Notes
-
[1]
J. Habermas, L’espace public, Payot, 2006, (1962), traduction M. B. de Launay, p. 235.
-
[2]
I. Aubert, Habermas, une théorie critique de la société, CNRS, 2015, p. 157.
-
[3]
J. Habermas, Après Marx, Pluriel, 1997 (1976), traduction M. B. de Launay, p. 274 sq.
-
[4]
J. Habermas, Raison et légitimité, Payot, 1978 (1973), traduction J. Lacoste, pp. 70 et 105.
-
[5]
Ibid., pp. 77 et 100 sq.
-
[6]
P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, p. 82.
-
[7]
E. Ferrarese, Éthique et politique de l’espace public, Jürgen Habemas et la discussion, Vrin, 2015, p.80.
-
[8]
J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, tome 2, 1987 (1981), traduction J.-L. Schlegel, p. 381 sq. et p. 397 sq., surtout p. 404.
-
[9]
J. Habermas, L’intégration républicaine, Pluriel, 2014 (1996), traduction R. Rochlitz, pp. 365-366.
-
[10]
J. Habermas, Droit et démocratie, Gallimard, 1997 (1992), traduction R. Rochlitz et Ch. Bouchindhomme, p. 165.
-
[11]
À défaut d’Histoire partagée ou d’origine ethnique commune, une certaine éducation civique paraît tout de même indispensable à l’auteur : Ibid., p. 492.
-
[12]
Ibid., pp. 154 et 325 sq.
-
[13]
Ibid., p. 391.
-
[14]
J. Germain, «Vivre-ensemble grâce au droit : le pouvoir communicationnel et la démocratie délibérative selon Habermas », in Ch. Bouriau, A. Moine et M. Rota (sd.), Le concept de vivre-ensemble saisi par le droit, Pedone, 2020.
-
[15]
J. Habermas, Droit et démocratie, op. cit., p. 192 sq.
-
[16]
Ibid., p. 261 sq.
-
[17]
Ibid., p. 352.
-
[18]
Ibid., p. 398 sq.
-
[19]
Ibid., p. 145. Il en est ainsi par exemple de la liberté de la presse qui n’est plus seulement une liberté négative, c’est-à-dire opposable à la puissance publique, mais un droit favorisant le débat public. Elle englobe à ce titre un droit de réponse. Elle protège pour les mêmes raisons l’indépendance de la rédaction contre les actionnaires du journal. Elle fonde toujours dans le même but des aides publiques destinées à garantir le pluralisme des opinions…
-
[20]
Ibid., p. 140.
-
[21]
Ibid., p. 391.
-
[22]
J. Habermas, Sur l’Europe, Bayard, 2006 (2004 et 2005), traduction Ch. Bouchindhomme et A. Dupeyrix.
-
[23]
J. Habermas, La Constitution de l’Europe, Gallimard, 2012 (2011), traduction Ch. Bouchindhomme, p. 112.
-
[24]
Ibid., p. 54.
-
[25]
Ibid., pp. 36-38.
-
[26]
Ibid., p. 70.
-
[27]
J. Habermas, Après l’État nation, Pluriel, 2013 (1998 et 1999), traduction R. Rochlitz, pp. 139 et 148.
-
[28]
J. Habermas, La Constitution de l’Europe, op. cit., p. 76.
-
[29]
J. Habermas, Après l’État nation, op. cit., p. 76.
-
[30]
Ibid., pp. 96-97.
-
[31]
J. Habermas, « Pourquoi l’Europe a-t-elle besoin d’un cadre constitutionnel ? », Cahiers de l’Urmis, n° 7, 2001, p. 3.
-
[32]
J. Habermas, « Sur la concurrence entre le principe d’égalité des citoyens et le principe d’égalité entre États dans l’entité politique supranationale », in J. Habermas, Parcours 2, Gallimard, 2018 (2014), traduction F. Joly, pp. 485-486.
