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Article de revue

La « monnaie fiscale » Expédient ou solution pour la dette ?

Pages 12 à 15

Notes

  • [1]
    Le lecteur trouvera en fin d’article les références des analyses que j’ai principalement utilisées : articles de Bruno Théret, Jean Michel Harribey et Mariana Luzzi (une universitaire argentine).

La « monnaie fiscale », c’est-à-dire le paiement de dépenses publiques au moyen de bons utilisables ultérieurement pour payer les impôts, est une technique de gestion de l’endettement en situation de crise qui a déjà été étudiée et mise en place, en Argentine par exemple. C’est un des outils possibles, sous certaines conditions de mise en œuvre, pour surmonter une situation exceptionnelle dans la zone euro.

1La France arrive encore à gérer son endettement en se finançant sur les marchés internationaux de capitaux à des conditions satisfaisantes. Pour autant, notre niveau d’endettement et surtout la persistance des déficits pourraient un jour nous placer dans une situation où les marchés rechigneraient à nous prêter ou demanderaient des conditions exorbitantes. Confrontés à ce genre de problème, certains pays ont imaginé des solutions innovantes pour y faire face. Dans ce contexte, et afin de se préparer à toute éventualité, il n’est pas inutile d’explorer ces solutions originales afin de savoir si elles pourraient constituer des solutions, au moins partielles et permettant de gagner du temps ou alors si ce sont des expédients néfastes.

2Parmi ces approches originales et, disons-le d’emblée, assez extrêmes, il faut ranger les monnaies complémentaires publiques, émises directement par le trésor public, que Bruno Théret [1] appelle « les monnaies fiscales ». Cet auteur considère par ailleurs que ces monnaies complémentaires pourraient être compatibles avec l’euro.

3Nous allons d’abord expliciter et définir le principe et le mécanisme de ces monnaies fiscales et ensuite examiner l’expérience des pays qui y ont eu recours afin de poser les conditions et les limites de ce genre d’outil dans le contexte actuel (le gouvernement de Syriza en Grèce avait un moment envisagé d’y recourir).

4Le principe de la « monnaie fiscale » est simple : l’État, ou toute collectivité habilitée à percevoir des impôts, paye une partie de ses dépenses (salaires, achats par les marchés publics, allocations…), en émettant des bons, généralement non porteurs d’intérêt, libellés en monnaie nationale, qui peuvent être utilisés afin de régler les impôts à cette même collectivité ou être ultérieurement convertibles en monnaie à certaines conditions. Il s’agit donc de titres de dette dotés d’un pouvoir libératoire fiscal. Ils ne remettent pas en cause la monnaie existante mais, avant de revenir dans les caisses du trésor ils peuvent circuler entre les agents économiques comme une monnaie complémentaire. En étant libératoires des impôts, ils anticipent donc des rentrées fiscales futures et, ainsi, durant le temps de leur circulation, ils agissent comme une forme de placement de la dette publique.

5Historiquement ils ont d’abord été émis pour faire face à des crises de liquidité dues à l’isolement de territoires éloignées du centre monétaire : par exemple les États américains avant la constitution de 1787, ou les provinces canadiennes françaises. Il s’agissait donc au départ de « monnaies de nécessité ». Dans le Canada français, l’intendant Jacques de Meulles, privé de fonds pour payer les fonctionnaires coloniaux et les troupes, réquisitionne en juin 1685, des cartes à jouer (le bon papier était rare et l’imprimerie inexistante sur place) et, apposant son sceau et sa signature, les émet en différentes coupures en tant que valant pour monnaie ou espèces avec lesquelles il assure la paye. Par ordonnance, ces cartes sont reconnues légales et les marchands sont sommés de les accepter.

6***

7Ces premières expériences sont trop éloignées du contexte actuel pour présenter un caractère démonstratif, mais, ce n’est pas le cas des monnaies fiscales émises en Argentine à partir des années 1970 et jusqu’au début des années 2000. De 1985 à 2003, dans la province de La Rioja puis dans celle de Tucuman, parallèlement au péso, monnaie nationale, a circulé le « bocade » émis par les gouvernements provinciaux. Cette technique s’est étendue à une dizaine d’autres provinces à partir de 2001 sous des noms divers : « patacones, fédérales… ». Ces provinces avaient en effet vu leurs compétences s’accroître sans augmentation correspondante des ressources et, en même temps, la privatisation de banques publiques provinciales les privait de l’instrument traditionnel de financement de leur déficit. Dans un contexte de difficultés d’accéder au financement extérieur, l’État central lui-même a eu recours à cet outil à partir de 2001 avec la création du « lecop ». Ce phénomène n’est pas resté marginal car il a représenté jusqu’à 40 % de l’émission monétaire en pésos et, jusqu’à 16 mois de recettes fiscales. Ces bons étaient émis en coupures de faible valeur nominale afin de permettre aux employés ou aux fournisseurs de les utiliser dans des transactions courantes. La convertibilité en pésos était en effet prévue mais à des échéances de quelques mois à trois ans. Lors des premières échéances, la plus grande partie des bons émis revenaient, puis progressivement beaucoup restaient en circulation. En effet, entre temps, ces monnaies fiscales ont circulé : en avril 2002, les achats en supermarché étaient dans certaines provinces assurés à plus de 40 % par ce biais. Bien entendu, les gens ne les thésaurisaient pas mais cherchaient à les utiliser en priorité. Elles revenaient aussi dans les caisses des institutions publiques par le paiement des échéances fiscales. En définitive, fin 2003, dans le cadre de l’accord avec le FMI, le solde de ces bons a été racheté par l’État central et transformé en dette classique avec l’aide de la banque centrale. L’opération s’est réalisée au cours nominal pour les sommes modestes et avec une légère décote pour les détenteurs plus importants.

