Notes
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[1]
Florent Gaullier-Camus est l’auteur d’une thèse remarquée sur La responsabilité financière des gestionnaires publics, LGDJ, coll. « Bibl. Finances publiques et fiscalité », Tome 69, 2020, V. Chronique Biblio dans ce numéro.
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[2]
Les principales allocutions et les comptes-rendus des tables rondes sont consultables sur le site de la Cour des comptes : https://www.ccomptes.fr/fr/communiques-presse/colloque-sur-la-responsabilite-des-gestionnaires-publics
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[3]
V. not., J.-F. Calmette, La responsabilité des comptables publics, une évolution sans fin ? A paraître au « La Semaine Juridique, administration et collectivités territoriales, n° 18-19, avril-mai 2020, 2141 ». Nous remercions J-F Calmette de nous avoir communiqué sa réflexion.
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[4]
V. égal. pour une mise en perspective, S. Damarey, L’arlésienne de la responsabilité des gestionnaires publics, AJDA, 2019, p. 1537.
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[5]
Il est pourtant contesté depuis longtemps. Plusieurs articles publiés par la Revue du Trésor au cours de ses dix premières années, entre 1921 et 1930, exposent que les transformations du métier de comptable public après la guerre de 14-18 justifient une réforme radicale du système de responsabilité pécuniaire en le faisant reposer sur la faute personnelle et inexcusable, en le complétant par une responsabilité des ordonnateurs et en confiant son appréciation à des commissions administratives. Par exemple : Marcel Chardon, Introduction à l’étude de la responsabilité des comptables du trésor, Revue du Trésor, 1921, n°4, p.97 ;Gaston Salaün, Le contrôle préventif des dépenses publiques et la responsabilité des comptables, Revue du Trésor, 1924, n°1, p. V. aussi note 37.
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[6]
CE, 22 février 2008, Syndicat national des services du Trésor – Force Ouvrière, n° 295281, Rec., p. 55 ; RFDA, 2009, p. 824, note M. Lascombe et X. Vandendriessche.
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[7]
V. not., C. Michaut, « Pavane pour un principe d’avenir. Actualité de la séparation entre l’ordonnateur et le comptable public », AJDA, 2019, p. 1382 ; CE, 6 novembre 2009, Société Prest’action, n° 297877, AJDA, 2009, p. 2401, note M. Lascombe et X. Vandendriessche.
-
[8]
D. Catteau : Le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables structure-t-il toujours le système de comptabilité français ?, Droit et comptabilité, La spécificité des comptes publics (dir. S. Kott), p. 79 ; S. Damarey Stéphanie, Le devenir du principe de séparation des ordonnateurs et des comptables, G&FP n° 5-2019, p. 76 ; C. Alonso, Recherche sur le principe de séparation en droit public français, thèse dact. Toulouse 2010 (dir. J.-A. Mazères).
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[9]
V. not., D. Bouton, Une réforme peut en cacher une autre, RFPP n° 76, 2001, p. 165.
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[10]
M. Le Clainche, Redevabilité financière et redevabilité managériale : séparation, concurrence ou complémentarité, RFAP, 2016/4, n° 160, p. 1097 et Responsabilité des comptables et management public, G&FP, n° 5-2017, p. 98.
-
[11]
D. Migaud, La responsabilisation dans la nouvelle gestion publique est-elle effective ?, RFFP n°143, 2018, p.129
-
[12]
D. Migaud, Allocution devant l’Association française de cautionnement mutuel, le 5 juin 2018, G&FP n°4-2018 p. 71
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[13]
Entretien avec Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes, G&FP, n° 3-2019, mai-juin 2019, p.74
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[14]
G. Johanet, Allocution lors de l’audience solennelle de rentrée de la Cour des comptes, 22 janvier 2018, G&FP n° 2-2018, p. 97.
-
[15]
G. Johanet, La refonte de la responsabilité des gestionnaires et des comptables publics, G&FP n° 2-2019, p. 56.
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[16]
B. Adans, La comptabilité d’entreprise aura-t-elle raison de la comptabilité publique ?, G&FP n° 1-2018, p. 76.
-
[17]
Quel avenir pour le comptable public ? Propositions pour une réécriture des règles de la comptabilité publique, L’Académie sciences techniques comptables financières, cahier n° 32, novembre 2016.
-
[18]
V. not. les décisions récentes du CE qui tentent de définir le préjudice financier, CE, 6 décembre 2019, Ministre de l’action et des comptes publics, n° 425542 et CE, 6 décembre 2019, Mme A., n° 418741. G&FP n° 2-2020, conclusions Dutheillet de Lamothe, p. 112, note Xavier Vandendriessche, p. 120.
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[19]
V. not., S. Damarey, L’arlésienne de la responsabilité des gestionnaires publics, AJDA, 2019, p. 1537 ; J.-L. Girardi : Les incertitudes nées de l’application de la réforme du régime de responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics, G&FP n° 2-2017, p. 89 ; S. Damarey, La réforme de la responsabilité du comptable public et ses conséquences jurisprudentielles, G&FP n° 2-2016, p. 42.
-
[20]
En particulier dans les établissements publics lorsque le conseil d’administration refuse la remise gracieuse à un comptable mis en débet pour une question de pure forme. V. Quelle responsabilité pour demain, Table ronde organisée par l’Association des agents comptables, le 10 octobre 2018, G&FP n° 2-2019, p. 61.
-
[21]
V. not., J. Bassères, L’avenir du régime de responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics, le point de vue du directeur général de la comptabilité publique, Revue du Trésor, 2006, p. 174.
-
[22]
V. not., D. Maupas : Immuable et changeante responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics, GFP n° 2/32013, p. 143 ; D. Maupas, Argent public, comptable public ? RFFP n° 149, février 2020, p. 9.
-
[23]
G. Assouline, La responsabilité démocratique des comptables publics dans un contrôle de plus en plus automatisé, G&FP n° 5- 2019, p. 64
-
[24]
Quel avenir pour le comptable public ? Propositions pour une réécriture des règles de la comptabilité publique, L’Académie sciences techniques comptables financières, cahier n° 32, novembre 2016.
-
[25]
D.Migaud, La responsabilisation dans la nouvelle gestion publique est-elle effective ? RFFP, n° 143, septembre 2018, p. 129 ; Accélérer la transformation de l’action publique, G&FP n° 2-2019, p. 51 ; Entretien avec Didier Migaud, G&FP, n° 3-2019, p. 74.
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[26]
D. Migaud, Les propositions du Premier président de la Cour des comptes pour une rénovation du système de responsabilité financière, G&FP, n° 2018-4, p. 71.
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[27]
Entretien avec Didier Migaud, G&FP, n° 3-2019, p. 74.
-
[28]
V. not., M. Lascombe, Que reste-t-il du caractère objectif du jugement des comptes des comptables publics ?, in De l’esprit de réforme et de quelques fondamentaux, Mélanges en l’honneur du Professeur Gilbert Orsoni, PUAM, 2018, p. 265 ; J.-F. Calmette, Le juge des comptes, juge des comportements personnels, RFFP n° 88, 2004, p. 159.
