Notes
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[1]
Ce travail émane d’une réflexion collective d’un groupe de cinquante fonctionnaires, universitaires et syndicalistes qui ont été choisis en raison de leur diversité hommes : femmes, centrale/terrain, hostiles/favorables aux réformes en cours.
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[2]
Cet article part des conclusions du livre Le management, une affaire paradoxale paru aux éditions de l’EHESP et des débats du colloque du cercle de la réforme de l’État tenu en octobre 2016, bientôt disponible sur le site cerclereformeetat.eu.
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[3]
Gestion & Finances Publiques, n° 3-2016, pp.73-76.
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[4]
Grémion P., Le pouvoir périphérique.
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[5]
Kant I., Versuch den Begriff der negativen Grössen in die Weltweisheit einzuführen (Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives), traduction par Roger Kempf (Préface de Georges Canguilhem), Paris, Vrin, 1972 ; traduction par Jean Ferrari, E. Kant, Œuvres philosophiques, Tome I, Paris, Gallimard (La Pléiade), 251-302.
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[6]
Marx K., Sur la question juive, éd. La Fabrique, Paris, nouvelle traduction par Jean-François Poirier, présentée et commentée par Daniel Bensaïd, 2006.
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[7]
Loi organique sur la loi de Finances, 2 août 2001.
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[8]
Les agences britanniques ne sont pas des établissements publics mais des services de taille différente mais tous résumés par le couple autonomie/responsabilité, i.e. des niveaux disposant d’une forte autonomie de gestion dans le cadre d’objectifs débattus avec le ministre et l’administration centrale.
La réforme de l’État doit prendre en compte l’évolution de son rôle et les aspirations à un service public plus ouvert sur la société. La montée des paradoxes caractérise le management public aujourd’hui. Le management des paradoxes doit se substituer au management linéaire et mécaniste d’hier. Le management des paradoxes s’appuie sur le management par le sens.
1 – Les enjeux de la réforme de l’État
A – L’État en question
1Le service public, dans bien des domaines, est à la peine [2]. Et dans le même temps, les Français le ressentent parfois en décalage par rapport à leurs attentes. Il semble pris dans un faisceau de difficultés.
2Il ne peut par exemple plus décider seul de façon unilatérale ou hiérarchique et selon sa propre temporalité : la société civile et les agents publics veulent être parties prenantes de la décision et les réseaux sociaux influent presque instantanément sur les projets.
3L’État lui-même subit une crise de légitimité symbolique. Dans un pays où il a souvent donné sens et vision à la société, on attend plus que jamais de lui qu’il soit le gardien de la cohésion sociale et de la cohésion nationale. Est-il absent ou défaillant, tous les replis identitaires deviennent possibles. Il est de plus pris dans la construction européenne, qui met en cause ses modes de fonctionnement mais aussi encadre ses possibilités de réaction aux attentes des citoyens, sans pour autant diminuer la demande d’État. La France est confrontée à un déclin général des institutions alors même que le service public doit être davantage performant et ne doit sacrifier ni la qualité de service ni les valeurs qui sont les siennes d’impartialité, de continuité et d’adaptabilité.
4Ce déclin frappe d’autant plus que se multiplient les actions innovatrices venues du terrain et se tissent des comportements nouveaux, à la fois créatifs et proactifs.
5Le modèle actuel de l’État où les fonctionnaires ne sont souvent que des exécutants ou considérés comme tels, doit être remplacé par un État à la dynamique nouvelle, un État en réseaux où chacun peut faire valoir son apport, entendre sa voix, sans nécessairement l’autorisation du centre, le système gagnant en intelligence par la multiplicité de ceux qui, à tous niveaux, permettent de l’animer et le font progresser.
6Dans ce nouveau modèle, la conduite du changement revêt un caractère crucial : investir dans les conditions de mise en œuvre, dans l’expérimentation, dans l’évaluation comme outils d’intelligence collective est une condition majeure pour un service public efficace et en phase avec la société.