8De ces expériences peut-on tirer des conclusions sur la viabilité de ces monnaies fiscales ? Dans un premier temps, il faut admettre que seul un contexte particulier peut en légitimer le principe. Ensuite, leur acceptation pratique et courante, et donc leur succès dépend de l’attitude des partenaires sociaux, des entreprises et du patronat ainsi que des principales composantes de la société civile. Enfin, les conditions techniques de leur mise en place et de leur gestion sont aussi un facteur important.

9Le contexte particulier est celui de la nécessité. Dans les provinces d’Argentine qui y eurent recours, l’élément déclencheur a toujours été l’impératif de trouver une solution au paiement des salaires. Leur émission est d’ailleurs souvent intervenue après plusieurs mois de retard de paiement. Au niveau central c’était la difficulté de trouver des prêteurs afin de financer le déficit budgétaire. Mais également dans tous les cas, le contexte de crise faisait de ces monnaies fiscales un outil de relance économique.

10Au départ, les syndicats d’agents publics étaient opposés et ont déclenché des grèves. Le gouvernement central avait d’ailleurs décidé, afin de faciliter l’acceptation sociale, de ne payer en lecor que la partie des salaires supérieure à 500 pésos. Mais surtout, les salariés ont compris l’intérêt des monnaies fiscales à partir du moment où, grâce aux accords du gouvernement et des entreprises, celles-ci les ont accepté en paiement des achats. Les commerçants soulignaient l’impérieux besoin de relancer le marché interne par l’injection de liquidités et les chambres de commerce ainsi que les fédérations des distributeurs de combustibles ou les supermarchés avaient manifesté leur accord à ces émissions, s’engageant à les accepter à leur valeur nominale. De plus, une loi avait imposé aux services publics et aux entreprises nationales de réseau (eau, électricité, gaz, téléphone, transports) d’accepter au moins 50 % du paiement de leurs services en monnaie fiscale. Un réseau de changeurs et un marché spécifique s’est mis en place pour faire circuler les bons entre les entreprises qui en collectaient beaucoup et celles qui n’arrivaient pas à saturer en bons le paiement de leurs impôts, de même un marché pour les particuliers fonctionnait. Acheter des lecors sur ce marché permettait de gagner dix pour cent sur le paiement de ses impôts et ceux qui les vendaient pouvaient ainsi payer, par exemple, des fournisseurs étrangers. Le gouvernement a laissé se développer cette activité sans chercher ni à l’interdire ni à la réguler car elle a contribué à fluidifier l’usage des bons et donc à assurer leur succès.

11Sur le plan technique, les émissions ont été calculées de façon à faciliter la circulation comme instrument quasi monétaire : la diversité des valeurs nominales semblable à celle des billets de banque avec même des bons de un péso pour les petits achats, la dimension adéquate pour les porte-monnaie, les symboles identitaires régionaux et nationaux et les signatures officielles illustrant les bons.

12Mariana Luzzi résumait ainsi leur parcours : « En résumé le circuit va d’abord de l’État aux fonctionnaires et aux fournisseurs ; dans un deuxième temps, de ces derniers aux commerces, aux entreprises de service public et à l’État lui-même (sous forme de paiement d’impôts)… des entreprises aux travailleurs en paiement d’une partie des salaires. En même temps que cela se poursuit, les changeurs créent une voie supplémentaire de circulation des bons, à laquelle participent aussi les entrepreneurs et les salariés en les achetant ou les vendant. Grâce à ces conversions, les circuits et les sens de circulation du bon se multiplient, atteignant tous les acteurs économiques ». La vigueur de ce circuit explique qu’il y ait même eu des faux bons mis en circulation, ce qui est un signe de leur valeur.

