Couverture de GFP_2006

Article de revue

Le bras de fer entre le juge constitutionnel allemand et la banque centrale européenne

Pages 98 à 103

Notes

  • [1]
    On pourrait aussi y ajouter les imperfections des études de pouvoir d’achat de l’INSEE qui par « l’effet qualité » et la sous estimation du poids du logement dans les dépenses gomme beaucoup de hausses de prix. Ces éléments expliquent la divergence entre les chiffres affichés et le ressenti des français d’une baisse du pouvoir d’achat.
  • [2]
    Je préfère ce terme à celui de classe moyenne. Cette partie médiane de la population qui s’étend du dessous des 10 % supérieurs et reste au dessus du seuil de pauvreté est diverse et ne représente pas une classe.
  • [3]
    Certains en conclueraient que cette situation a un rapport avec la crise des gilets jaunes. Pour ma part, j’y verrais plutôt un des éléments du contexte de la montée des populismes.
  • [4]
    Think tank néo libéral qui se définit ainsi « Le Cep est le groupe de réflexion politique européen de la fondation à but non lucratif Ordnungspolitik. Il s’agit d’un centre de compétence indépendant pour la recherche, l’analyse et l’évaluation des politiques de l’UE. »
  • [5]
    Dans ce cadre, le « quoi qu’il en coûte » du Président Macron la conforte dans cet état d’esprit.
  • [6]
    Sauf dans les pays comme l’Allemagne qui ont résisté à la tentation de l’accumulation des déficits publics.
  • [7]
    Initiative suisse visant notamment à retirer aux banques de second rang la création de la monnaie scripturale.
  • [8]
    Tels par exemple que le Bon d’investissement en Performances économiques (BIPE) mis au point par le professeur Jean Christian Clairviel qui le définit ainsi : « Créer au profit de l’État et des épargants un nouveau support d’investissement qui, prenant l’apparence d’un indice statistique négociable, deviendra un instrument de refinancement puis de financement alternatif ».
  • [9]
    La Suisse a rejetté en 2019 par référendum, l’initiative « monnaie pleine ».

La Cour constitutionnelle allemande, dans son arrêt du 5 mai 2020, a contesté la régularité de la politique d’achats de titres de la BCE. Un compromis a été trouvé par le Gouvernement et le Parlement allemands. Dans un contexte de faible productivité et d’inflation très modérée, il serait dans l’intérêt de tous les États-membres, y compris l’Allemagne, que les taux bas entetenus par la BCE, permettent la poursuite des politiques budgétaires expansionnistes.

1La Cour constitutionnelle allemande a rendu le 5 mai 2020 un arrêt qui a eu un retentissement notable. En effet, il remettait en cause le programme PSPP (public sector purchase program) décidé en mars 2015 par la Banque centrale européenne. Dans le cadre du PSPP, les banques centrales de l’Eurosystème - sous réserve du cadre défini en détail dans les décisions de la BCE - achètent des obligations d’État ou d’autres titres de créance négociables émis par les administrations centrales des États membres de la zone euro, par des «agences reconnues» et des organisations internationales ou par des banques multilatérales de développement situées dans la zone euro. Ce programme est le pilier de la politique qui, sous des formes adaptées, pratiquement depuis la crise de 2008, maintient les taux bas de refinancement des États. L’arrêt de la Cour Constitutionnelle qui, au passage, fait fi de la prééminence de la CJCE pour interpréter l’ordre juridique européen, pourrait avoir des conséquences considérables sur les économies de la zone euro et l’avenir de l’europe. Pour l’instant, le compromis trouvé en juillet 2020 sous l’égide du Gouvernement et du Parlement allemand, permet de maintenir l’action de la BCE. Mais, les ultralibéraux monétaristes allemands, qui n’ont pas désarmé, pourraient trouver d’autres angles d’attaque et dynamiter le sous bassement des politiques budgétaires expansionnistes avec pour issue, soit une austérité drastique et une récession sévère, soit un éclatement de l’Euro et une flambée inflationniste dans les États non « frugaux », déclenchant, dans les deux cas, un séisme politique et social, particulièrement en France.

2Nous allons examiner la substance de l’arrêt, puis le compromis qui a été mis en place, ensuite esquisser les conséquences possibles de la poursuite du « bras de fer » entre les monétaristes allemands et les institutions européennes et enfin, à la lumière d’ouvrages récents se demander si en définitive la politique de la BCE ne constitue pas un piège dont il faudra bien sortir un jour.

