Notes
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Adresse mail : ariane.huguenin@unine.ch
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Cet article est issu d’une recherche financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNSRS). Nous exprimons nos plus vifs remerciements au FNSRS pour leur soutien.
Introduction
1 Suite à la crise financière et économique de 2008-2009 de nombreux pays ont mis en place de nouvelles politiques structurelles mobilisant l’écologie au service de l’économie (Barbier, 2009). Ces politiques visent une restructuration profonde des systèmes impliquant une redéfinition du rôle des acteurs, des manières de consommer et produire, des modèles d’affaires et de création de revenus. Plus largement, les attentes du public et les comportements qui en découlent devraient être amenés à co-évoluer.
2 Ces dix dernières années un vaste champ de recherche s’est progressivement constitué autour de ces questions à travers les « Transition Studies ». Mobilisant différents courants théoriques, ces travaux ont amplement contribué à la constitution d’un corpus conceptuel visant à poser le problème de la complexité des dynamiques co-évolutives liées aux aspirations comprises dans les agendas “post-crise”. Toutefois, certains auteurs (Lawhon et Murphy, 2012 ; Markard et al., 2012 ; Truffer et Coenen, 2012 ; Bridge et al., 2013 ; Nevens et al., 2013) mettent en évidence une insuffisante sensibilité à la dimension géographique dans la conceptualisation de ces processus. Ce manque d’attention à la territorialisation des phénomènes conférant de fait aux analyses un caractère quasi universalisant et homogénéisant des espaces institutionnels et géographiques.
3 Partant de ce constat, on propose le concept « milieu valuateur » pour traiter cet aspect. Réactualisant l’approche séminale de milieu innovateur (Aydalot, 1986 ; Camagni, 1995 ; Crevoisier, 2001) au prisme des récents développements dans l’environnement social et économique, le milieu valuateur exprime comment le passage par le territoire permet de reconstruire la valeur en considérant les aspects multidimensionnels de la transition (objets, systèmes d’acteurs, territoire et surtout construction de valeur – plutôt que l’innovation) tout en proposant une lecture renouvelée des activités économiques à travers les apports de la théorie de la valuation (Aspers et Beckert, 2011 ; Muniesa, 2011 ; Vatin, 2013). La valuation permet d’envisager comment s’articulent valeur économique d’une part, et valeurs culturelles et environnementales d’autre part dans un contexte caractérisé par des activités marquées de manière croissante par l’opinion (Orléan, 2011) et dans lequel les innovations sont toujours plus orientées par le sens que lui confèrent les consommateurs-utilisateurs.
4 Ainsi allant au-delà d’une approche centrée sur les dynamiques techno-productives d’innovations locales, le milieu valuateur inscrit les processus d’ancrage et de diffusion concrets et symboliques de nouvelles solutions incarnant les aspirations des agendas post-crise plus largement dans leur relation au système institutionnel et socio-culturel national. Il met au jour la manière dont se construit la valeur en encastrant des activités, des services ou des biens dans du sens, dans des cultures et rend compte des processus en jeu dans l’incorporation de connaissances et de valeurs socio-culturelles dans des biens et services. Enfin, il traite des processus liés à la diffusion horizontale (multi-locale) et verticale (aux échelles institutionnelles supérieures) des solutions innovantes porteuses des valeurs de responsabilité/durabilité liées au tournant énergétique.
5 La présente contribution se propose de mobiliser cette approche élargie de l’innovation territoriale afin d’illustrer, à travers le cas de la municipalité de Neuchâtel en Suisse, les processus concrets liés à l’implémentation des buts promus par les agendas post-crise et la forme que prend le soutien public dans ce contexte. Le cas de Neuchâtel s’inscrivant en effet dans ces macro-aspirations on montrera comment la ville s’en inspire pour agir localement dans le domaine de l’énergie.
6 À travers une logique de récit chronologique, cette étude montrera comment la convergence entre différents objectifs et stratégies politiques à l’échelle nationale mis en place successivement après la crise financière de 2008-2009 et l’accident nucléaire de Fukushima en 2011, ont donné lieu à une dé-sectorialisation entre les actions (toutes deux très avancées et volontaristes) liées à l’innovation technologique et les politiques d’urbanisme à l’échelle de la ville de Neuchâtel. L’analyse du cas mettra en évidence comment la reterritorialisation de la production d’énergie à l’échelle de la ville permet de reconstruire une valeur (non seulement économique mais surtout socio-culturelle) plus élevée à travers la mise en scène médiatisée de nouvelles manières de produire et consommer l’énergie. L’analyse montrera en effet, que la valeur résulte moins d’un paramètre fonctionnel – le rendement – que de l’encastrement et de la démonstration de nouvelles pratiques dans une culture urbanistique locale spécifique.
7 La démonstration sera abordée dans cette contribution comme la nouvelle forme institutionnelle privilégiée servant tant la transition énergétique que le développement économique et urbain. Cette transition, qui s’invente et se construit peu à peu sous nos yeux, ne peut être assimilée à une innovation technologique car les enjeux normatifs et institutionnels apparaissent clairement prépondérants par rapport aux aspects marchands et industriels. Les politiques publiques de transition énergétique procèdent aujourd’hui de fait par tâtonnements et une forme particulière semble la caractériser : les projets de démonstration. Toutefois, cette ré-articulation entre développement territorial et innovation ne doit pas s’entendre de la même manière que dans les approches des « clusters » ou des « Territorial innovation models » (Moulaert et Sekia, 2003). En effet, ces derniers envisagent l’innovation essentiellement du côté de l’offre – elle est avant tout le fait des entrepreneurs – dans l’optique d’un accroissement de la compétitivité à l’exportation de la région et, de manière indirecte, de son attractivité résidentielle. Or, la transition énergétique demande un réarrangement de ces catégories car elle se conçoit comme un ré-encastrement de la production énergétique dans le paysage urbain. Il est donc nécessaire de dépasser la dichotomie territoires producteurs/territoires consommateurs pour penser les choses de manière intégrée.
8 Sur la base de cette analyse de cas, on montrera ainsi en quoi la ville de Neuchâtel est emblématique d’un milieu valuateur. Cette discussion nous portera enfin à considérer le potentiel du milieu valuateur pour surmonter les limites théoriques territoriales. On discutera l’apport de ce concept au regard des grandes questions que pose le changement espéré par les récentes politiques structurelles « vertes ». Proposant une nouvelle manière de comprendre les dynamiques complexes liées à la mise en œuvre concrète de la dimension normative des agendas post-crise, ce concept représente une alternative féconde par rapport aux approches « territorialement neutres ».