-
[29]
V. not., L. Peyen, Pour une véritable éthique financière : le renforcement de la Cour de discipline budgétaire et financière, Gestion & Finances Publiques, n° 6, 2017, p. 27.
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[30]
V. not., S. Damarey, La suppression du pouvoir ministériel de remise gracieuse à l’égard des comptables publics. Une occasion – momentanément – manquée, JCP A, 2009, 2133 ; M. Lascombe et X. Vandendriessche, Plaidoyer pour assurer le succès d’une réforme, RFDA, 2004, p. 398 ; S. Damarey, M. Lascombe, X. Vandendriessche, Le nouveau régime de responsabilité des comptables publics. Somme non rémissible, débet et pouvoir ministériel de remise gracieuse, G&FP, n° 2016-2, p. 132.
-
[31]
M.-C. de Montecler, Après la loi patchwork, la réforme saucissonnée, AJDA, 2011, p. 1585.
-
[32]
S. Damarey, La réforme des juridictions financières, un goût d’inachevé, JCP A, 2012, 2032.
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[33]
V. not., P. Castéra, Un pas de moins vers la responsabilité financière des ministres et des élus locaux ordonnateurs, JCP A, 2017, 2329 ; L. Peyen, Pour une véritable éthique financière : le renforcement de la Cour de discipline budgétaire et financière, Gestion & Finances Publiques, n° 6, 2017, p. 28.
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[34]
R. Bouchez, président-adjoint de la section des finances du Conseil d’État au colloque du 18 octobre 2019.
-
[35]
A. Barilari, La réforme de la gestion publique, quel impact sur la responsabilité des acteurs ? RFFP, n° 92, 2005, p. 25 ; D.Lamarque, « La responsabilité managériale » in Sylvie Trosa et Annie Bartoli (coord.), Les paradoxes du management par le sens, Presses de l’EHESP, 2016.
-
[36]
D. Migaud, Allocution lors de la rentrée solennelle de la Cour des comptes, le 12 janvier 2016.
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[37]
L’une des propositions itératives de la Revue du Trésor entre 1921 et 1930 est de confier l’examen de la responsabilité des comptables et des ordonnateurs publics à une commission administrative comprenant des membres de l’administration centrale et des services extérieurs : Jules Guiraud, La règlementation nouvelle de la responsabilité pécuniaire, Revue du Trésor, 1925 n° 6 p.297. Un conseiller à la Cour des comptes écrit dans cette même revue : « La Cour ne saurait rendre à l’égard des comptables que des décisions d’un caractère administratif et les amendes qu’elle prononce ne sauraient être que des amendes administratives. Partant de ce principe absolu, il convient de supprimer radicalement un appareil judiciaire injustifié », Loys Moulin, La réforme de la comptabilité publique, de l’argent public et du rôle de la Cour des comptes, Revue du Trésor ,1930, n °8-9 p. 501.
-
[38]
N. Ochoa, La Cour des comptes, autorité administrative indépendante. Pour une lecture administrative du droit de la comptabilité publique, RFDA, 2015, p. 831.
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[39]
G. Orsoni, Le juge des comptes, que juge-t-il, doit-il même encore juger ?, L’office du juge, Actes du colloque des 29 et 30 septembre 2006, Sénat, Palais du Luxembourg (Gilles Darcy ; Mathieu Doat ; Véronique Labrot.
-
[40]
M. Collet, Le contrôle juridictionnel des comptes publics : réformer ou supprimer ?, RFDA 2014, 1015.
-
[41]
Par exemple, en valorisant la sélectivité des contrôles, la prise en compte des enjeux, la vision globale de la qualité de la gestion.
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[42]
N. Sarkozy, discours du 5 novembre 2007 à la Cour des comptes pour la célébration du bicentenaire.
La réforme de la responsabilité des ordonnateurs et des comptables publics est à l’étude dans le cadre du programme de transformation de l’action publique. Les opinions de la Cour des comptes, des comptables publics et de la doctrine convergent vers un certain nombre d’adaptations mais s’opposent sur d’autres sujets, notamment, sur l’office du juge et le pouvoir de remise gracieuse du ministre. Des approches audacieuses d’unification des régimes de responsabilité ou de déjuridictionnalisation de la responsabilité financière permettaient, peut-être, de dépasser ces contradictions.
1MLC : En octobre 2018, le comité Action publique 2022 a intégré, dans la première de ses 22 propositions intitulée : « Refonder l’administration autour de la confiance et de la responsabilisation »,une orientation relative à l’allègement des contrôles a priori qui « passe par la suppression de la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables, au profit de dispositifs de contrôle et d’audit internes, mais aussi par la responsabilité financière des ordonnateurs en cas de présentation de comptes insincères, de dissimulation d’informations financières ou de manipulation de résultats, etc. Dans ce cadre, le rôle, les missions et le positionnement des contrôleurs budgétaires et comptables ministériels doivent nécessairement évoluer vers un métier plus proche du contrôle de gestion et de l’appui aux gestionnaires ». Le 3e Comité interministériel de la transformation publique du 20 juin 2019 précise cette orientation : « Mettre en place un nouveau régime de responsabilité financière des ordonnateurs et des comptables publics : ce dispositif jamais revu en profondeur depuis le XIXe siècle, alors même que les progrès de l’informatique ont été considérables, est jugé par tous comme peu efficace, inéquitable et contreproductif. Il ne répond pas aux objectifs d’une gestion publique efficiente. C’est pour répondre à ce constat partagé que le Gouvernement a engagé une réflexion sur la responsabilité financière du comptable public et de l’ordonnateur. Il travaillera avec la Cour des comptes à la mise en place d’un nouveau régime qui corrige les effets négatifs de la responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable et vise à une plus forte responsabilité des gestionnaires publics, corollaire indispensable de l’assouplissement des contrôles ». Depuis, un intense travail de réflexion a été mené, notamment à la Cour des comptes où un groupe de travail est animé par Michèle Pappalardo, présidente de chambre et rapporteure générale de la Cour. Un grand colloque [2], coorganisé par la Cour des comptes et le Conseil d’État sur la responsabilité des gestionnaires publics, s’est tenu le 18 octobre 2019 ; des lettres de mission ont été adressées par le ministre de l’action et des comptes publics à Jean Bassères, directeur général de Pôle emploi et ancien directeur général de la comptabilité publique, et à Stéphanie Damarey, professeure à l’Université de Lille pour, respectivement, formuler les grandes lignes d’un régime rénové de responsabilité des acteurs de la chaîne des opérations financières et comptables publique et une comparaison avec les systèmes mis en œuvre dans les autres pays européens. [3]
1 – Un modèle traditionnel de responsabilité financière épuisé
2FGC : Le système actuel, qui fait peser a priori sur le comptable une responsabilité personnelle et pécuniaire (RPP) sévère, fondée pour l’essentiel sur l’irrégularité de la dépense et le non-recouvrement des créances, et qui rend une partie des ordonnateurs irresponsable et l’autre partie quasi irresponsable, est largement périmé. De nombreux participants au colloque du 18 octobre 2019, ont repris la formule de Catherine de Kersauzon, procureure générale : ce système est « à bout de souffle » [4]. Le mécanisme de la responsabilité des gestionnaires publics n’a peut-être jamais été aussi près de l’implosion [5].