Prise en tenaille entre une économie de plus en plus prégnante dans la vie quotidienne et une administration de plus en plus paternaliste et intrusive, la participation politique décline immanquablement. Afin de renouer avec le projet émancipateur des Lumières, une nouvelle conception de la citoyenneté, y compris financière, doit être formulée à partir de la découverte de la raison communicationnelle. Il en résulte une approche procédurale et délibérative de la démocratie reposant sur un espace public régénéré et une participation citoyenne dynamisée. À l’heure de la mondialisation, une citoyenneté financière au plan européen est par ailleurs indispensable à la maîtrise démocratique de nos destins collectifs et de nos libertés individuelles.
1Jürgen Habermas figure parmi les philosophes les plus commentés actuellement. Son œuvre est d’autant plus stimulante qu’il fait partie des rares théoriciens de la démocratie. Sa pensée économique et financière demeure toutefois méconnue. Elle est certes peu développée par rapport à d’autres volets de son travail mais joue pourtant un rôle crucial dans sa réflexion. Elle représente, tout d’abord, l’un des principaux aspects (avec la bureaucratisation et le productivisme) de son analyse de la citoyenneté aliénée dans les démocraties contemporaines. Elle constitue, ensuite, l’un des principaux ressorts de la politique européenne qu’il appelle de ses vœux pour garantir l’autonomie interne et externe de nos États sans laquelle la démocratie ne serait qu’une illusion.
2Même si l’expression est absente des textes de Habermas, la notion de citoyenneté financière est identifiable dans sa pensée à un double titre. D’un côté, il montre que l’État social redistributif et économiquement régulateur appartient aux conditions de possibilité d’une citoyenneté non escamotée. D’un autre côté, il considère que la consolidation démocratique d’un tel État social et régulateur constitue, en même temps, la conséquence prévisible d’une participation active des citoyens dans l’espace public.
3En première approche, admettons que la citoyenneté peut être définie comme la participation active des nationaux à la vie politique de la Cité. Par opposition aux régimes non-démocratiques, le citoyen doit respecter un droit qu’il a contribué à former. Il est soumis à un droit dont il est le co-auteur. À l’inverse des régimes seulement libéraux, il ne se réduit pas à un simple titulaire de droits individuels. Sa liberté ne se borne pas à sa sphère privée mais s’épanouit également dans la sphère publique. Dès lors, la citoyenneté financière désigne la participation et l’influence des citoyens dans le domaine des finances publiques. Quel est leur rôle dans l’adoption et le contrôle des dépenses et des recettes publiques ? Jusqu’à quel degré peuvent-ils orienter la décision politique en matière économique et financière ? De quels types d’informations peuvent-ils bénéficier pour s’éclairer sur ces questions sans être déroutés par des documents techniques ou surabondants ? Si le referendum budgétaire vient en premier à l’esprit parmi les instruments de la participation financière, il faut reconnaître que son aspect symbolique dépasse son caractère décisionnel. Il permet sûrement d’abroger ou de valider une mesure ou une politique mais ni de négocier une réforme, ni d’intégrer une disposition dans un projet en discussion. Au contraire, le débat public, sous certaines conditions, n’offre certes qu’une influence indirecte aux citoyens mais potentiellement plus forte (par mitigation sur le Parlement) sur les finances publiques.
4Cette approche de la démocratie comme débat et comme compromis n’est pas sans rappeler, à un niveau moins accompli tout de même, le parlementarisme allemand avec ses gouvernements de coalition. Conséquence du scrutin proportionnel et du fédéralisme, la généralisation des gouvernements de coalition oblige, outre-Rhin, les partis politiques et les Länder à négocier constamment et à rechercher ensemble des consensus. À notre sens, cette valorisation du débat et du compromis n’est pas forcément incompatible avec un système majoritaire qui attribue, comme en France, le pouvoir clairement et permet d’imputer des responsabilités sans hésitation. Une autre pratique institutionnelle serait en revanche indispensable pour que la majorité soit plus attentive et perméable au débat citoyen.
5L’œuvre de Habermas se laisse ainsi appréhender comme une réflexion sur la citoyenneté financière. La difficulté systémique d’une citoyenneté financière semble dénuée d’échappatoire en raison des bouleversements apportés par l’économie et l’administration à nos sociétés, à rebours du projet moderne des Lumières (I). Au prix de certaines concessions avec l’évolution de nos sociétés, une certaine citoyenneté financière s’avère tout de même politiquement possible, au titre d’un horizon, d’un espoir et d’un étiage dans le monde d’aujourd’hui (II). Cependant, le risque d’un évidement de toute citoyenneté financière à l’ère de la mondialisation économique rend en revanche urgent une démocratisation du niveau politique européen, sous peine de perdre toute autonomie décisionnelle effective pour nos sociétés (III).
