Notes
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[1]
Piketty se rattache donc à l’économie institutionnelle.
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[2]
Il lui manque la lecture des ouvrages magistraux de Gabriel Ardant sur l’histoire de l’impôt ou même de l’article fondateur de Schumpeter (Impérialisme et classes sociales, Les Editions de Minuit, 1972, Troisième partie, p. 231-282.) sur l’État fiscal et, bien sûr, notre recherche sur le paradoxe de Montesquieu (RFFP n° 108 – Octobre 2009 p. 133 « Le paradoxe de Montesquieu ; De la corrélation entre l’importance des prélèvements obligatoires, le développement économique et social et le niveau de démocratie ; André BARILARI et Thomas BRAND).
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[3]
L’un des piliers de l’islam, prescrite afin de réaliser une sorte de solidarité sociale.
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[4]
Polanyi montre comment le marché autorégulé détruit l’humain, la terre et la monnaie. Sans condamner l’économie de marché, il préconise de sortir ces trois éléments de la concurrence libre, d‘encastrer le travail dans des règlementations protectrices, d’encadrer étroitement la propriété des terres pour préserver la nature, de réguler la monnaie afin d’éviter les mouvements spéculatifs.
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[5]
Cet auteur, historien et démographe, chercheur à l’INED applique une méthode scientifique qui est convaincante et comme Piketty croit aux chiffres et aux statistiques.
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[6]
Dans l’ouvrage Où en sommes nous seuil 2017, et avant Piketty, E Todd développe des analyses proches de celui ci, en particulier sur les évolutions du corps électoral.
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[7]
Il rejoint curieusement en cela Piketty qui note que le seul système électoral véritablement compatible avec la société de propriétaires est le système censitaire.
Thomas Piketty livre une histoire des inégalités justifiées par des idéologies successives. Après les sociétés « trifonctionnelles », la crise des sociétés de propriétaires, l’hyper capitalisme, l’impuissance de la social-démocratie, il prône un socialisme fédératif ou « participatif » qui repose sur une vision très optimiste de la société.
1 Le constat de départ, exprimé dans l’introduction et qui est l’élément déclencheur de la réflexion est que si le progrès hu main existe, en matière notamment de santé et d’éducation, au cours des dernières décennies on observe un renforcement des inégalités dans tous les pays (la part du décile supérieur dans les revenus est passée de 25-35 % en 1980 à 35-55 % en 2018). La « courbe de l’éléphant » montre que les classes moyennes des pays riches ont été largement oubliées par la croissance dans la même période alors que les 1 % les plus riches ont capté 27 % de cette croissance.
2 L’idée centrale du livre est que les inégalités, d’avoir, de savoir et de pouvoir, dans les sociétés humaines ne se perpétuent et ne se renforcent que parce qu’à chaque période une idéologie les justifie, les présentes comme naturelles ou inévitables. Une idéologie est en effet un ensemble d’idées à priori plausibles visant à décrire comment devrait se structurer la société.
3 Il n’y a donc pas de fatalité économique de l’inégalité. Les mécanismes économiques et notamment le marché sont des constructions sociales et historiques qui dépendent des institutions elles mêmes déterminées par l’idéologie [1].
4 En changeant d’idéologie dominante, dans le cadre du partage des connaissances et des expériences, du respect de l’autre et de la délibération démocratique on peut lutter efficacement contre les inégalités. Il faut qu’arrivent aux pouvoirs, par la force de leurs convictions dans le débat démocratique, les tenants de la « société juste ».
5 En puisant dans les leçons de l’histoire on peut imaginer divers mécanismes techniques institutionnels afin de réduire les inégalités et aboutir à un « socialisme participatif » qui préserve une certaine diversité d’aspirations ou de choix de vie et sans tomber dans l’uniformité absolue ou la planification centralisée. La mondialisation n’est pas un obstacle, ce tournant idéologique peut être pris dans un seul pays, notamment s’il a les moyens des États-Unis mais gagnerait progressivement des groupes ou des ensembles régionaux « socio-fédératifs ».
6 C’est ainsi que doit progresser l’histoire qui n’a été, dans toute société jusqu’à nos jours, non pas la lutte des classes mais la lutte des idéologies et la quête de la justice.
7 L’auteur tourne autour de cette idée centrale dans les douze cent pages de cet ouvrage monumental. Dans la conclusion il nous dévoile sa méthode qui est d’une ambition intellectuelle peu commune : le croisement des approches économiques, historiques, sociologiques, culturelles et politiques c’est à dire mobiliser toutes les sciences sociales en refusant l’autonomisation du savoir économique et en « désoccidentalisant » le regard pour avoir une focale plus large.
8 Ce n’est pourtant pas un livre uniquement pour spécialistes, la qualité universitaire est constamment présente mais on nous évite les pesantes mathématiques de la précédente somme sur « le capital au XXIe siècle » et les interminables statistiques des « Hauts revenus en France au xx e siècle ». Le livre est très structuré, en chapitres ou séquences nombreux, marqués par des inter-titres bien identifiables, ce qui permet une lecture à saute mouton sans perdre le fil. Le style est marqué par une grande sincérité, parfois allant jusqu’à la petite touche personnelle (il évoque ses grands parents pour expliquer ses convictions et son positionnement), avec le souci de ne pas présenter des solutions entièrement « bouclées » mais des pistes à soumettre à la délibération et susceptibles de chemins divers.
