de nouvelles recettes. On essaie l’huile de palme, de pépin de raisin [36] ou de sésame quand on en trouve mais le résultat est paraît-il peu probant. Plus sûrement, on additionne de sauce tomate selon de savants dosages le peu d’huile dont on dispose. Il faut croire, cependant, que les industriels se livrent à des alchimies parfois néfastes pour la santé des consommateurs. Un premier décret en date du 15 mai 1940 institue un contrôle de la fabrication des conserves de poisson, crustacés et autres animaux marins « dans l’intérêt de la santé publique et, en particulier, en vue d’assurer la salubrité des fournitures faites aux armées ». Le gouvernement de Vichy à son tour tente de clarifier la situation et prescrit « qu’aucun produit nouveau destiné à l’alimentation humaine ne pourra être introduit sur le marché sans une autorisation préalable du secrétariat d’État au Ravitaillement » [37]. Enfin, la loi du 18 novembre 1942 apporte un dernier élément de contrôle. Dans son article 3, le texte donne pour mission à l’Office des pêches de contrôler plus strictement la salubrité des coquillages mais aussi celle des conserves de poisson et d’autres animaux marins. Pour autant, la pénurie se fait de plus en plus cruellement sentir : en mai 1943, une ordonnance interdit même de fabriquer des conserves à l’huile uniquement.

16« Il faudra utiliser un mélange d’huile et de tomate dans les proportions de 20 % d’huile et de 80 % de tomate. Par caisse de 101 quarts de sardines à l’huile et tomate, on emploie 1 500 kg d’huile pour la friture et 0,900 kg d’huile pour la couverture soit 2,400 kg. » [38]

17Puis, le dénuement aidant, on se contente de sauces de plus en plus pauvres : du vin blanc, de l’eau citronnée ou seulement saumurée et quelques rondelles de cornichons... Le thon « au naturel » tel que nous le dégustons aujourd’hui est un héritage de cette période de pénurie bien que le conserveur Firmin Tristan ait mis au point la technique, reprise en grand par Provost-Barbe dès 1936 à Concarneau. Quant aux sardines, elles ne sont plus grillées mais cuites à la vapeur comme cela se pratique en Espagne et au Portugal depuis longtemps déjà et l’huile disparaît progressivement. La sardine elle-même est progressivement remplacée par le maquereau plus prolifique et qui se satisfait d’une cuisson plus sommaire et d’une simple sauce allongée au vin blanc, un muscadet que l’on peut transporter facilement sur la Loire et par la mer ensuite. En ces temps difficiles, le consommateur n’est guère exigeant.

18Pourtant le poisson existe ; l’armée d’occupation n’érige aucun blocus strict. Les sorties en mer sont autorisées par la Marine allemande dès juillet 1940 [39] : elles sont simplement réglementées et interdites de nuit entre 18 heures et 9 heures du matin. Certes, les mesures de surveillance se renforcent et le premier décembre 1941 une ordonnance oblige les patrons-pêcheurs à signaler à l’avance toute sortie. L’ordonnance du 2 juin 1942, prévoit la déclaration nominative de tous les membres de l’équipage. La flottille de haute mer est tous les jours moins importante, car l’essence manque cruellement et la rogue de Norvège ne peut plus parvenir aussi facilement en France. Par contre les vieilles chaloupes à voile reprennent la mer. L’activité des conserveries est réduite elle aussi mais pas totalement arrêtée. Dans le Finistère, et pour 1944, l’année la plus difficile pour les pêches, Aristide Quelbriac, l’administrateur de l’Inscription maritime du quartier de Douarnenez estime que 3 000 marins-pêcheurs sont contraints à l’inactivité. Il rajoute que 1 700 femmes et 250 hommes, ouvriers des usines sont au chômage. Pour autant les apports annuels sont loin d’être nuls, les chiffres de la criée de Douarnenez le prouvent malgré la pénurie de rogue et de carburant, malgré l’interdiction de s’éloigner des côtes, malgré la limitation des temps de pêche. La production totale s’élève à 11 472 t. en 1938 ; elle est encore de 7 282 t. en 1942.

