Couverture de GES_193

Article de revue

Regards sur les questions d’actualité. Une interview de Vincent Renard

Pages 403 à 411

Notes

  • [*]
    École des ingénieurs de la ville de Paris, Lab’Urba, Université Paris Est, lykebir@gmail.com
  • [1]
    Le Grand Paris est un projet de création d’une grande métropole structurée autour de Paris et des départements voisins. Le Grand Paris Express s’inscrit dans ce cadre et est un vaste projet d’extension des lignes du Metro parisien.
  • [2]
    Guelton, S. (ed.)(2013), Le foncier en Ile-de-France : Retour sur 10 idées reçues, Association des études foncières, Paris.
English version
GES participe de manière classique à la vie scientifique par la diffusion des travaux des chercheurs, les comptes rendus de livres et de colloques etc. Nous proposons à travers cette rubrique « Regards sur les questions d’actualité » d’ouvrir la revue aux débats contemporains autour de questions d’actualités qui relèvent de la sociologie, de la géographie, de l’aménagement et de l’économie… L’objectif est de retracer, à partir d’interviews, le parcours de chercheurs et de penseurs provenant d’horizons disciplinaires divers et de recueillir leurs regards sur les grands enjeux spatiaux et sociétaux.
Lise Bourdeau-Lepage* et Leïla Kebir**

1Cette interview a été réalisée le 19 mai 2017 à Paris.

2Statisticien économiste, chercheur passionné, Vincent Renard nous livre ici son regard éclairé et sans concession sur la manière dont nos sociétés se saisissent de cet objet particulier qu’est le foncier. En décryptant notre rapport intime à la propriété et au partage des ressources, c’est en définitive la manière dont on choisit de vivre ensemble qu’il met en question.

Vincent Renard

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Fonction actuelle : conseiller à la direction de l’IDDRI, Institut du Développement Durable et des Relations Internationales, rattaché à Sciences Po Paris
Discipline : Statistiques, Économie
Fonctions passées : Directeur de recherches
Vincent Renard naît à Reims en 1944. Attiré par les mathématiques et l’ingénierie, c’est tout naturellement qu’il suit la filière scientifique. Après deux ans d’école préparatoire, il intègre l’École Nationale de Statistique et d’Administration Économique (ENSAE). Dirigée à l’époque par Edmond Malinvaud, Vincent Renard découvre alors l’économie, l’économie politique, l’économétrie et la modélisation. En troisième année il s’inscrit, en parallèle à l’Institut d’études politiques de Paris, en section « Service Public ». Son diplôme ENSAE en poche en 1967, il termine ses études de sciences politiques. Il enchaîne des petits boulots et profite pleinement du moment présent. Doué en anglais, il traduit, notamment, des ouvrages chez Dunod. En 1971, Claude Henry lui propose de rejoindre son équipe au Laboratoire d’économétrie de l’École Polytechnique. Vincent Renard, resté proche des milieux académiques, accepte et y restera près de trente ans. D’abord comme chercheur, puis comme chercheur CNRS et enfin comme Directeur de recherche. Il y développera des recherches sur les services publics, la prise en compte de l’environnement et, surtout, sur la question foncière et l’urbanisation dont il se passionnera et dont il deviendra spécialiste. Très vite ses recherches l’amènent à voyager, en Amérique du Sud notamment, qu’il sillonnera avec la même passion du voyage toute sa carrière. Il y développera des travaux sur les politiques et l’action foncière publique ainsi que sur la fiscalité y relative. Très actif, il intervient dans diverses universités, publie ses travaux, effectue des tâches d’expertise et de consultance et fonde avec Joseph Comby l’Association des Etudes Foncières. Parallèlement à ses activités de recherche, Vincent Renard développe des enseignements à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’École nationale des ponts et chaussées notamment. En 2008, il rejoint en tant que conseiller la direction de l’IDDRI, Institut du Développement Durable et des Relations Internationales, rattaché à l’Institut d’études politiques de Paris. Aujourd’hui retraité, Vincent Renard continue à enseigner et diffuser son expertise sur les questions foncières en lien avec les formes urbaines.