3Pour le démontrer, voici deux exemples de cet épuisement du modèle traditionnel de responsabilité financière : la porosité croissante du principe de séparation des ordonnateurs et des comptables et l’inadaptation toujours plus remarquée de la RPP à la logique de performance posée par la LOLF.
4D’un point de vue historique, on peut faire remonter le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables à l’ordonnance de Vivier-en-Brie de 1320 et il a été confirmé par les grands textes fondateurs de la comptabilité publique (Ordonnances du 14 septembre 1822 et du 31 mai 1838, décrets du 31 mai 1862 et du 29 décembre 1962 portant règlement général de la comptabilité publique et, aujourd’hui, décret sur la gestion budgétaire et comptable publique du 7 novembre 2012). Mais, ce principe ne possède pas de valeur juridique particulièrement protectrice. Il n’a aucune valeur constitutionnelle. Il a tout juste une valeur réglementaire au niveau de l’État [6] et une valeur législative indirecte au niveau local [7]. Il n’est pas universel puisqu’il est écarté ou atténué dans certains organismes (la Présidence de la République, par exemple), en cas de réquisition, de gestion de fait, de régies d’avances ou de recettes, de services mutualisés tels les services facturiers, de compte unique et d’agences comptables dans des collectivités territoriales ou des établissements publics. Les fonctions respectives des ordonnateurs et des comptables ont évolué et ont redu ce principe « poreux » [8] : avec les responsables de programmes, de BOP et d’unités opérationnelles, les fonctions d’ordonnateurs se sont diversifiées ; avec les CBCM et les contrôles sélectifs celles des comptables se rapprochent de la gestion ; la tenue des comptabilités générales, l’objectif de qualité comptable, les processus d’opérations financières informatisés sont désormais partagés. De nouveaux contrôles associant les ordonnateurs et les comptables se développent : contrôle interne budgétaire et comptable, audit interne, contrôle de gestion, certification ; contrôles sélectifs (hiérarchisés et partenariaux).
5La LOLF est un autre motif d’obsolescence du régime classique de responsabilité. Cette réforme de la procédure budgétaire introduit une logique de performance dans la gestion publique et met fin à une liaison, à la fois artificielle et utopique, entre régularité et bonne gestion [9]. Elle est aujourd’hui bancale, il lui manque une jambe, celle de la responsabilité. La nouvelle liberté de gestion de l’ordonnateur rend caduque les contrôles de l’exacte imputation des crédits et le caractère exhaustif du contrôle du comptable. La LOLF tend à favoriser le développement des contrôles sélectifs, des services facturiers et de la nouvelle comptabilité générale qui supposent une collaboration étroite entre tous les gestionnaires, ordonnateurs et comptables. Comme le Vice-président du Conseil d’État, Bruno Lasserre, l’a exprimé clairement au colloque du 18 octobre 2019 : « les régimes de responsabilité des ordonnateurs et des comptables doivent évoluer pour mieux prendre en compte la logique de la performance de l’action publique qui s’est imposée depuis une vingtaine d’années ».
2 – RPP et management public
6MLC : D’un point de vue plus gestionnaire que juridique, il me semble en effet que le système de RPP est totalement inadapté aux exigences d’un management efficace [10]. Le système de contrôle de la régularité financière n’est pas en cause dans son principe même. Dans une démocratie, il est essentiel que les citoyens disposent de la garantie d’un usage de l’argent public conforme au droit et, compte tenu des enjeux, on peut comprendre qu’un système spécifique soit organisé à cet effet. En revanche, il est permis de s’interroger sur les modalités de ce contrôle et sur ses effets sur la gestion des organismes publics. Les décisions des gestionnaires et les missions des comptables, privés ou publics, s’inscrivent dans des processus qui sont en continuité : stratégie, décisions opérationnelles, programmation budgétaire, exécution des dépenses et recettes, comptabilité, suivi…L’informatisation a accentué cette conception fluide et intégrée des processus administratifs. La collaboration des gestionnaires et des comptables est indispensable et le décret GBCP du 7 mars 2012 en a d’ailleurs pris acte. On peut se demander aujourd’hui si les fondements du contrôle de la régularité financière qui repose sur la séparation des acteurs, sur les contrôles réciproques voire un principe de méfiance, sur la normalisation, le respect des formes et des procédures sont bien compatibles avec les exigences de rapidité, d’adaptation aux circonstances, de vision transversale, de délégation des responsabilités et de coopération qui sont développées dans le cadre du management public. Nous avons besoin d’un principe de « collaboration des ordonnateurs et des comptables » qui n’exclut pas une division des tâches entre le décideur et le payeur mais qui n’entraîne pas une méfiance réciproque organisée sous le contrôle du juge.
7Ce point de vue a été contesté avec constance par Didier Migaud, alors Premier président de la Cour des comptes : « La mise en jeu a posteriori de la responsabilité des comptables les paralyserait dans leur action et les priverait d’une liberté d’agir avec discernement. Tout cela n’est que prétexte et balivernes » [11]… « Je ne crois pas, en particulier, que l’activité des comptables publics puisse être considérée comme un quelconque frein à la transformation de l’action publique. » [12]… « En pratique, la séparation des ordonnateurs et des comptables, qui fonde le régime de responsabilité des gestionnaires publics et la compétence des juridictions financières, me paraît parfaitement en phase avec les exigences du management public ». [13]
8C’est pourtant dans le cadre de la réforme de l’État, devenue depuis 2017 « transformation de l’action publique », que l’idée d’une réforme de la réforme de 2011 s’est peu à peu imposée.
3 – L’évolution des fonctions comptables
9MLC : Outre ces raisons qu’on peut qualifier d’interne au régime de responsabilité, d’autres facteurs poussent à s’interroger sur son évolution. C’est notamment la transformation du rôle du comptable public qui est en jeu. L’informatisation des chaînes d’exécution des opérations financières, la tenue de comptabilité générale, l’objectif partagé de qualité comptable, la mobilisation des données financières pour éclairer la gestion conduisent à une plus grande imbrication des fonctions de tous les gestionnaires publics. Gilles Johanet, alors procureur général, dans son discours à l’audience solennelle de rentée de la Cour des comptes du 22 janvier 2018, a théorisé brillamment l’impact de la numérisation sur la responsabilité de tous les acteurs de la chaîne d’opérations financières dont les fonctions sont imbriquées et qui devraient disposer à la fois de plus de liberté et être soumis à une responsabilité plus effective : « Il faudra veiller à ce que les agents publics…voient leurs responsabilités opérationnelles et managériales de demain clairement identifiées. Avec un chef de file redevable disposant d’une latitude de manœuvre suffisante pour exercer pleinement ses responsabilités, notamment une liberté suffisante dans l’emploi des moyens, au service des objectifs dans une logique de performance et de résultats. C’était l’esprit de la LOLF, je ne suis pas certain que cela en est été l’application » [14]. L’année suivante, le procureur général consacre l’essentiel de son allocution de rentrée au sujet de la réforme de la responsabilité des gestionnaires publics [15]. Il définit quatre principes pour moderniser la responsabilité : la sélectivité des contrôles, l’universalité des acteurs appelés à rendre compte de leur gestion de l’argent public, la sommation préalable à l’enclenchement d’une procédure juridictionnelle, la responsabilité pour irrégularité ou pour faute au regard d’un risque évitable. S’y ajoutent l’intégration de la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF) au sein de la Cour des comptes et l’institution en son sein d’une formation d’appel.