1 – Vers une approche territoriale de la transition à la lumière des enjeux énergétiques suisses
1.1 – Transition énergétique en Suisse : une mise en contexte de nouvelles aspirations
9 Le contexte actuel de l’énergie en Suisse se caractérise à de multiples égards par une logique fordiste d’organisation et de répartition spatiale des activités. Celles-ci s’articulent le long de la chaîne de valeur selon une organisation verticale marquée par une disjonction entre les consommateurs (clients), les fournisseurs d’énergie (acteurs intermédiaires à l’échelle locale dont l’activité se concentre essentiellement sur le négoce et le marché) et les acteurs exploitants des vecteurs d’énergie (nucléaire, hydro-électricité ainsi que l’électricité importée essentiellement en provenance de centrales à charbon allemandes).
10 Il se caractérise par une énergie sans « qualités », largement abstraite, et produite sur la base de critères économiques de rendement et de compétitivité. Du point de vue institutionnel et géographique, il se distingue par un éloignement qui sépare les territoires dans lesquels s’ancrent les matières premières, la génération, la distribution et la consommation d’énergie. Cet éloignement est couplé à une hiérarchisation spatiale marquée par un « monopole naturel » des fournisseurs d’électricité en aval de la chaîne de valeur et un consommateur final captif. Dans ce système, les flux d’électricité sont unidirectionnels, allant des centrales productrices aux consommateurs via les distributeurs. Enfin, ce secteur se caractérise par une inertie liée aux régulations dont il fait l’objet et par une forte fragmentation des entreprises d’approvisionnement en électricité.
11 Outre cette fragmentation industrielle et institutionnelle interne très poussée, la Suisse joue un rôle de plaque tournante dans le réseau électrique européen et les grandes entreprises du secteur cherchent à se positionner sur le créneau international de l’énergie de réglage, notamment grâce aux barrages alpins. L’Union européenne est actuellement engagée dans un processus de libéralisation du marché, processus auquel la Suisse est associée.
12 Or, aujourd’hui, l’énergie est investie de toutes sortes d’attentes cristallisant des positions antagoniques. Les fournisseurs se trouvent à la croisée de paradoxes tels qu’économiser tout en maintenant l’énergie abondante, coupler l’abondance d’énergie à une valeur supplémentaire liée à une production efficiente et décarbonée, maintenir l’énergie bon marché en dépit de cette qualité. Enfin, réseau et proximité doivent se conjuguer avec les impératifs de la compétitivité dans la production électrique à l’échelle européenne.
13 Pour mettre en œuvre les aspirations à la transition dans le domaine énergétique, le re-couplage territorial entre production et consommation représente une solution fortement plébiscitée. Associant des potentialités de développement économique local à un approvisionnement respectueux de l’environnement, cette solution est au cœur de l’argumentaire des récentes stratégies de « croissance verte » (OECD, 2009). Au plan des politiques économiques, cette volonté se traduit par la mise en place de « policy-mix » (Flanagan et al., 2011), coordonnant des mesures portant conjointement sur l’offre et la demande. Ce re-couplage implique le réalignement entre des technologies innovantes, des pratiques et routines encastrées dans les cultures, et les institutions. En outre, il affecte toute la chaîne de valeur impliquant un passage à une organisation horizontale et bidirectionnelle des flux d’électricité, une décentralisation progressive de la production, un ajustement entre l’offre et la demande, des rôles d’acteurs hybrides et des investissements tournés vers la demande (efficacité énergétique dans le bâti par exemple). De plus, il implique de nouvelles représentations culturelles en lien avec de nouvelles manières de faire et réinterroge les logiques de répartition spatiales dominantes dans la branche ainsi que le rôle des politiques publiques.
14 Dans un contexte où les prix n’incitent pas à la transition vers le renouvelable, qu’implique la reterritorialisation de la production dans la ville ? Quels sont ses impacts sur le développement territorial ?
15 Alors que les dix dernières années ont vu progressivement se constituer un vaste champ de recherche autour de la question de « sustainability transition », les approches actuelles ne rendent pas compte de la manière dont émergent les nouvelles solutions, à savoir par la reformulation de la question générale de la transition en fonction des ressources et du contexte local (Lawhon et Murphy, 2012 ; Markard et al., 2012 ; Truffer et Coenen, 2012 ; Bridge et al., 2013 ; Nevens et al., 2013).
1.2 – État des lieux : des théories de la transition encore très a-spatiales
16 Avec l’avènement de la durabilité dans les agendas politiques en 1987 (Brundtland, Khalid et al. 1987), le concept de “transition” fait son apparition dans le champ des recherches en sciences et techniques. Cette branche, issue d’une fertilisation croisée entre différentes sous-disciplines et marquée par une sensibilité évolutionnaire et sociologique, reprend à son propre compte ce concept au début des années 90. Il s’agit alors d’introduire dans les travaux sur les innovations sociotechniques une dimension institutionnelle. Celle-ci, à l’instar des mutations observées lors de la chute du communisme et du passage à des entités basées sur l’économie de marché, réfère aux enjeux liés aux transformations majeures des structures des systèmes à large échelle, dans le temps long et impliquant une dimension fondamentalement sociétale (Grin et al., 2010 ; Lachman, 2013). Ces travaux visent donc à comprendre comment on répond à des problèmes « persistants » tels que celui du changement climatique à travers la mise en place de systèmes soutenables.
17 Les nombreux articles synthétiques et ouvrages publiés en « Transition Studies » ces dernières années (Grin et al., 2010 ; Smith et al., 2010 ; Coenen et al., 2012 ; Coenen et Truffer, 2012) s’articulent autour de trois perspectives majeures : les Technological Innovation systems (TIS) (Carlsson et Stankiewicz, 1991 ; Hekkert et al., 2007 ; Bergek et al., 2008 ; Markard et Truffer, 2008), la Multilevel Perspective (MLP) (Geels, 2002 ; Rip et Kemp, 1998 ; Geels et Raven, 2006) et la Strategic Management (SM) (Schot et Geels, 2008 ; Smith et Raven, 2012 ; Raven et al., 2015). Quoique partageant dans une large mesure les mêmes fondements théoriques, ces trois perspectives se différencient quant aux objectifs qu’elles poursuivent. Elles font en outre l’objet d’une critique générale de la part de géographes qui y voient un manque de sensibilité spatiale (Coenen et Truffer, 2012).
18 Pour Edquist (1997), les TIS englobent tous les acteurs, les réseaux et les institutions qui contribuent à la génération, à la diffusion et à la formation de marchés dans de nouveaux domaines technologiques. Dans la même veine, allant au-delà d’une compréhension de la technologie comme facteur exogène dans les transformations sociétales, Rip et Kemp (1998: 387) soulignent le lien entre, d’une part, l’alignement entre différents éléments hétérogènes (composés par les artefacts, les procédures et les êtres humains) d’un système et, d’autre part, le développement de la fonction même de ce système à travers la stabilisation – l’institutionnalisation – de cette configuration. De plus, de récentes contributions ont mis l’accent sur les « fonctions » clés (Hekkert et al., 2007 ; Bergek et al., 2008) déterminant le succès et la performance de TIS – leur évaluation constituant une ressource intéressante pour les politiques dans le cadre du soutien au développement de technologies spécifiques (Lachman, 2013)
19 Cependant Les TIS ne permettent pas d’expliquer en quoi les ressources et les complexités locales jouent un rôle pour les transitions – comment chaque territoire, en s’appropriant ces enjeux de manière spécifique, doit inventer ses propres manières de s’insérer dans cette transition et donc comment ce passage par le local permet de poser différemment la question qui, posée à l’échelle globale, reste sans solution (on renonce au nucléaire sans dire comment le faire) (Hansen et Coenen, 2015 ; Markard et al., 2012 ; Truffer et Coenen, 2012, Bridge et al., 2013). Par ailleurs, principalement considérés du côté de la production, les facteurs culturels n’y représentent qu’une dimension marginale dans la construction des marchés et dans le déploiement et l’ancrage multi-local des innovations environnementales (Truffer et Coenen, 2012).