3Vous dites que votre parcours n’apprend rien car il est fait de hasards… quel hasard vous a donc mené à la recherche ?

4À l’ENSAE, j’ai toujours participé à des séminaires et des formations. Même lorsque je n’y étudiais plus. Quand Claude Henry, qui était un très bon ami, m’a proposé de rejoindre le laboratoire d’économétrie de l’X, « pour y faire des trucs intéressants », j’ai dit oui ! Puis les choses se sont enchaînées spontanément. Les thématiques du laboratoire portaient en particulier sur les questions d’environnement et sur les services publics. Avec recul, on peut dire qu’elles étaient assez pionnières. Notre premier gros contrat de recherche s’intitulait « Les services publics contribuant à la qualité de l’environnement ». Derrière ce titre impossible se cachait ce que l’on appelait une « Action Thématique Programmée CNRS ». Ces actions consistaient en des programmes pluriannuels qui fournissaient des moyens tout à fait substantiels. À l’époque, il n’y avait pas de problèmes de financement. Je suis resté au Laboratoire environ 30 ans. Lorsque j’y suis entré, c’était un endroit de liberté. On ne gagnait pas grand-chose mais on était totalement libre de faire des choses passionnantes. Il y a d’abord eu le développement d’une culture académique sur les grands auteurs, les modèles, etc. Puis s’est posée la question foncière : passionnante, compliquée et toujours d’actualité. Progressivement, je suis allé à l’étranger faire de la consultance en politique publique, politique foncière publique, politique d’urbanisme. C’est même devenu une part essentielle de mon travail. Comme je connaissais les langues je partais volontiers. J’ai beaucoup travaillé en Amérique du Sud, notamment en Colombie et au Chili au départ, puis au Brésil - comme tout le monde - puis un peu partout, en Argentine, au Maghreb, dans les pays en transition etc. Et toujours avec le même plaisir d’enfant de prendre l’avion.

5Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur le thème du foncier ? Comment le définiriez-vous ?

6Il y avait une petite unité qui était dirigée par Claude Henry. Avec quelques chercheurs, nous avons constitué une équipe autour de la question foncière et de ses aspects redistributifs notamment. Question qui touche de façon passionnante à tout un ensemble de sous-disciplines et qui est loin d’être résolue…Les mécanismes économiques du foncier sont extrêmement mystérieux et mal connus. Il n’y a guère de chiffres publiés ni sur le foncier, ni sur le marché foncier. Personne ne les connaît. Il en existe un peu sur l’immobilier mais jamais sur le foncier.

7Ensuite, les règles d’urbanisme sont d’une complexité infinie. Plus personne n’y voit clair. On a donc envie de démêler cela et de comprendre un peu les rationalités présentes. C’est un champ très complexe et assez unique où la règle de droit fait la valeur. Oui on peut dire que c’est assez vrai partout. Mais cela se retrouve de façon très différente selon qu’on est en Suède, en Angleterre, etc. Les liens et les mécanismes existants entre les marchés fonciers et la règle de droit, sont tout à fait passionnants et très compliqués. La Fondation Lincoln, le Lincoln Institute of Land Policy, produit des travaux tout à fait intéressants à ce propos.

8Vous dites que le foncier est une ressource particulière car il n’y a pas de coût de production ce qui distord la relation offre-demande. Mais le foncier a-t-il d’autres particularités ?

9Avant toute chose, la première caractéristique générale du foncier est que c’est le droit qui crée de la valeur. De ce fait, c’est une ressource très territorialisée qui donne lieu à des réalités très différentes. Les règles d’urbanisme définissent ce qu’on a le droit de faire sur un terrain, ce qui décide de son prix. D’où des marchés qui sont complètement surdéterminés par le cadre juridique. Et d’où d’ailleurs des traités de droit de l’urbanisme qui font 1 000 pages… et qu’il n’est pas la peine de vouloir les simplifier comme on le dit régulièrement. Ça n’a pas de sens de les simplifier. Il faut plutôt faire de la jurisprudence comme les Américains, les Anglais ou d’autres, c’est-à-dire d’examiner au cas par cas. Mais…c’est exigeant et les Français ne sont pas habitués à faire cela. Ce que je dis ici est vrai de tout mètre carré de territoire, où que l’on soit. Le prix de la terre agricole, c’est le prix du droit de ce que l’on a à faire dessus.