7L’État est soumis à des mouvements exogènes comme la diversité croissante des attentes sociales avec des aspirations clivées entre, d’une part, des groupes sociaux à la fois plus multiples et plus soudés et, d’autre part, des individus dont les attentes sont plus complexes et parfois non réductibles à l’image que l’on se fait de groupes sociaux aux comportements prévisibles. L’État doit à la fois faire face, d’une part, à une globalisation et à une massification croissantes et, d’autre part, à un individualisme lui-même croissant. Il est pris en tenaille par le haut (globalisation) et le bas (demandes de plus en plus individualisées avec la nécessité d’un traitement des individus au cas par cas). Des « fonctionnaires de base » doivent faire face à ce besoin d’individualisation en devant parfois enfreindre les règles pour trouver des solutions « humaines », mais ils le font sans garder trace des pratiques et sans qu’il y ait une capitalisation des bonnes pratiques et des échecs, qui alimenterait l’évolution du cadre réglementaire d’intervention.
8L’État est aussi le gardien du vivre ensemble : il doit en garantir la possibilité.
B – Le service public de demain
9Que faire ? Avoir un service public connaissant mieux la société, les groupes sociaux, la diversité des situations, l’entreprise, et les prenant en compte. La difficulté est de savoir comment connaître les attentes sociales et de quel type de prise en compte il s’agit. Des divergences existent entre les agents publics qui pensent que l’intérêt général est leur seul apanage et ceux d’entre eux qui se rendent compte que l’intérêt général se co-construit avec les citoyens.
10Le modèle le plus général demeure celui d’une administration qui applique les objectifs du politique selon un modèle descendant des décideurs vers les metteurs en œuvre, sans recueil préalable suffisant des informations de terrain. Ce système de pensée ou cette culture administrative, paraît obsolète à un moment où malgré la lassitude des réformes, de nombreuses initiatives existent – on ne décourage pas si facilement des cadres et des agents qui aspirent à une rénovation du service public. Mais ces initiatives demeurent isolées et non capitalisées, les fonctionnements en réseaux passent par le centre des administrations. Les potentialités ouvertes par le numérique ne sont pas mises à profit, ou trop peu, pour échanger plus librement, faire circuler l’information, développer l’intelligence collective.
11Une difficulté supplémentaire tient à la faiblesse fréquente du management, avec une évaluation des agents publics trop souvent formelle, une insuffisance de la formation au moment des réformes, trop peu de confiance aux cadres intermédiaires et aux agents, une quasi-absence de plans objectifs/moyens contractualisés avec l’autorité hiérarchique supérieure. Le passage à un véritable management et, à cette fin, la refondation pédagogique de la formation initiale des fonctionnaires constituent deux maîtres-piliers des évolutions nécessaires. Si, par exemple, des services déconcentrés ont subi une perte de professionnalisme, c’est en certains cas en raison de la fusion des structures mais aussi de l’absence de prise en compte de la dimension managériale et d’une gestion des ressources humaines insuffisante à donner des perspectives aux agents.
12Le service public de demain serait alors un service public :
- diversifié dans ses modes de recrutement et ses profils ;
- rénové dans ses modes de management ;
- ouvert à la société civile ;
- sachant co-construire l’intérêt général ;
- favorisant le lien social au quotidien.
13Ce que ces enjeux montrent c’est la nécessité d’une stratégie de GRH collective qui prenne en compte les réformes en cours et les stratégies collectives et d’une GRH individuelle qui accompagne et devance les réformes de structure.
14Plus globalement, ces enjeux appellent la constitution de ce qu’André Barilari appelle un « État agile » [3].
15La seule réponse qui apparaît face à ces difficultés est une gestion des paradoxes que les fonctionnaires ont à affronter dans leur vie quotidienne et qui seront analysés ici.