1 – Un arrêt très sévère pour la BCE et la Cour de justice de l’Union européenne

3Dans son arrêt, la Cour Constitutionnelle fédérale allemande a conclu que le Gouvernement fédéral et le Bundestag allemand avaient violé les droits des plaignants en ne prenant pas de mesures contestant la mise en œuvre du PSPP, du fait que la BCE n’avait ni évalué, ni prouvé que les mesures prévues dans ces décisions satisfont au principe de proportionnalité. Les ultralibéraux monétaristes allemands ont toujours contesté les décisions, renouvelées depuis la crise de 2008, visant à faire acheter par les banques centrales nationales des titres de dette publique sur le marché secondaire. En conséquence, ils ont entrepris d’attaquer cette politique devant la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Dans un arrêt de début 2014, point de départ du bras de fer entre les deux hautes cours, les juges allemands considèrent que ce programme est « incompatible avec la loi fondamentale allemande », mais saisissent toutefois sur ce point la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour déterminer s’il est incompatible avec les traités européens. La CJUE statue fin 2018 que le programme, bien qu’ayant nécéssairement des conséquences économiques, « ne dépasse pas le mandat de la BCE », « relève du domaine de la politique monétaire » pour laquelle l’UE dispose d’une compétence exclusive s’agissant des pays utilisant l’euro et « respecte le principe de proportionnalité ». La CJUE écrit, « en vue d’exercer une influence sur les taux d’inflation, [la BCE] est nécessairement conduit[e] à adopter des mesures ayant certains effets sur l’économie réelle, qui pourraient aussi être recherchées, à d’autres fins, dans le cadre de la politique économique ». Au total, empêcher la BCE de prendre ce type de mesures « pourrait, notamment dans le contexte d’une situation de crise économique impliquant un risque de déflation, constituer un obstacle dirimant à la réalisation de la mission qui lui échoit ». Toutefois la Cour constitutionnelle allemande dans son arrêt du 5 mai dernier ne s’estime pas tenue par cette décision car elle juge, de manière cinglante, que l’examen entrepris par la CJUE pour déterminer si la politique de la BCE sur le PSPP satisfait au principe de proportionnalité n’est « pas compréhensible ». La Cour constitutionnelle fédérale écarte donc la décision de la CJUE et décide de procéder à son propre contrôle. Elle constate alors que la politique du PSPP a un impact économique et social sur pratiquement tous les citoyens, qui sont directement ou indirectement affectés, en tant qu’actionnaires, locataires, propriétaires immobiliers, épargnants ou titulaires de polices d’assurance. Egalement, le PSPP, en abaissant les taux d’intérêt généraux, permet aux entreprises économiquement non viables de rester sur le marché. Ces conséquences économiques mal appréciées dit-elle, dépassent le cadre de la politique monétaire et elle conclut donc que la BCE a outrepassé ses attributions. La Cour laisse cependant une période transitoire de trois mois au maximum, au conseil des gouverneurs de la BCE pour adopter une nouvelle décision démontrant d’une manière compréhensible et étayée que les objectifs de politique monétaire poursuivis par le PSPP ne sont pas disproportionnés par rapport aux objectifs et aux compétences monétaires dévolus à la Banque. A défaut, la Bundesbank ne pourra plus participer à la mise en place et à l’exécution du programme.

4Cet arrêt se fonde sur le pricipe juridique de l’ultra vires et non pas sur une violation de l’interdiction faite à la BCE du financement monétaire du budget des États membres. Selon cette doctrine de l’ultra vires interprétée par la Cour allemande, les institutions européennes, auraient outrepassé leurs compétences dévolues par le traité, ce qui remet en cause le consentement donné par le Parlement allemand. Dans une démocratie représentative comme la République fédérale, une telle remise en cause constitue une violation du droit de vote consacré par la Loi fondamentale que doit protéger la Cour constitutionnelle.

5Dans son communiqué de presse (n° 32/2020 du 05 mai 2020), la Cour allemande prend soin de préciser que sa décision ne concerne aucune des mesures prises par l’Union européenne ou la BCE pour répondre à la crise du coronavirus. N’est donc pas en cause le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (Pandemic Emergency Purchase Programme, PEPP) décidé par la BCE en mars 2020.