1 – La difficulté systémique d’une citoyenneté financière
6J. Habermas a exposé sa théorie économique dans un ouvrage aujourd’hui rarement commenté : Raison et légitimité (1973). Ce livre est en effet un peu daté à cause de sa publication avant la crise des années 70. Il y dresse une critique de l’État providence tout en tentant d’actualiser l’analyse marxiste du capitalisme. Habermas approfondit sa thèse de la continuité entre l’État libéral et l’État social. La consécration de droits sociaux et les progrès de la redistribution sociale ne constituent aucunement une rupture avec l’État minimum. L’État social a été rendu nécessaire pour remplacer des solidarités traditionnelles souvent abolies par la modernisation économique ainsi que pour suppléer les déficiences du marché [1]. Reprenant le concept de capitalisme avancé (ou tardif) de C. Offe (Spätkapitalismus) [2], il considère que l’économie d’après-guerre se distingue fortement des stades précédents de l’organisation du marché. Les entreprises sont plus concentrées et donc la concurrence est moins vivace. Elles ne peuvent, par ailleurs, se passer des interventions étatiques pour prospérer. Les crises économiques récurrentes sont en effet amorties par des relances conjoncturelles et par une redistribution sociale historiquement inédite. L’État prend ainsi à sa charge les perturbations économiques et les nuisances de l’appareil productif et de la société de consommation. Il socialise les coûts externes de la croissance qu’ils soient sociaux ou écologiques. Cette imbrication de l’économie et de l’État a pour conséquence de déplacer les crises économiques vers la politique. L’échec de l’interventionnisme public pour empêcher des ralentissements de l’activité, le retour récurrent de l’inflation ou la montée progressive de l’endettement public ainsi que la cristallisation d’un chômage préoccupant engendrent une crise de confiance dans l’expertise administrative (crise de rationalité [3]). Par ailleurs, la contradiction entre la redistribution sociale et le soutien aux entreprises brouillent la conception de l’État dans l’esprit des citoyens (crise de légitimité) [4]. Le rôle de l’État perd en clarté.
7Il s’ensuit une certaine dépolitisation généralisée (crise de motivation) que Habermas qualifie de privatisme citoyen (staatsbürgerlicher Privatismus). D’un côté, les valeurs de réussite et de consommation nécessaires au fonctionnement de l’économie conduisent à privilégier l’épanouissement individuel et la vie familiale au détriment de l’engagement citoyen. D’un autre côté, les prestations de l’État providence favorisent un certain consensus social néfaste à la participation politique. En désarmorçant la lutte des classes, l’interventionnisme économique et social fait naître un certain scepticisme envers l’État. La politique suivie ne résulte pas d’une formation discursive de la volonté générale mais d’un compromis entre les intérêts économiques et l’égalité sociale [5]. Une telle apathie de la société pétrifie l’espace public et réduit la démocratie à la portion congrue.
8Dans la Théorie de l’agir communicationnel (1981), J. Habermas analyse plus profondément l’évolution contemporaine des sociétés occidentales. Le monde vécu ou monde de la vie (Lebenswelt) désigne l’univers social (la société au sens large du terme) dans lequel l’individu vit au quotidien. Cet univers social est composé par la société au sens strict du terme ainsi que par la vie privée et la vie culturelle. La société lato sensu est considérée comme un monde vécu en raison de l’importance du langage et de la communication pour trouver des accords consensuels entre les acteurs à chaque instant et ajuster constamment les interactions interindividuelles quotidiennes. Reprenant les acquis du tournant linguistique (Linguistic turn), Habermas, en effet, considère l’Homme comme un être de langage. L’échange langagier et non un hypothétique for intérieur façonne l’identité et la volonté individuelles. L’intersubjectivité précède la subjectivité. Habermas découvre au sein du langage un mode de régulation spontanée et informelle de la vie quotidienne, tendanciellement orienté vers le consensus et la prise en compte des intérêts réciproques. Il constitue, d’après Habermas, une forme de raison, largement méconnue, qu’il baptise de communicationnelle ou pratique. Pour Habermas, la possibilité d’un usage communicationnel du langage (comprenons : à la recherche d’un accord équilibré entre les agents) représente, à un méta-niveau, la condition de possibilité d’une participation des acteurs aux actes de langage. Sans présupposition des critères idéaux d’une communication réussie, pas d’échange langagier concret. Cette tentative de refondation d’un devoir-être immanent et rationnel a bien entendu été souvent critiquée. On lui reproche de négliger la place évidente des rapports de force socio-économique dans les relations interindividuelles et des asymétries d’information, de culture et de talent dans l’utilisation de la parole [6].