20 La « Multilevel perspective » explique les transitions sociotechniques à travers l’interaction de processus à trois niveaux différents : le régime, le paysage et la niche (Geels, 2002 ; Geels et Raven, 2006 ; Geels, 2011). Ce cadre théorique se centre autour du concept de régime sociotechnique situé à un niveau caractérisé de « méso ». Composés d’une pluralité d’éléments hétérogènes interagissant entre eux (les technologies, les marchés, les pratiques des usagers, les infrastructures etc.) et résultant de la reproduction de pratiques par des groupes sociaux dans le temps, les régimes sociotechniques se caractérisent par leur grande inertie. Les niches, au niveau « micro », sont temporairement protégées de l’influence des règles liées au régime, par exemple celle de la compétitivité-prix. Elles constituent des espaces dans lesquels les innovations radicales en rupture avec le cadre dominant peuvent émerger. Pouvant prendre la forme de changements démographiques ou environnementaux par exemple, les changements au niveau des paysages sociotechniques – au niveau « macro » – contrairement aux deux autres niveaux, représentent des tendances autonomes ni influencées par les régimes ni par les niches. Ainsi, les changements dans la structure des régimes sont décrits comme résultant de la diffusion et du déploiement d’innovations de niche facilitées par les pressions concomitantes instillées par les paysages.
21 Cette approche permet de simplifier et de structurer l’analyse des transformations structurelles initiées par des objectifs normatifs à large échelle impliquant autant la production que la consommation. Nonobstant, l’ambition compréhensive de l’explication des dynamiques de la transition tend en contrepartie à gommer les particularités des dynamiques en jeu à travers une lecture abstraite, générale et descriptive (Smith et al., 2010). Alors même que la MLP mobilise des “métaphores spatiales”, celles-ci sont appréhendées à travers des concepts d’ordre sociocognitifs (Coenen et al., 2012 : 971). Dans ce sens, le global réfère à des communautés imaginées et le local à des groupes d’acteurs ou à des communautés interagissant concrètement (ibid.). Aucune forme de territorialité ne se rattachant à ces échelles, cette perspective ne permet donc pas de saisir en quoi la transition globale repose en grande partie sur le passage par le local (perte des spécificités et de la variété des échelles des espaces géographiques concernés).
22 Posant la question de l’opérationnalisation concrète des objectifs normatifs inhérents à la durabilité, l’approche par le « Strategic Management » (SM) s’intéresse aux manières d’influencer et d’orienter le changement (Rotmans et al., 2001 ; Kemp et al., 2007 ; Meadowcroft, 2009). Liée à la conception d’agendas politiques et à celle de mesures de soutien publiques, cette approche comporte une visée plus appliquée et prospective que les précédentes. Combinant d’une part des objectifs de court terme – reflétant les logiques traditionnellement en œuvre dans les politiques actuelles – avec une pensée à plus long terme mue par des visions du futur, cette approche conçoit le changement à travers une gouvernance réflexive et participative. Pierres angulaires du SM, l’expérimentation et l’apprentissage (learning by doing) contribuent ainsi de manière dynamique à la formulation et à la reformulation de scénarios de transition.
23 Toutefois, l’un des points des plus problématiques du point de vue de l’ontologie même de l’approche porte sur la possibilité de gérer la transition (Lachman, 2013). La focalisation sur l’acteur politique met “hors-jeu” le contexte local qui n’est pas mobilisé comme source de créativité. En surestimant le rôle du politique qui, dans les expériences concrètes, se révèle incapable d’organiser les processus de cristallisation de nouvelles solutions, cette approche ne prend pas en compte les spécificités et la complexité locales comme leviers pour reformuler les questions mêmes à résoudre. En effet, on constate aujourd’hui l’émergence d’innovations citoyennes de niche organisées autour d’une économie plus solidaire se développant en marge des cadres d’actions institués à l’instar des « Transition Towns » (Seyfang et Haxeltine, 2012).
1.3 – Territorialiser la transition : le milieu valuateur comme approche théorique et opérationnelle
24 Pour saisir la manière dont émergent, par le truchement du territoire, de nouvelles solutions en lien avec les aspirations à la transition, nous proposons ici l’approche par le « milieu valuateur ». Dans un contexte caractérisé par des incertitudes économiques, sociales et environnementales, le milieu reconfigure les aspirations universelles de transition dans des frontières différentes et les replace dans une perspective différente. De par la volonté endogène des acteurs, il permet de faire émerger des solutions à même d’articuler de manière novatrice les valeurs de responsabilité/durabilité et celles esthétique (et autres), et de leur donner une forme plus ou moins marchande. Ce mouvement de ré-ancrage dans le territoire local repose la question de manière différente, en ouvrant à une recomposition des ressources locales sur la base de relations repensées, et fait émerger des solutions spécifiques nouvelles. S’appuyant sur des dynamiques de publicisation, le milieu se crée des prédispositions sociales locales à de nouvelles manières de produire et consommer ultérieures, d’un côté. De l’autre, il est source d’inspiration pour une réappropriation multi-locale « horizontale » des nouvelles solutions ailleurs – ces dernières étant, à terme, potentiellement à même de s’institutionnaliser à travers des dynamiques d’accumulation progressive d’expériences multi-locales.
25 Selon nous, le milieu valuateur offre des réponses aux critiques théoriques de non prise en compte du territoire ci-dessus. Premièrement, en regard des TIS et de la MLP, le milieu valuateur permet d’exprimer les processus spatio-temporels et structurels complexes qui composent la transition à différentes échelles et en différents lieux. Deuxièmement, le milieu se démarque de l’approche par le SM par l’attention qu’il porte aux jeux d’acteurs situés et à leur pouvoir d’agence. Dans ce sens, il attache une importance primordiale à leurs relations, au sens qu’ils attribuent à leurs actes et aux représentations qu’ils ont de leur environnement spatial et, in fine, au potentiel performatif et réflexif de leurs actes sur le territoire.