Image 1
Production (en tonnes) présentée à la criée de Douarnenez

19Cette situation est analogue dans les autres ports bretons ; les statistiques de 1943 nous apprennent que les arrivages de poissons frais débarqués dans les ports du Sud-Finistère se maintiennent à leur niveau de 1938. Le port de Concarneau connaît même une légère progression puisqu’il passe de 7 590 t. débarquées en 1942 à 7 645 t. en 1943 [40]. Il est vrai que des bateaux de pêche de Dieppe et de Lorient sont venus s’abriter des bombardements et renforcer les effectifs locaux. Une bonne part de la production est d’ailleurs destinée aux usines qui reçoivent officiellement pour le Finistère et le Morbihan 15 629 t. de poissons en 1940, 7 043 t. en 1941, 12 802 t. en 1942 et 3 252 t. en 1943. Au niveau national, on estime les chiffres de poissons mis en conserve à plus de 17 800 t. en 1942, environ 5 000 t. en 1943, et 3 900 t. en 1944 [41]. Il convient d’ailleurs de se méfier de ces chiffres car pendant toute la guerre et jusqu’en avril 1948, le poisson est rationné et son prix contrôlé. Ce secteur n’échappe pas, bien au contraire, aux marchés parallèles et des quantités importantes sont commercialisées en dehors du contrôle des services du Ravitaillement. La Chambre de commerce de Quimper reconnaît même que « des affaires de marché noir desservent les fabricants de conserves. » [42] C’est pourquoi les chiffres qui concernent la période de 1939 à 1946 doivent être utilisés avec la plus grande circonspection. D’une façon générale, il est clair que les statistiques officielles sont toujours largement en dessous de la vérité mais il est impossible de déterminer dans quelle mesure. Il est certain que les débarquements clandestins sont monnaie courante. Il n’est pas rare que toute la pêche soit vendue au marché noir, et notamment aux conserveurs installés dans des endroits isolés où les chaloupes accostent et débarquent leur cargaison en toute impunité et sans craindre la surveillance du Comité central de répartition. Patrick Oddonne [43] estime que le poisson livré au marché noir dans le Nord-Pas-de-Calais représente environ le tiers du tonnage officiel, mais en Bretagne il est clair que ce chiffre est sûrement beaucoup plus important. Les abris et les marins-pêcheurs sont beaucoup plus nombreux. Une petite barque à voile suffit pour satisfaire cette activité. Les retraités et les pensionnés entretiennent tous un bateau qui reprend vite la mer en ces temps troublés, même s’il est interdit de s’éloigner de plus de trois milles des côtes. Les petits ports sans surveillance permettent d’écouler la pêche sans difficulté. D’autre part, les conserveurs eux-mêmes sont très imprécis dans leurs chiffres. Le président du Syndicat des conserveurs de Bretagne en personne, Jean Guerlesquin, estime qu’il convient d’être prudent dans ses estimations et préconise de « prévoir avant la déclaration des stocks et des tonnages à travailler une certaine marge de fabrication » [44], mais de quelle ampleur cette marge ? Enfin, pour assurer leurs approvisionnements, des conserveurs n’hésitent pas à armer pour leur compte des barques équipées de grandes sennes : c’est notamment le cas des usines Pierre Béziers de Doélan et Brigneau au cours de la campagne 1943. Ces apports parallèles n’apparaissent évidemment pas dans les statistiques.

20Contrairement à une idée largement répandue, les conserveries ont donc pu travailler des matières premières de plus en plus rares certes, mais qui ne disparaissent pas loin de là. L’huile est simplement remplacée par les marinades et le vin blanc. Les achats effectués par les quatre plus grandes sociétés de l’époque nous confirment l’intensité de l’activité en 1941 : Amieux : 450 t. ; Bouvais-Flon : 449 t. ; Cassegrain : 447 t. ; Saupiquet : 441 t. [45].

21D’ailleurs, le nombre des usines en activité ne cesse de progresser jusqu’en 1942 ; on en compte 162 en 1939, 201 en 1940, 204 en 1941 [46], 204 en 1942 [47], 187 en 1943 [48] et encore 150 en 1944 malgré les bombardements et les destructions portuaires. Cette augmentation des créations est constatée dans de nombreuses professions et souligne « la réalité d’opportunités liées à la pénurie » [49]. Les demandes effectuées auprès des Chambres de commerce de Lorient et de Quimper pour obtenir les autorisations d’ouverture de poissonneries ou de magasins de mareyage sont les plus nombreuses en 1941 et 1942. Preuve encore une fois que le poisson existe et que les affaires ne sont pas si mauvaises, seuls les condiments et les boîtes sont rares. Il est vrai aussi que ce produit réservé aux troupes allemandes est pratiquement absent de toutes les tables françaises, si bien que l’opinion s’imagine sa disparition pure et simple mais il n’en est rien.