10Je suis champenois et en Champagne le droit des sols est absolument déterminant dans la valeur. Avec un hectare de bonne terre on y vit bien. On change sa Maserati tous les 2 ans ! Dans d’autres pays cela se traduit différemment. Les Scandinaves sont plus mûrs sur la question. L’aspect bien collectif du sol est très présent dans l’esprit des gens. On peut aussi citer le cas des Pays-Bas qui ont, suite aux inondations dramatiques de 1954, pris conscience que la terre était un bien collectif. On n’achète pas la terre elle reste publique. Ce que l’on achète c’est sa maison. J’ai des amis hollandais. Ils sont propriétaires de leur maison qui est posée sur un terrain appartenant à la collectivité. Ça ne leur fait ni chaud ni froid, ce n’est pas un problème pour eux. Ils ne paient pas d’impôt foncier. Par contre, ils sont concernés par l’affectation du terrain, qui peut évoluer et sur laquelle ils sont consultés. La plupart du temps, évidemment, le bail est renouvelé mais dès qu’il y a besoin de restructurer un quartier ou qu’un accident s’y produit ce jour-là, la collectivité a le pouvoir. Des villes comme Rotterdam ou Amsterdam sont propriétaires de leurs terres. Et il existe des services d’urbanisme très puissants. À Amsterdam, il est constitué de près de 800 cadres de haut niveau. Lorsque l’urbaniste en chef dit quelque chose on l’écoute. C’est là que se situe l’autorité urbaine. En France, il n’y a pas d’équivalent, c’est un maillon qui manque.

11Cela renvoie à la question de l’échelle pertinente de la gestion du foncier. Ce serait la ville ? La commune ?

12La bonne échelle selon moi est l’agglomération, le bassin de vie ou le village dans les campagnes reculées. Mais aujourd’hui la problématique se pose à l’échelle des grandes agglomérations. Une des pathologies françaises est qu’elles n’ont pas de pouvoir, sauf exception. Il y a bien les intercommunalités… On parle beaucoup du Grand Paris [1]. Mais il n’est propriétaire de rien et a toutes les peines du monde à faire un tracé pour le Grand Paris Express. J’en ai assez d’entendre que nos 36 000 communes sont une richesse : c’est un handicap ! Le pouvoir des maires est un handicap.

13Mais le maire est élu par sa « communauté », pourquoi faudrait-il élargir cette communauté.

14C’est une affaire de rationalité de la gestion d’un espace, au cœur duquel se trouve le droit de construire et donc la valeur des terrains. Or, si on considère deux communes, si l’une impose des interdictions de construire alors que l’autre distribue les droits, c’est compliqué à gérer. Ce qu’il faut c’est une vraie politique d’aménagement au-delà des volontés individuelles de propriété qui guident l’action des maires qui cherchent, eux, à être réélus.

15Mais ce rapport à la propriété individuelle est-il particulier à la France ?

16Le rapport à la propriété, c’est-à-dire la perception que l’on a du droit de propriété et la façon dont on le gère concrètement, est très spécifique pays par pays. C’est tout à fait passionnant. Je ne connais pas de pays où la première remarque qu’on ne m’ait pas faite est : « Mais chez nous, le droit de propriété, ce n’est pas comme ailleurs ». J’ai beaucoup travaillé sur les systèmes fonciers, sur ce qui les constitue à savoir un ensemble de règles de droit, un historique, une tradition, des mœurs d’aujourd’hui et un marché. J’ai également étudié la façon dont on intègre les règles de droit dans la pratique des marchés, et ce dernier élément reste très spécifique. Donc en effet, c’est tout à fait légitime de dire : « Mais chez nous, ce n’est pas comme ailleurs ».

