Notes
-
[1]
Loi du 21 Ventôse an VII (11 mars 1799) relative à l’organisation de la conservation des hypothèques.
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[2]
Ordonnance n° 2010-638 du 10 juin 2010 portant suppression du régime des conservateurs des hypothèques prenant effet le 1er janvier 2013.
-
[3]
Le régime du Livre Foncier a été établi en Alsace-Moselle par la loi du 1er juin 1924 mettant en vigueur la législation civile française dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle.
-
[4]
L’impact de la formalisation des droits fonciers sur le développement économique a fait l’objet d’une réflexion de l’économiste Hernando de Soto dans Le mystère du Capital, Flammarion, Paris, 2005.
-
[5]
La constitution du droit de propriété en droit naturel a notamment été théorisée pendant la Renaissance par le juriste Charles Dumoulin. Thireau Jean-Louis, Charles Dumoulin (1500-1566), Etude sur les sources, la méthode, les idées politiques d’un juriste de la Renaissance, Librairie Droz, Genève, 1980.
-
[6]
Édit du Roy portant établissement des greffes d’enregistrement des oppositions, pour conserver la préférence aux hypothèques, 23 mars 1673.
-
[7]
Édit du Roi portant création de Conservateurs des hypothèques sur les immeubles réels et fictifs, 21 juin 1771.
-
[8]
Lettres patentes du Roi pour la régie des droits d’hypothèque, 7 juillet 1771.
-
[9]
Loi concernant le code hypothécaire, 9 messidor an III.
-
[10]
Loi sur le régime hypothécaire du 11 Brumaire an VII.
-
[11]
Massaloux Jean-Paul, « La régie de l’Enregistrement et des Domaines aux xviiie et xixe siècles : Étude historique » in Hautes Etudes Médiévales et Modernes n° 64, Droz, Genève, 1989, pp. 414.
-
[12]
3 Messidor an 9, Arrêté relatif à la fixation et à la distribution des remises de la régie de l’Enregistrement et du domaine national pour l’an 9, 22 juin 1801.
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[13]
Ces éléments ont été établis à partir d’un échantillon aléatoire de 10%, soit 42 conservateurs, nommés en avril 1799.
-
[14]
Louis Aigouin, « Des inconvénients et des dangers des conservations des hypothèques », in Annales de l’Enregistrement et des Domaines, n° 9, 1885, p. 279.
La première partie de cet article sur l’histoire des conservateurs des hypothêques est consacré à la genèse et à l’application de la loi du 21 ventôse an VII (11 mars 1799), fondement du statut et de la mission des conservateurs des hypothêques. La deuxième partie « l’épreuve du temps » sera publiée dans un prochain numéro de Gestion & Finances Publiques.
1Défini par la loi dite « de Ventôse » de mars 1799 [1], le statut des conservateurs des hypothèques a été supprimé par une ordonnance en juin 2010 [2]. A la fois fonctionnaires, comptables publics et investis d’une mission civile, les conservateurs des hypothèques étaient à la tête des bureaux chargés de la publicité foncière, répartis sur l’ensemble du territoire français à l’exception des zones disposant d’un régime spécifique [3]. La publicité foncière est une mission de service public qui a pour finalité de porter à la connaissance de tous en les rendant opposables, les droits exercés sur les immeubles (propriété, hypothèque, servitude, privilège, etc.) et de garantir la sécurité juridique des transactions immobilières. La publicité foncière est nécessaire au développement du marché immobilier et du crédit foncier, aux politiques publiques d’aménagement. C’est aussi un facteur de développement économique au sens plus large [4].