Transition et milieu valuateur
Transition et milieu valuateur
26 Faisant écho au débat théorique qui précède, la suite de cet article examine, à travers le cas de l’énergie dans la municipalité de Neuchâtel en Suisse occidentale, comment la crise de 2008-2009 a entraîné des reconfigurations typiques du milieu valuateur. Tout en mobilisant les concepts, notre logique d’exposé sera chronologique. Notre récit sera structuré comme suit : le chapitre (2) sera consacré à la contextualisation institutionnelle du cas. Dans un premier temps, la focale portera sur les champs d’action des politiques émargeant traditionnellement à l’énergie à Neuchâtel durant la période s’étendant des années 1980-1990 aux années 2008-2009. Dans un deuxième temps, partant de la crise de 2008-2009 – identifiée comme tournant dans les politiques énergétiques helvétiques – on mettra en perspective l’évolution multi-échelle des politiques publiques touchant ce secteur jusqu’en 2014 en Suisse. Le chapitre (3) sera consacré à une analyse approfondie de la manière dont le milieu neuchâtelois s’insère dans ces changements multi-échelle à travers des dynamiques transformatives du système énergétique. Cette analyse illustrera la pertinence du milieu valuateur pour appréhender de manière cohérente les dynamiques spatialisées de changement structurel. Enfin, on discutera (4) de l’apport plus général du concept pour une approche intégrative des processus complexes de transition contextualisés en regard des trois perspectives dominantes en Transition Studies.
2 – Neuchâtel : une mise en lumière d’enjeux territoriaux d’innovation et de transition
2.1 – Le paradoxe neuchâtelois : des innovations photovoltaïques locales exploitées par l’ailleurs
27 La Ville de Neuchâtel se caractérise par la coexistence, depuis plus d’une vingtaine d’années, d’un développement et d’un rayonnement scientifique et économique particulièrement dynamiques dans le domaine du photovoltaïque et d’un engagement fort dans le déploiement du renouvelable à l’échelle du parc immobilier de l’État.
28 Cette ville est dotée depuis le début des années 80 d’un centre de recherche et développement en microtechnique – le Centre Suisse d’Électronique et de Microtechnique (CSEM). Parmi ses différents pôles d’activités, le CSEM se distingue dès les premières années de sa fondation par ses recherches dans le domaine du photovoltaïque. En effet, grâce au soutien politique lié aux crises du pétrole, les laboratoires neuchâtelois ont pu bénéficier de la manne de la Confédération à travers divers programmes de recherche énergétique depuis 1984 parallèlement au soutien financier du canton. Ce centre de compétences est à l’origine de la création de nombreuses entreprises et spin-off prometteuses dans la filière du PV implantées dans la région. Or, à la fin des années 2000 et à l’instar d’autres pays d’Europe, sous la pression exercée par la mise sur le marché massive de panneaux low-cost chinois fortement subventionnés, ce secteur subit une crise majeure poussant de nombreux acteurs à déposer leur bilan (Énergies Renouvelables, 2012).
Contextualisation temporelle et institutionnelle de la « désectorialisation » des activités liées à l’innovation et à l’urbanisme dans le domaine de l’énergie à Neuchâtel
Contextualisation temporelle et institutionnelle de la « désectorialisation » des activités liées à l’innovation et à l’urbanisme dans le domaine de l’énergie à Neuchâtel
29 Parallèlement, depuis le début des années 90, à l’échelle du parc immobilier de l’État, la Ville se caractérise par une politique énergétique volontariste. Primée à de nombreuses reprises pour son exemplarité, la Ville se targue notamment d’avoir été la première Cité de l’Énergie de Suisse romande en 1995 et se voit décerner le Prix Solaire Suisse en 1999. En 2000, elle définit un programme d’actions dans le cadre des Agenda 21 et élargit par là son engagement au développement durable. Dès 2007 elle s’engage sur 5 ans dans le cadre du programme européen “HOLISTIC” visant à réduire la consommation d’énergies fossiles de 23 % à l’échelle de quartiers. Élargissant le spectre des acteurs impliqués aux propriétaires fonciers privés, ce projet se compose de différentes initiatives articulées autour de la communication, les bonnes pratiques ainsi que la recherche et le développement.
30 Ainsi, durant plus d’une décennie ces deux domaines représentaient des champs d’actions publiques clairement séparés traduisant d’un côté le soutien à la compétitivité des entreprises et, de l’autre, l’amélioration de la qualité de vie. Or, la participation au projet européen et la crise économique concomitante annoncent l’entrée progressive de Neuchâtel dans une nouvelle phase de politiques publiques. Résolument axée sur la démocratisation de l’accès au photovoltaïque, cette phase se distinguera par une progressive désectorialisation des activités le domaine de l’énergie.
2.2 – Le tournant énergétique : un catalyseur d’actions publiques plus intégrées et coordonnées
31 Depuis 2011, l’organisation de l’action publique selon des domaines d’intervention traditionnellement cloisonnés est largement remise en cause par le caractère transversal et la dimension systémique des enjeux liés aux crises économique, écologique et sociale. Cela se traduit dans les stratégies des politiques publiques de nombreux pays par un couplage d’instruments de soutien à la compétitivité avec des instruments orientés vers la demande (OECD, 2009). En Suisse, la crise financière puis la catastrophe de Fukushima marquent un tournant dans la prise de conscience quant à la nécessité d’agir : il s’agit de redynamiser l’économie à travers l’écologie d’une part et de sortir du nucléaire d’autre part. Ces deux objectifs sont respectivement incarnés par l’instrument de coordination Masterplan Cleantech et par la Stratégie 2050. Ils servent de cadre permettant d’orienter, de coordonner et d’exploiter les actions des différents offices fédéraux responsables du développement économique, de l’environnement et de l’énergie.
32 De plus, en 2014 trois changements majeurs dans la régulation publique accentuent l’importance de la demande dans l’évolution du système énergétique (ARE, 2014). Premièrement, la mise en œuvre de la révision de la Loi fédérale sur l’aménagement du territoire (LAT) stipule que « dans les zones à bâtir et les zones agricoles, les installations solaires suffisamment adaptées aux toits ne nécessitent pas d’autorisation (al. 1) (…) de tels projets doivent être simplement annoncés à l’autorité compétente » (art. 22, al. 1.). L’intérêt de l’utilisation de l’énergie solaire sur des constructions existantes ou nouvelles l’emporte donc sur les aspects esthétiques. Deuxièmement, la révision des dispositions du Modèle de prescriptions énergétiques des cantons (MoPEC, 2014) implique l’introduction dans les législations, par les cantons, d’un durcissement des normes énergétiques dans le bâti (à construire ou à rénover). Troisièmement, l’introduction de la Rétribution Unique (RU) la même année représente un nouvel instrument de la Confédération servant à promouvoir la production d’électricité à partir de petites installations photovoltaïques. Contrairement au système de Rétribution à Prix Coûtant (RPC) entré en vigueur en 2009 dont les demandes sont soumises à des contingents et pour lesquelles les délais d’attente peuvent durer plusieurs années, la RU a pour objectif d’accélérer le processus d’investissement des particuliers dans le photovoltaïque tout en favorisant l’autoconsommation.