2 – Les paradoxes que les fonctionnaires ont à gérer
A – Des situations paradoxales
16Ce diagnostic montre les situations vraiment paradoxales où se trouvent les fonctionnaires. Ces situations paradoxales permettent de construire un management par le sens. Quelques exemples, d’importance diverse, en témoignent :
- la mondialisation oblige une commande publique qui n’exclut pas les entreprises étrangères tout en assurant un soutien aux entreprises à implantation locale ;
- les demandes des usagers qui passent le plus souvent par les réseaux sociaux et des initiatives citoyennes spontanées réduisent le temps de la décision qui doit réagir presque instantanément tout en n’ouvrant pas la voie à un simple jeu de lobbies et groupes de pression ;
- la formation n’a de sens qu’intégrée à des business plans ou projets de service qui mettent en évidence des priorités et planifient et budgètent la formation, qui alors n’est plus une décision individuelle ;
- l’entretien d’évaluation et autres outils de GRH ne valent qu’intégrés à un système de management global qui, dès le départ, clarifie les objectifs et les résultats à atteindre ;
- la diminution des effectifs oblige à revoir en transparence avec les usagers les niveaux de services rendus alors même que les ministres et les administrations centrales augmentent les missions au lieu de les hiérarchiser et exigent un niveau de qualité inchangé ;
- la question de l’intérêt général se pose aussi. Traditionnellement, l’intérêt général est une sorte de donnée préexistante élaborée par les fonctionnaires dans le cadre des objectifs politiques et que l’on oppose au point de vue partiel et partial des citoyens et des usagers. Si par contre l’intérêt général est co-construit avec les citoyens se pose le problème du « nominalisme » (autant d’intérêts généraux que de co-constructions) et en clé positive la nécessité de renforcer la connaissance de l’intérêt général par les fonctionnaires pour que la co-construction débouche sur des solutions positives ;
- autre paradoxe : les rapports entre le « haut » et le « bas », les administrations centrales et les services déconcentrés. Après une longue période décrite par la sociologie des organisations de « pouvoir périphérique » [4] où le modèle wébérien d’une centrale donnant des ordres aux services de terrain a été mis à mal par la réalité d’un accord entre hauts fonctionnaires et élus pour se prémunir contre les directives venant de Paris, on assiste aujourd’hui à un phénomène inverse de verticalité croissante où les centrales contrôlent étroitement des services déconcentrés déjà mis à mal par la décentralisation.
B – Qu’est-ce qu’un paradoxe ?
17Cette notion a d’abord été définie par Kant dans son essai sur les grandeurs négatives [5]. Le paradoxe est de faire face à des tensions qui ne peuvent s’annuler, au contraire de la contradiction. Ainsi moins un et plus un, ou pôle Nord et pôle Sud, ce à quoi le jeune Marx [6] a ajouté hommes et femmes. Si Kant a mis en évidence cette notion, c’est pour la référer à la complexité de la réalité sociale qui ne se réduit pas à des contradictions (par exemple ce que l’on trouve dans le contrôle et dans les rapports du contrôleur et du contrôlé où on ne peut nier ni la logique du contrôleur ni celle du contrôlé).
18Une contradiction est résolutoire car un de ses termes peut l’emporter sur l’autre, alors que dans le cas d’un paradoxe, les tensions demeurent et il s’agit de les gérer. Appliquer ce concept au management revient à trouver les principes en tension que ce dernier doit affronter, sans pouvoir éliminer un des termes de l’équation. Ainsi, une démarche partenariale du point de vue du service public consiste à être à l’écoute des partenaires (au sens de parties prenantes, « stakeholders » de l’action publique), elle ne signifie pas se faire capturer par ces derniers. Ou : être partenarial signifie être ouvert sur autrui mais non adhérer à son point de vue. Il n’est pas possible d’éliminer les tensions : il s‘agit de les connaître et de savoir les prendre en compte.