9 Pour tout dire j’ai eu beaucoup de plaisir à le lire, même, et peut-être parce qu’il suscite de ma part quelques commentaires ponctuels, que j’exprimerai au fil du résumé, sur des questions que je croie connaître, et surtout, des observations et des questions que j’exposerai à la fin de ma présentation. Je précise qu’il ne s’agit pas pour moi de récuser les thèses de Piketty en les évacuant comme excessivement utopiques ou liberticides ainsi que beaucoup de commentateurs les ont qualifiées, au contraire, j’éprouve du respect pour son talent et de la sympathie pour son honnêteté et son courage.
10 La première partie étudie les régimes inégalitaires dans l’histoire. La catégorie la plus ancienne des idéologies de justification des inégalités est celle des « sociétés ternaires » dans lesquelles trois groupes sociaux distincts, le clergé, la noblesse et le tiers État sont distingués par les fonctions qu’ils remplissent dans la communauté. Dans ces sociétés, les droits de propriété découlent des fonctions régaliennes et sont inextricablement enchevêtrés avec celles-ci. La noblesse assure l’ordre et la sécurité, le clergé la direction spirituelle, l’enseignement et le social, le tiers état la production et la commercialisation des produits. Les deux classes dominantes, noblesse et clergé représentaient de 2 à 10 % de la population suivant les pays mais concentraient l’essentiel de la propriété (en France plus de la moitié des terres du royaume) et du pouvoir.
11 Ces sociétés « trifonctionnelles » se sont progressivement transformées en sociétés de propriétaires au cours de xviii e et xix e siècle. La « grande démarcation » s’est notamment produite en France avec l’abolition des privilèges dans la nuit du 4 août 1789. Pour autant cette réorganisation ne se traduisit pas par une diminution des inégalités et la propriété resta très concentrée. Débarrassée de ses contraintes régaliennes et sacralisée elle devint même plus absolue et plus dure aux populations tandis que l’on supprimait le rôle social de l’Église sans construire d’État social. La révolution française transféra les pouvoirs régaliens à l’État centralisé sans se préoccuper des inégalités de propriété. Au contraire elle fit apparaître l’idéologie pro priotariste comme émancipatrice : réputé ouvert à tous, le droit de propriété entraine l’égalité des droits. La diffusion de la propriété aurait pu conduire à une plus grande égalité des patrimoines mais la seule contrepartie imposée était les impôts strictement proportionnels et aucune réforme agraire n’a été mise en œuvre. La sacralisation de la propriété est d’une certaine façon une réponse à la fin de la religion comme idéologie politique explicite. Pour autant, l’auteur ne nous invite pas à condamner l’idée de propriété privée car dit-il « correctement redéfinie dans ses limites et ses droits elle fait effectivement partie des dispositifs institutionnels permettant aux différentes aspirations et subjectivités individuelles de s’exprimer et d’interagir de façon constructive ». Ainsi, la révolution française a ouvert le développement d’une société de propriétaires qui a engendré des inégalités croissantes jusqu’à la première guerre mondiale. Mais en fait, si les extrêmes se sont éloignés, la partie du milieu de la population (les 40 % au dessus des 10 % les plus pauvres), a quand même pu se constituer un certain patrimoine (classe moyenne patrimoniale) grâce à la révolution. Piketty nous décrit la très longue et difficile gestation de l’impôt sur les revenus en France, telle qu’on la trouve exprimée avec talent dans l’ouvrage de Nicolas Delalande « Les batailles de l’impôt » (Seuil 2011).
12 Un tour d’horizon européen lui permet de mettre en relief les mêmes évolutions fondamentales dans les principaux pays, avec des variantes tel que le « gradualisme » du changement au Royaume Uni qui a fait de l’aristocratie britannique une noblesse propriétaire. La Suède est citée notamment pour avoir été le plus loin dans l’idéologie propriétariste avec un système de droits de vote proportionnels aux impôts acquittés et aux propriétés détenues, soit un système hypercensitaire. Au fond la société propriétariste est conçue comme une société par action. Il avance par ailleurs que le capitalisme n’est qu’une forme particulière des sociétés de propriétaires, à l’âge de la grande industrie et des investissements financiers internationaux.
13 Pour conclure, l’auteur expose les défis auxquels s’est heurtée l’idéologie propriétariste : des inégalités internes démesurés qui ont suscité les contre discours communistes et socialistes, des inégalités externes dans l’espace colonial, et une concurrence exacerbée entre grands pays européens. Éléments qui ont conduit à la guerre, celle-ci serait donc la conséquence du propriétarisme.
14 La deuxième partie porte sur les sociétés esclavagistes et coloniales, sociétés de l’inégalité extrême. L’esclavage est présent dans les sociétés les plus anciennes mais il faut distinguer les sociétés avec esclaves ou ceux ci ne représentent qu’une part réduite de la population des sociétés esclavagistes dans lesquelles les esclaves représentent entre 30 et 50 % de la population (voire plus dans les Antilles). Dans ces sociétés esclavagistes, les esclaves constituent un capital important pour les propriétaires. La question qui s’est alors posée lors de l’abolition est celle de la compensation. L’État Britannique a pris à sa charge une indemnisation conséquente (l’équivalent de 120 millions d’euros actuels partagés entre 4 000 propriétaires) qui a renforcé les inégalités. Pour la France le cas d’Haïti est emblématique : le gouvernement de Charles X imposa au nouvel État Haïtien qui venait de conquérir son indépendance, une indemnité représentant trois années du revenu national. Malgré des aménagements et moratoires, la somme fut pour une large part payée au cours du XIXe siècle. Les dernières créances furent soldées en 1950 au Gouvernement Américain qui les avait rachetées lors de leur occupation d’Haïti entre 1915 et 1934. Piketty reprend également l’idée que les plantations esclavagistes des États-Unis sont à l’origine de leur empire du coton qui fut l’instrument de leur domination mondiale. Dans les pays esclavagistes, l’idéologie propriétariste imposa l’indemnisation afin de préserver le système de propriété privée.