2Le besoin de sécurité du marché foncier s’est fait plus impérieux à mesure que se développait le capitalisme industriel et que s’élargissait l’accès à la propriété privée. L’histoire du droit français révèle une lente marche vers l’instauration progressive d’un système de publicité foncière tendant vers la cohérence et l’exhaustivité. La transmissibilité des droits réels immobiliers par le seul consentement des parties a été posée dès l’Ancien Régime [5], reprise par la Déclaration des Droits de l’Homme, et consolidée par le Code Civil. Or, ces droits ne peuvent efficacement s’exercer que s’ils sont opposables aux tiers. Aussi, en France, la publicité foncière n’est pas constitutive de droit, mais elle est confortative, c’est-à-dire qu’elle est nécessaire à la pleine efficacité des droits.
3L’État s’effaçant volontairement pour ne pas fausser le jeu entre les parties, il appartenait à un témoin objectif et étranger aux conventions d’assurer leur publicité. Tel était le rôle joué par le conservateur des hypothèques qui apportait la garantie de sa responsabilité pécuniaire personnelle. L’originalité du statut des conservateurs des hypothèques résidait dans son caractère hybride : fonctionnaire d’une administration régalienne, il assumait pourtant une mission civile pour laquelle il était personnellement responsable, à l’image des officiers publics.
4Au carrefour du droit, de l’histoire, de l’économie et de la sociologie administrative, l’étude du déploiement sur deux siècles de la responsabilité des conservateurs des hypothèques permet d’interroger la pertinence du modèle durable qu’a constitué le statut de Ventôse, les raisons de l’apparition d’une position si ambivalente, et d’éprouver sa pérennité et sa plasticité dans le cadre d’un contexte économique, politique et technique mouvant.
1673-1799 : l’émergence de la publicité des droits fonciers
5La difficile progression de la transparence des droits fonciers est le résultat d’un rapport de forces qui est apparu dès la fin du moyen-âge entre d’une part les acquéreurs de biens fonciers et les créanciers, appartenant le plus souvent à des classes bourgeoises émergentes souhaitant sécuriser leurs droits acquis, et d’autre part les débiteurs et propriétaires fonciers traditionnels, majoritairement des aristocrates, désirant protéger le secret de leur situation financière. La confidentialité des transactions et des hypothèques était ainsi la règle pendant l’Ancien Régime.
6Colbert est à l’origine de la première tentative de publication de droits fonciers avec l’Édit royal du 21 mars 1673 [6], qui créait un maillage de greffes sur l’ensemble du territoire français chargées de la publicité des hypothèques. Cette mesure a rencontré de vives résistances et a été rapportée en 1674, sous l’influence des grandes familles qui tenaient à ne pas révéler leur endettement.
7L’Édit royal de 1771 [7] a créé un système de purge des hypothèques, dont il confiait la charge à des détenteurs d’offices royaux, les conservateurs des hypothèques, chargés de recevoir les oppositions des éventuels créanciers qui bénéficiaient de droits sur le bien vendu. Cet édit posait les fondamentaux du statut des conservateurs des hypothèques tel qu’il a survécu jusqu’en 2012 :
8son indépendance, sa responsabilité civile personnelle, et sa rémunération par l’usager en raison du service rendu. Aucun conservateur n’a été cependant installé sous le régime de 1771. Quelques jours après la promulgation de l’Édit, le recouvrement des droits d’hypothèques a été finalement confié à des membres de l’administration royale [8]. Ce dispositif a constitué une première étape vers l’étatisation de la mission.
9Au début de la période révolutionnaire, la situation de la publicité foncière a fait l’objet d’un débat entre les partisans d’une approche libérale, pour qui l’État ne devait pas se préoccuper de la propriété privée, et leurs opposants pour qui la sécurité des transactions immobilières constituait un sujet d’intérêt général que l’administration devait prendre en charge. Dans le cadre d’un projet porté par les premiers, la mission a été confiée par la loi du 27 juin 1795 [9] à une institution indépendante de l’État, la Conservation Générale, dans la continuité des principes du droit français concrétisés par l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : le droit de propriété est un droit naturel, son titulaire n’a rien à craindre ni à attendre de l’État qui n’a pas à intervenir dans ce domaine.