10Bernard Adans, un comptable public très expérimenté, prend lui aussi acte de l’extension des fonctions comptables en amont des opérations de dépenses et de recettes et critique vertement la RPP : « responsabilité financière d’un autre temps…système profondément injuste…contreproductif… déresponsabilisant …et surtout lacunaire… » [16]. Un groupe de travail [17] qu’il a animé avec Laurent Paumelle reprend les mêmes griefs à l’encontre de la RPP. À partir de l’exemple de la transformation de la fonction comptable dans les entreprises, et sans ignorer les limites de la comparaison, les rapporteurs préconisent la transformation du comptable public en « directeur des comptes », placé à côté du chef des services financiers et responsable de la qualité de l’information financière, sous la direction hiérarchique de l’ordonnateur mais bénéficiant d’une indépendance fonctionnelle
4 – Des adaptations possibles
11FGC : Chacun voit bien que le compromis difficilement élaboré en 2011 ne donne pas satisfaction. Cette réforme (article 90 de la LFR du 28 décembre 2011) distingue les cas où le manquement du comptable cause un préjudice à la collectivité, il est alors sanctionné par un débet classique, et ceux où l’irrégularité financière est de pure forme qui est alors punie d’une somme calculée en fonction du cautionnement du comptable. Les conséquences de cette distinction sont nouvelles : dans le premier cas, le pouvoir de remise gracieuse du ministre est maintenu mais plafonné ; dans le second, il est exclu sauf décès du comptable ou application d’un plan de contrôle sélectif. Ce nouveau régime de responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics n’est pas encore parfaitement rôdé [18] et n’a peut-être pas donné encore toute sa mesure. Mais il est d’ores et déjà régulièrement critiqué [19]. Il repose sur des notions mal définies, des principes qui frisent la pure fiction, des raisonnements qui aboutissent à des iniquités (notion complexe de préjudice financier ; distinction subtile entre régularité financière et contrôle de légalité ; interdiction faite au juge d’apprécier le comportement du comptable ; sanctions parfois moins sévères en cas de préjudice causé à la collectivité qu’en cas d’absence de préjudice ; cumul des finalités de réparation et de sanction aboutissant à des enrichissement sans cause [20] ; condamnation pour des irrégularités minimes et de pure forme ; appréciation délicate du juge des comptes sur le terrain du respect des contrôles sélectifs, prise en otage des comptables pour sanctionner des irrégularités qui peuvent tout autant être imputables aux ordonnateurs) et, surtout, il fait reposer l’essentiel de la responsabilité financière sur l’acteur qui est en bout de chaîne, le comptable, alors que l’ordonnateur est quasiment irresponsable.
12MLC : Malgré ces imperfections, les comptables et la Cour des comptes semblent très attachés au maintien de la RPP. Les comptables font valoir, à juste titre, que la RPP a contribué à installer dans les services comptables une culture de la régularité qui est à l’honneur de la profession [21]. Le risque de la mise en jeu de leur RPP serait aussi pour eux un des moyens de résister aux pressions des ordonnateurs, notamment locaux, toujours prompts à s’affranchir des règles de la comptabilité publique. [22] La présidente de l’Association française de cautionnement mutuel, Guylaine Assouline, se livre ainsi en 2018 à une véritable défense et illustration de la RPP « qui sécurise autant le comptable qu’il rassure l’ordonnateur… C’est une procédure robuste qui a fait ses preuves et qui a notamment évité que notre administration ne soit corrompue… Il n’y a pas davantage à ce jour de solution alternative supérieure au dispositif actuel, qui garantisse les conditions d’un meilleur contrôle d’une utilisation des deniers publics conformément aux textes en vigueur ». Ces quelques citations montrent pourquoi l’auteure souhaite la « pérennité » de ce système sans exclure des adaptations. [23]
13À l’inverse, Pierre-louis Mariel, directeur régional des finances publiques d’Île-de-France, a exposé au colloque du 18 octobre 2019 son « rêve » d’une réforme d’ensemble en plusieurs points : une responsabilité des gestionnaires complétant la responsabilité des comptables et qui pourraient prendre des formes adaptées, une responsabilité sélective en fonction des enjeux, des sanctions proportionnées aux manquements, des procédures moins lourdes. Bernard Adans, associé à un consultant Laurent Paumelle, propose lui aussi une RPP rénovée sur la base de principes voisins : une responsabilité élargie qui couvrirait l’ensemble du spectre des missions du nouveau comptable public, qui tiendrait compte des circonstances, des moyens mis à disposition du comptable, de l’importance des fautes commises et des sommes en jeu, d’un partage entre les responsabilités entre les différents acteurs, qui serait uniquement sanctionnée par des amendes et qui relèverait d’un seul juge, la Cour des comptes [24].
14Le Premier président, Didier Migaud, a, dans plusieurs entretiens et allocutions [25], défendu les vertus du principe de séparation et de la RPP avec les arguments identiques à ceux des comptables : la RPP protège l’ordonnateur en assurant la régularité des décisions, elle prémunit le comptable d’éventuelles pressions, enfin, elle garantit l’existence d’une information financière fiable et indépendante. Des assouplissements à la séparation organique sont à développer « que ce soit par le biais d’un compte financier unique, de la mise en place de services facturiers, d’un contrôle allégé en partenariat ou encore de la création d’agences comptables dans les grandes collectivité » ; des adaptations au régime de la RP sont envisageables : « définition plus précise du préjudice, meilleure gradation des sanctions, recentrage de la RPP sur les fonctions du comptable par l’instauration d’une responsabilité financière des ordonnateurs ». Et il va plus loin : « Il me semble aujourd’hui souhaitable de dresser un bilan de la réforme de 2011. Les évolutions jurisprudentielles permettent en effet d’identifier les sujets sur lesquels des ajustements pourraient s’avérer utiles. Je pense, notamment, à la nature des sanctions, à la définition du préjudice, ou encore à la fixation des débets et des sommes non rémissibles en fonction des manquements constatés ».Lors du colloque du 18 octobre 2019, il a ajouté à cette liste, la prise en compte des circonstances de l’espèce et les partages de responsabilité.
