1René Passet, penseur humaniste, défie l’orthodoxie et ne cesse de chercher à dépasser les idées dominantes trop bien ancrées. Militant de la transdisciplinarité et visionnaire du global et de la complexité, il est à la recherche d’un nouveau paradigme, ouvert et intégrateur.
- Fonction actuelle : Professeur émérite d’économie à l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne
- Discipline : L’économie
- Lieux de vie passés et actuels : Bègles, Bordeaux et la vallée d’Aspe, le Maroc, la région parisienne
3En 1954, doctorats en poche, il est engagé comme conseiller technique au Commissariat Général à la Productivité et enseigne en même temps, comme chargé de cours, à l’Université de Caen. Agrégé en 1958, il rejoint la Faculté de Bordeaux mais part aussitôt en détachement au Maroc. Il y reste 4 ans pendant lesquels il enseigne à l’Université de Rabat et centre ses recherches sur les questions du développement. En 1968, il est appelé à la Faculté de Droit et des Sciences économiques de Paris. Jacques Robin et Robert Buron l’associent à la création du « Groupe des Dix » organisme au sein duquel tous les mois, pendant une dizaine d’années, il a pu, débattre avec des hommes venus de tous les horizons de la pensée - comme Henri Laborit, Henri Atlan, Edgar Morin, Robert Buron, Joël de Rosnay, André Leroi-Gourhan, Jacques Sauvan… - autour des questions alors émergentes de la complexité, de la systémique et de la transdisciplinarité. Ce groupe lui a fourni également l’occasion de rencontrer quelques-uns des acteurs internationaux les plus éminents de la science contemporaine : Prigogine, Jacques Monod, René Thom etc. Il se plaît à souligner lui-même le rôle décisif que ces rencontres ont joué dans sa conception de l’économie. L’ouvrage qui porte la marque de cette mutation parait en 1979 ; c’est L’Économique et le Vivant dans lequel il s’attache à concevoir de façon cohérente une économie en interdépendance avec les régulations de la biosphère et les valeurs socioculturelles. Il se consacre alors au développement d’une approche transdisciplinaire des questions économiques. Homme de réflexion et d’action, René Passet s’attache tout au long de sa carrière à confronter ses idées à la réalité. Les nombreuses responsabilités administratives qu’il prend au sein de ses institutions de rattachement telles que la création du Centre d’Études du Développement Économique et Social à Rabat ou le Centre Économie Espace et Environnement (C3E) qu’il a créé et dirigé jusqu’à sa retraite en 1995, sont les témoins de son activisme.
4Retiré de l’université, en 1998, il participera à la fondation du mouvement ATTAC. En 2002, il contribuera, en tant que membre fondateur, à la création du Collegium international d’éthique, aux travaux duquel il continue à participer activement. Il vient d’achever l’un de ses grands projets, la rédaction de l’ouvrage Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire dans lequel il met en perspective l’évolution de la pensée économique avec celle de la pensée humaine …
5Pourriez-vous nous dire quelles ont été les grandes étapes de votre parcours d’économiste ?
6Tout d’abord, je tiens à souligner qu’avant de me consacrer plus spécialement aux questions du développement, puis de l’environnement et du développement durable, j’ai tenu à enseigner à peu près toutes les matières qui - de l’histoire aux mathématiques, en passant par les différentes branches de l’analyse économique - constituent le corps de la discipline. On n’apprend jamais aussi bien qu’en enseignant et il m’a paru nécessaire d’approfondir mes connaissances avant de les ouvrir à d’autres savoirs.