10La loi instituait pour la première fois la publicité des hypothèques en mettant en place une organisation autonome et centralisée, basée sur un conservateur général établi à Paris, qui supervisait des bureaux des hypothèques dans tous les districts. Cependant, elle ne prévoyait pas la publicité des mutations immobilières, et le créancier ne pouvait pas être assuré que le bien donné en garantie était bien la propriété du débiteur. Enfin, la loi instituait la possibilité pour un propriétaire d’immeuble d’émettre des cédules hypothécaires, c’est-à-dire qu’il pouvait constituer sur sa propriété une hypothèque divisible en fractions, qui étaient des créances cessibles et négociables.
11Les difficultés rencontrées par la Conservation Générale ont nourri les critiques portées par ses détracteurs. Le morcellement de la propriété privée associée au système de la cédule hypothécaire n’a pas été accepté dans le cadre du régime censitaire instauré par la Constitution de l’an III, où la propriété était une condition de la pleine citoyenneté. La Conservation Générale, à travers notamment le système des cédules dont la mise en place était régulièrement ajournée, était soupçonnée d’être portée par des intérêts financiers privés. Le dispositif souffrait surtout d’un déficit de structures et de compétences. La centralisation de son organisation autour de la personne du conservateur général nécessitait des moyens de contrôle dont il ne disposait pas. La matière hypothécaire souffrait toujours d’un manque de visibilité qui faisait hésiter les notables sollicités par les directoires locaux à s’engager dans une administration aux contours encore mal définis.
12À l’arrivée du Directoire, l’État français connaissait une crise financière telle qu’il ne pouvait emporter la confiance des propriétaires fonciers. Ceux-ci étaient pourtant demandeurs d’une nouvelle réglementation hypothécaire, mais elle devait être adossée à des structures dotées de moyens et de compétences et ne pas reposer sur un système géré par des acteurs financiers livrés à eux-mêmes. Cette nouvelle réglementation devait également être conforme à l’orientation consensualiste du droit français.
1799 : le statut de Ventôse
13Aussi, quand la situation militaire, économique, et budgétaire était en voie de se stabiliser, le Directoire s’est préoccupé de consolider, pérenniser et sécuriser les droits de propriété, socle du suffrage, et mettre fin aux hésitations quant au statut des conservations des hypothèques. Il s’est d’abord préoccupé de supprimer définitivement le système des cédules et de soumettre à publicité l’ensemble des mutations immobilières entre vifs par le biais de la loi du 1er novembre 1798 [10], puis de prendre les mesures de nature à assurer le bon fonctionnement de la mission de publicité foncière.
14Dans cette perspective, il était indispensable de confier les nouvelles conservations à un organisme qui disposait des compétences et des structures nécessaires. Avec 80 millions de francs de recettes pour l’an VII, 3 600 agents [11] qui maillaient finement le territoire et qui possédaient des connaissances juridiques, économiques et financières supérieures aux autres agents de l’État, une documentation réelle et personnelle abondante, un savoir-faire dans le domaine de l’application d’un traitement public à des actes privés, la régie de l’Enregistrement apparaissait comme la seule structure à même d’assumer la prise en charge de la fonction.
15Malgré la nature de sa mission essentiellement fiscale qui suscitait encore de la méfiance, et l’héritage qu’elle devait à l’Ancien Régime, en dépit du conservatisme de certains de ses agents, la régie constituait un rouage important d’un État qui s’engageait avec pragmatisme dans une phase de déploiement administratif.
16Cependant, le caractère privé et juridique des activités de la conservation des hypothèques au sein d’une administration fiscale justifiait l’aménagement d’un rôle et d’une place spécifiques, et le statut du conservateur a été créé au sein de l’administration de sorte qu’au double plan de la responsabilité et de la rémunération il soit conforme aux fondements libéraux du droit de propriété.
