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Article de revue

Le mythe de la Magna Carta comme point de départ du consentement à l’impôt

Pages 14 à 21

Notes

  • [1]
    Avant la Magna Carta : le serment d’Édouard le Confesseur sur les lois du royaume (1042) ; la charte du couronnement de Guillaume le Conquérant (1066) ; la charte d’Oxford d’Étienne Ier (1136) ; la charte d’Henry II, (1154) ; les constitutions de Clarendon (1164) ; les assises de Jérusalem (1118-1198).
  • [2]
    Édouard le Confesseur (né aux alentours de 1004 et mort en 1066), règne sur le royaume d’Angleterre de 1042 à sa mort. Il est canonisé en 1161. Sa succession difficile va faciliter, quelques mois après sa mort, la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant.

La Magna Carta est connue pour marquer le commencement du consentement à l’impôt. Ce n’est que partiellement vrai. Des chartes, antérieures à la Magna Carta, avaient déjà limité les pouvoirs du monarque. Elle n’en demeure pas moins, en raison de l’interprétation qui lui a été donnée, un acte fondateur. Le texte est devenu un document après avoir été un argument : un document devant l’histoire après avoir été un argument contre le roi.

1Il en va de la Magna Carta comme de la bataille de Bouvines qui a lieu un an plus tôt : dans les deux cas, elles sont censées marquer le commencement d’une ère nouvelle. La bataille de Bouvines marquerait la naissance de la nation française et la Magna Carta celle du consentement à l’impôt. Il n’y a rien de faux dans ces affirmations.

2Il est bien sûr possible d’affirmer que la France naît avec Bouvines. Mais on peut aussi la faire remonter, par exemple, au baptême de Clovis, le 25 décembre de l’année 496.

3Une forme de consentement à l’impôt a déjà existé avant la Magna Carta. La fiscalité de la Grèce antique est principalement indirecte. Dans certaines cités, elle se fait par le système de la ferme. Les plus riches doivent s’acquitter de la liturgie, c’est-à-dire de l’entretien d’un service public. Le liturge est désigné par les magistrats sur la base du volontariat. Le consentement n’est donc pas totalement absent.

4La doctrine, parce que cela correspond à une réalité, mais aussi pour des raisons de commodité, a choisi de retenir exclusivement la Magna Carta.

5Le 12 juin 1215, après une courte guerre civile, un groupe de barons anglais parvient à imposer au roi d’Angleterre la Magna Carta. Pour certains interprètes, ce document constituerait la première affirmation du consentement à l’impôt. Le roi, pour augmenter certains prélèvements, doit désormais obtenir le consentement d’un Commun conseil. L’étude de la naissance de la Magna Carta, de son contenu ainsi que le débat relatif au sens qu’il convient de lui donner, montrent que la « Grande Charte » n’échappe pas à la règle. Lorsqu’un document devient aussi légendaire, le risque existe à force de surinterprétation, de lui prêter des vertus qu’il ne possède que partiellement. La Magna Carta a contribué à l’émergence du consentement à l’impôt, mais elle n’en est peut-être pas à l’origine.

1 – La naissance de la Magna Carta

6La Charte ne naît pas ex nihilo. De nombreux textes l’ont précédée, qui constituent autant de sources d’inspiration qui vont faciliter son apparition.

A – Les sources d’inspiration

7La Magna Carta n’est pas la première charte limitant les pouvoirs du roi ou, pour employer une autre expression sans doute anachronique, soumettant le roi au droit [1]. Par sa Charte (10 articles), Guillaume le Conquérant (1027-1087) établit des règles qui doivent s’appliquer « après sa conquête de l’Angleterre ». L’article 1 de la Charte dispose que le roi fait « le vœu qu’un seul Dieu soit vénéré dans tout le royaume, que la foi unique dans le Christ soit toujours gardée inviolable, que la paix et la sécurité soient observées entre Anglais et Normands ». Les articles suivants sont notamment relatifs au droit de propriété pour lequel « la loi du roi Édouard » est maintenue, « pour le bien du peuple anglais [2] ». Édouard le Confesseur est le grand souverain anglo-saxon d’avant la conquête normande. La référence à ses lois, que l’on retrouve dans de nombreuses chartes publiées après son règne, est censée témoigner de la volonté du roi de respecter les libertés de ses sujets.