15 Même après les abolitions, en l’absence de réforme agraire, les sociétés coloniales restèrent fortement inégalitaires. Une mince élite de propriétaires, essentiellement européens, autour de 1 % de la population monopolise fortement les richesses, ensuite on trouve une population de colons de l’ordre de 10 % de la population, aux moyens bien inférieurs mais qui se différencie nettement de la population autochtone. Dans ces sociétés il existe une concentration extrêmement forte de la propriété mais les inégalités de revenu, paradoxalement, sont moins fortes que dans des sociétés plus développées. En effet, l’auteur montre que l’inégalité maximale de revenus qu’il est permis d’atteindre dans une société croît avec son revenu moyen. Ce n’est qu’après 1945 que la métropole investit véritablement et opère des transferts vers les colonies. Il insiste sur l’importance des actifs étrangers détenus par les propriétaires des puissances coloniales et dénonce la politique de la canonnière qui protégeait ces créanciers. Ces différents éléments expliquent que la solution du fédéralisme démocratique entre métropole et colonies a vu ses tentatives échouer.
16 L’ouvrage comporte un long chapitre sur le cas de l’Inde. La thèse développée est que les britanniques ont codifié et figé le système des castes qui est devenu un outil administratifs de gestion coloniale. Ce système des castes s’apparente aux sociétés ternaires de la féodalité européenne et montre qu’il s’agit d’un schéma universel. Même si Ghandi pensait que le régime des castes permettait de donner sa place à chacun et d’éviter la guerre sociale ou de classe à l’occidentale, après l’indépendance, une vigoureuse et affichée politique de quotas réservés dans des circonscriptions, les emplois et les universités, a été développée au profit des intouchables et des aborigènes discriminés. Piketty, adepte de la discrimination positive conclue au succès de cette politique et s’en inspirera dans son panel de propositions en fin d’ouvrage.
17 Il insiste alors sur le fait que la domination militaire de l’Europe s’est appuyée sur une capacité fiscale et administrative sans précédents des principaux pays européens. Mais son analyse de ce phénomène est expéditive et sans véritable explication [2].
18 Cette capacité fiscale est avant tout le résultat d’une évolution vers une certaine forme de démocratie parlementaire et a eu pour contrepartie l’extension des libertés même si l’on est resté dans le cadre des sociétés de propriétaires. C’est une des faiblesses de l’ouvrage que d’autres spécialistes pourront pointer à d’autres moments de ses analyses, qui trop embrasse mal étreint ! Il oublie aussi de dire qu’à certaines périodes, c’est la guerre qui finançait la guerre (voir les doubles budgets Napoléoniens avec le budget extraordinaire issu des conquêtes). Toujours pour stigmatiser le colonialisme, l’auteur essaie de nous démontrer que la Chine de cette époque pratiquait des impôts modérés et un commerce ouvert semblant ainsi plus adepte d’Adam Smith que l’hypocrite Europe laquelle protégeait ses industries naissantes et forçait les autres à un commerce déséquilibré (démonstration assise notamment sur la guerre de l’opium) et n’a développé un discours contre le protectionnisme qu’une fois s’être assurée la domination militaire et industrielle.
19 Des développements sur la Chine, sur l’Iran, sur la zakat [3] lui permettent de conclure au caractère universel des sociétés trifonctionnelles et à leur transformation en sociétés de propriétaires avec l’apparition d’États centralisés pour prendre en charge les fonctions régaliennes détachées de la propriété (ordre, justice, défense qui étaient assumés par la noblesse ou les castes militaires et l’éducatif et le social qui relevait des clergés). En fin de chapitre, comme pour bien illustrer l’aspect « politiquement correct » de sa pensée, et ne rien oublier à cet égard, Piketty évoque les Roms et déplore l’absence en Europe de politique intégratrice !
20 La troisième partie traite de « la grande transformation ». Ce titre est emprunté à l’ouvrage fondamental de Polanyi qui l’appliquait au xix e siècle [4]. Elle débute par un chapitre sur la crise des sociétés de propriétaires qui se développe dans la première moitié du siècle avec la naissance des régimes communistes, mais aussi avec ampleur dans les pays libéraux par les nationalisations, les contrôles sur les loyers, l’inflation, la taxation des patrimoines, exceptionnelle ou permanente, une progressivité fiscale inégalée sur les revenus (avec des taux à 72 % en France et 90 % en Grande Bretagne). De ce fait, la réduction des inégalités a été marquée par rapport à la période précédente. En Europe, la part du décile supérieur qui se situait autour de 50 % des revenus descends à 30 % en 1945 et subsistera à ce niveau jusqu’en 1980. Elle reviendra ensuite, au début du XXIe siècle, surtout aux États-Unis, au niveau de la belle époque. Pour le patrimoine, la part des 10 % les plus riches s’abaisse de 90 % à 50 % environ jusqu’aux années quatre vingt également, avant de remonter dans les mêmes conditions. Dans cette période (1914-1980) se produit par ailleurs une baisse brutale de la valeur totale des propriétés privées. L’inflation qui effaça les avoirs des petits épargnants détenant de la dette publique a eu un rôle important mais en créant un sentiment d’injustice. Mais l’auteur attribue principalement cette crise de la société de propriétaires à un changement idéologique et aux nouveaux outils fiscaux utilisés. En France par exemple, le prélèvement exceptionnel de 1945 sur les patrimoines privés écrêta les fortunes les plus importantes. Le Japon usa aussi de ce prélèvement exceptionnel et en porta le taux jusqu’à 90 %. Piketty confirme que, loin d’attenter au dynamisme économique, la montée en puissance de l’État fiscal et social a constitué au contraire un élément central du développement et de la modernisation de l’Europe d’après la deuxième guerre mondiale.