17Ainsi, la loi du 21 Ventôse an VII a liquidé les conservations de district et la Conservation Générale, et a remis les conservations des hypothèques à la Régie de l’Enregistrement, tout en reprenant le principe fondateur posé par l’Édit de 1771 : la rémunération par les usagers d’une responsabilité personnelle, et la garantie de cette responsabilité par un cautionnement. Le caractère original du modèle établi par l’Édit de 1771 et repris par le statut de Ventôse est d’avoir soumis ce principe juridique immuable aux contingences historiques d’une institution séculaire en confiant la mission à des préposés d’un organisme étatique.
18L’ambiguïté du statut des conservateurs des hypothèques, à la fois fonctionnaires et officiers autonomes, a été le prix consenti par le législateur pour adopter un dispositif qui conciliait une responsabilité assumée par un acteur privé, qui en déchargeait l’État en conformité avec l’esprit du droit français, et des moyens mis à disposition par un appareil administratif capable de mener la mission à bien.
Une responsabilité incarnée
19En leur qualité de fonctionnaires, les conservateurs étaient responsables sur le plan administratif. Ils étaient responsables disciplinairement auprès de leur administration de tout manquement à leurs obligations professionnelles, mais ils étaient aussi responsables personnellement, pécuniairement et pénalement envers les usagers de la gestion du service civil dont ils avaient la charge. Par dérogation à l’un des principes fondamentaux du droit administratif, la faute du conservateur, bien que commise dans l’exercice de sa fonction par lui ou l’un de ses agents, était toujours une faute personnelle et non une faute de service. Dès lors, elle excluait tout recours contre l’État. Cette responsabilité relevait de l’appréciation souveraine des tribunaux de l’ordre civil, ce qui lui conférait une certaine indépendance vis-à-vis de sa tutelle administrative.
20La responsabilité civile du conservateur, qui constituait le cœur du statut et son originalité, portait sur la réception, la conservation et la délivrance des renseignements publiés. C’est sur le fondement des textes de droit commun que le conservateur était responsable de tout préjudice subi de son fait par les usagers du service. Sa responsabilité était illimitée quant aux sommes susceptibles d’être réclamées. Les conservateurs devaient délivrer des copies ou des extraits qui leurs étaient demandés, n’omettre d’accomplir aucune des formalités requises et faire figurer toutes les inscriptions existantes dans les certificats délivrés, ne pas refuser ni retarder l’exécution d’une formalité ni la délivrance des états requis, tenir un registre des dépôts et respecter l’ordre qui en résultait.
21Qu’il s’agisse de publier les actes ou de délivrer des renseignements, les occasions étaient nombreuses où la responsabilité du conservateur envers les usagers pouvait se trouver engagée. Pendant la durée des fonctions du conservateur, l’action en responsabilité pouvait s’étendre pendant trente ans, et ce délai était réduit à dix ans à compter de la cessation de ses fonctions. En cas d’absence, le conservateur restait garant de la gestion pendant l’intérim.
22La double responsabilité (devant l’administration et devant l’usager) impliquée par les deux fonctions du conservateur (devant l’administration, et devant l’usager), était matérialisée par le serment qu’il était tenu de prêter à sa prise de fonction devant la juridiction civile au cours duquel il s’engageait à remplir ses obligations avec fidélité et exactitude, en plus du serment analogue qu’il avait déjà prêté devant l’administration pour sa qualité de receveur. Cette responsabilité s’ancrait territorialement et juridiquement dans le tribunal civil devant lequel elle était engagée.
Une garantie envers les usagers
23La double responsabilité se matérialisait aussi et surtout par le cautionnement que le conservateur devait constituer en plus du cautionnement en espèces qu’il avait fourni auprès de l’administration en tant que receveur. Ce cautionnement supplémentaire devait être constitué en immeubles auprès du tribunal civil sur l’arrondissement duquel étaient situés ses biens. Le conservateur devait justifier son cautionnement à la régie de l’Enregistrement et à la greffe du tribunal civil de l’arrondissement où il remplissait ses fonctions dans le mois suivant son entrée en poste. Le cautionnement était spécifiquement et exclusivement affecté à la responsabilité civile du conservateur pour les erreurs et omissions dont la loi le rendait responsable envers les citoyens. Cette affectation subsistait dix années après qu’il ait quitté son poste, après quoi les biens étaient affranchis. La valeur du cautionnement se situait, en fonction de la population de l’arrondissement, entre 20 000 et 50 000 francs.