7Je dirais qu’il y a deux étapes dans ma vie d’économiste : Un avant et un après ma rencontre avec le groupe des Dix. Jusqu’à cette rencontre, je suis un économiste qui rentre dans le moule de l’économie de l’époque. L’économie que l’on m’avait enseignée dans l’immédiat après-guerre était une science à forte dominante néoclassique, puis keynésienne. J’ai été tout de suite conquis par cette dernière dont le degré de réalisme, par rapport aux hypothèses abstraites de la précédente, ne manquera pas de s’imposer à moi. Dans les deux cas, il s’agit d’une économie fortement marquée par les préoccupations humanistes de mes maîtres André Garrigou-Lagrange, Joseph Lajugie et, dans le domaine de l’histoire institutionnelle, Jacques Ellul. L’intérêt privilégié que je porte, très tôt, aux questions du développement me conduit évidemment à mettre l’accent sur ces préoccupations ainsi que sur les aspects sociologiques de la croissance et aux relations avec le milieu naturel. En un mot, tous les ingrédients de l’économie telle que je la conçois aujourd’hui sont déjà réunis dans mon ouvrage Les politiques de développement (1965). Et pourtant, cela ne me donne pas totalement satisfaction : la démarche qui consiste à partir du noyau dur de conceptions strictement économiques, pour les compléter par des considérations sociologiques, politiques éthiques et humaines, me laisse une impression de placage. C’est l’histoire de la mayonnaise dans la confection de laquelle on a mis tous les ingrédients et qui pourtant ne prend pas. En 1971, j’amorce un tournant en écrivant dans Le Monde un papier intitulé Une science tronquée. Il avait été provoqué par les premiers naufrages de grands pétroliers comme l’Amoco Cadix, le Torrey Canyon, etc. que l’on traitait alors comme s’il s’était agi de phénomènes accidentels. Considérés un à un, en effet, c’est bien ainsi qu’ils apparaissaient : chacun d’eux semblait n’avoir tenu qu’à un rien. Mais, lorsque « la faute à pas de chance » revient trop souvent, on est en droit de s’interroger. Pourquoi fait-on voyager le pétrole dans ces bâtiments gigantesques dont, par surcroît, certains sont de véritables poubelles flottantes ? Pourquoi leur fait-on emprunter certains parcours ? Pourquoi leur impose-t-on de longer les côtes de si près ? Pourquoi le navire en difficulté a-t-il trop attendu pour informer les autorités ? Pourquoi a-t-il refusé trop longtemps les remorquages qui lui étaient proposés ? Derrières toutes ces questions se profilent des considérations de coûts, de gain de temps (qui dans les transports maritimes, a une forte valeur) ou d’évitement de frais d’assistance extrêmement élevés. Une certaine rationalité économique individuelle, peu soucieuse des conséquences sur l’environnement, se retrouve donc derrière chacun de ces comportements.
8Vous nous avez amenées à la fin des années 60, époque à laquelle s’est constitué le Groupe des Dix dont vous avez été membre. Pouvez-vous nous dire pourquoi ce groupe a été créé ? Qu’est-ce qui réunissait ces personnes venant de différentes disciplines ? Quel était leur objectif commun ?
9Lorsque, dans l’année universitaire 1967-1968, j’ai été appelé à la Faculté de Droit et des Sciences économiques de Paris, Jacques Robin et Robert Buron, avec lesquels je m’étais lié d’amitié, dans les années 1950, à la Gauche européenne, ont repris contact avec moi. Ils m’informaient qu’avec Edgar Morin, ils avaient entrepris de créer un groupe de réflexion situé au carrefour de la science et de la politique. Ils me proposaient de participer à cette nouvelle aventure et il est bien évident que je ne pouvais qu’accepter avec joie. L’objectif initial – qui devait se révéler, par la suite, un peu naïf - était de faire bénéficier l’univers politique des exigences de rigueur de la démarche scientifique et de l’apparition de nouvelles formes de pensée indispensables à la compréhension des sociétés contemporaines. Nous avons, notamment essayé, avant tout le monde, de convaincre le monde politique de l’importance que représentait l’émergence de l’immatériel. Rarement mutation fut aussi clairement annoncée et analysée. Mais ce fut sans grand succès. Nous n’avons cependant jamais totalement abandonné ce premier objectif et c’est pourquoi, après le décès de Robert Buron, des politiques comme Michel Rocard, Jacques Delors ou Jacques Attali sont venus nous rejoindre. Mais, progressivement le centre de gravité de nos efforts s’est déplacé, La plupart d’entre nous étaient des penseurs plus ou moins marginalisés dans leurs disciplines respectives et nous nous apercevions que nous l’étions pour les mêmes raisons. Tous, dans nos domaines, nous remettions en cause les bases des savoirs établis ; en dépit de la diversité de nos appartenances, nous nous posions les mêmes questions et nous avions amorcé les mêmes cheminements. Nous constations qu’au niveau de l’infiniment petit, de l’infiniment grand et des phénomènes biologiques ou sociaux, la méthode cartésienne ne suffisait plus et qu’il fallait recourir à d’autres approches. Nous nous enseignions mutuellement : je revois Henri Laborit armé d’un bâton de rouge à lèvres, dessinant sur le miroir du salon de Jacques et Annie Robin, les méandres du cerveau triunique et Jacques Sauvan le dispensant d’avoir à réinventer certains concepts informationnels auxquels il était en train de parvenir, à partir de sa biologie. Isolés dans nos familles respectives, nous nous apercevions qu’ensemble nous formions une nouvelle famille, en pointe dans la recherche de nouvelles approches. Cette prise de conscience était pour moi d’un grand réconfort, car la solitude parmi les siens n’est jamais très agréable. Un jour, il m’est arrivé de dire à des économistes « orthodoxes » dont l’arrogance m’agaçait, qu’ils pensaient détenir le monopole de la science alors qu’en dépit de leur position dominante du moment, ils passaient à côté de leur temps et que c’est eux qui resteraient comme les marginalisés de l’histoire. Et je le pense toujours.