9Par ailleurs, pour fonctionner de façon plus effective, en raison de l’impossibilité de coordonner les actions individuelles à grande échelle, nos sociétés se dotent de systèmes comme l’administration et le capitalisme. Ces systèmes ne fonctionnent pas de la même façon que la société. Les systèmes n’ajustent pas les rapports interindividuels par le langage mais par des médiateurs, comme la réglementation (la bureaucratie) et la monnaie (l’économie). Ils rationalisent sur un mode instrumental, dit stratégique, (c’est-à-dire recherchant la seule adéquation de la fin et du moyen) la société.
10En soi, la rationalisation apportée par ces systèmes est bénéfique en ce sens qu’elle fluidifie à grande échelle le fonctionnement de la société. Cependant, ces systèmes tendent à étendre leur influence sur la société au point que Habermas diagnostique une colonisation (Kolonialisierung) du monde vécu. Le rapport à soi et l’être-ensemble connaissent une subversion. Les médiateurs que sont la réglementation et la monnaie imposent leur code au monde vécu. Ils servent de modèle en dehors de leurs systèmes et contraignent les agents « à adopter une attitude objectivante à l’égard d’eux même et des autres » [7]. L’argent et le pouvoir se substituent à la communication langagière. Ils remplacent l’agir communicationnel comme référence lors de la formation des identités personnelles et comme source de reconnaissance interindividuelle dans la vie courante. Une existence inauthentique et une intersubjectivité déformée sont alors la conséquence de l’extension du rôle de la réglementation et de la monnaie dans nos sociétés. Le monde vécu joue de moins en moins son rôle de pourvoyeur de sens et de valeur. Il s’en suit une crise du sens et une érosion des différentes dimensions de l’existence. L’anomie sociale s’ajoute à la dépolitisation. De surcroît, l’État social, développé afin d’atténuer les effets sociaux des crises économiques récurrentes, encadre et réglemente toujours plus la vie privée des citoyens et se révèle de plus en plus intrusif et prescriptif. Ce paternalisme étatique transforme les citoyens en clients (Klienten) passifs et réifiés, appréhendés par des catégories générales et des critères abstraits, sans considération des cas particuliers [8]. Cette sclérose du monde vécu dévitalise la démocratie et accélère l’autonomisation d’une technocratie bureaucratique peu conciliable avec les principes démocratiques.
2 – La possibilité politique d’une citoyenneté financière
11Les problématiques économiques et financières ne figurent pas au premier plan dans Droit et démocratie (1992) mais Habermas réfléchit dans cette œuvre majeure aux conditions de possibilité d’une citoyenneté démocratique authentique. Le débat public relatif aux questions économiques et financières est bien entendu englobé dans cet espace public régénéré.