24La nature et l’ampleur du cautionnement exigé restreignait l’accès à la fonction à des propriétaires fonciers relativement aisés. Ce dispositif était susceptible de rassurer les usagers dans l’éventualité de sinistres dépassant la valeur du cautionnement, la responsabilité du conservateur étant étendue à l’ensemble de son patrimoine. De plus, il assurait un certain degré de communauté de condition entre les conservateurs et les usagers, tous propriétaires fonciers. En leur présentant un interlocuteur d’extraction relativement analogue et personnellement responsable, le législateur proposait aux propriétaires un conservateur des hypothèques directement intéressé par la sécurité des données immobilières et la préservation de la propriété.
25En contrepartie de leur responsabilité et des garanties qu’ils étaient tenus d’apporter, les conservateurs étaient rémunérés conformément à la dualité de leur fonction. Au titre de leur mission fiscale, ils percevaient une remise sur les recettes des droits d’hypothèque au même taux que la remise accordée aux receveurs sur les droits d’enregistrement. Au titre de leur mission civile, les conservateurs percevaient une rémunération payée d’avance par les usagers en fonction d’un tarif fixé par la loi pour chacune des formalités et qui constituait l’essentiel de leurs émoluments. Les droits d’hypothèque étaient constitués des droits d’inscription, proportionnels au capital de la créance lors d’une prise d’hypothèque, et des droits de transcription, proportionnels à la valeur des biens immobiliers faisant l’objet d’une mutation.
26La rémunération des conservateurs était donc liée à l’activité du marché immobilier et du crédit hypothécaire sur leur arrondissement. Le salaire du conservateur n’avait pas seulement pour objet de rémunérer le travail matériel d’un agent de l’État, il était avant tout l’indemnité d’un risque que lui faisait courir, envers le public, sa responsabilité.
Mise en place des premières conservations des hypothèques
27Conformément au premier article de la loi de Ventôse, les conservateurs étaient désormais issus du corps des receveurs de l’Enregistrement. La loi ne mentionnait pas le terme de « conservateur des hypothèques », auquel était substitué celui de « préposé aux hypothèques », soulignant en cela leur affiliation à l’administration de l’Enregistrement. Ils étaient simultanément officiers ministériels titulaires d’une charge déléguée par l’État et fonctionnaires sous son autorité. Ils étaient chargés de l’exécution des formalités civiles relatives aux droits fonciers, mais aussi de la perception des droits établis au profit du Trésor Public pour chacune de ces formalités.
28La loi de Ventôse fixait les modalités de liquidation de la conservation générale et de ses antennes locales. Le conservateur général était tenu de libérer les bâtiments nationaux dans le mois qui suivait sa promulgation. Les conservateurs issus de la loi de Messidor devaient cesser leurs fonctions sur le champ, et leur documentation, après inventaire, était transférée dans les nouveaux locaux. Dans chaque conservation, un tableau était mis en place qui indiquait dans quel bureau de la nouvelle organisation avaient été déposés les registres des inscriptions et transcriptions antérieures à sa mise en activité.
29Le législateur n’entendait pas laisser de délai transitionnel entre les deux organisations, et la direction de la régie n’a pas tardé à nommer de nouveaux titulaires. La liste des premiers conservateurs des hypothèques dans le cadre du nouveau dispositif a été publiée par la régie de l’Enregistrement le 11 mai 1799, deux mois seulement après la promulgation de la loi de Ventôse. 415 conservations ont ainsi été mises en place dans chaque arrondissement de tribunal. À cette occasion, les titulaires ont recouvré le titre de conservateur. Le fait que la régie n’ait pas suivi le législateur dans la désignation du poste révèle que la direction de l’Enregistrement s’est inscrite dans une acception souple de la filiation des conservateurs à l’administration.