2 – Des conséquences potentiellement sismiques

6La première conséquence, sans le compromis que nous examinerons ci- après, serait d’enclencher un processus mettant fin au PSPP. Si, dans un premier temps, seule serait concernée l’activité de la Bundesbank, un PSPP qui limiterait les achats aux obligations d’autres pays que l’Allemagne serait déséquilibré par rapport aux critères retenus par la Cour de Justice européenne en 2018 pour l’approuver. Celle-ci a notamment justifié la légalité du PSPP par le fait que les achats étaient répartis en fonction de la participation de chaque État au capital de la BCE. En effet, chaque banque centrale (membre du SEBC, système européen des banques centrales) rachète pour le compte de la BCE les dettes souveraines de son propre pays au marché secondaire. En extrayant la Bundesbank, le déséquilibre du PSPP pourrait conduire à son arrêt total. Un élément de fragilité supplémentaire du système est le fait qu’au début 2020, la BCE a supprimé la limite de rachats d’obligations d’État à 33 % de la dette d’un pays. En tout état de cause, un arrêt des achats de la Bundesbank serait un signal extrêmement négatif sur la solidité de la zone euro. Déjà, le taux italien à 10 ans a augmenté de 17 points de base après la publication de la décision pour frôler les 2 % et l’euro a reculé face au dollar.

7L’arrêt pourrait marquer aussi un retour de la « guerre des juges ». De ce fait certains ont suggéré une action en manquement à l’encontre de la République fédérale d’Allemagne par la Commission, voire par un autre État membre, en application respectivement des articles 258 et 259 TFUE. Le communiqué de la Cour de justice, publié le 8mai a rappelé que « selon une jurisprudence constante de la Cour de justice, un arrêt rendu à titre préjudiciel par cette Cour lie le juge national pour la solution du litige au principal » peut être lu comme une invitation faite à la Commission dans ce sens.

8Enfin, l’arrêt pourrait conforter certains États membres dans leur conception particulière de l’État de droit. En 2019, la Cour de justice a constaté un manquement de la Pologne du fait de réformes méconnaissant le principe d’indépendance des juridictions (à propos des juridictions de droit commun : CJUE, 5 novembre 2019, C-192/18 ; à propos de la Cour suprême : ord., 15 novembre 2018, 2 et 11 juillet 2019, 17 décembre 2019 ; arrêts, 24 juin 2019 ; 5 novembre 2019). Or le gouvernement Polonais a apprécié de manière positive l’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande.

3 – Le compromis

9À l’issue de la réunion du conseil des gouverneurs, la BCE a publié un communiqué indiquant qu’elle avait pris bonne note de la décision de Karlsruhe et qu’elle restait pleinement engagée à faire tout ce qui était nécessaire pour remplir son mandat de stabilité des prix dans la zone euro. Elle a aussi rappelé que la CJUE avait validé le programme d’achat. La BCE a réagi indirectement refusant de traiter avec une juridiction nationale, elle a cependant publié des informations qui vont à l’appui de la démonstration qu’elle a bien respecté le principe de proportionnalité. Elle écrit notamment que les éléments contestés de sa politique permettent de « poursuivre l’objectif de stabilité des prix » avec des garanties « suffisantes ». L’impact a été « très positif » pour soutenir la croissance et les prix. Si les ménages, en tant qu’épargnants, ont souffert des taux bas de la BCE, ils en ont profité s’ils étaient emprunteurs. Prenant en compte ces éléments, à l’instigation du Gouvernement, les députés allemands ont adopté fin juin, une motion soutenant les décisions de la BCE. Les principaux groupes parlementaires de la Chambre des députés allemands ont estimé que la BCE a, depuis le 5 mai, apporté des éléments de réponse suffisants pour démontrer «la proportionnalité» de ses décisions. Le ministre des Finances Olaf Scholz a qualifié lui aussi les interventions de la BCE de « proportionnées ». Face à ce vote du bundestag, la Cour de Karlsruhe considère désormais que l’affaire est « classée », selon l’AFP.

10Pour autant, certains eurosceptiques allemands, avertissent qu’ils vont continuer le combat. "Nous jugerons sur pièce si les conditions pour que la Bundesbank continue à participer" aux plans d’aide de la BCE "ont été remplies", a déclaré Peter Gauweiler, ancien chef du parti conservateur CSU de Bavière et l’un des requérants dans l’affaire jugée le 5 mai, dans le quotidien Süddeutsche Zeitung. Et si tel n’est pas le cas à ses yeux, a-t-il ajouté, "je demanderai que ce soit interdit".