19Or cette dimension est contre-intuitive. Par exemple, être partenaire peut être vécu comme une mise sur le même plan de toutes les parties prenantes du service public. Alors seul le contrôle échapperait à une capture par les usagers. Au contraire de cette idée linéaire (être à l’écoute c’est approuver), une démarche publique partenariale suppose certes une part d’empathie pour être vraiment à l’écoute, mais également une capacité de mise à distance pour bien mesurer la pertinence des points de vue. Il est à l’évidence plus simple de définir des équations pour cerner les démarches du service public, du type une cause détermine un seul effet. Ainsi il est plus facile de dire que la qualité est l’écoute ou la satisfaction des usagers, que de prendre au sérieux les paradoxes que le service public doit en réalité affronter. Le rapport aux usagers est un construit de compréhension et de capacité à ne pas prendre en compte un seul point de vue. La complexité est positive dans le management car elle prend la mesure de l’intrication des problèmes et de l’action, plutôt que de plaquer des outils et des solutions simplifiant à l’excès, ce qu’est le travail quotidien d’un fonctionnaire.
C – La montée en puissance des paradoxes
20Le management n’est donc qu’affaire de tensions paradoxales comme le montrent quelques exemples :
21– Paradoxe du processus et des finalités : le management est une analyse des processus au niveau le plus micro et l’élaboration d’une vision (sens) vers laquelle on veut aller : qui travaille dans lequel de ses versants ? Le sens ne vient-il que du haut ? Le haut peut-il ne pas se soucier des processus, des valeurs, des régulations au quotidien pour que sa vision ne soit pas abstraite ?
22– Paradoxe des chiffres : le management a besoin de chiffres, mais les chiffres disent-ils tout ? Comment les définir : s’agit-il seulement des services immédiatement délivrés (en anglais « outputs ») mais aussi d’impacts intermédiaires (en anglais « outcomes ») ? Les deux répondrait-on mais la situation actuelle, basée sur les projets de performance requis par la LOLF, montre une coupure entre les services produits et les impacts, au détriment de ces derniers : pourquoi ? La LOLF a soulevé le débat mais ne l’a pas tranché.
23– Paradoxe de la proximité et du global : le management se fait au niveau de la proximité mais a besoin d’informations sur ce qui se passe ailleurs, ce qui fonctionne et ne fonctionne pas et du point de vue de qui, donc d’une vision nationale et internationale : comment concilier le micro et « le grand tableau » (big picture) dans lequel il s’insère ?
24– Paradoxe des valeurs. Le management a besoin de valeurs ; mais les valeurs peuvent être différentes, éclatées voire divergentes. L’entretien d’évaluation individuel est un exemple patent de la façon dont on ne peut pouvoir se parler faute d’un noyau dur de valeurs partagées. Clarifier les valeurs est ainsi important pour que les agents ne se sentent pas jugés sur des critères non-dits mais encore faut-il que ces valeurs soient comprises et n’entraînent pas un clonage des agents sur un seul référentiel.
3 – Le management rationalisateur/mécaniste et le management des paradoxes
A – Le management linéaire
25Le management a trop souvent été marqué par la linéarité. Le triomphe de cette dernière se trouve par exemple dans la mise en œuvre de la LOLF : il s’agit de définir des objectifs quantitatifs, suivis d’une stratégie de mise en œuvre, accompagnée de la mesure des résultats. Ce modèle suit la voie hiérarchique, car les objectifs sont proposés au Ministre par l’administration centrale et non par les services déconcentrés.
26Il s’est traduit par des programmes annuels de performance mettant en jeu essentiellement un travail sur les objectifs et un travail sur la mesure. Les problèmes qui en ont découlé sont le primat du quantitatif, des résultats en termes de service immédiatement rendus plutôt qu’en impacts i.e. en effets positifs ou négatifs sur la société, une absence de réflexion sur la mise en œuvre et les stratégies alternatives du comment faire (car pour cela il faut associer à la réflexion ceux qui font, notamment les services déconcentrés), une faiblesse du feed back (au mieux un dialogue de gestion par an associant les centrales et les services de mise en œuvre). Les résultats sont souvent définis en termes tels que « le nombre de… » (rapports, interventions) qui parfois sont un reflet partiel de l’impact (par exemple le nombre de logements attribués dans le cadre d’une politique du logement), mais parfois ne mesurent que l’activité et non sa pertinence ou son adéquation aux objectifs.