30En l’absence d’appel à candidature et dans un délai d’installation très court, la direction de la régie a recouru prioritairement à des compétences internes en faisant désigner les titulaires par les directeurs départementaux. L’incertitude quant à la fonction, à son mode de rémunération et aux risques liés à sa responsabilité était un obstacle aux vocations spontanées. De plus, les dysfonctionnements qui avaient entaché la Conservation Générale étaient susceptibles de susciter la circonspection. L’encadrement, notamment, s’est montré prudent. Seulement une dizaine parmi les 538 receveurs des domaines, deux directeurs départementaux et aucun des membres de l’administration centrale figurent dans la liste des nouveaux titulaires. La plus grande partie des conservateurs ont été désignés parmi les 2 700 receveurs que comptait la régie. Plus marginalement, les directeurs locaux ont fait appel à des conservateurs déjà en fonction sous le régime de la conservation générale, voire à des commis.
31Les premières années de mise en œuvre du statut de Ventôse ont été caractérisées par une grande instabilité. Beaucoup de titulaires ont quitté leurs postes, soit pour cause de démission, soit pour cause de mutation sur un autre poste pendant les premières années. Sur les 415 conservateurs de 1799, à peine plus de la moitié était encore en poste en 1803. D’autre part, le réseau des conservations a fait l’objet de réorganisations, et des bureaux sont créés ou supprimés en fonction des difficultés rencontrées.
Portrait des conservateurs de Ventôse
32Avec un revenu annuel moyen situé entre 1 200 et 1 500 francs [12], la carrière de receveur de l’Enregistrement ne permettait pas l’acquisition des biens immobiliers nécessaires à la constitution du cautionnement exigé pour l’accès à la fonction de conservateur des hypothèques. D’une moyenne d’âge de 40 [13] ans au moment de l’accession à leurs nouvelles fonctions, les conservateurs de Ventôse étaient donc nécessairement issus d’un milieu relativement aisé et disposaient d’un patrimoine familial. La majorité avait une ascendance de noblesse plus ou moins récente, souvent titulaire d’un office.
33Pour une grande partie, les conservateurs étaient issus d’un milieu de professionnels du droit (magistrats, avocats, greffiers, huissiers, notaires). Près de la moitié d’entre eux a été promue à l’endroit où ils officiaient en tant que receveurs, et où ils avaient leurs réseaux familiaux et patrimoniaux. Une partie significative avait des parents qui avaient officié dans la Ferme Générale ou l’administration royale. Ainsi, les conservateurs de Ventôse appartenaient à un groupe social ascendant au moment de la fin de l’Ancien Régime, lié à la noblesse de robe ou la bourgeoisie, et propriétaire foncier.
34Tenus par la loi de Ventôse de résider sur leur arrondissement, c’étaient des notables qui avaient avec leur promotion l’occasion de renforcer leur ancrage local. Par leur environnement social et familial, mais aussi par leur parcours professionnel au sein d’une administration prestigieuse, ils étaient dépositaires d’une culture qui les rendait familiers du droit privé et du marché foncier. Ils constituaient donc l’interface idoine entre un dispositif de publicité remis à l’administration par nécessité et des usagers soucieux de la préservation de leurs droits. Ils étaient notamment proches des notaires, avec qui ils entretenaient des liens de proximité, sociaux, familiaux voire matrimoniaux. Tous deux constituaient des figures centrales de la classe émergente des propriétaires terriens.
Fonctionnement des bureaux
35La direction de l’Enregistrement a d’abord considéré que la responsabilité du conservateur, matérialisée par un serment et un cautionnement distincts de ceux auxquels étaient astreints les receveurs, l’affranchissait de sa tutelle pour sa mission civile pour laquelle ses directeurs locaux n’exerçaient, au moins dans un premier temps, aucun contrôle. Les premiers conservateurs des hypothèques étaient ainsi très indépendants.