4 – Le piège de la politique monétaire expansionniste de la BCE

11Il faut d’abord préciser que la BCE n’existe que par l’Euro. Elle a donc interêt à faire en sorte que l’Euro se perpétue. Sa politique des taux bas et de rachat indirect de dette publique sont en fait le seul moyen actuel de sauver l’Euro et de se sauver elle même. Un ouvrage récent de Patrick Artus : « Quarante ans d’austérité salariale, comment en sortir ? » (Odile Jacob-2020) démonte très clairement les mécanismes, les effets et les impasses de la politique monétaire actuelle.

12L’auteur part de la constatation que de 1990 à 2018, dans l’ensemble des pays de l’OCDE, le salaire réel (pouvoir d’achat par tête) n’a augmenté que de 23 % tandis que la productivité du travail par tête a elle progressé de 49 %. En France ces chiffres seraint moins significatifs mais la hausse des dépenses contraintes (énergie et logement) produit le même effet. [1] Le partage des revenus s’est déformé au détriment des salariés et en faveur des profits. Ceci a conduit à une faible inflation puisque les coûts salariaux augmentaient peu. L’inflation nait de la réaction des entreprises qui augmentent les prix pour récupérer les hausses de salaire. Lorsque les salariés perdent leur pouvoir de négociation, il n’y a pas de conflit de répartition et l’inflation disparaît. Et la faible inflation a permis aux politiques monétaires d’être expansionnistes, d’où des taux d’intérêt bas, ce qui a conduit à des politiques budgétaires faisant un large appel à l’endettement, celui-ci restant soutenable grâce à la politique monétaire.

13Le basculement, il y a quarante ans, dans ce système d’austérité salariale est dû au regain du libéralisme (Thatcher…), à la mise en place du libre échange (la concurrence par les coûts). Mais, il a ensuite été conforté par la dispersion des nouveaux emplois dans des petites entreprises de service où le pouvoir des salariés est faible et dans le développement de très grands entreprises qui utilisent leur position dominante sur le marché du travail et affaiblissent la productivité en retenant les innovations.

14Le problème des banques centrales est alors non pas de contrôler l’inflation mais au contraire de ramener les prix vers une hausse de 2 %, d’où le maintien des taux d’interêts très bas. Ceci permet aux États d’éviter l’austérité budgétaire et de conserver une politique budgétaire expansionniste notamment pour financer des dépenses sociales de plus en plus élevées, conséquences et contrepartie de l’austérité salariale! L’injection de liquidité favorise la hausse des prix des actfs non produits et qui peuvent faire l’objet de spéculations : immobilier, actions. Les gagnants sont donc les actionnaires, les emprunteurs, les propriétaires immobiliers et, paradoxalement, les bénéficiaires des transferts sociaux, autant dire le très haut haut et le bas des catégories sociales. Les perdants sont les salariés, les acheteurs de logement et locataires, autant dire la catégorie médiane [2] qui représente la majorité de la population [3]. En outre, les taux d’interêt inférieurs à la croissance sont une taxation de l’épargnant et notamment des placements en assurance vie. De plus, ils défavorisent les banques. Enfin, les taux bas laissent survivre des entreprises inefficientes qui affaiblissent l’économie (entreprises zombies). Ils soutiennent de même des États zombies qui sans eux auraient été en cessation de paiement.

15Nous sommes ainsi rentrés selon Patrick Artus, dans la japonisation de l’économie. Les dangers sont le détournement de l’épargne vers les déficits publics au détriment des investissements des entreprises avec un affaiblissement de la productivité et de la croissance, la création de bulles spéculatives, la multiplication des emplois mal payés et le soutien des bas salaires par les transferts publics. Ces éléments négatifs pousseraient raisonnablement à la recherche d’une sortie rapide de cet équilibre délètère. L’équation est cependant plus complexe car il faut tenir compte de la situation spécifique de l’Allemagne qui n’a pas les mêmes interêts que les autres grands pays européens.