8Henri Beauclerc, le plus jeune fils de Guillaume le Conquérant, surnommé « Lion de Justice » en raison de l’amélioration qu’il a apportée à l’administration, publie lors de son accession au trône, le 5 août 1100, une « Charte des libertés » de quatorze articles. Par cette Charte, Henri, roi d’Angleterre, s’engage de nouveau à respecter les « lois d’Édouard le Confesseur ». Plus concrètement, il s’astreint à respecter certains droits de la noblesse et du clergé, tout particulièrement dans trois domaines : les bénéfices ecclésiastiques, la pratique de la simonie et l’abus de sièges épiscopaux. Le roi s’engage en outre à respecter le droit des barons à léguer leur terre à leur héritier et à se marier comme ils l’entendent. En matière fiscale, la Charte implique le respect du droit de propriété et la fin des impôts arbitraires. La Charte, qui fut le plus souvent ignorée, constitue une étape dans l’affirmation des libertés anglaises.

B – Les causes de l’apparition de la Magna Carta

9Ces causes sont multiples. On peut en distinguer au moins trois : politiques, administratives et militaires.

1 – Les causes politiques

10Contrairement à son frère Richard Cœur de Lion, Jean sans Terre (John Lackland), le fils d’Henri II Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine, n’a pas laissé l’image d’un bon roi. Jean, le dernier de six fils légitimes, à la différence de ses frères, est exclu de la possession des terres par son père. Cela lui vaut le surnom de Jean « sans Terre ». Jean tente d’usurper une première fois la couronne de son frère Richard Ier (Richard Cœur de Lion), qui lui accordera finalement le pardon lors de son retour à Londres, en 1194. Lorsque Richard Cœur de Lion meurt en 1199, les coutumes angevines désignent son neveu, Arthur de Bretagne, comme successeur. Jean usurpe cette fois réellement la couronne. Selon la rumeur, il aurait exécuté son neveu Arthur, âgé de 16 ans, de ses propres mains.

11Il n’y a là, tout compte fait, rien d’exceptionnel. Au cours de l’histoire, de nombreux monarques ont usurpé la couronne. La différence vient de ce que le règne de Jean, d’une durée de dix-sept ans, est l’un des plus sombres pour son pays. Dans les mains de Jean, l’empire Plantagenêt se laisse dépecer par Philippe Auguste. Les revenus des Capétiens, durant son règne, dépassent ceux des Plantagenêt, affectés entre autres par la perte de la Normandie. Cette perte constitue une meurtrissure pour l’Angleterre.

12L’illustration de couverture choisie par l’historienne Frédérique Lachaud, pour sa biographie de Jean sans Terre parue en 2018, donne une image fidèle du règne de Jean. Matthieu Paris, un moine bénédictin anglais du XIIIe siècle, historien et artiste enlumineur, en est l’auteur. La couronne sur la tête de Jean sans Terre, glisse, donnant presque l’impression qu’elle va tomber par terre. Elle ne tombera pas.

13Richard Cœur de Lion et son frère présentent ainsi deux visages antagoniques de la royauté : l’une bonne, l’autre mauvaise. Le trait est certainement exagéré, mais c’est celui retenu par l’histoire.

2 – Les causes administratives

a – La centralisation des Plantagenêt

14Avec la Normandie, l’Angleterre est l’une des régions les mieux administrées de l’Empire Plantagenêt. L’Échiquier est la preuve, à la fois de la bonne administration, mais aussi de la centralisation des Plantagenêt. Deux facteurs vont contribuer au renforcement de cette centralisation. Le premier est constitué par les réformes administratives de Guillaume le Conquérant après 1066. En confisquant les terres des Saxons et en les redistribuant à des Normands, il renforce son pouvoir. Le second vient des croisades. Henri II Plantagenêt a passé vingt-et-un ans, sur les trente-cinq de son règne, en dehors de l’Angleterre. Richard Cœur de Lion, son fils, parti en croisade pour libérer la Terre Sainte, était encore plus distant de l’Angleterre que son père. Cet éloignement a contribué à l’émergence de grands administrateurs, des « vice-rois », les fameux sheriffs notamment. La révolte des barons contre Jean sans Terre a ainsi pu être interprétée comme une tentative pour contenir l’émergence d’un absolutisme angevin.

b – Le conflit avec l’Église

15Les relations entre le père de Jean, Henri II, et le pape, étaient déjà très mauvaises. Surtout depuis l’assassinat, par des partisans d’Henri II, de l’archevêque de Cantorbéry, Thomas Becket, en 1170. Elles continueront par la suite de se dégrader. L’enjeu du conflit, pour faire simple, est la volonté de la Couronne de gouverner sans partage face à une Église qui cherche à préserver son indépendance du pouvoir séculier. La grande différence entre le père et le fils, comme le souligne Nicholas Vincent, est que si « Henri II était un tyran plein de succès, Jean ne l’était pas ».