33 Cette nouvelle forme de subventionnement traduit plus largement une croyance des politiques dans le potentiel des énergies solaires photovoltaïques à contribuer au système énergétique national. Cette croyance est notamment illustrée par le financement de la Confédération d’une nouvelle division du CSEM à Neuchâtel visant à accélérer les processus de développement, d’industrialisation et de mise sur le marché suisse de nouvelles générations de cellules et modules photovoltaïques.
34 Dans la lignée des incitations nationales à la génération décentralisée d’électricité, des mesures spécifiques sont mises en place en 2012 à l’échelle du territoire communal de Neuchâtel. Pour favoriser le déploiement de la production d’électricité solaire photovoltaïque, la Ville met à la disposition de ses habitants un fond photovoltaïque de 1 million de francs. Cette subvention couvre 15 % de l’investissement total dans les installations solaires photovoltaïques. Il est fonction du nombre de kilowattheures installés quel que soit le type de technologie choisi (Rapport du Conseil communal au Conseil Général, 11 janvier 2012 : 3). Cette décision se fonde sur trois justifications : Premièrement le fait que cette « filière de production d’électricité renouvelable est peu implantée en Suisse et peu soutenue par les collectivités locales ». Deuxièmement, des prix de production de la technologie en diminution constante et, troisièmement, la présence à Neuchâtel d’un pôle de recherche à la pointe des développements dans le domaine du photovoltaïque.
35 Cette troisième justification révèle une évolution dans la perception de la Ville de sa politique énergétique. Elle traduit une convergence d’aspirations liées au soutien à la compétitivité et à l’innovation dans les énergies renouvelables tournée vers l’ailleurs d’une part, et une volonté d’autosuffisance énergétique à l’intérieur à travers une décentralisation de la production d’autre part. Cette justification incarne, à l’échelle locale, la nouvelle grammaire des politiques fondée sur la juxtaposition des enjeux entre production et consommation (on n’a plus d’un côté les territoires de production et de l’autre les territoires de distribution/consommation, mais une superposition partielle des deux).
36 La section suivante présente l’inscription concrète de ces aspirations à l’échelle de la ville à travers une analyse mobilisant le cadre analytique de milieu valuateur. L’analyse s’articulera autour des deux facteurs majeurs de changement du système énergétique catalysés par les politiques : l’intégration de panneaux photovoltaïques et celle de nouveaux acteurs dans le système. Cette analyse permettra de dégager une explication du système territorial de valuation énergétique mettant en évidence la synchronicité temporelle et la cohérence de l’alignement entre objets technologiques et milieu.
3 – Valuer énergie et transition : un recouplage territorial par le milieu
3.1 – Le territoire comme dispositif socio-technique de valuation
37 Dans la perspective du milieu valuateur qui est la nôtre, l’évolution des politiques publiques au cours de ces dernières années peut être lue comme une ré-articulation de la production et de la consommation et un nouvel ancrage/encastrement territorial qui lui donne du sens. Ainsi, le changement d’échelle que suppose le re-couplage de la production et de la consommation d’énergie à l’échelle locale sous-tend une redéfinition de la « qualité ». La qualité réfère tant à la dimension intrinsèque des dispositifs techniques qu’à leur territoire d’ancrage (Pecqueur, 2001) à un moment donné. Ces deux dimensions sont intimement liées dans la mesure où elles s’inscrivent dans des processus d’apprentissages progressifs mobilisant les milieux locaux (recherche, production, fournisseurs, collectivités publiques, groupes d’intérêts, médias, clients-consommateurs) dans des dynamiques co-évolutives de production et de consommation médiatisées.
38 Dans le cas de Neuchâtel et jusqu’à peu, les panneaux photovoltaïques étaient le plus souvent posés sur des toits plats et exclusivement associés à des dispositifs de production d’énergie. Leur installation requérait un permis de construire à travers de longues procédures dissuadant souvent les propriétaires. Or, la conjonction d’incitations gouvernementales à produire de l’énergie solaire photovoltaïque a stimulé un nombre croissant de citoyens à installer des panneaux sur leurs toits : alors qu’on comptait moins de 800 m2 de cellules solaires sur des bâtiments privés en 2012, ce chiffre a été multiplié par 13 en trois ans. En outre, la technologie utilisée n’étant pas régulée, l’installation de panneaux bon marché et à l’efficience énergétique médiocre a souvent été privilégiée au détriment de produits plus performants mais plus coûteux. La prééminence de l’énergie sur l’aménagement du territoire conjuguée aux diverses mesures d’incitation publique depuis 2011 a donc eu pour effet d’encourager l’émergence d’un nouveau « paysage énergétique » (traduction de « energy landscape » : Bridge et al., 2013 : 335) renvoyant aux caractéristiques matérielles du territoire urbain neuchâtelois ainsi qu’aux évaluations culturelles et à la charge émotionnelle s’y rattachant. La prolifération des panneaux PV sur les toitures à deux versants en ville a ainsi rendu perceptibles les enjeux liés à l’articulation entre l’énergie d’une part, et ceux liés à l’architecture d’autre part, mettant en lumière une nécessité nouvelle de coordination/intégration de ces secteurs.
39 Mobilisées à titre « d’expérimentation urbaine » (Lolive, 2006) par une association visant à stimuler le dialogue avec la population de la région sur les projets urbains durables, les divergences d’intérêts cristallisées par ce nouveau paysage énergétique ont fait l’objet d’une démarche participative. Le débat réunissait des habitants, l’architecte responsable de l’urbanisme, le responsable de l’énergie et un architecte privé et s’articulait autour de l’antagonisme entre valeurs environnementales et valeurs esthétiques. Tout en problématisant les effets concrets à l’échelle urbaine des politiques énergétiques a-territoriales, la controverse visait à révéler de nouvelles potentialités de réalignement entre valeurs universalistes de transition et valeurs culturelles locales.
40 En effet, parallèlement aux actions mises en œuvre dans le cadre des politiques liées au “tournant vert” de nouvelles technologies sont développées au CSEM contribuant à la requalification du photovoltaïque par l’intégration de préoccupations architecturales. L’innovation qui en découle – des panneaux PV blancs ou colorés – reflète l’intériorisation par les acteurs de la R&D des enjeux inhérents à l’encastrement local des objectifs politiques mis en place depuis 2011. Non seulement sources d’énergie, ces panneaux servent aussi d’éléments de construction. Utilisés en lieu et place de tuiles ou de protection sur les façades, ils sont assimilables aux matériaux traditionnellement appliqués à l’enveloppe du bâti. Par opposition à une logique techno-industrielle de one size fits all, ces innovations sont axées sur l’usage qui en est fait et adaptées au fil des demandes. Elles mettent en jeu des connaissances interdisciplinaires et impliquent des compétences trans-sectorielles mobilisant un large spectre d’acteurs (chercheurs, architectes, installateurs électriciens). Contribuant à la compétitivité de l’économie à travers une chaîne de production implantée à l’échelle du territoire national, cette innovation incorpore les valeurs environnementales et urbanistiques liées au contexte socio-culturel d’implémentation. Elle ne porte plus uniquement sur la performance « interne » des panneaux – en particulier le rendement énergétique – mais aussi sur l’encastrement dans une culture locale en matière d’architecture-urbanisme.