22Dans l’immédiate après-guerre, certains résistants n’ont pas oublié et demandent des comptes à ces conserveurs qui n’ont certes pas aidé directement l’Allemagne mais ont fait preuve d’une grande servilité. Les communistes sont bien sûr les plus intransigeants et réclament de « châtier les traîtres... » [50]. Ainsi on accuse Saupiquet, Cassegrain ou Amieux d’avoir ouvert leurs portes et vendu aux occupants avec trop de facilité [51].

23« Nous demandons aux CLL, nous demandons aux CDL de prendre toutes les mesures nécessaires pour que l’épuration se fasse dans l’industrie de la conserve. Nous leur demandons de faire vite... Pour cela il faut voir d’abord Guerlesquin de Quimperlé, président de leur syndicat, qui n’a jamais cessé de fonctionner pendant l’occupation. » [52]

24L’Écho Breton n’est guère plus tendre et s’étonne que l’auteur du dernier article mentionné « certainement très averti en ce qui concerne l’industrie de la conserve » mais qui volontairement ou non a omis de citer « certains industriels du Finistère et non des moindres. Leur tour viendra car la situation de toutes les firmes, de toutes les sociétés grandes ou petites fera l’objet d’un examen approfondi [...]. L’industrie de la conserve, avec celle des armements a été l’une des principales préoccupations de l’envahisseur [...]. Les bénéfices réalisés furent considérables... » [53]

25Vaines promesses car si bon nombre de fabricants sont suspectés de collaboration économique, ils sont rarement entendus par les comités départementaux de libération, Et puis, au fil des mois, la tension diminue, les articles de journaux sont plus rares et moins virulents. Les comités d’épuration eux-mêmes jouent la conciliation : « Pas d’accusation à la légère, des preuves et des preuves sérieuses [...]. Une ère nouvelle s’ouvre pour la France : il s’agit de la préparer dès maintenant en laissant de côté querelles personnelles, histoires de cloches, pour faire place à la justice... » [54]

26Pourtant quelques-uns n’échappent pas aux mailles du filet. Ainsi dans le Finistère, Jean Guerlesquin, président du syndicat régional des conserveurs, est particulièrement visé ; il est entendu en janvier 1945 mais il n’est pas inquiété [55], semble-t-il. N’apparaissent nulle part de mentions de confiscation de profits illicites. Il démissionne simplement de la tête du Syndicat des conserveurs bretons mais on le retrouve lors de la séance du 13 février 1947 [56]. Marcel Chacun, très suspecté lui aussi, conserve sa place à la Chambre de commerce de Quimper. Ses autres collègues se réfugient tous derrière le prétexte de la réquisition allemande et puisqu’ils étaient obligés d’obéir aux ordres des forces occupantes, pourquoi les condamner [57] ? Victor Manaut, le président du CO, souligne que toutes les prestations faites aux Allemands par les conserveurs n’ont été effectuées que sur l’ordre du ministère du Ravitaillement ou de la Wehrmacht elle-même. Pour lui, les organismes professionnels n’ont jamais eu de contacts directs avec les occupants. Ces arguments ne sont pas discutés en haut lieu si bien qu’ils sont aussitôt adressés aux fabricants inquiétés au niveau local pour leur fournir une ligne de défense [58]. La Chambre de commerce de Lorient demande elle aussi la plus grande mansuétude de la commission de confiscation des profits illicites. En effet, plusieurs conserveurs morbihannais sont accusés de collaboration économique si bien que l’assemblée consulaire intervient « considérant que la commission jette la suspicion sur les actes des commerçants qui n’ont agi que contraints et forcés matériellement ou moralement et accrédite des slogans fondés sur interprétations simplistes de gens mal avertis des affaires » [59]. De plus, la France a faim et les conserveries sont appelées à combattre ce problème majeur si bien que les cours départementales préfèrent s’abstenir de toute sévérité. L’arrestation et l’emprisonnement de fabricants un peu trop compromis entraîneraient la fermeture des usines. Les répercussions attendues sur le plan économique et social sont telles que la justice préfère se voiler la face et éviter les incidents liés aux restrictions. Déjà en janvier 1945, on note le départ de Concarneau d’un train de conserves de poisson destinées à la population parisienne ; les stocks de 1944 ne sont donc pas épuisés ! Les maires de la région s’opposent bien sûr à ce départ pour protester contre l’insuffisance du ravitaillement dans leur arrondissement. Les édiles locaux en profitent pour réclamer des moyens accrus pour que les conserveries, et les conserveurs, puissent reprendre le plus rapidement possible une activité vigoureuse [60]. La vie reprend son cours très vite et sans se retourner.