10Pendant une dizaine d’années, nous nous sommes réunis une fois par mois vers 18 heures ; nous dînions ensemble tout en poursuivant nos échanges ; et après le repas, nous nous remettions au travail pendant une bonne partie de la nuit. Sauf cas de force majeure, nous nous retrouvions toujours au grand complet.
11Ces rencontres semblent vous avoir apporté beaucoup ? Que vous ont-elles apporté précisément ? Quel rôle ont-elles joué dans la progression de votre démarche ?
12Ce que tout cela m’a apporté ? Une mayonnaise qui prend. Avant 68, je parlais en économiste, je partais du noyau dur et j’enrobais cela d’un discours humaniste. Après 68 j’inverse, je pars du discours du vivant et j’y intègre mon économie. Ainsi, le Groupe des Dix m’a conduit à inverser ma démarche, en plaçant les impératifs du vivant – donc de l’humain et de la nature – au cœur de mon interrogation. C’est en effet la reproduction du vivant qui conditionne celle de l’économie. Il me fallait concevoir de façon cohérente une économie transdisciplinaire dont les règles d’optimisation restent subordonnées aux impératifs de reproduction des milieux qui la portent et qu’elle porte en elle : elle appartient au vivant sans se dissoudre en lui, mais elle n’en recouvre pas tous les aspects et ne saurait prétendre l’englober. C’est le Groupe des Dix qui m’a aidé à concevoir cette relation et m’a fourni les outils - approche des systèmes complexes, niveaux d’organisation, théories du chaos, sciences cognitives…- me permettant de l’approfondir. Les ingrédients étaient les mêmes, mais la mayonnaise avait pris.
13La transdisciplinarité est centrale dans votre pensée, comment l’expliquez-vous ?
14Parce que l’économie est incluse dans la biosphère, elle en comporte les dimensions et obéit à ses lois : la créature humaine par exemple n’est pas seulement une force de travail ou une capacité de consommation, mais aussi une créature sociale et un être biologique. En un mot, une personne. Parce qu’en outre l’économie transforme et bouleverse les milieux naturels au point d’en menacer l’existence, elle ne saurait être pensée indépendamment de son impact sur la reproduction de ces derniers. Elle se trouve confrontée à des mécanismes et des lois dont l’étude fait l’objet d’autres disciplines et dont elle doit tenir compte.
15Je suis économiste par la nature des questions que je pose aux phénomènes que j’observe. Permettez-moi d’évoquer ici une image empruntée au grand économiste britannique Kenneth Boulding [1]. Cromwell, nous disait-il, portait une verrue sur le nez. Qu’est-ce que cette verrue ? Pour un physicien, elle représente un conglomérat d’atomes et de molécules ; pour un biologiste, un dysfonctionnement des cellules nasales de l’homme d’État ; pour un historien, elle n’est rien car elle n’a sans doute pas influencé la politique de l’Angleterre (alors que s’il s’était agi du nez de Cléopâtre…) ; pour l’économiste, elle n’existe pas… jusqu’au jour où Cromwell décide de consacrer une somme d’argent à son extraction. Tous voient la même verrue mais ne la voient pas de la même façon et ne lui posent pas les mêmes questions. Je définirai donc une discipline par l’angle sous lequel j’observe le réel et par la nature des questions que je lui pose. Je suis économiste parce que je vais me poser la question du calcul économique à propos de l’extraction de la verrue de Monsieur Cromwell.