12La redécouverte de la raison communicationnelle représente le ressort d’une revitalisation de la démocratie. Habermas distingue dans cette optique trois formes de démocratie [9]. Dans la démocratie libérale, la défense des intérêts privés prime la participation politique. L’intérêt général se réduit alors à un arbitrage entre intérêts privés plus ou moins bien promus. Dans la démocratie républicaine, la participation politique s’appuie sur des caractères communs comme une ethnie commune ou une Histoire partagée. Focalisé sur la volonté générale, ce modèle, d’après Habermas, fait cependant trop peu de cas de la liberté individuelle. En revanche, la démocratie délibérative concilie respect des droits fondamentaux et participation citoyenne, sans présupposer une communauté ethnique ou culturelle préexistante. Habermas parle de co-originarité de la liberté et de la démocratie [10]. Elles se fondent et se soutiennent mutuellement. Chacune est la meilleure condition envisageable de l’autre. D’une part, le sentiment d’appartenance puise dans ce modèle ses sources dans une communauté de valeurs libérales et démocratiques que partagent les citoyens. L’identité collective prend alors la forme d’une adhésion à des procédures de discussion et de compromis pour régler pacifiquement les différends sociaux ou les désaccords politiques. Cette idée est plus connue sous le nom de patriotisme constitutionnel. D’autre part, les citoyens construisent leur unité au fil des discussions publiques et des compromis dégagés par le débat démocratique. La participation citoyenne est le vecteur de l’intégration sociale et celle-ci découle des débats passés ensemble et des consensus dégagés [11].
13La souveraineté est dans ce contexte redéfinie d’une façon plus ouverte et plus évolutive que chez la plupart des constitutionnalistes. Habermas reproche à leurs conceptions de la souveraineté du peuple de pêcher par anthropomorphisme. Elles présupposent en effet un peuple dont l’unité est déjà donnée et dont la volonté est transparente avec elle-même. Une telle conception semble se contenter d’inverser la figure du monarque absolu en la transposant sans adaptation. Elle se figure le souverain comme un macro-sujet programmant la société à sa guise. Habermas préfère placer la souveraineté dans la délibération et défendre une approche procédurale de la souveraineté. La volonté générale n’est la volonté de personne mais le résultat d’un processus toujours inachevé. Elle n’exprime aucune volonté préexistante mais recherche par l’échange et les concessions réciproques un compromis acceptable pour le plus grand nombre. Le consensus dégagé par le débat public et la discussion parlementaire est l’autre nom de la volonté générale. La souveraineté n’est pas l’attribut d’un peuple déjà uni par un substrat culturel ou naturel sous-jacent. Elle est plutôt le lent et patient travail de négociation et d’écoute pour créer cette unité avec les seules forces de la démocratie et de la liberté [12].
14La séparation des pouvoirs connaît aussi un réaménagement intéressant. Il ne peut pas y avoir de démocratie pour Habermas si l’État détermine plus la société que l’inverse. Pour que la société dirige l’État, l’espace public doit être particulièrement vivant et le citoyen, impliqué. L’espace public en tant que réseau de circulation des opinions est par excellence le lieu des échanges communicationnels. Habermas admet tout de même que la participation politique, même au sein de l’espace public, est limitée aux citoyens et aux associations les plus engagés. La grande majorité des électeurs ne joue qu’un rôle de spectateur, peu actif dans le débat public. Leur droit de vote, néanmoins, leur confère une fonction de censeur lors des élections [13]. Fort de cette origine délibérative, le droit peut ainsi s’analyser comme une règle que la société se donne de façon autonome. En effet, il procède alors d’une procédure légitime, c’est-à-dire le rendant acceptable et dont la sanction de la violation se trouve pour cette raison justifiée [14]. La loi votée par le Parlement élu doit donc émerger d’un débat public et d’une délibération permanente qui assurent une certaine congruence, voire une certaine osmose, entre les parlementaires et les citoyens. Le concept de pouvoir communicationnel désigne cet organe informel associant l’espace public et le Parlement. Au passage, le droit change de valeur dans la philosophie habermassienne. Source de domination dans la Théorie de l’agir communicationnel, il devient un instrument d’émancipation tant qu’il procède d’une délibération du pouvoir communicationnel. En creux se dessine tout de même une incontestable méfiance envers la démocratie directe puisque les citoyens influencent certes la politique menée mais sans décider eux-mêmes par référendum, même après un long débat public, si ce n’est par le biais d’élections législatives.