41 En effet, traditionnellement, on raisonne de manière monofonctionnelle en termes de rendement énergétique ; la valeur d’un panneau est directement déterminée par ce rendement. En revanche, lorsque l’on confère une seconde fonction d’augmentation de la qualité esthétique d’une façade ou d’une toiture, cela permet d’augmenter la valeur économique car l’utilisateur n’a plus à payer un autre dispositif pour habiller la face extérieure de son habitat. On en vient donc à un calcul économique qui a deux composantes. D’une part la production électrique basée sur le coût par Watt, d’autre part le coût au mètre carré d’habillage des façades, ce qui permet in fine de calculer les coûts/bénéfices comparés aux solutions traditionnelles. La source de valeur n’est donc plus seulement un paramètre fonctionnel et universalisant – le rendement – mais aussi l’encastrement, la territorialisation dans une culture urbanistique locale.
3.2 – Le territoire comme milieu socio-institutionnel de valuation
42 L’approche par le milieu valuateur permet également de mettre en évidence de nouveaux acteurs, de nouveaux rôles induisant des rapports de concurrence inédits entre les acteurs de la sphère productive d’une part, et acteurs de la sphère de consommation, d’autre part. L’instabilité des règles inhérente à la situation d’incertitude dans laquelle évoluent les acteurs favorise ainsi l’initialisation de partenariats inédits et une course à l’apprentissage (Prévot, 2007). Dans ce contexte, les acteurs publics participent à de nouvelles alliances s’inscrivant notamment dans des projets à portée démonstrative. Sur le plan territorial, de nouveaux pactes s’organisent donnant à voir des stratégies différentiées selon les échelles territoriales visées.
43 Jusqu’à présent, le modèle d’affaire de l’entreprise fournisseuse d’énergie neuchâteloise Viteos consistait à acheter de l’électricité à l’extérieur de la région – la société produisait peu elle-même – et à la vendre, en position de monopole naturel, aux utilisateurs via un réseau dont elle est propriétaire et qu’elle entretient. Désormais, l’entreprise doit composer d’une part avec l’entrée en jeu des consommateurs-producteurs dont les potentialités d’émancipation impactent le modèle de revenus. D’autre part, elle fait face à la venue de nouveaux acteurs, les sociétés installatrices de panneaux PV. Cette concurrence met en péril son contrôle sur le type d’installations préconisées et donc son monopole sur le conseil lié à l’utilisation de l’énergie produite (modèle RPC ou RU). En outre, en favorisant l’exit potentiel des clients, l’ouverture à terme du marché de l’énergie constitue une troisième menace pour la viabilité de la société. Partenaire des collectivités publiques de par sa structure actionnariale, Viteos a pour mission d’entretenir le réseau afin de garantir sa fiabilité et sa sécurité tout en s’alignant sur la direction insufflée par les politiques. Suivant ce deuxième axe, la société s’engage à augmenter sa part de propre production d’énergies d’origine renouvelable, ce qui ne va pas forcément de pair avec ses intérêts en termes de profitabilité.
44 Pour faire face à ces nombreux défis, Viteos est amenée à s’inscrire dans un nouveau rapport à la concurrence et à se réinventer à travers de nouvelles expérimentations en favorisant des relations fondées sur des « avantages coopératifs » (Prévot, 2007). La concurrence n’est dès lors plus uniquement le fait de l’entreprise mais du territoire d’ancrage (élargi à la sphère de consommation), celui-ci se définissant par l’action collective dans laquelle l’entreprise fournisseuse d’énergie s’inscrit (Pecqueur, 2001). Son succès et sa pérennité dans un contexte de transition énergétique reposent sur sa capacité à démontrer sa loyauté territoriale à travers un engagement dans des activités mettant en jeu des valeurs co-créées localement impliquant des rapports multilatéraux et une interconnaissance entre acteurs traditionnellement segmentés le long de la chaîne de valeur.
45 Deux initiatives majeures illustrent ce nouveau rapport à la concurrence. La première est l’entrée de Viteos dans le capital-action du CSEM. D’un côté, cette stratégie permet au fournisseur d’énergie d’être partie prenante dans la gouvernance du centre de R&D et d’étayer ses connaissances dans le champ des innovations énergétiques. Alors que cette démarche reflète une volonté de « verdir » l’image de l’entreprise et de se positionner dans le débat lié au tournant énergétique vis-à-vis du public, elle vise aussi à favoriser le partage des compétences autour d’applications concrètes. De l’autre, à travers ce rapprochement, Viteos actualise ses compétences pratiques dans le déploiement des innovations énergétiques et le CSEM profite de la compétence de Viteos sur le terrain.
46 La deuxième initiative s’inscrit plus particulièrement dans cette volonté à travers des projets qui se distinguent par leur dimension démonstrative et exemplaire. À ce titre, la réalisation d’une façade solaire « 100 % Swiss made » sur le bâtiment du CSEM inaugurée en 2015 constitue un exemple de partenariat inédit associant la Ville, l’institut de recherche et Viteos. En effet, auparavant portés par des objectifs économiques déconnectés, le re-couplage de la production et de la consommation à l’échelle urbaine incite les acteurs à innover à travers la mise en commun de ressources traditionnellement dissociées. Alliant les valeurs techno-industrielles, environnementales et culturelles locales et des aspirations politiques plus générales liées au tournant énergétique, ce projet représente un « forum hybride » (Callon et al., 2001) visant à favoriser le déploiement de modules photovoltaïques innovants industrialisés en Suisse tout en encourageant une intégration architecturale conforme à l’esthétique du bâti urbain. En outre, cette réalisation est mise en scène comme un exemple de deux manières : non seulement utilisée pour valoriser ici, à travers « l’espace concret », et ailleurs, à travers « l’espace médiatique » (Livi et al., 2015), les compétences techniques et l’engagement dans le tournant énergétique locaux, elle fait également l’objet d’une étape le long d’un itinéraire touristique urbain.
47 Dans ce contexte, le rôle des acteurs publics est primordial. Bouleversant plus particulièrement les schèmes d’action établis dans le domaine du soutien au développement économique, ils explorent un nouveau rôle de coordination à l’intersection entre recherche et marché. En effet, l’action publique se limite traditionnellement à des mesures précompétitives en amont du marché. Or, à travers leur engagement dans la mise en œuvre et la médiatisation de nouvelles manières de produire et de consommer en ligne avec les aspirations politiques « post-crise », les acteurs publics participent à la co-construction et à la légitimation des valeurs socio-économiques liées à l’encastrement du PV à l’échelle locale, et donc directement à la construction du marché.