16En 1208, le pape Innocent III jette l’interdit sur le royaume d’Angleterre et le pays de Galles. Quelques mois plus tard, il excommunie Jean sans Terre et offre sa couronne au roi de France. À cela vient s’ajouter un conflit relatif à l’investiture de l’évêque de Cantorbéry. Le roi Jean répond en confisquant les biens du clergé. Une période de crise apparaît : les sacrements ne peuvent plus être délivrés en Angleterre, à l’exception du baptême et de l’extrême-onction. Pendant six ans, les cloches ne sonnent plus. L’interdit jeté sur l’Angleterre n’a, en soi, rien d’exceptionnel, à cette réserve près que sa durée est très longue.

17La crise se solde par une défaite humiliante de Jean sans Terre, en 1213. Il doit payer des dédommagements au clergé et verser au pape un tribut considérable : environ un soixantième des taxes directes du royaume. Surtout, l’Angleterre est remise en fief à la papauté. Dans le concert des nations, l’Angleterre sera pendant longtemps considérée comme un royaume inférieur pour cette raison.

3 – Les causes militaires

18Sitôt pardonné par le Pape, Jean sans Terre s’allie à l’empereur d’Allemagne et au comte de Flandre, contre le roi de France. Il tente d’attaquer la France mais subit une première défaite, le 2 juillet 1214, à La Roche-aux-Moines (aujourd’hui dans le Maine-et-Loire). Cette victoire permet aux Français de se concentrer sur la guerre en Flandres, facilitant la victoire de Bouvines, le dimanche 27 juillet 1214.

19La bataille est décisive. Elle deviendra un symbole de l’histoire de France : Philippe Auguste se bat avec l’aide des milices communales. Le mythe de la nation en armes est né. « Ce dimanche-là, écrit George Duby, dans la plaine de Bouvines, le roi de France Philippe Auguste avait affronté malgré lui la coalition redoutable de l’empereur Otton, du comte de Flandre Ferrand et du comte de Boulogne Renaud ; il était, grâce à Dieu, resté le soir maître du champ. L’empereur avait détalé ; les deux comtes rebelles étaient pris. Victoire, comme on l’a dit et répété, fondatrice : les assises de la monarchie française en furent décidément raffermies ».

20Selon George Duby, Philippe Auguste affronte « malgré lui » la coalition, car il ne voulait pas se battre un dimanche, jour de paix consacré à Dieu et non à la guerre. C’est pourquoi il pousse les coalisés à attaquer. Jean sans Terre, qui devait rejoindre la coalition depuis la Saintonge est contraint de se retirer. Fort de ses victoires, Philippe Auguste se prépare à envahir l’Angleterre… et les barons anglais sont prêts à imposer à leur roi la Magna Carta.

C – L’adoption et l’annulation de la Magna Carta

21Il n’y a pas une, mais plusieurs chartes. La Charte initiale, la plus connue, est remplacée après son annulation, par d’autres chartes.

1 – La Charte initiale

22Une première charte est rédigée, probablement durant l’hiver 1213 ou au début de 1214. Elle reste cependant à l’état de projet. Il faudra attendre le retour de Jean sans Terre, du Poitou, en octobre 1214.

23Les barons s’appuyant sur la médiation de l’Église parviennent alors à imposer la Charte. Ils sont une quarantaine, sans compter leurs fils et leurs vassaux. Ils se réunissent au cours de la seconde semaine de juin de l’année 1215, à Runnymede, une prairie aux abords de la Tamise. Runnymede est aujourd’hui une ville du comté de Surrey, à 38 kilomètres à l’ouest de Londres. La Magna Carta est adoptée le 15 juin 1215, après une semaine de négociation. Une partie de la Charte est directement inspirée, voir copiée pour certains articles, de la Charte des libertés de 1100.

24Le nom de « Grande Charte » n’est initialement qu’un qualificatif pour décrire sa taille exceptionnellement longue. Les chartes précédentes sont beaucoup plus courtes, souvent moins d’une vingtaine d’articles. Le texte de 4 000 mots est rédigé en latin dans une écriture continue, ce qui signifie qu’il n’y a pas de numéros d’articles. La Charte sera divisée en 63 articles par William Blackstone, en 1759 après avoir été numérotée en 37 clauses à la Renaissance.