5 – Subjectivisation et remise gracieuse
15FGC : La Cour des comptes partage globalement les observations des comptables sur la contribution de la RPP à la qualité du contrôle de régularité financière, sur les adaptations à apporter au système de RPP et sur l’impact positif qu’aurait un système plus efficace de responsabilité des ordonnateurs. Mais elle s’en éloigne sur des points essentiels.
16Ainsi, Didier Migaud évoque devant les comptables publics réunis par l’AFCM des perspectives plus radicales [26] : « au-delà de ces ajustements, le temps est sans doute venu de réfléchir à une évolution plus ambitieuse du régime de responsabilité des comptables. Pour mieux prendre en compte les conditions d’exercice du métier. Pour réinterroger aussi les pratiques anciennes, comme le système des remises gracieuses accordées par le ministre. Cette adaptation permettrait de rendre plus effectif votre régime de responsabilité et, par ricochet, de donner davantage de poids à vos contrôles et à vos prérogatives ». Dans un entretien avec notre revue, le Premier président précise sa pensée : « Ce régime doit donc évoluer vers une responsabilité plus effective et plus concrète du comptable, appréciée souverainement par le juge des comptes, en tenant pleinement compte des circonstances de l’espèce et de l’implication effective ou non du comptable dans la commission de l’irrégularité ou dans la survenance du préjudice » [27]. En filigrane, apparaissent donc la subjectivisation de l’office du juge et la suppression de la remise gracieuse ministérielle, deux évolutions qui ne sont pas vraiment souhaitées par la majorité des comptables.
17Beaucoup de voix se sont élevées pour suggérer d’abandonner la fiction selon laquelle le juge financier n’est que le juge des comptes et qu’il s’abstient de porter une appréciation sur le comportement des comptables publics. Ainsi Catherine de Kersauzon déclare, au colloque du 18 octobre 2019 : « Le système actuel qui consiste à « juger les comptes » et non les comptables est une construction juridique, certes, intellectuellement subtile mais devenue illisible et bien difficile à expliquer et à justifier ». Le juge des comptes devrait donc pouvoir dans tous les cas apprécier les circonstances de l’espèce et apprécier concrètement les manquements des comptables à leurs obligations. Cette subjectivisation des contrôles est d’autant plus souhaitable qu’elle est déjà largement amorcée [28]. Le juge financier apprécie déjà les comportements dans de nombreuses hypothèses (diligences en matière de recouvrement, appréciation des circonstances pour calculer la sanction en l’absence de préjudice) et, de son côté, la CDBF juge bien in concreto les personnes qui lui sont déférées [29].
18Par voie de conséquence, la remise gracieuse du ministre, qui peut intervenir après la mise en débet d’un comptable par le juge, serait supprimée. Ce pouvoir étonnant et dérogatoire avait initialement sa place dans le dispositif : dès lors que le juge des comptes ne jugeait que les comptes sans porter la moindre appréciation sur le comportement du comptable, l’intervention du ministre venait a posteriori apporter une dose de réalisme en corrigeant la rigueur du débet par la prise en considération des circonstances de l’espèce, comme le comportement personnel et habituel du comptable, les moyens dont il dispose ou la qualité des relations entre lui et l’ordonnateur. Mais la remise quasi systématique par le ministre et la prise en compte progressive par les juges des comportements des comptables pour nuancer leur jugement a déstabilisé ce dispositif triangulaire. Le pouvoir de remise gracieuse a d’ailleurs été progressivement encadré : suppression pour les amendes prononcées par le juge des comptes (pour gestion de fait ou pour retard dans la production des comptes), mise en place d’un avis préalable de la Cour pour les débets importants, puis, interdiction en cas d’absence de préjudice financier et plafonnement dans le cas contraire. Aujourd’hui, pour beaucoup de magistrats et de spécialistes, la remise gracieuse permet l’immixtion de l’autorité administrative dans la fonction juridictionnelle. C’est pourquoi le Premier président a été parfaitement clair lors du colloque du 18 octobre 2019 : « Disons-le sans détour : cette immixtion du ministre-juge est d’un autre temps. Cette justice retenue est même parfaitement incompréhensible, tant elle porte atteinte à la séparation des pouvoirs ». Cette intervention, qui vient atténuer les conséquences d’un jugement, aboutit à remettre en cause l’autorité de la chose jugée. Elle est aujourd’hui difficilement défendable.
19Ce double élargissement de l’office du juge, liée à la prise en compte élargie des circonstances et à la disparition du pouvoir de remise en cause par l’autorité administrative, est souhaité par la Cour des comptes et par une large partie de la doctrine [30]. Il pourrait être réalisé dans le cadre d’une conception unifiée de la responsabilité des gestionnaires publics.
6 – Une responsabilité des gestionnaires unifiée et autonome ?
20FGC : Une réforme d’ensemble apparaît donc indispensable. Elle est souhaitée par beaucoup d’experts, notamment par la procureure générale, Catherine Hirsch de Kersauson. Cette dernière s’exprimait ainsi au colloque du 18 octobre 2019 : « il faut donc constater que les insuffisances de notre système de responsabilité des gestionnaires publics, ordonnateurs et comptables, justifient une réforme d’ensemble ». Cette réforme globale de la responsabilité des gestionnaires est à l’ordre du jour depuis longtemps. Le projet de loi préparé par Philippe Séguin (Projet de loi n° 2001 portant réforme des juridictions financières, 28 octobre 2009) prévoyait l’unification des juridictions financières et une réforme du régime de la responsabilité des gestionnaires publics. On sait que le projet, voté en commission des finances, n’a jamais vu le jour mais a été découpé et présenté en morceaux, comme des « tranches de bacon dans le rôti de veau Orloff », [31] dont notamment la réforme de 2011, mais sans le volet relatif à la responsabilité des ordonnateurs [32]. Le Premier président de la Cour a maintes fois rappelé que ce volet était le complément indispensable d’une éventuelle réforme de la RPP des comptables et le programme Action publique 2022 a bien retenu cette double orientation. Le sujet est évidemment sensible puisqu’il supposerait de rendre justiciables les ministres et les élus locaux, actuellement quasiment dispensés de responsabilité financière en dehors de la procédure de gestion de fait, et de rendre beaucoup plus effectif le dispositif construit actuellement autour de la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF). Celle-ci ne rend que moins de 10 décisions par an et ses condamnations sont exceptionnelles et relativement faibles [33]. A minima, il est envisageable de faire évoluer cette situation en modifiant les règles de saisine et de procédure de la CDBF, c’est par exemple la position du Premier président de la Cour des comptes.