Notes

  • [1]
    J. Sainclivier, La Bretagne dans la guerre, 1939-1945, Rennes Éditions Ouest-France, 1994, 219 p.
  • [2]
    A. Marie-d’Avigneau, L’industrie des conserves de poisson en France métropolitaine, Rennes, Impr. bretonne, 1958, 604 p.
  • [3]
    Rapport d’activité du syndicat des conserveurs du Finistère, Quimper, le 22 janvier 1940.
  • [4]
    Enquête sur les positions statistiques des Unions françaises de conserves de poisson, Paris, mai 1941.
  • [5]
    Archives du syndicat des conserveurs du Finistère, Quimper, le 16 octobre 1940.
  • [6]
    Archives CCI Quimper, séance du 25 juin 1940. Marcel Chacun, vice-président de la Chambre de commerce.
  • [7]
    Archives CCI Lorient, séance de juin 1940.
  • [8]
    Dominique Veillon, Vivre et survivre en France, 1939-1947, Paris, Payot, 1995, p. 77.
  • [9]
    Archives du syndicat des conserveurs, Quimper. Quimper, le 16 juillet 1940, le président Guerlesquin.
  • [10]
    Archives du syndicat des conserveurs, Quimper. Quimper, le 14 mars 1944, le Toquer.
  • [11]
    J’ai l’honneur de vous accuser réception de l’ordre que vous m’avez donné conformément aux instructions de M. le conseiller Albrecht. Je m’engage sur ma responsabilité personnelle de fournir à cette autorité 5 210 kg de conserves de sardines et 15 360 kg de conserves de poisson... réservés jusqu’au 15 novembre 1940. Guerlesquin, conserveur à Quimperlé.
  • [12]
    Annie Lacroix-Riz, Industriels et banquiers sous l’occupation, Paris, Armand Colin, 1999, p. 184.
  • [13]
    Arne Radtke-Delacor, La place des commandes allemandes à l’industrie française dans les stratégies de guerre nazie de 1940 à 1944, dans Actes du Colloque l’Occupation, l’État français et les entreprises, Paris, ADHE, 2000, p. 13.
  • [14]
    Conversation avec M. Larzul.
  • [15]
    R. De Rochebrunne, J.-C. Hazera, Les patrons sous l’occupation, t. 1. Paris, Odile Jacob, 1997, p. 144.
  • [16]
    Annie Lacroix-Riz, op. cit., p. 127.
  • [17]
    J. Sainclivier, op. cit., p. 106. En 1939, les Forges employaient 1 661 ouvriers mais toujours 945 en 1944.
  • [18]
    L’Aurore, le 14 octobre 1944, « L’industrie de la conserve et la collaboration ». Il s’agit des usines Saupiquet, Amieux, Maingoud, Boutet, Rödel, Chacun, Petitjean, Guerlesquin, Mathieu et Raphalen.
  • [19]
    Article 2 de la loi-cadre du 16 août 1940 portant création des CO.
  • [20]
    Marie-d’Avigneau André, L’Industrie des conserves de poisson en France métropolitaine. Rennes, imp. bretonne, 1958, p. 391.
  • [21]
    Archives CCI Quimper, séance du 9 mai 1944.
  • [22]
    Décret du 3 mars 1941, JO du 20 mars 1941, no du code : 088.
  • [23]
    Kuisel Richard, Le capitalisme et l’État en France, Paris, Gallimard, 1984, p. 243.
  • [24]
    Sous la présidence de René Victor Manaut, sénateur et ancien ministre, ancien président de l’Union syndicale, président du Conseil supérieur de la conserve et président du Conseil international de la conserve, le Comité se compose des autres membres de l’Union : Camille Mony, président de la Chambre syndicale des fabricants de la côte basque ; Pierre Van Heeckhœt, président des fabricants de conserves de la région boulonnaise ; Louis Jollan de Clerville, président des conserveurs de la région nantaise ; Jean Rödel, président des conserveurs de la région bordelaise ; Guerlesquin, président des conserveurs de Bretagne. On note aussi les noms des conserveurs les plus influents de l’époque comme Georges Tertrais de Nantes, Georges Pierre de Lorient, Pierre Garnier (famille Cassegrain) et Joseph Angot. Le commissaire du gouvernement est un certain Biguet, administrateur de la Marine. Annuaire du Commerce Disot-Bottin, 1943.