25Un monument a été érigé sur la prairie, financé par l’association du barreau américain, sur lequel sont gravés en anglais les mots suivants : « Pour commémorer la Magna Carta, symbole de liberté dans le respect de la loi. »

26La Charte s’applique peu de temps. Le roi n’a, en tout état de cause, pas l’intention de la respecter. Profitant de son récent statut de vassal du pape, il envoie des émissaires à Rome afin de la faire annuler par Innocent III, neuf semaines après son scellement.

27L’annulation s’accompagne de l’excommunication des barons rebelles. Neuf d’entre eux sont membres du Commun conseil.

2 – Les versions ultérieures

28La Magna Carta est rétablie durant la minorité d’Henri II, le 12 novembre 1216. L’un des articles les plus importants de cette nouvelle version a disparu : celui prévoyant le Commun conseil. Le 6 novembre 1217, elle est complétée par une loi domaniale, la Charte de la forêt. La quatrième version, réduite de près de moitié par rapport à celle de 1215, est promulguée en 1225, puis modifiée en 1297. C’est ce texte qui fait désormais foi.

29De toutes ces versions, les articles relatifs au consentement à l’impôt, notamment l’article 12 ainsi que l’article créant le Commun conseil, ont disparu. Cela ne signifie pas que toute forme de consentement cesse d’exister.

30La version de la Charte de 1225, modifiée en 1297, appartient encore aujourd’hui au droit positif. On peut la trouver sur le site internet « www.legislation.gov.uk », le « Légifrance » britannique. Mais la majorité de ses articles a été abrogée, soit à l’époque victorienne avec la loi de révision constitutionnelle de 1863, adoptée sous le gouvernement Palmerston, soit au XXe siècle (Loi d’abrogation constitutionnelle de 1969). Seuls quatre articles demeurent en vigueur :

  • la liberté de l’Église (article 1). Mais il s’agit de l’Église anglicane et non plus de l’Église catholique ;
  • la liberté de la Cité de Londres et autres villes bourgeoises (article 13) ;
  • l’interdiction au roi d’ordonner une arrestation arbitraire, l’interdiction du déni de justice et de la vente de la justice (articles 39 et 40).

2 – Le contenu de la Magna Carta

31Le pouvoir du monarque est en principe limité. C’est ce qui résulte de la combinaison des dispositions financières et des dispositions institutionnelles de la Magna Carta.

A – Les dispositions institutionnelles

32La Magna Carta organise le pouvoir : un Commun conseil est établi. Mais dans le même temps, elle le fragilise en donnant aux barons le droit à la rébellion.

1 – Le Commun conseil

33Un Commun conseil composé de 25 personnes est établi. Ce Commun conseil existait déjà, mais d’une manière informelle. Lorsque le roi souhaitait soumettre ses barons à une imposition exceptionnelle, il consultait certains d’entre eux. L’article 61 donne une existence légale au conseil qui donnait un avis lors de cette consultation. Ses 25 membres sont désormais élus par les barons. Après cette première élection, les postes vacants sont pourvus par cooptation.

34Pour les réunions du Commun conseil, un ordre de convocation est délivré, indiquant l’heure, le lieu et les motifs de la convocation, au moins quatre jours à l’avance. Les Grands du royaume reçoivent une convocation individuelle tandis que les « petits barons » sont convoqués collectivement par les sheriffs et les huissiers de chaque district. De cette différence de convocation, il résulte une hiérarchie au sein du Conseil. Compte tenu de leur mode de convocation, les « petits barons » encourent même le risque de ne pas recevoir leur convocation.

2 – Le droit à la rébellion

35En cas de non-respect de la Charte, une procédure de réparation des griefs est décrite avec précision : la partie lésée doit porter plainte auprès des quatre barons composant le « bureau » du Conseil. Celui-ci transmet au roi la demande de réparation. S’il refuse ou ne répond pas « dans un délai raisonnable », la contrainte peut être exercée contre lui. Elle peut prendre toute forme excepté la violence contre la personne du roi, de sa femme ou de ses enfants. Les barons ont le droit d’entrer en rébellion. Le mot vient du latin rebellis, « qui recommence la guerre, qui refuse d’obéir, qui se révolte contre l’autorité en place ». Cela signifie que le pouvoir est désormais scindé en deux : le roi « tient le sceptre » jusqu’à ce que ses adversaires siégeant au Commun conseil déclarent que le roi a violé la Charte.