21 Les puissances européennes qui avaient créé les sociétés de propriétaires, se sont autodétruites dans les deux guerres mondiales et ont du faire évoluer leur idéologie vers la réduction des inégalités sans pour autant arriver à dépasser l’État-nation et mettre en place un fédéralisme démocratique. Or la chute des sociétés de propriétaires pose la question de l’échelon politique pertinent pour réguler le capitalisme.
22 Le chapitre suivant porte alors sur les défis non résolus par les sociétés sociales démocrates : mondialisation du capital et remontée des inégalités notamment. Les sociétés sociales démocrates européennes bien que moins inégalitaires que celle des États-Unis restent fortement hiérarchisées. Pourtant quelques tentatives de solution ont été misses en œuvre et méritent d’être retenues dans l’arsenal de ceux qui veulent combattre les inégalités. On peut dépasser la toute puissance des actionnaires et la propriété privée des entreprises par trois voies. Les deux premières ont été expérimentées : la propriété publique (prise de contrôle d’une entreprise par une institution publique), la propriété sociale (partage entre salariés et actionnaires, coopératives…). L’auteur les illustre minutieusement par les expériences de cogestion en Allemagne et en Suède, mais aussi au Danemark, en Norvège et en Autriche. En France cette idée a connu une avancée timide avec la loi de 2013 introduisant un salarié dans les conseils des entreprises de plus de 5 000 personnes. Il note aussi une proposition intéressante d’une commission anglaise débattue en 1977 : dans les entreprises de plus de 2 000 salariés, les salariés et les actionnaires réunis élisent chacun un nombre x de sièges et l’État nomme un nombre y capable de s’avérer décisif en cas d’égalité des votes (système 2 « X » + « Y »).
23 Mais pour Piketty, il faut aussi utiliser une troisième voie qu’il nomme « la propriété temporaire » : un impôt progressif sur la propriété pour financer une dotation universelle en capital aux jeunes adultes, afin de faire circuler la propriété privée. Ce prélèvement se justifie car les possédants ont profité des connaissances accumulées par les générations et de la division du travail social qui déterminent la création de richesse.
24 Une autre piste découle du fait que les États-Unis ont conservé longtemps un avantage en termes de productivité du fait de leur avance sensible sur l’investissement éducatif. Celui-ci est donc un levier de réduction des inégalités. Dans ce pays, la part des revenus primaires allant aux 50 % les plus pauvres est quasiment divisée par deux en quarante ans alors que celle allant aux 1 % les plus riches a été multipliée par deux. Or quand les inégalités se sont trop accrues, la redistribution ex post est illusoire, il faut agir sur les revenus primaires par l’éducation, le droit du travail avec le salaire minimum et le partage du pouvoir dans les entreprises. En effet aux États-Unis, l’accès à l’enseignement supérieur de qualité est devenu surdéterminé par le revenu parental (on peut quasiment acheter son entrée dans les universités prestigieuses par le système des dons). Il faut savoir aussi, nous dit Piketty, que la réduction des inégalités stimule la croissance.
25 L’auteur reproche aux socio démocrates, souvent au pouvoir, de ne pas avoir permis de dépasser en Europe la règle de l’unanimité et la concurrence fiscale active entre pays européens. Il note avec intérêt le fait que certains démocrates, aux États-Unis veulent créer un impôt sur la fortune et une « exit tax » de 40 % du patrimoine pour ceux qui voudraient s’y soustraire en abandonnant la citoyenneté étasunienne.
26 L’analyse des sociétés communistes soviétiques conduit l’auteur à constater leur échec. Par réaction, la Russie post communiste a démoli l’idée même d’un impôt progressif et est devenue un des pays les plus inégalitaires au monde. La planification ne permet pas de répondre aux défis posés par la diversité des besoins et des aspirations humaines. La propriété privée des moyens de production, qui assure la réponse à ces aspirations doit être conservée, correctement régulée et limitée dans son étendue. Il faudrait distinguer entre les questions relevant d’une décision collective et démocratique qui exigent des moyens publics (par exemple les savoirs à apporter aux enfants par le système d’enseignement) et les secteurs dans lesquels il existe une diversité légitime des préférences individuelles (par exemple les vêtements, la nourriture…) qui relèvent de la propriété privée des moyens de production et la concurrence. La Chine a su au contraire de l’URSS évoluer par une privatisation graduelle de la propriété, portant la part du capital public de 70 % dans les années soixante dix à 30 % actuellement mais elle est aussi devenue un pays très inégalitaire. Elle revendique une voie originale dans laquelle la main invisible du marché est contrebalancée par la main visible du Parti. Cela aboutirait, par le fait que les délibérations ont lieu au sein du parti à une « démocratie partidaire » qui vaudrait bien les mécanismes occidentaux. Enfin, le Moyen-Orient apparaît comme le sommet des inégalités mondiales.