17Mais trouve-t-on toujours l’attachement à la propriété ?

18On retrouve partout une forme d’attachement, mais… cela peut prendre des formes très variées. En Russie par exemple, le mot « propriété » n’existait pas, les termes correspondants ne veulent pas tout à fait dire la même chose.

19Lorsqu’il a fallu fabriquer un cadastre à la fin des années 90, ça a été très compliqué car on ne savait pas ce que c’était. Des officines privées se sont spécialisées dans la fabrication de cadastres à bas coût. J’ignore où cela en est maintenant, mais ce que l’on peut dire c’est que le foncier est une source de corruption partout. Dans le cas français, c’est surtout de la petite corruption. Le jeu avec le droit des sols est une chose permanente. On ne réalise pas à quel point le droit des sols est parfaitement flexible. Dans de nombreux endroits, un maire peut faire une modification allégée de son Plan local d’urbanisme (PLU) en un mois. Tous ne le font pas, bien sûr, il y a des territoires plus attractifs à la spéculation et au changement de règles de droit et des maires qui n’y cèdent pas. Mais les représentations que l’on se fait du petit monde du foncier sont souvent assez tranchées. Dans un ouvrage édité par Sonia Guelton [2], il est question de l’ASEP, l’Affreux Spéculateur Ennemi du Peuple qui s’oppose au PPFM, le Petit Propriétaire Foncier Méritant qui sont des représentations très vivantes dans chacun de nous. Mais à cela il faut également ajouter le PPP, le Petit Propriétaire Pauvre, qui lui n’a que ses yeux pour pleurer parce que sa terre, personne n’en voudra plus, jamais.

20Est-ce à dire qu’aux travailleurs pauvres viennent maintenant s’ajouter, dans notre société, une classe de propriétaires pauvres ?

21Oui, c’est malheureusement une réalité que l’on retrouve dans de nombreux pays et qui donne lieu à des situations parfaitement dramatiques. En Russie et dans les pays du bloc de l’Est, il y a des villes entières qui, suite à des transformations, sont abandonnées purement et simplement. Ce qui génère des friches urbaines du 3e type, où le sol ne vaut plus rien car personne n’y reviendra jamais. Volgograd, ex-ville automobile, en est un exemple. La France, sur ce plan-là, reste un pays prospère grâce à son système de redistribution. Ceci dit, cette réalité de perte de valeur du foncier existe aussi.

22Dans les exemples que vous venez de citer, le foncier semble « payer » les conséquences des dynamiques de développement mais dans d’autres situations il apparaît au cœur du générateur de ces mêmes dynamiques de développement et des formes spatiales qu’elles prennent… Le foncier est-il la poule ou l’œuf ?

23C’est à la fois la poule et l’œuf ! Mais il faut surtout garder à l’esprit que les politiques publiques sont faibles en la matière. Cela est vrai dans beaucoup de pays. En Europe de l’Ouest notamment, à part l’Allemagne et l’Europe du Nord. En France, lorsqu’on me pose la question, je réponds que nous n’avons presque plus de politique publique. Par contre, il y a des dynamiques économiques qui génèrent des fonctionnements de marché foncier et des rentabilités de la propriété foncière. Elles sont d’ailleurs souvent illusoires, parce qu’on n’a pas réalisé que le foncier ne rapportait rien à long terme. On a vécu une période de croissance urbaine dans laquelle posséder du foncier était la poule aux œufs d’or, et on en a gardé le souvenir. Cela est bien entendu très différencié selon l’endroit où l’on se trouve.

24Ce que vous dites va à l’encontre de l’idée répandue de la propriété foncière/immobilière comme une valeur de patrimoine assurée ?