16Dans de nombreux cas, les réponses aux interrogations que je soulève exigent un passage par le savoir d’autres disciplines. Si, par exemple, à propos d’environnement ou de développement durable, je m’en tiens aux seuls coûts économiques des dégâts provoqués dans la nature, je passe à côté de l’essentiel. Ce sont les conséquences de ces dégradations sur les mécanismes régulateurs des écosystèmes - et non leur coût monétaire - qui affectent la reproduction des systèmes économiques. Je dois donc intégrer ces données dans mon analyse. Au sein même de l’économie, si je considère cette discipline comme une sorte de jeu de Monopoly se déroulant à l’écart de toute réalité concrète, peut-être ai-je le droit de supposer l’existence d’une rationalité parfaite, impliquant la formation inéluctable d’un optimum optimorum. Mais, si je prétends rendre compte du réel et formuler des recommandations à l’intention des décideurs, je dois me préoccuper de ce que me disent les sciences comportementales. De quel droit me substituerais-je à ces dernières ? Keynes ne s’y trompait pas lorsqu’il étayait ses fameuses « propensions psychologiques » sur une solide connaissance de la psychanalyse freudienne. Je dis souvent que si l’économie est le lieu d’où j’interroge le monde, elle ne doit pas être ma prison.
17Mais concrètement comment peut-on se saisir de cette transdisciplinarité et aller vers la bio-économie. Quels sont les moyens pour aller vers le nouveau paradigme dont vous parlez dans votre dernier ouvrage ?
18Tout d’abord, la transdisciplinarité nous propose des outils pour mettre en place une telle bio-économie. Sans entrer dans des détails pour lesquels je renverrai à L’Économique et le Vivant, je dirai que toutes les lois de régulation des écosystèmes, constitutives de l’écologie scientifique constituent autant de contraintes sans la prise en compte desquelles on ne saurait traiter de la reproduction des systèmes économiques dans le temps ou, si l’on préfère, de développement durable. Par ailleurs, il ne faut jamais oublier que la réalité que transforme l’économie n’est pas faite de valeurs monétaires mais de matière et d’énergie. Il existe des indicateurs exprimant en unités énergétiques les matières et les forces motrices qui entrent et sortent des systèmes productifs. Le nombre des kilocalories (matières et énergies) qui entrent dans un système (inputs), rapporté celui à celui des biens qui en sortent sous forme de produit final (outputs) exprimés en énergie, fait apparaître une notion de rendement énergétique très riche d’enseignements pour les économistes qui veulent bien s’en préoccuper : si pour doubler le rendement d’une surface cultivée je dois tripler les apports en termes énergétiques, je décèle, sous l’augmentation de la production à l’hectare, l’amorce d’une décroissance du rapport outputs/inputs annonciatrice d’un épuisement du système.
19Comment, me demandez-vous, aller vers ce nouveau paradigme ? Je pense que, si celui-ci doit s’imposer un jour ce sera sous la pression de nécessité. Il naîtra progressivement de l’histoire comme avant lui les sociétés féodale, industrielle ou informationnelle qui ont successivement émergé de l’évolution et dont aucune n’est issue d’un projet humain. Ou bien le respect de la vie s’imposera aux systèmes économiques de l’avenir, ou bien il n’y aura pas d’avenir. Et c’est là que se situe le rôle du scientifique. Il lui appartient de prévoir, d’annoncer et de convaincre. En ce sens, le discours est aussi action. Mon métier d’enseignant et de chercheur ne me permet de disposer que d’armes intellectuelles. Mais je crois à la force des idées. Il leur faut malheureusement beaucoup de temps pour s’imposer. Le péril est que les prises de conscience viennent trop tard. Il faut donc œuvrer sans jamais se lasser.
20Mais revenons aux moyens d’actions dont on dispose aujourd’hui. Comme vous le savez, beaucoup espèrent la mise en place d’une gouvernance mondiale. Or vous dites qu’il ne faut pas rajouter une strate de pouvoir supplémentaire parce que cela éloignerait les citoyens des instances de décision. Mais alors comment peut-on s’élever au niveau global pour régler ces problèmes qui sont globaux ? Quelles sont vos propositions ?
21La question de la gouvernance mondiale apparaît à partir du moment où un certain nombre de problèmes cruciaux se posent à l’échelle de la planète et ne sauraient être résolus au niveau des nations. Le développement de l’ordinateur et des moyens de communication a enserré le monde dans un réseau d’interdépendances où rien ne se passe en un point qui ne concerne tous les autres et ne puisse être observé de partout en temps réel.