36Les frais de fonctionnement des conservations étaient, comme ceux des bureaux des recettes de l’Enregistrement, à la charge des chefs de poste. Ils étaient constitués des frais de bureau et des frais de personnel. Les situations des bureaux en termes de produits, de salaires, de frais de bureau et de personnel, étaient très différentes en fonction de la nature qualitative et quantitative de l’activité immobilière de l’arrondissement. En moyenne, l’ensemble des frais de fonctionnement pouvait être estimé à un tiers du produit, pour les plus petits bureaux, jusqu’à la moitié et parfois plus pour les plus importants [14].
37Si les conservateurs des plus petits bureaux assumaient seuls le fonctionnement de leur service, parfois dans leur domicile personnel, les titulaires de conservations plus importantes avaient recours à des collaborateurs constitués de commis auxiliaires, ainsi que de surnuméraires. Les agents des conservations, ou « commis des hypothèques », étaient essentiels au fonctionnement des conservations. La plupart d’entre participaient, sous la surveillance du conservateur à l’exécution des formalités hypothécaires.
38Les commis étaient directement recrutés par les conservateurs, qui fixaient et fournissaient leurs rémunérations. L’administration considérait que le quart de leurs émoluments était affecté au traitement des commis. Les conservateurs étaient de véritables patrons, qui n’avaient pas à rendre de comptes quant au recrutement ou au licenciement de leur personnel. Pécuniairement responsables des fautes ou des erreurs commises dans leur bureau, ils avaient sur leurs collaborateurs une autorité absolue, et cette responsabilité justifiait la dépendance étroite des agents sous leurs ordres.
39Sous le régime du louage d’ouvrage, le statut de ces agents était précaire, ils ne disposaient d’aucune garantie de stabilité. Ils étaient cependant tenus d’avoir des connaissances étendues de droit civil et fiscal, de se tenir au courant des modifications de la législation, de tenir le rôle de caissiers, et d’assurer le fonctionnement d’un service parfois complexe.
40Les surnuméraires étaient des candidats en formation au poste de receveur. Ils n’avaient pas d’emploi déterminé et devaient participer à toutes les tâches du bureau, des plus simples au plus compliquées dans une progression en rapport direct avec les programmes de leurs examens annuels. Selon la loi de Ventôse, le surnuméraire le plus ancien du bureau pouvait être appelé à assurer l’intérim du conservateur des hypothèques, à défaut de vérificateur ou d’inspecteur de l’enregistrement disponible dans le département. Les surnuméraires n’étaient pas rémunérés sauf s’ils étaient chargés de remplacer le conservateurs. Dans ce cas, ils percevaient une partie des remises du titulaire.
41Les actes soumis à publication étaient inscrits au registre des dépôts, conformément à l’article 16 de la loi de Ventôse. Il servait d’abord à déterminer l’ordre des formalités de publicité. Les documents déposés pour être publiés y étaient inscrits « jour par jour et par ordre numérique », c’est-à-dire au fur et à mesure de leur arrivée. Le registre était arrêté chaque jour par le conservateur.
42L’autre outil important du personnel des conservations était le répertoire alphabétique, défini par l’article 18. Il s’agissait d’un « registre sur papier libre dans lequel [étaient] portés par extraits, au fur et à mesure des actes, sous le nom de chaque grevé, et à la case qui lui ser[ait] destinée, les inscriptions à sa charge, les transcriptions, les radiations et les autres actes qui le concern[ai]ent, ainsi que l’indication des registres où chacun de ces actes ser[ait] porté, et les numéros sous lesquels ils y ser[aient] consignés ». Il ouvrait l’accès au bilan hypothécaire de chaque individu, et était destiné à permettre au conservateur de retrouver facilement et sûrement toutes les formalités qu’il devait délivrer au chef d’une personne déterminée. À ce titre, le répertoire alphabétique était un fichier strictement personnel, qui ne permettait de disposer d’informations complètes sur des immeubles qu’au prix de recherches complexes. Elaboré dans le contexte d’un marché immobilier encore naissant, il était mal adapté à la multiplication des entrées qu’a entraîné l’accélération des transactions foncières.