15Par ailleurs, le pouvoir administratif et le pouvoir juridictionnel voient leur statut fortement relativisé par rapport au droit positif. D’une part, le gouvernement et l’administration (qui ensemble forment le pouvoir administratif) doivent se limiter à exécuter la loi adoptée sans possibilité d’être eux-mêmes législateurs. Il est cependant difficile d’imaginer un gouvernement dépourvu de tout pouvoir réglementaire général. D’autre part, le pouvoir juridictionnel (les juridictions ordinaires et la Cour constitutionnelle) est lui aussi critiqué pour sa participation à la création normative. Fidèle à la conception de Montesquieu, Habermas attribue aux juridictions ordinaires la simple fonction de trancher des litiges. La jurisprudence ne peut pas, d’après lui, compléter le droit en vigueur sans usurper le pouvoir des citoyens et du Parlement [15]. Il s’ensuit que le rôle de la Cour constitutionnelle est aussi considérablement revu à la baisse. Habermas lui reconnaît certes une mission d’arbitre entre les institutions politiques afin de régler les partages de compétences. En revanche, le contrôle abstrait lui semble s’apparenter à une fonction législative relevant du pouvoir communicationnel. Le contrôle concret est lui aussi redéfini de façon restrictive. Son exercice doit se borner à interpréter la Constitution fédérale (la Loi fondamentale), sans faire lui-même œuvre normative. C’est pourquoi les principales techniques du juge constitutionnel (les réserves d’interprétation et le contrôle de proportionnalité) se voient reprocher de s’immiscer dans le domaine du législateur [16].
16La démocratie délibérative prônée par Habermas présuppose donc des conditions idéales de discussion et d’argumentation pour déboucher sur des compromis rationnels et acceptables. On l’aura compris, ces conditions représentent plus un horizon ou un critère d’évaluation du degré de démocratie qu’une situation réalisable ou une expérience reproductible in vivo [17]. Pour se rapprocher du paradigme de la démocratie délibérative, Habermas se contente de lancer un programme de recherches et de propositions à venir plutôt que de prétendre circonscrire l’ensemble des outils juridiques et socio-économiques susceptibles de protéger la discussion communicationnelle contre des dérives instrumentales. Tout d’abord, les conditions de concrétisation de la démocratie délibérative sont finalement assez brièvement décrites [18]. D’une part, l’État de droit doit protéger en les interprétant dans un sens participatif, les droits fondamentaux [19]. D’autre part, l’État social doit garantir une certaine égalité matérielle pour permettre à chacun de participer à la discussion publique [20]. Ensuite, les risques de détournement de la décision par des intérêts particuliers et d’influence sur la délibération par des lobbies sont certes évoqués mais les moyens de les endiguer (un tissu associatif moins atone par exemple) sont peu explicités [21].
17À l’âge de la mondialisation économique, cette citoyenneté délibérative semble peu effective en matière économique et financière. Pour décider démocratiquement dans ces domaines, le renforcement de l’intégration européenne paraît incontournable.
3 – La nécessité démocratique de l’européanisation de la citoyenneté financière
18Depuis le début des années 2000, deux ouvrages ont permis à Habermas d’intervenir dans le débat européen : Sur l’Europe et La Constitution de l’Europe [22]. L’Union économique et monétaire y occupe une place dont l’importance passe souvent inaperçue.
19L’adhésion de principe de Habermas à la construction européenne trouve au moins autant son origine dans une critique de la mondialisation économique que dans le projet d’une Europe pacifique et d’une Allemagne démocratique. Il reproche en effet à la mondialisation d’exacerber la concurrence internationale ainsi que de mener au démantèlement des services publics et à l’abaissement des droits sociaux. Il en résulte une certaine dissolution du lien social qui laisse l’individu isolé et frustré. Habermas craint en effet que l’adaptation continue à la concurrence internationale ne se solde par une précarité salariale et une exclusion sociale qui constituent le ferment de l’abstention électorale et du populisme anti-démocratique. La construction européenne représente dans ce contexte une chance pour peser dans la mondialisation et compenser l’impuissance des États seuls face à elle.