22Comment organiser cette gouvernance ? Je réponds, par mise en commun au niveau mondial, des problèmes propres à ce niveau et non par empilement de strates décisionnelles.
23À la représentation mécaniste de l’univers, héritée du XVIIIe siècle et de la révolution industrielle, répondait la concentration des forces productives, l’organisation hiérarchique des pouvoirs au sein de l’entreprise et de la nation, ainsi que —de la commune à la nation— le découpage pyramidal de l’espace en structures emboîtées. Dans ce cas, la gouvernance mondiale ne pouvait se concevoir que sous la forme d’une strate supplémentaire de pouvoir superposée à celui des nations et s’éloignant encore un peu plus des citoyens.
24Mais avec l’apparition de l’ordinateur, la puissance motrice des sociétés et des économies se déplace vers l’immatériel, le savoir, l’intelligence, l’organisation. Le modèle n’est plus celui de la mécanique, mais celui de la biologie. De l’individu à la planète, les réseaux se substituent à l’organisation hiérarchique. Le passage d’un niveau d’organisation à un autre s’accompagne d’un changement de logique : avec la cellule émerge la vie, avec le cerveau, la pensée ; ni l’un ni l’autre n’est la simple somme des atomes et des molécules qui le composent. Au plan économique et social, l’intérêt général n’est pas non plus la somme des intérêts individuels : la rentabilité d’un bien collectif comme une route ou un barrage par exemple, ne s’apprécie pas directement aux recettes qu’il engrange, mais aux richesses dont, indirectement et à long terme, il suscite l’apparition dans l’ensemble de la collectivité.
25Un système est donc constitué de différents niveaux d’organisation aux finalités différentes, parfois contradictoires et cependant complémentaires, tous indispensables au bon fonctionnement de l’ensemble. C’est ce qu’avec Edgar Morin, on qualifie de « systèmes complexes ». La communauté locale, la nation existent. Elles sont les fruits de l’histoire. Elles doivent continuer à être des lieux de vie et de décision dans le respect des fonctions de niveau supérieur assurant la reproduction de l’ensemble : lorsque la cellule se reproduit pour elle-même et non par rapport au bon fonctionnement de l’organisme auquel elle appartient, cela s’appelle le cancer. Dans ce cas, la question de la gouvernance mondiale ne se pose pas en termes de supranationalité mais de répartition du pouvoir entre niveaux d’organisation. Chacun de ces derniers - le niveau mondial comme les autres - doit gérer l’ensemble des questions qui le concernent, mais il ne doit gérer que celles-ci : on peut penser au partage et à la gestion des biens communs de l’humanité, comme l’air, l’eau, la régulation thermique de la planète, – à la maîtrise des puissances financières qui saccagent l’économie mondiale ; à la protection contre le terrorisme international, etc. Il convient de créer les structures et d’organiser les fonctions permettant de les gérer conjointement et dans la solidarité. Sur toutes ces questions, il s’agit d’exprimer l’intérêt de la collectivité humaine. La concertation permanente des chefs d’Etat au sein d’institutions comme le G20, si elle représente un incontestable progrès dans ce sens, se situe cependant encore sur le terrain de la confrontation des intérêts nationaux que l’on s’attache à concilier. Mais, pas plus que l’intérêt général n’est la somme des intérêts particuliers, l’intérêt de l’humanité ne peut jaillir de la confrontation des intérêts nationaux. Dans l’état actuel des choses, l’ONU semble être la seule institution qui représente l’humanité dans son ensemble. C’est en son sein que l’on pourrait concevoir les institutions chargées de mettre en œuvre une telle politique.
26Mais comment peut-on mettre en œuvre ces principes ?
27Il faudrait un New Deal comme aux États-Unis dans les années Trente ou une mise à plat totale des institutions internationales comme après le second conflit mondial. Mais bien peu d’hommes politiques sont à la hauteur de la situation. La plupart d’entre eux ne sont plus des hommes de l’histoire, mais de petits bricoleurs du quotidien. Au lieu d’orienter les événements, ils les suivent et s’adaptent. C’est ce qu’avec une assurance affligeante, ils qualifient de « réalisme » Je redirai donc ici ce que j’ai dit à propos de la transdisciplinarité : il faut compter sur la pression de nécessité pour imposer, au coup par coup, avec retard et dans le désordre, des changements qui pourraient se faire dans de bien meilleures conditions. Ainsi voyons-nous, jour après jour, les conséquences de la crise obliger les nations à traiter en commun les problèmes qu’elles ne peuvent résoudre individuellement : le contrôle des pouvoirs financiers, le sauvetage communautaire des nations comme la Grèce ou l’Irlande, menacées de faillite. Tout cela va dans le bon sens, mais trop partiellement, trop lentement et il faudra, sans doute, hélas encore plusieurs rechutes avant que l’on aboutisse à quelque chose de satisfaisant. Cela interviendra-t-il à temps ? C’est toute la question.