36Il existe peu d’exemples de chartes allant aussi loin dans les droits conférés à la noblesse. La Bulle d’or de 1222, nom donné à un édit du roi André II de Hongrie établissant les droits de la noblesse de Hongrie, en constitue un des rares exemples. La Bulle inclut le droit pour la noblesse de désobéir au roi dans le cas où il agirait en violation du droit.

37Pour l’historien Wilfred Warren, ce droit de résistance donné par la Magna Carta aux barons ne pouvait conduire qu’à une guerre civile. C’est ce qui advint. D’où sa thèse selon laquelle la Charte était inapplicable dès le départ.

B – Les dispositions financières

38Plusieurs articles de la Magna Carta traitent de questions financières. L’article 12, en raison de son domaine et de sa portée, est le plus important de tous.

1 – Le domaine de l’article 12

39L’article 11 de la Magna Carta est relatif aux Juifs. Il les prive d’une partie de leurs droits en cas de prêt d’argent : « Si quelqu’un meurt étant débiteur des Juifs, son épouse aura son douaire, sans payer aucune partie de la dette. Et si le défunt a laissé des enfants mineurs, leur subsistance sera assurée proportionnellement à l’importance des biens du défunt […]. »

40L’article 12 qui suit est l’un des deux articles les plus importants en matière de consentement à l’impôt : « Aucun écuage ou aide ne sera établi dans notre royaume sans le consentement du Commun conseil de notre royaume, à moins que ce ne soit pour le rachat de notre personne, la chevalerie de notre fils aîné et le mariage de notre fille aînée, une fois seulement ; et en ces cas ne sera levée qu’une aide raisonnable. » Le second est l’article 61 qui précise l’organisation du Conseil des 25 barons, le fameux Commun conseil.

41Au XIIIe siècle, d’autres impôts que ceux cités par l’article 12 existaient. Les condamnations pour dettes et les « amercements » étaient deux d’entre eux. Leurs montants étaient décidés par les cours de justice. Le mot « amercement », d’origine anglo-normande, correspond à une amende ou à une punition. Le sujet qui doit payer un « amercement » est « à la merci de ». L’amercement était utilisé pour des infractions mineures, par exemple l’intrusion dans une forêt royale. Il permettait parfois d’éviter la prison.

42Pour augmenter la charge qui pesait sur ses vassaux, au-delà de la lettre du contrat féodal initial (l’hommage), le roi pouvait utiliser deux autres expédients qui sont visés par la Magna Carta : l’écuage et les aides.

43Dans le Dialogue sur l’Échiquier, le disciple demande à son maître, dans la question IX, « qu’est-ce que l’écuage et pourquoi est-il appelé ainsi ? ». L’écuage, qui remplace pour le chevalier le service militaire qu’il devait au roi, permet au roi de s’offrir des mercenaires. Telle est, en substance, la réponse du maître : « Il arrive parfois que, lorsque des manœuvres d’ennemis menacent ou attaquent le royaume, le roi décrète que, des différents honoraires des chevaliers, une certaine somme doit être payée, à savoir un mark ou une livre ; et de là viennent les paiements ou les cadeaux aux soldats. Car le prince préfère exposer les mercenaires aux fortunes de la guerre, plutôt que les natifs. C’est ainsi que cette somme, payée au nom des boucliers, s’appelle écuage […]. »

44Les aides sont des droits réels perçus par le roi sur ses vassaux en contrepartie du fief qu’il leur concède. Ces aides, que ce soit en Normandie ou en Angleterre, étaient prévues dans quatre cas. Trois d’entre eux sont repris par la Magna Carta :

  • lorsque le seigneur est prisonnier ;
  • lorsque le seigneur arme chevalier son fils aîné (adoubement) ;
  • lorsque le seigneur marie sa fille aînée ;
  • lorsque le seigneur part en Terre Sainte (non prévu par la Magna Carta).

2 – La portée de l’article 12

45L’usage, lorsque les barons étaient soumis à des impositions extraordinaires, au sens où elles dépassaient les cas des aides ou que le prix de l’écuage était augmenté, était d’obtenir le consentement des vassaux. La Magna Carta cherche à formaliser ce consentement, mais elle ne le crée pas. La comparaison des différentes versions de la Magna Carta (1215, 1216, 1217) montre la difficulté des barons à imaginer un système permettant l’expression du consentement.