27 Piketty dénonce également l’accumulation des dettes publiques dans les pays occidentaux qui résulte selon lui soit d’une stratégie délibérée visant à réduire le poids de l’État (Reagan baisse les impôts sur les hauts revenus et creuse le déficit pour ensuite mettre la pression sur la réduction des dépenses), soit dans l’incapacité entraînée par la mondialisation à percevoir des impôts justes. Cette accumulation de dette publique se traduit aussi par un capital net public négatif. Autre phénomène préoccupant, la faiblesse et même la baisse (tombées de 16 à 14 % dans les cinquante dernières années) des recettes fiscales des pays les plus pauvres. Piketty attribue ce mouvement à la baisse des prélèvements sur le commerce extérieur sans que les impôts internes aient pris le relais. Selon Piketty, c’est la pression des pays riches qui aurait abouti à cette situation, l’auteur a un bouc émissaire coupable de tous les maux du monde moderne et il s’y tient. Pour une autre analyse, plus complète à mon sens, je renvoie à mon article sur le paradoxe de Montesquieu, déjà cité.
28 Un chapitre est consacré à l’analyse des conséquences de l’hyper capitalisme sur d’autres formes d’inégalités et en particulier celles résultant de la dégradation environnementale et climatique, mal traduites dans les comptes nationaux. L’auteur évoque la possibilité d’une taxe carbone progressive. Mais il analyse également la composition genrée du patrimoine et des hauts revenus et dénonce une persistance d’un patriarcat même si la part des femmes augmente lentement et si on peut prévoir la parité à terme. Des quotas, des réservations de hauts postes lui paraissent légitimes. Il se plaint également de la démission des États dans le recensement de la propriété mobilière et expose comment on pourrait créer un cadastre financier public, en nationalisant les organismes privés sont déjà investis du rôle de dépositaires de titres (Clearstream et Eurostream). Un faible droit d’enregistrement serait demandé en contrepartie de la protection de la propriété par le système légal national et international. L’étude de la crise financière de 2008-2009 lui permet de dire que la création monétaire peut être un remède dans ces cas exceptionnels (en effet pour l’auteur le moyen normal de financement des dépenses publiques n’est pas la dette mais la fiscalité) mais que les banques centrales n’ont pas la légitimité démocratique pour cela. Son modèle paraît être la Banque du japon qui achète la dette nationale. On pourrait dire que l’Union européenne, paralysée par la règle de l’unanimité est un nain financier mais que la BCE est un nain politique. Une analyse fine de Hayek et notamment de son traité « Law, Legislation and Liberty » lui fait conclure qu’au fond, le seul régime pleinement cohérent avec le propriétarisme est le régime censitaire. Piketty dénonce même l’utilisation du discours méritocratique (employant les expressions d’injustice éducative et hypocrisie méritocratique). Comme Bourdieu il pense que les privilèges sociaux se perpétuent sous les atours du mérite ou des dons car les groupes défavorisés ne disposent pas des codes et des clés qui, plus que les valeurs intrinsèques des individus, font la différence. Enfin il fustige la mainmise des milliardaires sur les institutions démocratiques et l’illusion philanthropique qui n’est qu’un contournement de l’État et permettent d’échapper aux mécanismes démocratiques de prise de décision qui s’appliquent à la dépenses publique.
29 Nous arrivons à la quatrième partie, qui est aussi la dernière, « repenser les dimensions du conflit politique ». Il s’agit de voir comment, à notre époque, se posent, dans les débats électoraux, les questions de la justice sociale et de l’économie juste. La structure du conflit politique au cours des années d’après guerre s’organisait par identité de classes. Mais, désormais, le débat est multidimensionnel. La gauche est devenue le parti des diplômés, des cadres, des professions intellectuelles (la gauche Brahmane). En même temps, on a constaté une forte chute de la participation parmi les classes populaires. Alors qu’auparavant tous votaient dans la même proportion désormais l’écart est de 10 à 12 % de taux de participation. Selon l’auteur, l’hypothèse « nativiste » ne tient pas, les classes populaires n’auraient pas été happées par les sirènes du vote anti-immigrés, la faute reviendrait bien aux partis de gauche qui se seraient tournés vers d’autres catégories sociales. Or, les plus diplômés finissent par obtenir de hauts revenus et se créent un patrimoine et de ce fait se rapprochent de la droite si bien que « gauche brahmane » et « droite marchande » pourraient se réunir dans un même parti, sans toutefois vaincre la méfiance des petits indépendants. La gauche bénéficie par ailleurs d’un vote massif des électeurs se déclarant de confession musulmane ainsi que des électeurs d’origine étrangère en général sauf s’ils sont d’origine européenne.
30 Désormais l’électorat est partagé en quatre quarts équivalents sur les critères de la frontière et de la propriété : internationaliste égalitaire (pro immigrés, pro pauvres), internationaliste inégalitaire (pro immigrés, pro riches), nativiste inégalitaire (anti immigrés, pro riches) et nativiste égalitaire (anti immigrés, pro pauvres). cette structure en quatre quart pourrait évoluer en trois tiers par cassure du bloc anti immigrés pro riches (républicains) dont une partie irait chez les nativistes même pro pauvres (Le Pen) et une autre chez les internationalistes pro riches (Macron). L’auteur qui s’identifie au bloc internationaliste égalitaire déplore que l’Europe ait été instrumentalisée par les néo propriétaristes et n’a pas été mise au service de la justice sociale.
31 En nous présentant les cas des États-Unis, Piketty montre que le clivage de la frontière a aussi poussé le parti démocrate à devenir celui des gagnants de la mondialisation, des élites diplômées et des minorités. Au Royaume Uni, les clivages identitaires ont aussi leur place ainsi que le rejet du sentiment européen par les classes populaires. Enfin, ces évolutions sont notées en Allemagne, en Suède et dans la quasi totalité des démocraties électorales européennes et occidentales. Dans tous ces pays le système droite-gauche de l’après guerre s’est effondré sous l’influence des clivages identitaires et des conséquences de la mondialisation. On peut cependant douter nous dit l’auteur que le social nativisme tel qu’il a triomphé en Italie puisse mener une véritable politique de redistribution sociale et a toute les chances d’évoluer vers l’idéologie marchande nativiste, assumée comme telle par Trump.