28Ce qui nous a frappées dans votre ouvrage, c’est que selon vous les paradigmes ou les évolutions de pensée ont émergé dans des sociétés spécifiques (la Grèce, Rome, ou encore chez les peuples arabo-musulmans). Si les paradigmes émergent dans certains lieux, on peut alors se poser la question suivante : dans quel lieu le nouveau paradigme qui se constitue aujourd’hui va-t-il émerger ? Pensez-vous que ce puisse être en Extrême Orient ou en Chine ?
29On sait que l’histoire se déroule rarement comme on peut le prévoir à un moment déterminé. Elle n’obéit pas, en effet, à une logique de causalité linéaire dans laquelle les causes et conséquences s’enchaîneraient de façon rigoureusement déterministe. Son cours est parsemé de « points critiques », phénomènes mineurs, singuliers et rigoureusement imprévisibles qui font basculer le cours des événements : ce n’est pas le géant IBM qui, en 1971 avec le microprocesseur, bouleverse le marché de l’électronique, mais INTEL entreprise alors minuscule. Les théories contemporaines du chaos, évoquent l’image du battement d’ailes du papillon déclenchant une tornade et parlent de « sensibilité aux conditions initiales ». Néanmoins, on peut observer que c’est toujours dans les lieux de surchauffe que s’opèrent les grandes transformations. Hier c’était la Grèce de Périclès, puis l’Europe occidentale, les États-Unis. Aujourd’hui le mouvement se déplace vers l’Asie et notamment l’Inde et la Chine. Ces pays n’ont pas le choix : s’ils veulent légitimement rejoindre les niveaux de vie des pays occidentaux, l’importance de leur population les condamne à inventer de nouveaux modèles de développement. La Chine en particulier semble avoir pris conscience de cette nécessité. Le fait d’échapper aux contraintes du capitalisme financier constitue un facteur favorable à une orientation dans ce sens. Cela ne veut pas dire que le paradigme bio-économique serait condamné, à ne s’établir que selon des voies autoritaires. Il est probable que le développement économique, en éveillant les aspirations du peuple, fera progressivement évoluer cet immense pays vers des formes de gouvernement plus démocratiques.
30Vous montrez qu’à chaque fois l’évolution de la pensée économique va de pair avec l’évolution d’une pensée globale en termes philosophiques et de vision du monde. Or aujourd’hui, les repères semblent manquer, notamment car selon vous l’ancien paradigme est en crise. Dans ces conditions, pensez-vous que le chercheur a aujourd’hui la capacité de pouvoir penser autrement ?
31Vous dites qu’on manque aujourd’hui de repères et c’est vrai notamment en ce qui concerne la construction d’un modèle bio-économique. Dans la mesure où la nature tout entière est entrée dans le champ du manipulable, les hommes voient s’effacer - au moment où ils en auraient le plus besoin - tout ce qui, étant hors de leur portée, semblait constituer les piliers inébranlables d’un ordre naturel à respecter. La raison même pour laquelle on aurait besoin de repères les fait disparaître.
32En revanche, la crise du paradigme néolibéral m’apparaît comme une chance plus que comme un handicap. Il ne faut pas confondre la crise d’un paradigme dominant avec celle de la pensée. Jamais, en réalité, cette dernière n’est aussi active que lorsque le paradigme se fissure. Il semble que l’évolution de l’esprit s’effectue sur un mode « buissonnant » semblable à celle de la vie elle-même : quand un phylum s’épuise, de multiples ramifications s’élancent, dans tous les sens, vers l’exploration de l’éventail des possibles ; parmi eux, il en est un qui réussira sa percée et qui prendra le relais. Jusqu’à ce jour, cela a toujours été vrai dans tous les domaines de la pensée à toutes les époques de l’histoire. Et cela est tout aussi vrai de nos jours comme je me suis attaché à le faire apparaître dans mon dernier bouquin : en raison même de la crise du néolibéralisme, de « multiples antennes » explorent l’univers économique.