  • [25]
    Annie Lacroix-Riz, op. cit., p. 112.
  • [26]
    Archives CCI Lorient, séance d’avril 1945.
  • [27]
    Archives CCI Lorient, septembre 1942.
  • [28]
    Archives CCI Quimper, séance du 12 septembre 1942.
  • [29]
    Archives CCI Lorient, séance du 16 septembre 1942.
  • [30]
    Archives CCI Quimper, séance du 12 septembre 1942. La réponse de Vichy ne se fait pas attendre et par lettre datée du 30 octobre 1942, le Maréchal de France, chef de l’État, se dit « très touché des marques de confiance et de dévouement qui lui sont témoignées et remercie la Chambre de commerce de Quimper. Le chef de l’État vous adresse ses vœux pour l’heureux accomplissement de votre tâche et vous charge d’être, auprès des membres de cette assemblée, l’interprète de sa gratitude ».
  • [31]
    Archives CCI Lorient, séance de mars 1941.
  • [32]
    Archives CCI Quimper, séance de décembre 1940, rapport du Ravitaillement lu en séance.
  • [33]
    Archives du Syndicat des conserveurs de Bretagne, Quimper, séance du 9 janvier 1943.
  • [34]
    Ibid., séance du 14 décembre 1940, rapport du conserveur Jean Guerlesquin.
  • [35]
    Ibid., séance du 26 mai 1943.
  • [36]
    Ibid., séance du 7 février 1941.
  • [37]
    Loi du 16 octobre 1941.
  • [38]
    Ordonnance du 24 mai 1943.
  • [39]
    Réunion le 25 juin, à la mairie de Douarnenez, pour examiner la possibilité de reprendre la pêche. Elle est autorisée jusqu’à 3 milles des côtes et permet ainsi la pêche de la sardine.
  • [40]
    Statistiques parues dans La navigation française, mai 1943.
  • [41]
    Statistique CODECA, octobre 1944.
  • [42]
    Archives CCI Quimper, séance du 14 mars 1944.
  • [43]
    Patrick Oddonne, « Le comptoir du poisson de Gravelines pendant la guerre », dans Revue du Nord, no 2 hors-série, 1987, p. 87.
  • [44]
    Archives du Syndicat des conserveurs de Bretagne, Quimper, séance du 2 août 1941.
  • [45]
    J. Fiérain, Saupiquet et les crises de la conserve, dans Enquêtes et Documents, Nantes, t. V, 1980, p. 211.
  • [46]
    Comité d’Organisation. Enquêtes sur les positions statistiques des Unions françaises de conserves de poisson, Paris, mai 1942.
  • [47]
    Ibid., mai 1943.
  • [48]
    Ibid., mai 1944.
  • [49]
    Pierre-Antoine Dessaux, Entrepreneurs de la pénurie : la formation d’une entreprise durant les années 1940, dans Créateurs et créations d’entreprises de la Révolution industrielle à nos jours, Marseille dir., Paris, ADHE, 2000, p. 556.
  • [50]
    L’Aurore, organe du Parti communiste de France, le 24 septembre 1944.
  • [51]
    J. Fiérain, Saupiquet et les crises de la conserve, dans Enquêtes et Documents, t. V, Nantes, 1980, p. 209.
  • [52]
    L’Aurore, le 14 octobre 1944, L’industrie de la conserve et la collaboration.
  • [53]
    L’Écho breton, le 27 octobre 1944, L’heure des comptes.
  • [54]
    Le Finistère libéré, no 4, le 23 septembre 1944, Jouons franc-jeu.
  • [55]
    Ouest-France, le 27 janvier 1945.
  • [56]
    Archives du syndicat des fabricants de conserves du Finistère et du Morbihan, Quimper.
  • [57]
    Philippe Collin et Philippe Raoul, L’Épuration dans le Finistère, 1944-1946. Mémoire de maîtrise, Brest, 1997.
  • [58]
    Archives du syndicat des conserveurs, Quimper, lettre de V. Manaut, en date du 15 décembre 1944, adressée à Marcel Chacun, conserveur à Quimper.
  • [59]
    Archives CCI Lorient, séance du 23 février 1945.
  • [60]
    Ouest-France, le 30 janvier 1945.
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