21Mais il serait possible d’aller encore plus loin pour assurer une pleine cohérence au système de responsabilité financière. Il est tout-à-fait possible de dégager un concept original et autonome de responsabilité financière applicable à l’ensemble des gestionnaires publics, c’est-à-dire tous ceux qui participent à l’exécution des opérations financières publiques dans le cadre de l’autorisation budgétaire initiale. Ce régime unique de responsabilité financière serait concevable à partir de l’existant en s’inspirant « aussi bien du régime de la CDBF que de celui du jugement systématique des comptes des comptables tel que nous le connaissons aujourd’hui » [34]. Les gestionnaires seraient alors tous justiciables d’un juge unique, la Cour des comptes, à l’intérieur de laquelle on pourrait distinguer plus formellement une formation de jugement et des formations administratives. Le juge financier devrait à cette occasion voir consacrer sa compétence exclusive pour engager et apprécier la responsabilité financière. Il serait par exemple le seul à pouvoir constater l’existence des circonstances constitutives de la force majeure, ou prendre en considération le comportement des gestionnaires et l’ensemble des circonstances de l’espèce. Les éléments du régime de la responsabilité financière seraient spécifiques et autonomes. Le régime serait ainsi totalement fondé sur une faute objective, c’est-à-dire le manquement aux obligations professionnelles des gestionnaires. Il comprendrait une sanction unique et originale, centrée sur le préjudice financier de la collectivité publique et prenant la forme d’une condamnation à une somme plafonnée et partiellement assurable. Les comptables auraient certainement beaucoup à y gagner avec la suppression de certaines infractions purement formelles, une prise en compte plus réaliste des contrôles sélectifs, l’appréciation plus nuancée de leurs éventuelles fautes, la mise en place de sanctions mieux proportionnées, ou l’établissement d’un partage des responsabilités entre comptables ou entre ceux-ci et les ordonnateurs. Dès lors que le législateur et l’autorité règlementaire auraient bien défini les obligations respectives des différents participants à l’exécution financière, armé de son habit neuf, le juge financier, qui connaît très bien les réalités de la gestion publique, pourrait être un garant - moins fictif que le droit l’oblige à être actuellement - de la régularité et de la bonne gestion financière publique. L’article 15 de la déclaration de 1789 aux termes duquel « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration » y trouverait là, à n’en pas douter, une autre envergure.
7 – Une déjuridictionnalisation des contrôles ?
22MLC : Cette extension et cette exclusivité de la compétence du juge pour apprécier la responsabilité des comptables, si elle est séduisante pour le juriste et satisfait pleinement le juge financier, méconnaît totalement la vie administrative concrète. Ce n’est pas un hasard si le thème de la réforme a été relancé dans le cadre de la transformation publique. Le juge peut-il apprécier seul le comportement du comptable alors qu’il ne gouverne pas la répartition des moyens et des effectifs, qu’il ne gère ni l’évaluation, ni la carrière du comptable, qu’il ne joue aucun rôle dans le contexte des relations financières entre l’ordonnateur et le comptable ? Et comment l’autorité hiérarchique pourrait-elle gérer le réseau du trésor public alors que les comptables pourraient opposer à leurs décisions de gestion leur propre conception de ce qu’ils estiment nécessaire pour répondre aux obligations imposées par le juge financier ? Comme l’a souligné Pierre-Louis Mariel au colloque du 18 octobre 2019 : « Le comptable pourrait en venir à considérer que son patron ne soit plus le ministre, mais le juge ». Et il ajoute : « Je ne suis pas sûr que la gestion publique y gagnerait ». D’un autre point de vue très concret, peut-on étendre les contrôles de la gestion financière sans s’interroger sur l’inquiétante progression de contrôles en tous genres (contrôles internes, audit, évaluations de politiques publiques…) qui mobilisent de plus en plus les services et leur font penser que « moins il y a de fonctionnaires qui agissent, plus il y en a qui contrôlent ». Thomas Cazenave, alors délégué interministériel à la transformation publique, dénonçait au colloque du 18 octobre 2019 « le principe de défiance » et les situations de « surcontrôle » de l’administration. Si, au moins, cette sophistication des contrôles était la contrepartie d’une plus grande autonomie de gestion, on verrait s’esquisser une « responsabilité managériale » conforme aux théories du management par objectifs. Mais on sait qu’il n’en est rien. Le Premier président de la Cour des comptes, qui distingue très soigneusement la responsabilité financière de la responsabilité managériale [35], et bien d’autres autorités ont déploré que le volet « autonomie de gestion de la LOLF » n’ait pas été plus développé du fait des tendances persistantes à la bureaucratisation et à la centralisation [36].
23Du point de vue de la modernisation de la gestion publique, la contradiction entre l’extension de la responsabilité financière des gestionnaires et le maintien d’une intervention de l’autorité administrative hiérarchique peut être résolue autrement que par l’élargissement de l’office du juge. Une déjuridictionnalisation, au moins partielle, du contrôle de responsabilité pourrait aussi permettre bien des assouplissements, plus de réalisme sans pour autant perdre nécessairement les garanties procédurales indispensables.
24Plusieurs auteurs éminents se sont interrogés sur la nature exacte de l’intervention du juge des comptes qui comporte un aspect disciplinaire très prononcé, qui juge de plus en plus les comptables et non seulement les comptes, qui exerce en fait une fonction que l’administration pourrait exercer [37]. Ainsi, la Cour des comptes a été qualifiée d’autorité administrative indépendante [38], le doyen Orsoni s’est interrogé sur la possibilité « d’une remise en cause de la fonction juridictionnelle » avant de conclure par « un modeste plaidoyer pour un maintien de la fonction de juge » [39], Martin Collet [40] s’est posé la question « d’un abandon du contrôle juridictionnel des comptes » pour conclure que : « Finalement, tout porte à croire que l’administration pourrait sans dommage assurer le contrôle systématique et l’apurement des comptes de ses comptables, sur le fondement des règles substantielles actuellement en vigueur. Reviendrait seulement au juge (administratif) le soin de trancher les quelques litiges que les décisions de mise en débet ou de sanction susciteraient. » Il ne serait donc pas inimaginable de confier le contrôle de premier niveau soit à l’administration comme c’est déjà le cas pour les comptables secondaires, soit à l’inspection générale des finances qui exerce déjà un tel contrôle sans lien avec le contrôle juridictionnel, sous la supervision d’une autorité indépendante, administrative ou juridictionnelle, rattachée à la Cour des comptes ou non, dont la composition serait mixte. Jean-Denis Combrexelle, président de la section du contentieux du Conseil d’État, décrit ainsi au colloque du 18 octobre 2019 les qualités de cette autorité : « L’instance qui est en charge de ce régime de responsabilité et les membres qui la composent doivent être légitimes et en capacité, notamment par leur connaissance pratique et critique de l’administration, de détecter de façon juste, objective et équitable les responsabilités individuelles ».