32 Il conclut à la nécessité de développer une forme de social-fédéralisme s’appuyant sur l’internationalisme et le fédéralisme démocratique pour promouvoir la redistribution des richesses. Même si c’est une voie qu’il juge étroite, il croit à la possibilité de développer un espace démocratique transnational par la création, entre les pays qui le souhaitent, d’une assemblée européenne composée de députés issus des Parlements nationaux et du Parlement européen. Cette assemblée serait investie du pouvoir de voter quatre grands impôts communs : sur le bénéfice des sociétés, sur les hauts revenus, sur les hauts patrimoines et une taxe carbone commune, rapportant 4 % du PIB. Les recettes seraient pour moitié reversées aux États et pour moitié financeraient des investissements européens de transition énergétique, de recherche et de formation. Cette assemblée pourrait décider de la mise en commun du refinancement des dettes. Ainsi, le stock de dettes passées s’amenuiserait en importance et les pays seraient incités à se placer dans la position de l’équilibre budgétaire primaire. Il croit que cette « Union Parlementaire Européenne » (UPE) démontrant son efficacité serait rapidement rejointe par tous les pays européens. Cette UPE pourrait démontrer sa puissance en infligeant des sanctions aux quelques États déviants sur le plan fiscal (Luxembourg, Irlande). Si la CJCE s’opposait à ce processus alors il faudrait dénoncer les traités sur lesquels elle s’appuie afin de contraindre à en renégocier de nouveaux.
33 Il remarque aussi que des tendances séparatistes se font jour (Catalogne), elles ont le soutien spectaculaire des catégories les plus favorisés. En adoptant le syndrome du petit pays, elles ne pourraient déboucher que sur le dumping fiscal et l’accueil de la financiarisation non régulée.
34 Piketty n’oublie pas de désoccidentaliser son regard et examine ensuite le cas de l’Inde qui voit émerger un système classiste (castéiste ?) remplaçant l’hégémonie du parti de l’indépendance, mais un durcissement des clivages identitaires et religieux apparaît aussi. En Israël le clivage identitaire a « tout emporté sur son passage » ! On peut donc conclure que partout dans le monde il y a affaiblissement du débat sur la propriété et durcissement du clivage identitaire et des conflits sur la frontière. Pour autant nous dit Piketty, et cela ressemble fort à une pétition de principe, il faut proscrire le concept de populiste car il revient à nier l’importance de l’idéologie, ce qui est contraire à la thèse de l’auteur.
35 À la fin de cette dernière partie, un chapitre nous présente les éléments pour un socialisme participatif au xxi e siècle, on en arrive donc aux préconisations. Mais, avant de dévoiler les moyens, il faut préciser la fin et donner la définition de la société juste, qui s’inspire de celle de Rawls : « c’est celle qui permet à l’ensemble de ses membres d’accéder aux biens fondamentaux les plus étendus possible. Parmi ces biens fondamentaux figurent notamment l’éducation, la santé, le droit de vote, et plus généralement la participation la plus complète de tous aux différentes formes de la vie sociale, culturelle, économique, civile et politique ». L’inégalité de revenu et de propriété peut être admise dans les cas où elle aboutit à améliorer les conditions de vie et accroit les opportunités des plus défavorisés. La délibération collective doit préciser ces principes dans les contextes particuliers c’est pourquoi cette idéologie est appelée « socialisme participatif ».
36 Piketty dévoile alors les sept types de réformes pour réaliser la société juste.
37 - De nouvelles formes de propriété sociale avec le partage des droits de vote entre salariés et actionnaires (cogestion) mais étendue à toutes les entreprises, avec plafonnement des voix des actionnaires les plus importants dans les grandes entreprises (apport en capital supérieur à 10 %), mais aussi l’élection d’administrateurs par des assemblées mixtes actionnaires salariés.
38 - L’instauration d’une propriété temporaire par un impôt progressif annuel sur la propriété, s’ajoutant aux droits de succession et à l’impôt annuel progressif sur les revenus. L’impôt progressif sur le capital et les successions devrait rapporter au moins 5 % du revenu national.
39 - Une dotation universelle en capital financée par l’impôt évoqué ci dessus, versée à chaque jeune adulte (25 ans par exemple) pour diffuser la propriété. Elle pourrait s’élever à 60 % du patrimoine moyen par adulte (12 0000 Euros actuels).
40 - L’ impôt sur le revenu qui deviendrait très progressif, (60 à 70 % au delà de dix fois la moyenne et de 80 à 90 % au delà de cent fois la moyenne), et son rendement serait de 45 % du revenu national afin de financer toutes les politiques publiques, à l’exception de la dotation en capital pour les jeunes. La partie de l’impôt sur le revenu finançant le social pourrait continuer à être versée à des caisses séparées (comme la CSG). Des taxes indirectes, on ne conserverait que la taxe carbone
41 - Un revenu de base, automatique et universel représentant 60 % du revenu moyen après impôt dont le montant déclinerait avec le revenu. Il concernerait environ 30 % de la population pour un coût de 5 % du revenu national.