25Cette idée est largement chimérique. C’est une projection du passé, c’est terminé. La valeur foncière est très volatile. Surtout, elle dépend de facteurs non identifiés qui ont un effet ravageur. J’ai acheté avec les années une maison en Puisaye située à côté d’un bourg typique de ce qui se passe dans des milliers d’endroits en France : un bourg en voie d’abandon. Les enfants du pays, qui ont un vrai métier, se « font construire leur maison » – un symbole auquel on reste attaché – dans des lotissements en périphérie. Les maisons dans le village sont en voie d’abandon purement et simplement. Il reste le marchand de journaux, un petit marché le samedi, mais cela ne fonctionne plus.

26Mais alors, que faire ?

27Je pense qu’y a une question fondamentale : qui a droit à la plus-value foncière ? Qui a droit à la valorisation d’un terrain ? Là-dessus, je suis très « georgien ». Henry George a écrit un seul livre dans sa vie, Progress and poverty. Son intuition fondamentale y est que la propriété du sol est incontournable parce que les gens souhaitent devenir propriétaires d’un bout de terrain et avoir un cadastre qui leur précise de quoi ils sont propriétaires. Mais, ajoute-t-il, la valorisation doit revenir à la collectivité. Selon moi les bons systèmes sont ceux dans lesquels la fiscalité écrème la valorisation lorsqu’elle est due à l’action de la collectivité. On se heurte alors à quelque chose de très délicat. Si un individu a planté des arbres et qu’un siècle plus tard j’ai une forêt magnifique, cela est différent que si je suis propriétaire d’un terrain ou d’un objet immobilier qui prend tout d’un coup de la valeur simplement parce que le tissu se resserre et se densifie, comme à Saint-Germain-en-Laye. Dans ce dernier cas, la plus-value doit être captée par la collectivité… L’autre problème est de savoir qui évalue la plus-value ? La fiscalité des plus-values en France ? Il existe des traités entiers sur le sujet ! Mais on ne sait toujours pas faire ; plutôt, on ne veut pas faire. Ce serait une révolution que de s’y atteler.

28Mais qui est ce « on », le Parlement, les administrations, les individus qui veulent être propriétaires ?

29Le Parlement, oui… le problème est surtout qu’il n’y a malheureusement pas de structures de propriété collective. Il existe quelques établissements publics fonciers, des agences foncières ici ou là, mais c’est un paysage totalement indistinct. Et, en général, le réflexe de spéculateur a le premier rôle. Il n’y a pas d’établissement public foncier en charge de la gestion collective pertinente. Certaines agglomérations font ou ont fait un travail remarquable. Cela tient généralement à un maire visionnaire. Mais ce sont des cas spécifiques.

30Qu’en est-il du phénomène de la financiarisation du foncier et de l’entrée en jeu des sociétés financières ?

31Il y a effectivement de plus en plus de sociétés financières. Mais la financiarisation renvoie avant tout à la société par actions et au capitalisme financier. Or ce dernier n’est « acceptable », en termes d’intérêt général, que s’il existe des règles strictes qui régissent l’utilisation de ce capital. Mais comment traite-t-on les revenus du capital ? Excellente question sur laquelle doit être en train de plancher le nouveau gouvernement !

32Pour m’en tenir aux prix immobiliers, ils atteignent en ce moment un niveau qui est devenu totalement absurde. Une ville comme Paris par exemple se vide précisément à cause de cela. Or beaucoup de choses peuvent être faites pour éviter ce phénomène. Il y a des pays dans lesquels il est parfaitement admis qu’il y ait des standards à ne pas dépasser. Même au Japon cela existe. Le mécanisme est celui de la honte : la honte d’avoir vendu un terrain ou un immeuble à un prix trop élevé, et donc la peur que l’on fasse savoir que l’on a vendu son appartement à un tel prix. Cela pour dire que si rien ne se fait, c’est qu’« on » ne le veut sûrement pas. On revient toujours à la même chose : la question de l’autorité morale. Est-elle entre les mains de capitalistes éhontés, scandaleux, jouisseurs et sans entraves ou entre celles d’une autorité morale respectée ? Là-dessus, la France est dans une situation très ambiguë, car nous sommes en train de basculer depuis une vingtaine d’années dans une tolérance vis-à-vis de la spéculation qui a radicalement évolué. Ceci en même temps d’ailleurs que les marchés immobiliers. La financiarisation atteint, aujourd’hui, des sommets redoutables qui vont, je pense, conduire les autorités publiques à y mettre un coup d’arrêt.