46Cet embarras résulte de la lettre de l’article 12. Si les trois aides sont mentionnées par l’article, rien n’est dit de leur montant. En contraste, l’article 2 de la Magna Carta définit de manière précise le montant des droits de succession en cas de décès d’un comte ou d’un baron (100 livres, 100 shillings). Les barons veulent donc avant tout se prémunir contre des aides extraordinaires, qui ne doivent pas être décidées sans le Commun conseil, mais sans parvenir à préciser à partir de quel seuil l’aide ordinaire devient extraordinaire. L’innovation réside essentiellement dans cette tentative de formalisation du consentement qui résultait auparavant d’un usage.

47L’exigence d’un consentement pour l’écuage est en revanche beaucoup plus révolutionnaire. Le service militaire que le chevalier doit à son seigneur et le seigneur, à son suzerain, est au cœur de la relation féodale. Ce service, à partir du XIIe siècle, peut être remplacé par un impôt, l’écuage. Interdire à la Couronne d’imposer un écuage sans le consentement de ceux qui doivent le payer revient à remettre en cause tout l’équilibre du système féodal : le vassal sert son seigneur, le seigneur sert son roi. Le roi est le plus grand seigneur, il n’est le vassal de personne et n’a besoin d’aucun consentement pour imposer ce qui est prévu par la coutume féodale.

48Il s’agit là d’un des traits significatifs de la féodalité : « Être l’homme d’un autre homme ». Entre ces hommes, l’un sert, l’autre commande. Tel est le sens de la cérémonie de l’hommage.

49La disparition de l’article 12 dans la version de la Magna Carta de 1217, pourrait avoir pour origine son absence de conformité avec la coutume féodale. La version de 1217 ne dit rien des aides. À propos de l’écuage, elle se contente d’affirmer que pour l’avenir, il devrait être régi par la coutume en vigueur sous Henri II, le père de Jean sans Terre. Or, selon cette coutume, il était d’usage de consulter les barons avant d’exiger une aide ou un écuage. Cela explique, par exemple, qu’en dépit de la disparition de l’article 12, un conseil fut consulté en 1222 pour accorder une « aide pour la Terre Sainte » de trois marks pour un comte, un mark pour un baron et douze pence pour un chevalier.

3 – Le débat relatif à la Magna Carta

50La Magna Carta est d’abord un argument des barons contre le roi. Elle va devenir, au fil de l’histoire, un document.

A – La Magna Carta est un argument

51La Magna Carta n’est pas à l’origine du parlementarisme, encore moins du consentement à l’impôt. Elle est un argument dans la lutte des barons contre le roi.

52Il est parfois affirmé que le consentement se tiendrait dans les articles 12 et 14 de la Charte. Par ces deux dispositions, la Couronne renoncerait à son droit d’imposition unilatéral en acceptant de la partager avec le Commun conseil puis, plus tard, le Parlement. Le pouvoir d’imposer serait transféré à la nation en quelque sorte, représentée par le Conseil des barons. Il y a là un anachronisme. La doctrine de l’époque était que le roi, en temps normal, devait « vivre de son propre chef », comme tout propriétaire terrien. L’État existait en principe, « sans finances » pour reprendre le titre d’un article célèbre de Paul Amselek paru en 1983. Un régime de droit commun d’imposition pour couvrir les dépenses n’existe pas au sens moderne du terme. La Magna Carta ne peut de ce fait, abolir un régime d’imposition unilatéral qui n’existait pas à l’époque.

53Les articles 12 et 14 traitent des aides et de l’écuage, rien d’autre. Deux impôts qui ne concernent qu’une infime partie de la population, et encore dans les cas où il s’agissait d’imposer plus que ce qui était prévu par le contrat féodal, c’est-à-dire dans les situations extraordinaires. De nombreuses formes d’impositions sont en outre laissées à la discrétion de la Couronne, notamment les droits de douane, omniprésents. Ces droits portaient sur des choses : marchandises arrivants ou quittant l’Angleterre, péages intérieurs installés notamment sur des cours d’eau ou à l’entrée des villes. Ils portaient aussi sur des personnes : étrangers et Juifs.

54Les articles ne concernaient pas les droits des sujets anglais en tant que tels, mais celui des barons et accessoirement celui des habitants de Londres. La mesure de protection ne s’étendait même pas à l’ensemble des tenanciers. Les francs tenanciers qui n’appartenaient pas à la chevalerie n’étaient donc pas concernés. Les deux articles 12 et 14 ne sont donc pas relatifs aux droits « des Anglais » en tant que tels.