42 - Une justice éducative investissant non plus dans les filières élitistes mais dans celles fréquentées par les plus défavorisés serait favorisée par une dotation individuelle d’éducation de l’ordre de 150 à 200 000 euros qui pourrait être utilisée en formation initiale ou continue voire remboursée en capital monétaire. De plus, des quotas en fonction de l’origine sociale seraient imposés dans toutes les procédures d’admission. Les dotations en capital des universités privées seraient taxées par un barème progressif afin de financer un fond pour les universités les plus pauvres
43 - Un système démocratique transnational fondé sur la justice sociale, fiscale et climatique découlerait de diverses mesures. Les sociétés de média à but non lucratif deviendraient la norme. Chaque citoyen recevrait un bon annuel d’une même valeur permettant d’adhérer à un parti de son choix (parmi ceux obtenant plus de 1 % de demandes). Ce système de bons serait étendu aux actions philanthropiques et culturelles. Les dons particuliers aux partis seraient limités à 200 euros et les dons des entreprises seraient interdits. Une taxe carbone serait créée pour financer la transition énergétique des plus modestes. À chaque augmentation de la taxe carbone, le barème de l’IR serait ajusté pour en neutraliser les effets pour les plus modestes. Une carte carbone distribuée à chacun autoriserait un niveau d’émissions annuelles que l’on pourrait vendre à défaut de les utiliser (ou alors une progressivité de la taxe carbone).
44 Mais ce n’est pas tout, l’auteur a encore des idées pour installer un socialisme fédératif à l’échelle mondiale. Pour mettre le commerce et la finance au service d’objectifs élevés, il faut remplacer les accords commerciaux par des traités incluant des objectifs communs en matière de climat et d’imposition juste. L’assemblée transnationale déjà évoquée qui serait créée pour prendre les décisions sur les grands biens publics pourrait être élargie avec d’autres ensembles régionaux (Afrique par exemple) afin de définir des normes de circulation des personnes ou des normes éducatives communes. Les États non coopératifs feraient l’objet de sanctions réversibles du type de celles que les États-Unis utilisent pour imposer leur volonté.
45 La conclusion de l’ouvrage manifeste l’espoir que ces évolutions soient possibles car il s’agit d’en revenir à la construction d’un État social plus juste tel qu’il avait commencé à se développer de l’après guerre aux années quatre vingt, mais il le reconnaît il faut pour cela régler la question de la mondialisation et du repli identitaire.
46 Au terme de cette lecture plusieurs questions restent ouvertes, ce sont celles que nous allons aborder maintenant.
47 En premier lieu, la thèse qui fait de l’idéologie le fondement de l’histoire contredit trop rapide ment les thèses de ceux qui voient dans les idéologies la conséquence ou le marqueur de phénomènes plus profonds. Certes dans l’ouvrage, Piketty règle son compte à la thèse marxiste mais on peut aussi convoquer à ce niveau un auteur qui a fait de l’idéologie une production des structures familiales, il s’agit d’Emmanuel Todd [5]. Dès 1983, dans « La troisième planète : structures familiales et systèmes idéologiques » (Paris, éditions du Seuil), Emmanuel Todd affirme que les grandes idéologies dans le monde s’expliquent par la structure du groupe familial et les règles de transmission du patrimoine.
48 Dans la famille communautaire, les enfants mariés restent dans la maison paternelle et constituent une communauté de frères sous l’autorité du père. Elle recouvre exactement touts les pays où le communisme a triomphé. Emmanuel Todd utilise aussi trois autres modèles : la famille souche où un seul enfant demeure dans la maison paternelle se marie et bénéficie de la position et du patrimoine, elle favorise l’autorité, l’accumulation et induit une vision inégalitaire de la société. C’est celle de l’Allemagne et du Japon notamment. La famille nucléaire qui sera égalitaire ou individualiste. La famille nucléaire absolue affirme une valeur positive : la liberté sans que celle-ci puisse être sacrifiée à l’égalité. C’est le déterminant des idéologies de « l’anglo sphère », États-Unis, Grande Bretagne, etc. Et enfin, la famille nucléaire égalitaire qui recouvre une grande partie de la France, de l’Espagne, de l’Italie. On voit bien que si l’on accorde du crédit à la théorie d’Emmanuel Todd, une discussion entre lui et Piketty serait intéressante.
49 La deuxième [6] question qui reste ouverte c’est de savoir comment, dans le cadre des contraintes fixées par l’auteur lui même c’est à dire le débat démocratique, les tenants d’un socialisme fédératif pourraient obtenir une majorité électorale suffisante et suffisamment longtemps pour pouvoir être légitimes à imposer le train de réformes impressionnants et inédits que propose Piketty. Dans l’état actuel des forces électorales, il n’est pas évident que la passion de l’égalité qui anime l’auteur puisse gagner une grande majorité d’électeurs d’autant plus que cette passion devrait se combiner à un sentiment internationaliste poussé. Dans « l’invention de l’Europe », en 1990 Emmanuel Todd écrivait déjà : « la déconstruction des nations par leurs classes dirigeantes produit du nationalisme dans les sociétés secouées par une transformation économique brutale et ou l’identité nationale la plus traditionnelle était comme le dernier refuge ». Cet auteur défend maintenant le retour à un protectionnisme intelligent. L’enjeu est donc de reconstruire et de relancer une demande intérieure dans les pays développés, dans l’intérêt même des pays émergents. De plus, si aujourd’hui, 1 % de la population profite à fond du système, et 10 % s’y adaptent avec profit, le reste constate un mode de vie difficile et des perspectives d’avenir sombres, pour eux-mêmes et leurs enfants. Ces laissés pour compte veulent faire savoir qu’une démocratie ne peut plus fonctionner avec ces élites de droite et de gauche qui s’obstinent à imposer pour seul futur un mécanisme destructeur. Emmanuel Todd, avec le sens des formules qui le caractérise assène alors : « le moment approche où il faudra choisir : soit on renonce au libre échange, soit on renonce au suffrage universel, on ne peut pas laisser voter une population dont on détruit la vie [7]. Mon plaidoyer pour un protectionnisme européen répond au dessein de sauver une démocratie et une liberté que le libre-échange défigure ». En contrepoint de ce constat et de cette position assumée, la position de Piketty n’apparaît pas aussi claire. Pourtant, sur bien des points, son analyse et celle de Todd pourraient être conciliées.