27Le modèle rationalisateur est un modèle déductif où l’on passe sans problème des objectifs aux résultats alors que la pratique montre des actions plus interactives
28Le modèle rationalisateur est alors un point de départ et non un aboutissement. Il est nécessaire non seulement d’avoir des chiffres mais de savoir les interpréter. La dimension de l’interprétation est inhérente au management des paradoxes. Tout doit être interprété, ce qui pose la question de la légitimité du processus d’interprétation : est-elle le fait d’un seul acteur de l’action publique ou de celui qui contrôle et du contrôlé ? De plus, qui dit interprétation, dit intervention d’un élément humain, donc implique de ne pas tomber dans la peur de l’humain, qui n’est pas que subjectif si le processus d’interprétation et d’évaluation des données est accepté par les acteurs de l’action publique. Savoir si au-delà de la production de chiffres l’on met en place un dispositif d’interprétation légitime est un des impensés du management actuel qui préfère s’en tenir à « l’objectif », alors que toute donnée fait preuve d’une interprétation. Il n’est pas de chiffres incontestables mais tous sont sujets d’analyse. Ce qui est en cause n’est pas le couple « objectif/subjectif » mais la légitimité du processus d’interprétation et d’évaluation des résultats. C’est à défaut d’une conscience partagée sur les modalités qui permettent d’aboutir à des jugements que ceux-ci sont décriés ou suspectés de « subjectivité ».
29Le modèle rationalisateur est mécaniste et non cybernétique : on pourrait à l’inverse imaginer des systèmes de rectification rapides et adaptatifs des objectifs et des stratégies de mise en œuvre. Et ce à travers une évaluation qui fasse en continu appel à des informations et avis de « terrain », à travers également des réseaux intranets dédiés à cet effet où les acteurs peuvent faire part de leur expérience ainsi qu’à travers la valorisation des réseaux de toute nature.
30Le management des paradoxes repose sur la vitesse et la continuité des feed backs, l’existence de réseaux, des systèmes informatiques interactifs (par exemple des sites intranets où l’on peut déposer avis et textes, une écoute continue de la part des administrations centrales (favorisée par une gestion des cadres qui privilégie une mobilité pensée et organisée).
31La chaîne des résultats qui définit les programmes, en partant des objectifs aux stratégies de mise en œuvre, aux systèmes de mesure et à l’évaluation, n’est que peu utilisée en France. Ce qui lui manque dans la pratique est trop souvent la mise en œuvre (imaginer des solutions alternatives) et l’évaluation, car ce sont les deux dimensions qui ne peuvent se faire sans une coopération avec ceux qui font (et pas seulement entre ceux qui sont censés penser).
B – Le management des paradoxes
32Le management est aujourd’hui une réalité paradoxale, au sens où il doit affronter des exigences parfois contradictoires, parfois décalées, voire en tension. Dire alors qu’il y aurait une solution, « a one best way » (seule façon de faire) tant dénoncé par les théoriciens des politiques publiques, devient obsolète. Quelques exemples : le management ne peut se faire uniquement par des outils, car ceux-ci font l’impasse du débat sur les contenus de l’action publique et son histoire, mais il ne peut se faire sans eux. Ainsi l’existence de centres de responsabilité (i.e. des services autonomes dans leur gestion et responsables de leurs résultats, ce que la LOLF [7] n’a pas créé contrairement aux agences britanniques [8]), suppose des systèmes d’information performants qui permettent de suivre en temps réel les résultats, pour passer du contrôle a priori au contrôle a posteriori. Car en l’absence de système d’information, la tendance à ne pas vouloir lâcher les rênes est forte et le contrôle revient là où il fallait le faire évoluer. Mais le tout outil n’est pas non plus possible car il repose sur une vision et une logique d’organisation « interne », dont les processus doivent être optimisés, alors que le management public s’insère dans des politiques publiques, avec ce qu’elles supposent de gestion de l’imaginaire social (le droit de chacun au logement par exemple est un objectif relevant de la finalité symbolique plus que de la définition d’un objectif opérationnel).