16L’interêt de l’Allemagne est de rester dans l’Euro tant que la BCE préserve un Euro moyennement fort. La politique monétaire expansionniste de la BCE affaiblit un peu l’Euro mais cela ne peut que servir l’Allemagne pour ses exportations hors de la zone euro, alors qu’un retour au Mark fort la pénaliserait. Dans la zone Euro, c’est l’Allemagne qui a une balance commerciale fortement exédentaire et les autres, notamment la France ou des pays comme la Grèce qui sont déficitaires. Avec l’Euro, les pays déficitaires ne peuvent pas réagir par un ajustement des taux de change, l’Euro a supprimé les taux de change dans sa zone. Or le taux de change permet d’éviter que des déséquilibres commerciaux ne persistent trop longtemps. La raison d’être d’un taux de change entre deux monnaies est de forcer le pays accusant un déficit commercial à prendre naturellement les décisions qui s’imposent pour ajuster son économie. Dans le contexte de la zone euro, les pays déficitaires ne sont pas sous cette pression. Mais, comme tout se paie d’une manière ou d’une autre, cette balance commerciale déficitaire entraine la disparition de productions industrielles et l’Allemagne détruit donc lentement les industries de ses “partenaires”. Depuis l’an 2000, l’emploi dans le secteur industriel a reculé de 27 % en France alors qu’il est resté stable en Allemagne…pour résister il faudrait baisser les salaires et produire une dévaluation interne, mais le coût politique et social serait insupportable. La politique monétaire expansionniste de la BCE permet vaille que vaille de maintenir les États sous perfusion, c’est à dire leur permettre une politique budgétaire expansionniste (déficitaire) qui anhestésie en grande partie les conséquences de l’affaissement productif. Si cette politique cessait, la zone euro exploserait et l’Allemagne serait perdante. Il y aurait défaut de nombreux pays sur leur dette, ralentissement marqué des exportations allemandes vers les pays du Sud (écroulement de l’économie allemande), retour au Mark dont le taux de change, beaucoup plus élevé, ralentirait un peu plus les exportations allemandes.

17Une étude du centre de politique européen [4] publiée en février 2019 et signée Alessandro Gasparotti et Mathias Kullas, intitulée « L’euro a vingt ans : qui sont les gagants qui sont les perdants ? » conclut que l’Allemagne est la grande gagnante et la France grande perdante avec l’Italie. L’Allemagne a bénéficié d’un impact positif de 1893 milliards d’euros de PIB supplémentaire et la France a eu un impact négatif de 3591 milliards d’euros dans le même temps. On comprend alors pourquoi le Gouvernement et le Bundestag allemand ont poussé au compromis pour calmer leur Cour constitutionnelle ! L’étude du Cep précitée analyse ainsi la situation de la France : « En France, l’adhésion à la zone euro a entraîné chaque année un déclin de prospérité. Depuis l’introduction de l’euro, ces pertes se sont élevées à 3,6 billions d’euros. Cela correspond à une perte de 55 996 euros par habitant. Après l’Italie, la France est donc le pays où l’euro a entraîné le déclin le plus important. Cette évolution montre que la France n’a pas encore trouvé le moyen de renforcer sa compétitivité au sein de la zone euro. Dans les décennies qui ont précédé l’introduction de l’euro, la France a régulièrement dévalué sa monnaie à cette fin. Depuis lors, cela n’est plus possible. Au lieu de cela, des réformes structurelles sont nécessaires. Pour bénéficier de l’euro, la France doit poursuivre sur la voie des réformes engagées par le Président Macron. » Certes, mais en France, ces réformes, réclamées par le Centre politique européen, suscitent des oppositions qui resteront très violentes tant que l’opinion sera confortée par la facilité à emprunter, fille de la politique monétaire de la BCE, dans la croyance délètère que la dépense publique n’a pas de limites [5].

18Nous sommes dans une situation ou l’Allemagne est en bonne santé économique par des échanges déséquilibrés avec ses partenaires et les empêche de réagir en les anhestésiant par la politique des taux d’interêt faibles qui les amolissent dans des politiques budgétaires expansionnistes. Elle-même ne se laisse pas aller à cette addiction et maîtrise ses finances publiques. Elle pourrait donc, si l’équilibre lui était moins favorable, sortir brutalement de la zone euro et rétablir le mark sans encourir autant de casse sociale et politique immédiate que les autres pays. Elle le fera immédiatement si l’inflation touche la zone euro. La crainte des eurosceptiques allemands et des juges de la Cour constitutionnelle est que le PSPP déclenche cette inflation. Pour l’instant il n’y en a aucun signe, c’est pour cela que les politiques allemands ont muselé leurs juges constitutionnels.

5 – Et si le piège n’était qu’un confortable terrier ?