13Certes, chacun dans ce circuit mettait en place des stratégies afin d’utiliser ces bons : le jeu consistait à les dépenser « comme s’ils brûlaient les doigts », mais « en même temps, c’était précisément cette tendance à la dépense et non à la thésaurisation des bons qui renforçait la capacité du lecor à relancer l’économie provinciale et en faisait un recours idoine devant le manque de liquidités » (Mariana Luzzi).

14Nous pouvons donc conclure que dans le contexte Argentin, ces monnaies fiscales ont eu un effet positif et contribué à passer avec moins de dommages un cap difficile dans la gestion de l’endettement. La question suivante est de savoir si cet outil serait transposable dans le contexte européen actuel.

15***

16Lors des premiers mois de l’accession d’Alexis Tsipras au gouvernement grec, il a été évoqué la possibilité d’instaurer dans les États les plus défavorisés de la zone des monnaies fiscales complémentaires à l’euro. L’analyse des tenants de cette solution, exprimée notamment dans le cadre d’ATTAC était que cette introduction, justifiée par un état de nécessité pouvait être déclenchée de manière unilatérale en se fondant sur le principe de subsidiarité. La compatibilité avec l’euro tiendrait au fait qu’il ne s’agirait pas d’émettre une monnaie mais des titres de crédit public servant au règlement de dettes publiques à court terme (salaires, pensions…), en anticipant sur des recettes fiscales futures. Le mécanisme au fond ne serait pas plus dérogatoire que la possibilité laissée aux banques de créer de la monnaie scripturale en démultipliant leurs crédits, anticipant la valeur créée par les investissements ainsi financés. Dans un contexte ou les créanciers d’un pays auraient des exigences qui conduiraient à baisser les salaires et les retraites de 30 %, la population comprendrait vite que mieux vaudrait que cette partie soit versée en « monnaie fiscale » plutôt qu’être perdue. Ce mécanisme, assimilé à l’ancien « circuit du trésor » aurait aussi une autre vertu, il conduirait à financer une dépense locale et donc à la relocalisation de la production. Jean Marie Harribey insiste cependant sur certaines disciplines à s’imposer pour éviter des dérapages, l’État devait s’engager à :

  • une politique ferme de contrôle et de recouvrement des impôts (défaillants en Grèce),
  • dimensionner les émissions de façon proportionnée aux effets de la relance attendue (multiplicateur keynésien) et donc aux recettes fiscales supplémentaires engendrées.
  • garantir la convertibilité dans les conditions prévues par la loi de mise en place.

17Ces conditions montrent que le dispositif n’est pas à la portée d’un gouvernement qui ne disposerait pas d’une large légitimité dans le pays, d’une volonté politique forte de redressement et d’une stratégie incluant le respect de l’euro comme « monnaie fédérale d’ordre supérieur ».

18Par ailleurs, il n’est pas du tout garanti que l’analyse des tenants de la monnaie fiscale sur la compatibilité avec l’euro soit juridiquement solide. Ce point reste à vérifier de façon plus approfondie. Enfin, l’accueil de la commission européenne, de la banque centrale et des pays forts de l’euro ne va pas de soi. Toutefois il est difficile de préjuger des réactions dans un contexte de nécessité.

19Dans ce contexte d’ailleurs il s’agit d’agir vite et donc d’avoir anticipé un certain nombre de stratégies. La « monnaie fiscale » peut faire partie des pistes à garder dans une trousse de secours. Celle-ci pourrait d’ailleurs être enrichie d’autres idées telles que la valorisation patrimoniale du pouvoir d’imposer, des obligations à durée indéterminée ou de l’injection de liquidités par financement des dépenses d’avenir. Nous aurons peut être l’occasion d’approfondir ces thèmes dans de prochains articles.

Bibliographie

Références

  • Agliette Michel et Orléan André (2002). La monnaie entre violence et confiance. Paris Odile Jacob.
  • Blanc Jérôme (2000). Les monnaies parallèles. Unité et diversité du fait monétaire, Paris, l’Harmattan.
  • Harribey Jean Marie (2015). Discussion de la « monnaie complémentaire » dite « fiscale » Attac France, 20 novembre 2015.
  • Luzzi Mariana (2014). Pluralité monétaire et monnaie de crise en Argentine, 2001-2003. Scoops, 31 janvier 2014.
  • Théret Bruno (2015). Vers l’instauration de monnaies fiscales nationales dans la zone euro ? ATTAC France, 20 novembre 2015.
  • Théret Bruno (2014). Un antécédent historique : le bocade de la province argentine de Tucuman (1985-2003), Revue du Mauss permanente, 23 Juin 2014.

Notes

  • [1]
    Le lecteur trouvera en fin d’article les références des analyses que j’ai principalement utilisées : articles de Bruno Théret, Jean Michel Harribey et Mariana Luzzi (une universitaire argentine).
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