33Je citais le cas parisien, mais on retrouve cela aussi dans des endroits très demandés comme le Var où le Luberon qui sont devenus tellement chers que cela n’intéresse plus personne et que le marché s’assèche. Pour contrer cela il faudrait re-dissocier propriété du sol, propriété du bâti et utilisation. Mais il y a toujours un temps de retard dans l’action publique. En France ce retard est considérable.

34Est-ce que les mouvements d’achat collectif du foncier qui émergent dans le sillage du développement durable peuvent être une alternative selon vous ?

35C’est un peu idéal bien que très tentant. Ce type de dispositif est compliqué à faire fonctionner car on y retrouve toutes les pathologies du foncier mais à la puissance n. Ceci car il s’agit de faire travailler un groupe nombreux de propriétaires fonciers en acceptant d’élaborer des règles communes. Nous avons publié un livre sur les Associations Foncières Urbaines (AFU) qui sont des regroupements de propriétaires qui, schématiquement, décident de faire une opération d’urbanisme ensemble pour économiser des coûts et en tirer le meilleur avantage. Il y a eu de très nombreux échecs. J’ai assisté à des réunions de constitution de telles associations, il y a toujours des objections, c’est infiniment compliqué. Sur le principe, tout le monde est d’accord, chacun perçoit que la propriété collective permet de gagner de l’argent et de gérer intelligemment un espace collectif. Mais dans la pratique, c’est très difficile à mettre en œuvre.

36Retrouve-t-on ces mêmes travers en Amérique latine où vous avez particulièrement travaillé ?

37J’ai tout d’abord trouvé que la gestion foncière y était d’une grande qualité par rapport à ce que j’imaginais. Si la propriété foncière a un statut fort, sont omniprésentes les notions de péréquation, de redistribution et de valorisation foncière entre les différents acteurs. Il y a aussi de nombreuses réflexions sur la fiscalité. Il y a d’excellents traités et politiques en rapport avec le foncier, notamment en Colombie que je connais bien. On retrouve cela dans plusieurs pays d’Amérique latine, à tel point d’ailleurs qu’il existe souvent des mécanismes de transfert de droits de construire et des mécanismes de marché assez sophistiqués qui fonctionnent.

38Au-delà de ces généralités, l’Amérique latine, regroupe tout de même des situations extraordinairement différentes. Plus globalement, lorsqu’on observe les pratiques des différents pays on peut citer les pays d’Europe du Nord comme étant les moins mauvais en la matière, mais ce sont des petits pays. Donc cela ne démontre rien pour l’Asie et ses très grandes métropoles asiatiques… Chaque pays apporte des éclairages utiles sur un sujet spécifique. Je n’ai jamais rencontré d’endroit avec toute la gamme des bons outils réunie. Mais ce que j’ai pu constater, c’est que les « moins pires », pour ainsi dire, ce sont les pays qui ont une tradition de transparence et en particulier de transparences des marchés immobiliers.

39Quels sont pour vous les enjeux actuels en lien avec le foncier ?

40En milieu urbain, l’enjeu c’est clair : c’est le logement. C’est un enjeu considérable. Un autre élément est aussi celui d’expliquer les politiques publiques au niveau national. Là-dessus, les Pays du nord sont très en pointe. Il existe d’excellents livres sur la politique foncière des Pays-Bas, de la Suède, etc. C’est un enjeu car cela renvoie au bien-être d’un pays, à l’évaluation de ce dont les personnes ont besoin et de ce qu’elles obtiennent dans des conditions financières acceptables ou satisfaisantes. Avec des collègues, nous avons établi une comparaison sur le pouvoir d’achat foncier dans les différents pays de l’OCDE. Le Japon se retrouvait en fin de classement et en tête il y avait la Suède, où il suffisait de 3 ans de revenus pour s’acheter un logement correct. On tenait là un critère vraiment intéressant pour comparer le pouvoir d’achat immobilier en fonction du revenu. La France n’était pas très bien classée mais sans être catastrophique non plus… La France reste un grand pays vide.