3.3 – L’émergence emblématique de nouvelles politiques de transition
48 Ce projet incarne une nouvelle forme institutionnelle de soutien au développement territorial dans un contexte de transition énergétique. Articulant soutien à la compétitivité techno-industrielle et valuation territoriale, il se démarque des modèles traditionnels d’action par sa dimension sensible et transformatrice.
49 En « esthétisant » l’énergie (Gupta, 2015), il contribue à objectiver la contextualisation de la relation entre de nouvelles manières de générer et de consommer de l’énergie en intégrant ces différentes fonctions au sein d’un nouveau système de transition en phase avec la direction optée par les stratégies politiques fédérales. Constituée en « common pool resource » (Ostrom et al., 1999), l’énergie fait l’objet d’une identification à une appartenance commune, appartenance dont la qualité est évaluée (Vatin, 2013: 266) par les consommateurs de la zone géographique concernée. Cette qualité incorpore les débats sur l’intégration urbanistique des nouveaux dispositifs et s’ajoute aux dimensions fonctionnelle et éthique déjà comprises dans leur valeur. Ainsi la « valuation » (Aspers et Beckert, 2011) de l’énergie n’intègre plus seulement des aspects techno-productifs et environnementaux, mais aussi des aspects institutionnels et territoriaux liés à sa production, sa génération et sa consommation. Cette valuation mobilise deux dimensions de l’identité, l’une tournée vers la communauté constituée, le passé, la valeur domestique qui confère davantage de valeur à ce qui est produit localement pour les locaux et l’autre, tournée vers l’avenir de projection du milieu local dans un marché et une société plus large et en devenir (en l’occurrence une innovativité). Elle révèle en outre le rôle fondamental des aspects communicationnels dans la construction d’un sens commun de la transition.
50 La compétitivité de l’industrie et de la recherche, et donc ce qui est vendu à l’échelle nationale et internationale, résulte dès lors de la capacité à ancrer l’innovation au sein d’un milieu valuateur d’une part, et d’autre part, de la capacité à insérer ces dispositifs socio-techniques dans des villes et à les intégrer dans des réseaux d’acteurs locaux. Dans le cas neuchâtelois, trois composantes interconnectées contribuant à la valorisation du dispositif technique de production d’énergie photovoltaïque peuvent être identifiées. Il s’agit premièrement de l’incorporation des valeurs socio-culturelles du milieu dans les panneaux photovoltaïques et donc de nouvelles significations qui sont conférées à ces produits, en l’occurrence, l’esthétique. La deuxième composante est liée à l’expertise locale développée pour implémenter ces nouveaux modules. La troisième traduit l’expertise symbolique relative à l’encastrement local des valeurs socio-culturelles liées à la transition durable.
51 Par conséquent, allant au-delà des instruments économiques conventionnels d’incitation a-spatiaux tels que la RPC, la reterritorialisation des structures productives passe par une construction des prix reflétant le surcroît de valeur co-créé localement et fondée sur l’alignement de l’offre et de la demande autour de valeurs socio-économiques communes. Réflexivement, la mise en scène territorialisée et médiatisée de nouvelles manières de produire et consommer, en somme la transparence sur l’origine de l’énergie, contribue à l’acceptation des consommateurs locaux à payer l’électricité plus chère. L’évolution récente de l’entreprise Viteos en matière de tarification témoigne de ces dynamiques. Alors que l’électricité de qualité ne représentait qu’une option d’achat jusque-là, l’entreprise annonçait fin 2015, dans la foulée de ses différents partenariats, la vente unilatérale d’électricité écologique d’origine neuchâteloise ou suisse à tous ses petits clients (consommant approximativement 3 500 kWh/an) et un surcoût associé.
52 Ce changement montre comment des actions de construction de valeurs menées par le milieu valuateur local permettent de déboucher sur des modifications institutionnelles à long terme. En outre, on peut remarquer que la Ville de Genève en 2003 déjà, avait introduit ce choix par défaut pour l’énergie verte, ceci traduisant une diffusion horizontale dans le territoire et ouvrant peut-être la voie à l’adoption de telles règles à des échelles supérieures, cantonale ou fédérale.
53 On distingue dès lors la valuation territoriale – typiquement ici les actions menées par le milieu pour valoriser de nouveaux panneaux, les façades, etc., et créer une nouvelle identité fondée sur le cadre de vie et l’environnement d’une part, et d’autre part, l’institutionnalisation qui est un autre processus, lié, mais qui met en jeu des objets (les législations) et des acteurs autres, en particulier les lobbys professionnels. Ce ne sont donc plus des règles internes au milieu, mais des règles qui ont une vocation plus générale qui s’imposent à toutes les transactions, que les acteurs fassent partie du milieu ou non, et c’est précisément en cela que réside l’institutionnalisation de la transition.
4 – Enjeux et perspectives
4.1 – Le milieu valuateur comme cadre opérationnel pour penser les politiques de transition actuelles
54 En mobilisant le concept de milieu valuateur, cet article se proposait de répondre aux critiques théoriques de non prise en considération du territoire par les approches canoniques de la transition. À travers un cas emblématique de milieu valutateur – le cas de l’énergie à Neuchâtel dans le contexte helvétique des politiques post-crise – cet article a permis de mettre en évidence les processus multidimensionnels situés impliqués dans le passage d’une industrie fondée sur une logique fordiste de répartition spatiale des activités à un système territorial de valuation énergétique. Il a permis de souligner deux aspects novateurs du concept de milieu valuateur en regard des récents débats au sein des Transition Studies. Premièrement, notre contribution a mis en évidence le potentiel du milieu valuateur pour une compréhension fine des dynamiques locales et multi-locales de la transition. Deuxièmement, elle a ouvert sur une nouvelle perspective théorique sublimant les limites des différentes approches canoniques de ce champ de recherche.
55 Le milieu valuateur permet de construire de la valeur par l’ancrage local et la constitution d’une activité banale, fordiste, en « common pool resource » (Ostrom et al., 1999) construite et dont la valeur réside d’une part dans la fonctionnalité traditionnelle des PV, ensuite dans une qualité complexe qui allie à la fois de nouvelles fonctionnalités (le revêtement de façade qui permet de dégager une valeur monétaire supplémentaire) et du sens lié d’une part à la culture urbanistique locale et aux valeurs d’innovativité, l’une et l’autre mises en scène par le milieu local.
56 Ce concept montre comment ces aspects technoéconomiques sont progressivement mis au point, mais aussi et surtout les processus sociaux et culturels par lesquels les innovations caractéristiques de la transition énergétique se développent. Différents acteurs, qui étaient plus ou moins liés auparavant, mais qui sont co-localisés, parviennent à construire, par l’articulation des valeurs générales liées à la transition énergétique à des valeurs (celles liées à la culture urbanistique et à l’innovativité) et des ressources locales (les moyens de la Municipalité, de Viteos et du CSEM notamment), une démonstration à la fois symbolique et concrète, démonstration qui a valeur exemplaire, emblématique, qui est vue comme étant appelée à se diffuser, à promouvoir ainsi le territoire local non seulement dans un espace de marché, mais aussi dans un espace de signification plus large.