25Cela impliquerait une évolution dans le positionnement de la Cour qui ne serait pas nécessairement à son désavantage. Les missions de la Cour (juger, contrôler, évaluer, certifier) sont généralement présentées bien distinctement, chacune avec ses finalités, ses méthodes et sa logique propre bien qu’elles soient aussi conçues comme étroitement complémentaires. En facteur commun, le statut juridictionnel garantit l’indépendance, le respect du contradictoire et la collégialité dans l’exercice de chacune de ses missions. Mais il est évident que la mission juridictionnelle occupe une part de plus en plus réduite dans l’activité de la Cour et que le contrôle de la qualité de la gestion publique sous différentes formes devient prépondérant. Désormais, tous les rapports (176 rapports publiés en 2019) se terminent par des recommandations qui font l’objet d’un suivi. Il est de plus en plus difficile de distinguer les insertions du rapport public annuel, les rapports particuliers, les référés et les rapports d’évaluations par des critères tenant à la méthode, l’objet ou le résultat des enquêtes et contrôles. Par ailleurs, les méthodes de contrôle et celle de la certification pourraient être rapprochées. [41] En réalité, les missions de la Cour et des juridictions financières restent centrées sur l’audit externe des comptes et de la gestion publique. Cette conception de la Cour comme « le grand organisme d’audit dont la France a besoin » [42] permettrait une approche plus réaliste de la gestion publique par les juridictions financières et rapprocherait le modèle français de celui des instituts supérieurs d’audit du monde anglo-saxon qui n’ont pas de statut ou de fonctions juridictionnels. On observera que, dans le secteur privé, on attache une plus grande importance aux résultats de la révision des comptes par les commissaires aux comptes qu’à une surveillance exhaustive de l’activité des comptables alors que le secteur public cumule les deux modes de contrôle sans s’interroger sur leur articulation.
26MLC : L’issue de ces travaux est bien incertaine. Le constat des limites du compromis de 2011 et des freins qu’il impose à la gestion financière publique ainsi que l’insuffisance de responsabilité financière des gestionnaires peut, sans doute, être partagé. En revanche, les choix seront difficiles pour un nouveau système qui devra satisfaire à la fois la Cour des comptes qui n’entend pas se laisser déposséder d’une prérogative symbolique de son indépendance, l’administration des finances qui renoncera difficilement à la remis gracieuse qui fonde son autorité sur le réseau des comptables publics et l’opinion qui verrait d’un mauvais œil toute réduction des mécanismes propres à garantir le respect des règles de bonne gestion publique.
27Des adaptations sont possibles et souhaitables mais il est peu probable qu’un nouveau compromis soit suffisant répondre à l’évolution actuelle et future des fonctions des ordonnateurs et des comptables.
28Pour aller au-delà d’un nouveau compromis, faut-il renforcer l’office du juge et exclure toute intervention ministérielle dans le contrôle de la responsabilité des gestionnaires publics ou faut-il renoncer à une approche trop exclusivement juridique pour laisser la place à une approche plus managériale qui serait plus réaliste, plus globale, mieux adaptée aux enjeux et, surtout, plus compréhensible par l’opinion ?
29Dans les deux hypothèses, la garantie d’efficacité de la gestion publique, au lieu d’être fondée exclusivement sur un principe artificiel de séparation des ordonnateurs et des comptables reposant sur la méfiance entre acteurs publics, pourrait davantage résulter d’une coopération effective soumise à un contrôle externe indépendant. Ainsi le respect des règles financières serait perçu par les acteurs publics et leurs autorités de contrôle moins comme une accumulation de contraintes formelles et davantage comme la condition préalable d’un bon management au service des politiques publiques et des citoyens.
Mots-clés éditeurs : comptabilité publique-responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics (RPP), CDBF, Cour des comptes, responsabilité des ordonnateurs, responsabilité des gestionnaires
Mise en ligne 03/07/2020
https://doi.org/10.3166/gfp.2020.3.006Notes
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[1]
Florent Gaullier-Camus est l’auteur d’une thèse remarquée sur La responsabilité financière des gestionnaires publics, LGDJ, coll. « Bibl. Finances publiques et fiscalité », Tome 69, 2020, V. Chronique Biblio dans ce numéro.
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[2]
Les principales allocutions et les comptes-rendus des tables rondes sont consultables sur le site de la Cour des comptes : https://www.ccomptes.fr/fr/communiques-presse/colloque-sur-la-responsabilite-des-gestionnaires-publics
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[3]
V. not., J.-F. Calmette, La responsabilité des comptables publics, une évolution sans fin ? A paraître au « La Semaine Juridique, administration et collectivités territoriales, n° 18-19, avril-mai 2020, 2141 ». Nous remercions J-F Calmette de nous avoir communiqué sa réflexion.
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[4]
V. égal. pour une mise en perspective, S. Damarey, L’arlésienne de la responsabilité des gestionnaires publics, AJDA, 2019, p. 1537.
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[5]
Il est pourtant contesté depuis longtemps. Plusieurs articles publiés par la Revue du Trésor au cours de ses dix premières années, entre 1921 et 1930, exposent que les transformations du métier de comptable public après la guerre de 14-18 justifient une réforme radicale du système de responsabilité pécuniaire en le faisant reposer sur la faute personnelle et inexcusable, en le complétant par une responsabilité des ordonnateurs et en confiant son appréciation à des commissions administratives. Par exemple : Marcel Chardon, Introduction à l’étude de la responsabilité des comptables du trésor, Revue du Trésor, 1921, n°4, p.97 ;Gaston Salaün, Le contrôle préventif des dépenses publiques et la responsabilité des comptables, Revue du Trésor, 1924, n°1, p. V. aussi note 37.
-
[6]
CE, 22 février 2008, Syndicat national des services du Trésor – Force Ouvrière, n° 295281, Rec., p. 55 ; RFDA, 2009, p. 824, note M. Lascombe et X. Vandendriessche.
-
[7]
V. not., C. Michaut, « Pavane pour un principe d’avenir. Actualité de la séparation entre l’ordonnateur et le comptable public », AJDA, 2019, p. 1382 ; CE, 6 novembre 2009, Société Prest’action, n° 297877, AJDA, 2009, p. 2401, note M. Lascombe et X. Vandendriessche.
-
[8]
D. Catteau : Le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables structure-t-il toujours le système de comptabilité français ?, Droit et comptabilité, La spécificité des comptes publics (dir. S. Kott), p. 79 ; S. Damarey Stéphanie, Le devenir du principe de séparation des ordonnateurs et des comptables, G&FP n° 5-2019, p. 76 ; C. Alonso, Recherche sur le principe de séparation en droit public français, thèse dact. Toulouse 2010 (dir. J.-A. Mazères).
-
[9]
V. not., D. Bouton, Une réforme peut en cacher une autre, RFPP n° 76, 2001, p. 165.
-
[10]
M. Le Clainche, Redevabilité financière et redevabilité managériale : séparation, concurrence ou complémentarité, RFAP, 2016/4, n° 160, p. 1097 et Responsabilité des comptables et management public, G&FP, n° 5-2017, p. 98.
-
[11]
D. Migaud, La responsabilisation dans la nouvelle gestion publique est-elle effective ?, RFFP n°143, 2018, p.129
-
[12]
D. Migaud, Allocution devant l’Association française de cautionnement mutuel, le 5 juin 2018, G&FP n°4-2018 p. 71
-
[13]
Entretien avec Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes, G&FP, n° 3-2019, mai-juin 2019, p.74
-
[14]
G. Johanet, Allocution lors de l’audience solennelle de rentrée de la Cour des comptes, 22 janvier 2018, G&FP n° 2-2018, p. 97.