43La loi de Ventôse a défini pour deux siècles les fondements du statut et de la mission des conservateurs des hypothèques. Elle les a ancrés dans la législation française où le droit de propriété prend ses racines. Enfin, il a défini précisément les modalités matérielles d’exécution des opérations, l’organisation des bureaux ainsi que les relations avec les usagers et l’administration de tutelle.
44Ce faisant, il a mis un terme aux hésitations qui ont caractérisé la fin du XVIIIe siècle quant au choix d’un acteur disposant de la légitimité et des moyens matériels de sécuriser le marché foncier, au prix d’un lien de filiation ambivalent avec l’État. Au centre du dispositif, la responsabilité personnelle du conservateur des hypothèques constituait un gage d’indépendance et une garantie envers les usagers.
45Adossé à la loi, le statut de Ventôse était assuré d’une certaine pérennité. Forgé dans le contexte d’un marché foncier embryonnaire, il fallait pouvoir assurer son adaptation à un environnement socio-économique en forte évolution pendant deux siècles. Pour ce faire, l’administration n’avait pas les moyens juridiques de réformer le régime hypothécaire de Ventôse dont seul disposait le législateur.
46La modernisation du régime de publicité foncière rendue nécessaire par la transformation structurelle du secteur immobilier était le défi posé aux gouvernements, parlements et administrations français pour les siècles à venir sous le nom de « réforme hypothécaire ».
Notes
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[1]
Loi du 21 Ventôse an VII (11 mars 1799) relative à l’organisation de la conservation des hypothèques.
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[2]
Ordonnance n° 2010-638 du 10 juin 2010 portant suppression du régime des conservateurs des hypothèques prenant effet le 1er janvier 2013.
-
[3]
Le régime du Livre Foncier a été établi en Alsace-Moselle par la loi du 1er juin 1924 mettant en vigueur la législation civile française dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle.
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[4]
L’impact de la formalisation des droits fonciers sur le développement économique a fait l’objet d’une réflexion de l’économiste Hernando de Soto dans Le mystère du Capital, Flammarion, Paris, 2005.
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[5]
La constitution du droit de propriété en droit naturel a notamment été théorisée pendant la Renaissance par le juriste Charles Dumoulin. Thireau Jean-Louis, Charles Dumoulin (1500-1566), Etude sur les sources, la méthode, les idées politiques d’un juriste de la Renaissance, Librairie Droz, Genève, 1980.
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[6]
Édit du Roy portant établissement des greffes d’enregistrement des oppositions, pour conserver la préférence aux hypothèques, 23 mars 1673.
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[7]
Édit du Roi portant création de Conservateurs des hypothèques sur les immeubles réels et fictifs, 21 juin 1771.
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[8]
Lettres patentes du Roi pour la régie des droits d’hypothèque, 7 juillet 1771.
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[9]
Loi concernant le code hypothécaire, 9 messidor an III.
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[10]
Loi sur le régime hypothécaire du 11 Brumaire an VII.
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[11]
Massaloux Jean-Paul, « La régie de l’Enregistrement et des Domaines aux xviiie et xixe siècles : Étude historique » in Hautes Etudes Médiévales et Modernes n° 64, Droz, Genève, 1989, pp. 414.
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[12]
3 Messidor an 9, Arrêté relatif à la fixation et à la distribution des remises de la régie de l’Enregistrement et du domaine national pour l’an 9, 22 juin 1801.
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[13]
Ces éléments ont été établis à partir d’un échantillon aléatoire de 10%, soit 42 conservateurs, nommés en avril 1799.
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[14]
Louis Aigouin, « Des inconvénients et des dangers des conservations des hypothèques », in Annales de l’Enregistrement et des Domaines, n° 9, 1885, p. 279.