50 Enfin, la lecture de cet ouvrage m’a ramené à l’analyse de Hegel sur l’humanité et notamment la dialectique du maître et de l’esclave. Piketty en effet reste libéral en ce sens qu’il mise sur la rationalité de l’homme. L’analyse économique et l’analyse politique se sont rejointes au sein du libéralisme. La vision libérale de la société s’oppose à la vision « thymotique » de Hegel. Platon parlait du thymos, la passion qui pousse les hommes à s’affirmer par rapport aux autres alors que l’isotymia est le désir d’égalité qui est une aspiration des esclaves. Le « premier homme » de Hegel a tous les désirs animaux et notamment l’instinct de conservation. Mais ce qui le distingue c’est qu’il veut être reconnu de ses semblables, il a le désir des autres humains, être reconnu en tant qu’homme. Pour cela il lui faut montrer qu’il peut transcender son instinct de conservation en acceptation de la lutte à mort avec d’autres hommes. Celui qui perd sans mourir ou qui cède devant la détermination de l’autre devient esclave car il perd sa dignité d’homme et le maître seul la conserve. Se forme ainsi une société avec l’aristocratie des maîtres et les esclaves. Mais par son travail et un long processus d’affrontement à la nature au profit du maître, l’esclave va retrouver son humanité. Pour Locke, le maître aristocratique de Hegel apparaît irrationnel et, au contraire, c’est le bourgeois qui est rationnel car il ne se préoccupe que de sa conservation, de son bien être et de l’extension de celui-ci notamment par la propriété. Le libéralisme voudra donc évacuer le thymos de la vie politique ou l’entraver (ce contre quoi s’élèvera Nietzsche). Pour cela, la démocratie libérale produit une reconnaissance mutuelle rationnelle (que la révolution française a théorisé) des individus en tant qu’être humains. Mais ceux ci vont pouvoir exprimer des opinions thymotiques passionnées mais diverses. La politique électorale, l’esprit d’entreprise et la conquête de la nature par la science sont des activités thymotiques mais aussi le sport ou la vie associative. Piketty évacue cette vision thymotique de l’histoire, son isothymia suit les revendications égalitaires infinies sans voir qu’elles aboutiront à de multiples contradictions et que les sentiments thymotiques relancent l’histoire sans réaliser sa fin. Hegel est arrivé à la conclusion que l’histoire humaine est impossible sans la violence. Même si on peut le regretter, l’existence humaine s’exprime autant en termes de lutte à mort pour la reconnaissance que de recherche d’harmonie et de société juste. Ce qui va sans doute faire avancer l’histoire dans les prochaines décennies, plus que l’isothymia de Piketty, c’est soit le retour des guerres de religion, soit, ce qui revient au même, la grande peur écologique, le catastrophisme de nature à réveiller un thymos terrible, le développement d’une violence exercée par des combattants qui, l’écume à la bouche, au nom d’une nature fantasmée sauront ce qui est bien, sans discussion possible, et feront régner la « pédagogie de la peur » dans la ligne théorisée par Hans Jonas et Gunther Anders. Comment croire face à l’ampleur et à l’ambition des réformes présentées par Piketty qu’elles pourraient se développer dans un monde apaisé ou les hommes vivraient en harmonie, comme le prophétisait Fukuyama. Est il possible d’utiliser l’ isothymie plutôt que la mégalothymie pour satisfaire le besoin humain de reconnaissance ?
Notes
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[1]
Piketty se rattache donc à l’économie institutionnelle.
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[2]
Il lui manque la lecture des ouvrages magistraux de Gabriel Ardant sur l’histoire de l’impôt ou même de l’article fondateur de Schumpeter (Impérialisme et classes sociales, Les Editions de Minuit, 1972, Troisième partie, p. 231-282.) sur l’État fiscal et, bien sûr, notre recherche sur le paradoxe de Montesquieu (RFFP n° 108 – Octobre 2009 p. 133 « Le paradoxe de Montesquieu ; De la corrélation entre l’importance des prélèvements obligatoires, le développement économique et social et le niveau de démocratie ; André BARILARI et Thomas BRAND).
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[3]
L’un des piliers de l’islam, prescrite afin de réaliser une sorte de solidarité sociale.
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[4]
Polanyi montre comment le marché autorégulé détruit l’humain, la terre et la monnaie. Sans condamner l’économie de marché, il préconise de sortir ces trois éléments de la concurrence libre, d‘encastrer le travail dans des règlementations protectrices, d’encadrer étroitement la propriété des terres pour préserver la nature, de réguler la monnaie afin d’éviter les mouvements spéculatifs.
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[5]
Cet auteur, historien et démographe, chercheur à l’INED applique une méthode scientifique qui est convaincante et comme Piketty croit aux chiffres et aux statistiques.
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[6]
Dans l’ouvrage Où en sommes nous seuil 2017, et avant Piketty, E Todd développe des analyses proches de celui ci, en particulier sur les évolutions du corps électoral.
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[7]
Il rejoint curieusement en cela Piketty qui note que le seul système électoral véritablement compatible avec la société de propriétaires est le système censitaire.