33L’imaginaire est une notion soit oubliée soit considérée comme irrationnelle par le management rationalisateur comme le montre, par exemple, l’analyse des coûts pourtant présentée comme un bienfait évident, permettant de plaider le niveau de moyens adapté aux objectifs à atteindre. Le problème de la perception commune de l’analyse des coûts est que cela amènera une réduction des moyens (que ce soit vrai ou faux, peu importe, ce qui compte est la perception, la représentation de l’analyse des coûts). Pour y répondre, la meilleure stratégie n’est pas de dire que c’est faux mais de travailler sur la représentation elle-même : d’où vient-elle ? Pourquoi est-elle aussi forte ? Il faut donc en quelque sorte prendre les représentations au sérieux et ne pas les rejeter dans la boîte de l’irrationalité.
34Le management des paradoxes contrairement au management linéaire prend en compte de nouvelles dimensions. D’abord le fait que l’action publique est en remaniement incessant, par des processus d’interprétation et d’adaptation aux circonstances concrètes des objectifs nationaux. Ces processus ne sont pas négatifs mais constituent une spirale d’apprentissage, permettant de construire collectivement, avec les citoyens, les objectifs réels à atteindre. Pourquoi réels ? Parce que et selon toutes les théories de l’implémentation, ce qui se passe n’est jamais exactement ce qui avait été prévu. Une autre dimension est le caractère nécessairement partenarial de l’action, éclatée entre des acteurs multiples. Quelle politique publique n’est-elle pas le produit de l’interaction du niveau européen, de l’État national, des services déconcentrés, de plusieurs collectivités territoriales, et du secteur privé (lucratif et non lucratif) ? Par ailleurs cette complexité a des répercussions sur la définition de l’intérêt général. Dans le cadre du management des paradoxes, l’intérêt général se construit entre plusieurs exigences qui sont souvent en tension. Ainsi des approches qualité qui ne peuvent ni se résumer à l’action interne (revue des processus) ni à une extraversion du service public (la satisfaction des usagers), mais elles doivent nécessairement tenir ces deux niveaux à la fois (réforme des processus et écoute ou coproduction avec les usagers). De même pour l’entretien d’évaluation qui n’est pas qu’un processus de contrôle univoque, mais nécessairement une écoute quelque peu empathique de l’évalué faute de quoi celui-ci ne se sentira pas compris et donc rejettera les conclusions. Mais cette empathie ne doit pas masquer la nécessité d’une vision plus globale qui remet l’individu face aux objectifs du service public et ne se limite pas au « ressenti » de l’évalué et de l’évaluateur. Le management des paradoxes est la pratique d’une navigation complexe entre exigences différentes. De la sorte, les indicateurs dans le management des paradoxes sont composites : certes quantitatifs mais aussi check-list d’indicateurs qualitatifs. Un indicateur chiffré ne saurait à lui seul rendre compte de la réalité.
35En résumé :
Management rationalisateur | Management des paradoxes |
---|---|
Objectifs connus à l’avance et stables | Objectifs en remaniement en fonction des leçons de la mise en œuvre |
Stratégie de mise en œuvre définie par le haut | Stratégies multiples, tenant compte des expériences et spécificités de terrain |
La mesure privilégie des indicateurs quantitatifs | Des indicateurs quantitatifs ET qualitatifs |
Une évaluation « lourde », ad hoc | De grosses études d’évaluation mais aussi des retours continus de ceux qui font |
Un intérêt général non défini dans son élaboration | Un intérêt général co-construit avec les acteurs de la politique publique y compris la société civile |
36On pourrait même aller plus loin. N’y a-t-il pas dans la gestion des paradoxes une part de totalement non mesurable qui fait la spécificité d’une action publique ?