57 Le milieu valuateur est donc un concept qui permet de rendre compte de ce mouvement caractérisé par une triple dimension : premièrement, des innovations techniques – des panneaux ayant des propriétés nouvelles ; en deuxième lieu, des changements socioculturels dans les dynamiques d’acteurs internes au milieu – les liens nouveaux entre la municipalité et la recherche par exemple -, plus larges que le milieu – la généralisation du tarif « électricité verte » – et culturelles – la réponse locale spécifique et concrète aux questions posées par la transition énergétique - ; enfin, une dimension territoriale, caractérisée spatialement et temporellement par une logique top-down d’appropriation locale de préoccupation globale, de refondation des valeurs à partir de ce local, enfin, de concrétisation et de mise en scène visant une remontée en généralité, y compris sur le plan institutionnel, ce mouvement étant à la fois produit par le local et reproduisant le local.
4.2 – Le milieu valuateur comme cadre théorique pour penser les territoires de la transition aujourd’hui
58 Les différentes critiques soulevées par les trois approches canoniques en « Transition Studies » mettent en évidence la question principale, du point de vue des sciences sociales, inhérente à la complexité de la transition. La transition, comme cela a déjà été reconnu dans les années 90 concernant la transition vers des systèmes de marchés par les États communistes, pose des problèmes relatifs aux structures (abordées dans les approches marxiennes et en partie institutionnalistes), des questions de flux (abordées par les keynésiens), enfin des questions de jeux d’acteurs (appréhendées par les néoclassiques, les sociologues et les politologues notamment). Or, intellectuellement nous ne disposons pas d’outils théoriques et analytiques à même de saisir cette complexité. De ce point de vue, le cadre de la MLP présente donc une tentative au minimum de juxtaposer, voire d’articuler ces différents objets de la pensée. Cela étant, la MLP est loin de réduire cette complexité et les TIS, de même que le SM, témoignent chacun de cette impossibilité de contenir cette complexité dans une approche intellectuellement cohérente. De plus, la question territoriale (les questions spatio-temporelles contextualisées qui composent cette transition à différentes échelles et en différents lieux) n’est pas non plus abordée.
59 Loin de proposer une réponse aboutie à tous les enjeux auxquels ces trois approches tentent de répondre, le milieu valuateur ouvre toutefois sur de nouvelles perspectives théoriques. Il traite les enjeux majeurs que pose la transition espérée et permet de dépasser les critiques formulées à l’intention de chacune des perspectives canoniques existantes par sa dimension intégrative et une importance primordiale accordée au territoire.
60 Premièrement, il rend compte de la complexité des dynamiques à l’échelle « micro », à l’instar des TIS, tout en les ancrant/encastrant dans leur environnement géographique et institutionnel à travers une mise en relation entre les discours et l’action des politiques situées. En effet, il y a, à Neuchâtel, un système d’innovation dans le PV, mais qui est au service d’une question productive, à savoir le renforcement du système industriel microtechnique exportateur. Il y a, par ailleurs, un système d’encouragement de la transition par l’installation par les citoyens de capacités de production. Or, c’est la reformulation, de manière créative et endogène de la question de la transition qui amène à la réorganisation du système local d’innovation et qui permet la mise au point de nouvelles solutions.
61 Deuxièmement, le milieu valuateur se démarque de la MLP en exprimant comment la ville a permis la formulation d’une niche spécifique qui apparaît comme un moteur, un générateur de solutions originales, concrètes et spécifiques. Il traduit l’importance des ressources locales particulières et des logiques d’acteurs impliquées dans l’encastrement des valeurs portées par les politiques vertes dans des pratiques concrètes. À travers une approche « multi-échelle géographique et institutionnelle » et se basant sur une conception performative des territoires, il permet de rendre compte des dynamiques inhérentes à la création de nouvelles configurations sociotechniques ainsi que des processus impliqués dans la création des « prédispositions sociales à une nouvelle demande » (traduit de Jeannerat et Kebir, 2016) à travers des « forums hybrides » (Callon et al., 2001). Dans la lignée de la MLP mais tout en s’en distanciant par sa focale spécifiquement territoriale, il propose une analyse des dynamiques de changement de régime top-down et bottom-up articulant techniques, société et valeurs.
62 Troisièmement, tout en tenant compte du rôle des politiques publiques dans la mise en œuvre du tournant énergétique à l’échelle locale, le milieu valuateur se distingue des approches du SM en élargissant l’agence aux utilisateurs/consommateurs/groupes d’intérêts etc. À Neuchâtel, les politiques publiques à elles seules avaient formulé le problème de la transition en termes d’installations de capacité de production d’électricité PV. Or, c’est uniquement lors de la mise en œuvre dans la ville que l’on s’est rendu compte des problèmes liés au paysage urbain. Ainsi, le milieu valuateur a permis de révéler la manière dont l’appropriation à l’échelle urbaine de ces valeurs, encouragée par de nouveaux policy-mix, bouleverse le cadre traditionnel de résolution des problèmes en mettant au jour des intérêts potentiellement divergents d’une part, et d’autre part, en donnant lieu à de nouveaux « paysages énergétiques » (Bridge et al., 2013 : 335) inhérents au caractère imprédictible des effets liés à l’implémentation locale des technologies (Flanagan et al., 2011).
63 In fine, les nouvelles dynamiques de valuation territoriale mises en lumière au prisme du milieu valuateur réinterrogent les catégories de pensée binaires considérant la production d’un côté et la consommation de l’autre, le local et le global, le passé et le présent. Elles incitent à repenser ces catégories de manière plus intégrative pour rendre compte des nouvelles pratiques incarnant tout à la fois les valeurs morales liées à la durabilité, les objectifs économiques de compétitivité et la cohésion territoriale et sociale.
64 À l’issue de cette analyse du cas suisse, typiquement caractérisé par le soutien à un foisonnement d’initiatives diversifiées, il reste à savoir si les dynamiques observées peuvent être généralisées à d’autres contextes. Au prisme du milieu valuateur, une étude du cas français, contrastant par son contexte de centralisation institutionnelle, permettrait-elle de mettre en évidence des rapports de pouvoir présents mais sous-thématisés dans la présente contribution ? Dans la continuité de cet article, il serait donc intéressant de conduire des études comparatives permettant notamment d’approfondir le pendant plus fonctionnel de la valuation, à savoir la question de l’utilisation de la diffusion de représentations et de stratégies visant des intérêts plus politiques qu’écologiques par exemple.
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Mots-clés éditeurs : compétitivité, énergie, urbanisme, milieu valuateur, transition, démonstration
Date de mise en ligne : 08/03/2017.
https://doi.org/10.3166/ges.19.2017.0002Notes
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Adresse mail : ariane.huguenin@unine.ch
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Cet article est issu d’une recherche financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNSRS). Nous exprimons nos plus vifs remerciements au FNSRS pour leur soutien.