20Son adhésion à la construction européenne n’est pas pour autant inconditionnelle. Il s’oppose notamment à la dérive intergouvernementale de l’Union européenne. Il la qualifie de fédéralisme exécutif afin de souligner son caractère insuffisamment démocratique [23]. La méthode des accords entre gouvernements pour régler les différends entre États membres ou surmonter les crises, comme celle de l’euro ou de la covid-19, présente en effet un double désavantage. D’une part, elle court-circuite le Parlement européen et repose sur des négociations opaques entre gouvernements. Elle empêche par là même la formation d’un espace public européen. D’autre part, de telles discussions entre gouvernants sont perçues, en raison de leur logique, comme des rapports de force entre Nations, certaines sortant victorieuses, d’autres perdantes [24]. Elles ne permettent donc ni l’apparition d’un intérêt général européen, ni d’une solidarité civique transnationale. Dans les deux cas, les citoyens ne sont pas amenés à s’identifier à l’Union européenne. Leur citoyenneté européenne demeure virtuelle. Habermas reproche notamment à Angela Merkel d’avoir privilégié cette méthode intergouvernementale depuis la crise de l’euro et ainsi de favoriser un certain désintérêt des citoyens pour l’intégration européenne, voire de faire indirectement le lit d’une Europe post-démocratique.
21Comme elle est destinée à réguler la mondialisation, Habermas défend l’idée que l’intégration européenne ne doit pas être négative mais positive. Il veut dire qu’elle ne peut pas en rester à un espace de libre-échange ou à un marché unique. Elle doit aussi développer des politiques économiques et sociales afin de compenser les déséquilibres apportés par la mondialisation. Les idées de Habermas ne sont pas sans rappeler certaines des propositions défendues par l’actuel président français ou par les courants sociaux-démocrates. Il prône notamment l’instauration d’un gouvernement économique de la zone euro à la place de la simple gouvernance actuelle qui entrave la décision politique [25]. Ce gouvernement économique serait dirigé par un ministre européen des finances responsable devant le Parlement européen. Il aurait la charge d’un budget propre de la zone euro alimenté par un impôt européen [26]. Cette réorientation de la construction européenne permettrait d’après Habermas de financer au niveau supranational des politiques conjoncturelles et structurelles plus efficaces qu’au niveau national [27]. Il évoque des relances ponctuelles de l’activité pour répondre aux chocs asymétriques ainsi que des investissements de long terme pour renforcer la compétitivité par la recherche, la formation ou les infrastructures. Il cite aussi l’harmonisation des salaires minimum pour lutter contre le dumping social. Cet approfondissement de l’intégration européenne dans le domaine économique par un groupe d’États avancés aurait, selon Habermas, un effet d’entraînement sur les autres États membres [28].
22En réalité, cette réforme de la gouvernance économique européenne ne constitue que la première pierre d’une Europe plus sociale. L’Europe sociale occupe en effet une place stratégique dans la pensée européenne de Habermas. Elle est à la fois la condition et la conséquence de la citoyenneté européenne. Une citoyenneté européenne plus consciente et plus active constitue le ressort d’une Europe plus solidaire qui, elle-même, renforce le sentiment d’appartenance à cette communauté politique supranationale. Elle peut contribuer de façon éminente à faire de la citoyenneté européenne une réalité psychologique plus évidente. Dans la vision de Habermas, l’Europe sociale se déploie dans plusieurs directions. Une taxe Tobin européenne pourrait à la fois contribuer à réguler la mondialisation et à financer l’Europe sociale [29]. Des réformes coûteuses, comme la réduction du temps de travail ou le revenu minimum d’existence, pourraient être mises en œuvre au niveau européen afin de contrer la montée tendancielle du chômage due aux progrès techniques [30]. Un impôt négatif européen est même parfois envisagé afin de rapprocher les citoyens de l’Union européenne [31].
23Dans le but que cette Europe de plus en plus fédérale soit en même temps de plus en plus démocratique, d’autres réformes doivent faire émerger un véritable espace public européen susceptible de donner corps à la citoyenneté européenne. Habermas appelle tout d’abord de ses vœux les médias à se structurer au niveau européen afin de favoriser la perception des problèmes actuels dans une perspective moins nationale. Il propose ensuite un modèle de démocratie transnationale afin de davantage ancrer une conscience européenne chez les citoyens européens. Les élections européennes devraient, par exemple, être organisées dans un cadre supranational afin que les partis politiques présentent des programmes plus européens et que le débat public prenne un tour plus continental. La fusion du Conseil de l’Union et du Conseil européen dans un Sénat européen contribuerait en outre au renforcement de l’espace public européen en rendant la discussion entre les États membres plus transparente. Par ailleurs, la transformation de la Commission européenne en un gouvernement politiquement responsable devant le Parlement et le Sénat irait, d’après Habermas, dans le même sens. Il pense enfin que l’élargissement des pouvoirs législatifs des eurodéputés à toutes les compétences attribuées à l’Union européenne donnerait naissance à une opinion publique plus européanisée [32].