55Le Commun conseil est un corps restreint qui ne représente que lui-même ou à peu près. Sa composition est homogène. Il s’agit d’un Conseil aristocratique des tenanciers militaires de la Couronne. Son mode de convocation fait que seuls les plus grands d’entre eux sont susceptibles d’y assister. Il ne représente pas les intérêts nationaux, pas plus les comtés d’Angleterre, encore moins les trois ordres. L’idée de représentation existait pourtant en Angleterre au XIIIe siècle. On la retrouve notamment dans les cours des comtés au sein desquelles siègent les « grands » et les « petits » barons. La composition du Commun conseil ne peut dès lors être interprétée comme le lieu de naissance d’une représentation à venir. Les barons ne cherchent pas à consentir au nom d’une hypothétique représentation, mais à verrouiller les impôts qui les concernent.

B – La Magna Carta est un document

56La Charte acquiert sa dimension symbolique après sa redécouverte, vers le XVIIe siècle.

1 – La redécouverte de la Charte

57Vers la fin du XIVe siècle, la Charte disparaît en grande partie du débat politique. Shakespeare, dans sa pièce Le roi Jean (King John, première représentation en 1598) consacrée à Jean sans Terre, évoque l’excommunication du roi, les révoltes des barons, l’invasion de l’Angleterre. Mais la Magna Carta, alors qu’elle est considérée comme le point d’orgue du règne de Jean sans Terre, est absente de la pièce.

58Le renforcement du pouvoir monarchique et ses dysfonctionnements vont contribuer à la « redécouverte » de la Charte au XVIIe siècle. Les partisans d’une monarchie limitée sont confrontés à l’absolutisme des Stuarts qui prend fin avec l’exécution du roi Charles Ier, le 30 janvier 1649 à Whitehall, près de Westminster. La monarchie est abolie à la suite du régicide. Un pouvoir tyrannique s’installe : le Commonwealth d’Angleterre avec, à sa tête, Olivier Cromwell. Cette révolution va contribuer à la transformation de la monarchie anglaise en une monarchie constitutionnelle.

59Les Common Lawyers, pour justifier cette évolution, font de la Charte un outil de contre-pouvoir au profit du Parlement. William Pitt l’Ancien, en la considérant comme une « bible constitutionnelle », lui donne une dimension quasi théologique. Selon Edward Coke, la Magna Carta serait à l’origine de l’État de droit, du gouvernement limité et de la monarchie parlementaire. Selon un autre grand juriste, Blackstone, elle est le lieu de naissance des libertés anglaises.

60Cette vision de la Magna Carta, Nicholas Vincent l’a analysée dans un chapitre au titre évocateur, La charte comme totem et artefact : « Dans les luttes entre le Parlement et les rois Stuart, après 1600, la Magna Carta joua un rôle éminent. Entre les mains de juristes tels que Sir Edward Coke et John Hampden, son rôle principal fut de donner corps à une constitution antique, menacée par la tendance des Stuarts à l’absolutisme. Pour les juristes du XVIIe siècle, l’idée d’une loi ancienne et immuable […] était essentielle à la défense des droits des sujets contre le roi. Coke diffusa l’idée selon laquelle certains aspects de l’ancienne Constitution, notamment le Parlement, étaient aussi vieux que la ville de Troie d’où les ancêtres d’Arthur avaient soi-disant fui en Angleterre. Ce qui n’avait aucun sens. Cela a néanmoins jeté un coup de projecteur sur la Magna Carta en tant qu’incarnation de la bonne vieille loi, honorée par le temps et pourtant menacée ».

61Ces interprétations sont basées, écrit Bryce Lyon, « sur ce que les Common Lawyers et les partisans d’un Parlement puissant voulaient trouver dans la Magna Carta, beaucoup plus que sur ce qu’elle disait. » Grâce à cette « distorsion historique », la Magna Carta devint l’arme de prédilection des partisans d’un gouvernement limité et des thuriféraires du gouvernement à l’anglaise.

62Au XVIIIe et au XIXe siècle, ce sera l’une des grandes thématiques des libéraux (whigs), partisans d’un Parlement puissant et d’un monarque aux pouvoirs limités. L’Angleterre ne doit pas se contenter de dominer militairement une partie du monde. La domination doit aussi être intellectuelle et religieuse. L’Angleterre a sa religion – l’anglicanisme –, elle a aussi son régime politique, la monarchie parlementaire, qui prend racine dans la Magna Carta.