37Le travail d’une police de proximité (quel que soit son nom officiel) ne permet pas à des indicateurs de mesurer l’apport à la paix sociale, qui est somme toute plus important que le nombre de contraventions ? La question est ouverte, celle d’une part irréductible aux chiffres de l’activité qui ne peut se comprendre qu’à travers les récits des acteurs.
4 – Les solutions
38Deux axes principaux peuvent être proposés :
39Tout d’abord, la gestion de l’encadrement.
40Pour tenir compte des responsabilités accrues des cadres dirigeants de l’État, il faut poser comme un prérequis à l’accès à tout poste d’encadrement supérieur (nomination au moins au niveau ministériel), la réalisation d’une formation préalable au management complétée par une validation des acquis et un processus de sélection collégial (short list avec avis formalisé).
41L’effondrement des compétences dans tous les services (centralisés, déconcentrés) appelle de réserver une enveloppe budgétaire proportionnelle à la masse salariale, distincte des mesures statutaires pour un plan de formation/requalification au profit des métiers dont l’État aura besoin demain.
42La déresponsabilisation des cadres supérieurs est-elle due à un contrôle excessif des administrations centrales et un turn-over croissant des dirigeants sur des bases politiques ou est-elle liée à une moindre prise de risque vis-à-vis du décideur politique, ainsi qu’aux profils retenus, choisis en conséquence ? C’est un cercle vicieux dont il faut sortir.
43Une autre question est celle de l’intérêt général qui n’est pas une valeur absolue mais le résultat d’un processus où in fine le premier ministre décide à un moment donné dans un contexte donné. Il y a deux cas de figure : celui où il y a bien eu consultation des groupes de la société civile et des experts et où la décision a bien suivi des règles de transparence et d’équité dans la décision ; et des cas où ce processus n’a pu avoir lieu, le processus reposant alors sur des circuits d’information privilégiés, maîtrisés par quelques acteurs.
44Au contraire, Internet révolutionne l’accès à l’information, ce qui permet de démultiplier le nombre de gens à même de participer à la vie publique. Mais, en contrepartie, l’enjeu essentiel est la montée de l’individualisme, notamment à travers les réseaux « asociaux » où chacun affirme sa position sans se soucier de celle des autres et le déclin des groupes sociaux qui essayaient de faire la part entre l’individualisme et l’intérêt général.
Notes
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Ce travail émane d’une réflexion collective d’un groupe de cinquante fonctionnaires, universitaires et syndicalistes qui ont été choisis en raison de leur diversité hommes : femmes, centrale/terrain, hostiles/favorables aux réformes en cours.
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[2]
Cet article part des conclusions du livre Le management, une affaire paradoxale paru aux éditions de l’EHESP et des débats du colloque du cercle de la réforme de l’État tenu en octobre 2016, bientôt disponible sur le site cerclereformeetat.eu.
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[3]
Gestion & Finances Publiques, n° 3-2016, pp.73-76.
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Grémion P., Le pouvoir périphérique.
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[5]
Kant I., Versuch den Begriff der negativen Grössen in die Weltweisheit einzuführen (Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives), traduction par Roger Kempf (Préface de Georges Canguilhem), Paris, Vrin, 1972 ; traduction par Jean Ferrari, E. Kant, Œuvres philosophiques, Tome I, Paris, Gallimard (La Pléiade), 251-302.
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[6]
Marx K., Sur la question juive, éd. La Fabrique, Paris, nouvelle traduction par Jean-François Poirier, présentée et commentée par Daniel Bensaïd, 2006.
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Loi organique sur la loi de Finances, 2 août 2001.
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[8]
Les agences britanniques ne sont pas des établissements publics mais des services de taille différente mais tous résumés par le couple autonomie/responsabilité, i.e. des niveaux disposant d’une forte autonomie de gestion dans le cadre d’objectifs débattus avec le ministre et l’administration centrale.