Notes
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[1]
J. Habermas, L’espace public, Payot, 2006, (1962), traduction M. B. de Launay, p. 235.
-
[2]
I. Aubert, Habermas, une théorie critique de la société, CNRS, 2015, p. 157.
-
[3]
J. Habermas, Après Marx, Pluriel, 1997 (1976), traduction M. B. de Launay, p. 274 sq.
-
[4]
J. Habermas, Raison et légitimité, Payot, 1978 (1973), traduction J. Lacoste, pp. 70 et 105.
-
[5]
Ibid., pp. 77 et 100 sq.
-
[6]
P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, p. 82.
-
[7]
E. Ferrarese, Éthique et politique de l’espace public, Jürgen Habemas et la discussion, Vrin, 2015, p.80.
-
[8]
J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, tome 2, 1987 (1981), traduction J.-L. Schlegel, p. 381 sq. et p. 397 sq., surtout p. 404.
-
[9]
J. Habermas, L’intégration républicaine, Pluriel, 2014 (1996), traduction R. Rochlitz, pp. 365-366.
-
[10]
J. Habermas, Droit et démocratie, Gallimard, 1997 (1992), traduction R. Rochlitz et Ch. Bouchindhomme, p. 165.
-
[11]
À défaut d’Histoire partagée ou d’origine ethnique commune, une certaine éducation civique paraît tout de même indispensable à l’auteur : Ibid., p. 492.
-
[12]
Ibid., pp. 154 et 325 sq.
-
[13]
Ibid., p. 391.
-
[14]
J. Germain, «Vivre-ensemble grâce au droit : le pouvoir communicationnel et la démocratie délibérative selon Habermas », in Ch. Bouriau, A. Moine et M. Rota (sd.), Le concept de vivre-ensemble saisi par le droit, Pedone, 2020.
-
[15]
J. Habermas, Droit et démocratie, op. cit., p. 192 sq.
-
[16]
Ibid., p. 261 sq.
-
[17]
Ibid., p. 352.
-
[18]
Ibid., p. 398 sq.
-
[19]
Ibid., p. 145. Il en est ainsi par exemple de la liberté de la presse qui n’est plus seulement une liberté négative, c’est-à-dire opposable à la puissance publique, mais un droit favorisant le débat public. Elle englobe à ce titre un droit de réponse. Elle protège pour les mêmes raisons l’indépendance de la rédaction contre les actionnaires du journal. Elle fonde toujours dans le même but des aides publiques destinées à garantir le pluralisme des opinions…
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[20]
Ibid., p. 140.
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[21]
Ibid., p. 391.
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[22]
J. Habermas, Sur l’Europe, Bayard, 2006 (2004 et 2005), traduction Ch. Bouchindhomme et A. Dupeyrix.
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[23]
J. Habermas, La Constitution de l’Europe, Gallimard, 2012 (2011), traduction Ch. Bouchindhomme, p. 112.
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[24]
Ibid., p. 54.
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[25]
Ibid., pp. 36-38.
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[26]
Ibid., p. 70.
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[27]
J. Habermas, Après l’État nation, Pluriel, 2013 (1998 et 1999), traduction R. Rochlitz, pp. 139 et 148.
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[28]
J. Habermas, La Constitution de l’Europe, op. cit., p. 76.
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[29]
J. Habermas, Après l’État nation, op. cit., p. 76.
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[30]
Ibid., pp. 96-97.
-
[31]
J. Habermas, « Pourquoi l’Europe a-t-elle besoin d’un cadre constitutionnel ? », Cahiers de l’Urmis, n° 7, 2001, p. 3.
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[32]
J. Habermas, « Sur la concurrence entre le principe d’égalité des citoyens et le principe d’égalité entre États dans l’entité politique supranationale », in J. Habermas, Parcours 2, Gallimard, 2018 (2014), traduction F. Joly, pp. 485-486.