Bonus

41Quel est votre foncier préféré ?

42Je suis très montagne. Je l’ai d’ailleurs beaucoup pratiqué, et ai pour elle un attachement durable. J’ai fait l’éperon nord du McKinley, en Alaska. C’est une zone de très haute montagne qui est un peu inarrachable. Ce qui me peine le plus aujourd’hui est de ne plus pouvoir y retourner, l’âge ! Sinon, j’ai toujours de la curiosité pour les gens qui écrivent sur le paysage. Je trouve que c’est un objet qui échappe terriblement à l’analyse rationnelle. L’âge venant, j’y suis devenu très sensible et en particulier à la manière dont on le construit. J’ai une grande admiration pour la capacité de longue anticipation qu’un certain nombre d’aménageurs ont pour leur paysage propre, leur jardin, etc. Notamment pour les planteurs d’arbres. Ils ont un demi-siècle ou un siècle d’anticipation sur ce que va devenir un bout de forêt, c’est formidable.

43Quel est votre type de logement préféré ?

44Je suis un amoureux de la densité, ce qui est indéfendable ! Le tissu haussmannien continue à m’intriguer. Je trouve formidables les intuitions d’Haussmann. Je m’y installerais volontiers. Mais à condition qu’il y ait un accès facile à toutes les lignes de métro, les trains, etc. Je suis très attaché à l’accessibilité généralisée, ce que je ne défendrais pas sur le plan de l’intérêt général. Il faut aussi pouvoir s’isoler…

45Quel est le livre que vous avez lu récemment et que vous avez apprécié ?

46Il y a le livre d’Elsa Morante, Mensonge et sortilège et aussi celui de Jean Christophe Rufin Les causes perdues.

47Quelle est la question qu’on ne vous a pas posée et que vous auriez aimé qu’on vous pose

48Ce serait… à propos de la détestation des espaces, ceux dont je ne veux pas entendre parler, où cela me pèse de me rendre et où je vais freiner des quatre fers pour ne pas être obligé d’y aller, « la haine des villes ».

Bibliographie

  • Sélection d’ouvrages

    • 2016, Ville et création de valeur : la fin d’un mythe ? Tous urbains 12, 20-21.
    • 2015, La question foncière : un mal français, L’Économie politique 65, 41-46.
    • 2012, avec Mongin O., L’urbanisme et le foncier. La déconnexion entre le spatial et la finance, Esprit 2, 92-102.
    • 2011, La ville saisie par la finance, Le Débat 148, 106-117.
    • 2004, avec Rebérioux A., Les dérives du capitalisme financier, Albin Michel, Paris.
    • 1985, avec Comby, J., L’impôt foncier, Presses universitaires de France, Paris.
    • 1980, Plans d’urbanisme et justice foncière, Presses universitaires de France, Paris.
  • Pour en savoir plus

    • 2010, Coloos B., Habitat et ville, Éditions de l’aube, Paris.
    • 2006, Roux J.-M., Des villes sans politique, étalement urbain, crise sociale et projet, Gulf Stream, Nantes.
    • 1976, Bauer G., et Roux J.- M., la rurbanisation ou la ville éparpillée, Éditions du Seuil, Paris.

Notes

  • [*]
    École des ingénieurs de la ville de Paris, Lab’Urba, Université Paris Est, lykebir@gmail.com
  • [1]
    Le Grand Paris est un projet de création d’une grande métropole structurée autour de Paris et des départements voisins. Le Grand Paris Express s’inscrit dans ce cadre et est un vaste projet d’extension des lignes du Metro parisien.
  • [2]
    Guelton, S. (ed.)(2013), Le foncier en Ile-de-France : Retour sur 10 idées reçues, Association des études foncières, Paris.
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