2 – La signification symbolique de la Charte

63Le mythe de la Magna Carta commence à décliner dans les années 1890, lorsque certains historiens reviennent à une interprétation moins idéalisée. L’un des plus notables est l’historien Charles Petit-Dutaillis, qui la décrit comme un document réactionnaire, manifestant la volonté de barons égoïstes soucieux de revenir à un ordre ancien qui leur était plus favorable. « La Magna Carta ne mentionne pas le Parlement ou quelque forme de représentation que ce soit, en dehors de la « classe des barons », écrit Ann Lyon. Aucun mot d’ordre pour l’avenir n’y trouve sa place. La Charte proprement dite est une demande de réparation de griefs féodaux extorqués à un roi réticent par une classe dirigeante férue de ses privilèges. » Ce que veut avant tout la noblesse, c’est imposer au roi le respect des coutumes et des droits féodaux qui sont enracinés dans une histoire en grande partie mythifiée. En ce sens, « le document est conservateur », il regarde vers le passé beaucoup plus que vers l’avenir. Les barons du XIIIe siècle se souciaient sans doute peu des libertés et encore moins de la démocratie parlementaire ». La parution, quelques années plus tard, de L’Histoire du droit anglais avant Édouard Ier, œuvre du grand juriste et historien Frederic Maitland et de Frederick Pollock, en 1898, confirme le retour à une interprétation moins mythique. Ils rappellent que la Magna Carta a été octroyée par un roi affaibli par la défaite. Elle est donc une concession accordée à un moment bien précis de l’histoire. En aucun cas elle ne constate un droit prétendument immémorial.

64Par-delà ces réserves sur la Magna Carta, les barons et Jean Sans Terre ont cependant « fait jaillir un principe de première importance pour l’avenir du développement de la société et des institutions anglaises ». L’importance de la Magna Carta, réside dans sa signification symbolique : le pouvoir du roi n’est pas illimité mais encadré par la loi.

65La Charte est aujourd’hui sans conteste un symbole de liberté, cité régulièrement, à tort ou à raison. Un grand juriste britannique du XXe siècle, Lord Denning, la décrit comme étant « le plus grand document constitutionnel de tous les temps – le fondement de la liberté individuelle contre l’autorité arbitraire du despote ».

66La vérité se tient probablement à mi-chemin entre les deux interprétations.

67Le mot de la fin sur ce débat pourrait revenir à l’historien Bernard Cottret, selon lequel « le texte est désormais un document après avoir été un argument ». D’un argument contre le roi la Charte est devenue un document symbolisant la liberté politique. Cette liberté inclut aujourd’hui, cela va sans dire, le consentement à l’impôt.

Bibliographie

  • BAKER J., The Reivention of Magna Carta 1216-1616, Cambridge University Press, 2017.
  • COTTRET B., Histoire de l’Angleterre, Texto Taillandier, 2019.
  • DUBY G., Le dimanche de Bouvines, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 1973.
  • LACHAUD F., Jean sans Terre, Paris, Perrin, 2018.
  • LYON B., A Constitutional and Legal History of Medieval England Hardcover, Harper and Brothers, 1960.
  • MAITLAND F. W., POLLOCK F., The History of English Law before the Time of Edward I, 2 vol., 1898.
  • MCKECHNIE W. S., Magna Carta : A Commentary on the Great Charter of King John, with an Historical Introduction [1215], 2e éd., 1914, p. 465 et s. Le livre est disponible sur le site <http://oll.libertyfund.org/quotes/535>
  • The Dialogue Concerning the Exchequer, environ 1180, traduction d’après le texte de Yale Law School, consultable sur The Avalon Project : http://avalon.law.yale.edu/medieval/excheq.asp
  • VINCENT N., Magna Carta : A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2012.

Mots-clés éditeurs : Henri II, liturgie, Plantagenet, écuage, Magna Carta, commun conseil, bouvines, Philippe Auguste, parlementarisme, Runnymede, échiquier, consentement à l’impôt, Jean sans Terre, amercement, Édouard le confesseur, rebellion, charte des libertés

Date de mise en ligne : 02/03/2021

https://doi.org/10.3166/gfp.2021.1.004

Notes

  • [1]
    Avant la Magna Carta : le serment d’Édouard le Confesseur sur les lois du royaume (1042) ; la charte du couronnement de Guillaume le Conquérant (1066) ; la charte d’Oxford d’Étienne Ier (1136) ; la charte d’Henry II, (1154) ; les constitutions de Clarendon (1164) ; les assises de Jérusalem (1118-1198).
  • [2]
    Édouard le Confesseur (né aux alentours de 1004 et mort en 1066), règne sur le royaume d’Angleterre de 1042 à sa mort. Il est canonisé en 1161. Sa succession difficile va faciliter, quelques mois après sa mort, la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant.

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