-
[15]
G. Johanet, La refonte de la responsabilité des gestionnaires et des comptables publics, G&FP n° 2-2019, p. 56.
-
[16]
B. Adans, La comptabilité d’entreprise aura-t-elle raison de la comptabilité publique ?, G&FP n° 1-2018, p. 76.
-
[17]
Quel avenir pour le comptable public ? Propositions pour une réécriture des règles de la comptabilité publique, L’Académie sciences techniques comptables financières, cahier n° 32, novembre 2016.
-
[18]
V. not. les décisions récentes du CE qui tentent de définir le préjudice financier, CE, 6 décembre 2019, Ministre de l’action et des comptes publics, n° 425542 et CE, 6 décembre 2019, Mme A., n° 418741. G&FP n° 2-2020, conclusions Dutheillet de Lamothe, p. 112, note Xavier Vandendriessche, p. 120.
-
[19]
V. not., S. Damarey, L’arlésienne de la responsabilité des gestionnaires publics, AJDA, 2019, p. 1537 ; J.-L. Girardi : Les incertitudes nées de l’application de la réforme du régime de responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics, G&FP n° 2-2017, p. 89 ; S. Damarey, La réforme de la responsabilité du comptable public et ses conséquences jurisprudentielles, G&FP n° 2-2016, p. 42.
-
[20]
En particulier dans les établissements publics lorsque le conseil d’administration refuse la remise gracieuse à un comptable mis en débet pour une question de pure forme. V. Quelle responsabilité pour demain, Table ronde organisée par l’Association des agents comptables, le 10 octobre 2018, G&FP n° 2-2019, p. 61.
-
[21]
V. not., J. Bassères, L’avenir du régime de responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics, le point de vue du directeur général de la comptabilité publique, Revue du Trésor, 2006, p. 174.
-
[22]
V. not., D. Maupas : Immuable et changeante responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics, GFP n° 2/32013, p. 143 ; D. Maupas, Argent public, comptable public ? RFFP n° 149, février 2020, p. 9.
-
[23]
G. Assouline, La responsabilité démocratique des comptables publics dans un contrôle de plus en plus automatisé, G&FP n° 5- 2019, p. 64
-
[24]
Quel avenir pour le comptable public ? Propositions pour une réécriture des règles de la comptabilité publique, L’Académie sciences techniques comptables financières, cahier n° 32, novembre 2016.
-
[25]
D.Migaud, La responsabilisation dans la nouvelle gestion publique est-elle effective ? RFFP, n° 143, septembre 2018, p. 129 ; Accélérer la transformation de l’action publique, G&FP n° 2-2019, p. 51 ; Entretien avec Didier Migaud, G&FP, n° 3-2019, p. 74.
-
[26]
D. Migaud, Les propositions du Premier président de la Cour des comptes pour une rénovation du système de responsabilité financière, G&FP, n° 2018-4, p. 71.
-
[27]
Entretien avec Didier Migaud, G&FP, n° 3-2019, p. 74.
-
[28]
V. not., M. Lascombe, Que reste-t-il du caractère objectif du jugement des comptes des comptables publics ?, in De l’esprit de réforme et de quelques fondamentaux, Mélanges en l’honneur du Professeur Gilbert Orsoni, PUAM, 2018, p. 265 ; J.-F. Calmette, Le juge des comptes, juge des comportements personnels, RFFP n° 88, 2004, p. 159.
-
[29]
V. not., L. Peyen, Pour une véritable éthique financière : le renforcement de la Cour de discipline budgétaire et financière, Gestion & Finances Publiques, n° 6, 2017, p. 27.
-
[30]
V. not., S. Damarey, La suppression du pouvoir ministériel de remise gracieuse à l’égard des comptables publics. Une occasion – momentanément – manquée, JCP A, 2009, 2133 ; M. Lascombe et X. Vandendriessche, Plaidoyer pour assurer le succès d’une réforme, RFDA, 2004, p. 398 ; S. Damarey, M. Lascombe, X. Vandendriessche, Le nouveau régime de responsabilité des comptables publics. Somme non rémissible, débet et pouvoir ministériel de remise gracieuse, G&FP, n° 2016-2, p. 132.
-
[31]
M.-C. de Montecler, Après la loi patchwork, la réforme saucissonnée, AJDA, 2011, p. 1585.
-
[32]
S. Damarey, La réforme des juridictions financières, un goût d’inachevé, JCP A, 2012, 2032.
-
[33]
V. not., P. Castéra, Un pas de moins vers la responsabilité financière des ministres et des élus locaux ordonnateurs, JCP A, 2017, 2329 ; L. Peyen, Pour une véritable éthique financière : le renforcement de la Cour de discipline budgétaire et financière, Gestion & Finances Publiques, n° 6, 2017, p. 28.
-
[34]
R. Bouchez, président-adjoint de la section des finances du Conseil d’État au colloque du 18 octobre 2019.
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[35]
A. Barilari, La réforme de la gestion publique, quel impact sur la responsabilité des acteurs ? RFFP, n° 92, 2005, p. 25 ; D.Lamarque, « La responsabilité managériale » in Sylvie Trosa et Annie Bartoli (coord.), Les paradoxes du management par le sens, Presses de l’EHESP, 2016.
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[36]
D. Migaud, Allocution lors de la rentrée solennelle de la Cour des comptes, le 12 janvier 2016.
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[37]
L’une des propositions itératives de la Revue du Trésor entre 1921 et 1930 est de confier l’examen de la responsabilité des comptables et des ordonnateurs publics à une commission administrative comprenant des membres de l’administration centrale et des services extérieurs : Jules Guiraud, La règlementation nouvelle de la responsabilité pécuniaire, Revue du Trésor, 1925 n° 6 p.297. Un conseiller à la Cour des comptes écrit dans cette même revue : « La Cour ne saurait rendre à l’égard des comptables que des décisions d’un caractère administratif et les amendes qu’elle prononce ne sauraient être que des amendes administratives. Partant de ce principe absolu, il convient de supprimer radicalement un appareil judiciaire injustifié », Loys Moulin, La réforme de la comptabilité publique, de l’argent public et du rôle de la Cour des comptes, Revue du Trésor ,1930, n °8-9 p. 501.
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[38]
N. Ochoa, La Cour des comptes, autorité administrative indépendante. Pour une lecture administrative du droit de la comptabilité publique, RFDA, 2015, p. 831.
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[39]
G. Orsoni, Le juge des comptes, que juge-t-il, doit-il même encore juger ?, L’office du juge, Actes du colloque des 29 et 30 septembre 2006, Sénat, Palais du Luxembourg (Gilles Darcy ; Mathieu Doat ; Véronique Labrot.
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[40]
M. Collet, Le contrôle juridictionnel des comptes publics : réformer ou supprimer ?, RFDA 2014, 1015.
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[41]
Par exemple, en valorisant la sélectivité des contrôles, la prise en compte des enjeux, la vision globale de la qualité de la gestion.
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[42]
N. Sarkozy, discours du 5 novembre 2007 à la Cour des comptes pour la célébration du bicentenaire.