19Mais que se passerait-il si l’inflation revenait ? Et d’abord, d’où pourrait venir l’inflation ? L’hypothèse du retour du marché du travail à un pouvoir plus important des salariés conduisant à la hausse des salaires est peu vraissemblable tant les nouveaux travailleurs sont peu organisés et les syndicats en perte de vitesse. Par contre, une hausse forte du salaire minimum après un changement politique profond, lui-même résultant du désir des populations de sortir de l’austérité salariale et qui pourrait avoir un effet de cascade vers les autres salaires puis les prix, n’est pas un scénario à écarter totalement. Mais, si un pays seul laisse aller un rattrapage des salaires, il rencontrera un problème de compétitivité-coût immédiat qui le conduira à instaurer un protectionnisme dur, ce qui est impossible dans le contexte européen. Une hypothèse plus vraissemblable pourrait être une inflation venant de la hausse très importante du coût de l’énergie exigée par la transition énergétique. Si le retrait de la taxation supplémentaire des carburants face aux gilets jaunes a rendu cette question sensible aux politiques, une poussée électorale des écologistes aux élections nationales relancerait le danger.

20Dans ces hypothèses de retour de l’inflation, les banques centrales ne pourraient pas soutenir les États ; au contraire, elles augmenteraient leurs taux ; la crise des dettes publiques serait alors tsunamique avec passage de l’austérité salariale à l’austérité budgétaire [6]. Cette situation pourrait, peut être, être évitée par des mesures telles que l’adaptation rapide et préventive du mandat des banques centrales avec la remise en cause de leur indépendance, éventuellement la création d’une « monnaire pleine [7] », ou encore des actions telles que « l’argent hélicoptère », ou même l’étude de nouveaux outils financiers [8] qui s’apparentent aux anciens titres de dette perpétuelle. Mais, outre que la classe politique des principaux pays européens concernés ne s’interesse plus vraiment à la politique monétaire, et que toutes les forces politiques en France s’accomodent de l’euro sauf les 1 à 2 % d’électeurs fidèles à Asselineau, le caractère très novateur de ce type de réformes n’incite pas à croire à leur réalisme à court terme [9].

21Il ne reste donc qu’une hypothèse, le maintien vaille que vaille de l’équilibre entre « austérité salariale- taux bas- budgets expansionnistes », en veillant à ce que les ondulations modérées de chacun des éléments du tryptique n’emballent pas les autres. Cela ne perdurera pas dans le long terme mais Keynes disait déjà, et dans nos sociétés vieillissantes c’est encore plus vrai, il n’y pas d’enjeu pour nous à long terme car nous aurons disparus. Le piège n’est donc pas un piège, c’est un terrier, une niche, et rien ne nous pousse à en sortir !

Bibliographie

Références (autres que celles citées ci dessus) :

  • Le monde diplomatique juin 2020 « Union européenne, zizanie chez les sages ».
  • Les échos 11 mai 2020 « Bruxelles envisage de sanctionner l’Allemagne ».

Date de mise en ligne : 04/01/2021.

https://doi.org/10.3166/gfp.2020.6.014

Notes

  • [1]
    On pourrait aussi y ajouter les imperfections des études de pouvoir d’achat de l’INSEE qui par « l’effet qualité » et la sous estimation du poids du logement dans les dépenses gomme beaucoup de hausses de prix. Ces éléments expliquent la divergence entre les chiffres affichés et le ressenti des français d’une baisse du pouvoir d’achat.
  • [2]
    Je préfère ce terme à celui de classe moyenne. Cette partie médiane de la population qui s’étend du dessous des 10 % supérieurs et reste au dessus du seuil de pauvreté est diverse et ne représente pas une classe.
  • [3]
    Certains en conclueraient que cette situation a un rapport avec la crise des gilets jaunes. Pour ma part, j’y verrais plutôt un des éléments du contexte de la montée des populismes.
  • [4]
    Think tank néo libéral qui se définit ainsi « Le Cep est le groupe de réflexion politique européen de la fondation à but non lucratif Ordnungspolitik. Il s’agit d’un centre de compétence indépendant pour la recherche, l’analyse et l’évaluation des politiques de l’UE. »
  • [5]
    Dans ce cadre, le « quoi qu’il en coûte » du Président Macron la conforte dans cet état d’esprit.
  • [6]
    Sauf dans les pays comme l’Allemagne qui ont résisté à la tentation de l’accumulation des déficits publics.
  • [7]
    Initiative suisse visant notamment à retirer aux banques de second rang la création de la monnaie scripturale.
  • [8]
    Tels par exemple que le Bon d’investissement en Performances économiques (BIPE) mis au point par le professeur Jean Christian Clairviel qui le définit ainsi : « Créer au profit de l’État et des épargants un nouveau support d’investissement qui, prenant l’apparence d’un indice statistique négociable, deviendra un instrument de refinancement puis de financement alternatif ».
  • [9]
    La Suisse a rejetté en 2019 par référendum, l’initiative « monnaie pleine ».
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