33Tout au long de votre carrière, vous avez mené des activités militantes. Comment avez-vous réussi à les articuler avec vos activités d’enseignant ?
34De ce point de vue, je distinguerai deux périodes. Pendant ma vie active d’enseignant je n’ai jamais caché mes orientations idéologiques, mais je ne les ai jamais affichées dans mon travail. Lorsque mes analyses théoriques reposaient sur des options doctrinales, je le disais clairement, à la fois pour relativiser la portée de mes conceptions et par respect pour ceux de mes auditeurs qui ne partageaient pas mes valeurs. J’estimais n’avoir pas le droit de présenter comme des vérités universelles ce qui reposait, en dernier ressort, sur des convictions propres à chaque personne. Je considère cependant que j’ai été un enseignant engagé : se consacrer à la formation des hommes (cadres administratifs ou d’entreprises) dans un pays en voie de développement cela n’était pas une activité neutre et détachée de tout système de valeurs ; créer un Centre d’études européennes au sein de mon université d’origine était une façon de prolonger, sur un terrain plus scientifique, les premiers engagements européens de ma jeunesse ; s’attacher à l’accès des nonbacheliers à l’Université et à la possibilité pour tous les individus de se perfectionner tout au long de leur vie, se consacrer à l’aménagement du territoire et à la protection de la biosphère, exprimait une certaine conception de la société, de la finalité humaine de l’économie et du sens de l’existence. Ce sont là, m’a-t-il toujours semblé, des engagements au moins aussi profonds et efficaces que ceux que l’on peut afficher au sein des formations politiques. Je crois que mon souci de ne pas profiter de ma position pour influencer idéologiquement mes auditoires n’a pas fait de moi un enseignant « inodore, incolore et sans saveur ».
35Puis, lorsque l’âge de la retraite a sonné, je me suis senti libéré de ce « devoir de réserve ». Mon côté militant a pris la première place. Ma participation à la fondation du mouvement ATTAC dont j’ai présidé le Conseil scientifique jusqu’au moment où, en 2001, mon ami Dominique Plihon a bien voulu assumer la relève, m’est apparue comme le moyen de prolonger sur le terrain politique les conclusions de mes analyses d’économiste. C’est alors que j’ai écrit des ouvrages clairement engagés au plan politique comme : L’Illusion néolibérale, Éloge du mondialisme par un « anti » présumé, ou Mondialisation financière et terrorisme (en coopération avec mon ami Jean Liberman), sans parler de nombreux articles de presse à l’occasion des débats relatifs à la retraite ou à la constitution européenne. « Face au Davos de l’argent —avais-je écrit un jour— dresser un Davos des peuples de ce monde » ; la concrétisation de ce vœu lors du premier Forum Social Mondial de Porto Alegre, en 2001 fut, pour moi, un moment très émouvant de mon existence.
Bonus
36Comment définiriez-vous le chercheur et sa posture ?
37Je vous sais gré de me parler du chercheur, car l’homme qui m’intéresse, n’est pas le « savant qui sait », mais celui qui cherche. En ce domaine plus qu’en tout autre, on n’est que ce que l’on devient. Celui qui croit savoir vit dans le passé. Il n’a que des certitudes à proposer et les certitudes affrontées ne s’additionnent pas mais se détruisent mutuellement. Celui qui m’intéresse est celui qui cherche, élabore des hypothèses qu’il sait réfutables et s’attache à progresser en coopération avec ses semblables. Nous devons bien nous dire que nous ne savons rien, que 90 % de la matière qui compose l’univers échappe à nos investigations et que, dans cette situation, la chose extraordinaire est que nous parvenions malgré tout à élaborer des schémas qui fonctionnent et nous permettent d’envoyer des fusées dans l’espace. Chacun de nous est semblable au petit personnage du dessinateur Jean-François Batellier dont j’ai parlé dans plusieurs de mes bouquins. Debout sur sa planète et symboliquement dépouillé de tout vêtement, il interroge avec angoisse le fond noir de l’univers : « Y’a quelqu’un ? » ; autrement dit, ce monde a-t-il un sens ? Comment fonctionne-t-il ? Va-t-il quelque part ? Qu’y fais-je ? Et ma vie elle-même a-t-elle une signification ? Pour tenter de répondre, il ne dispose au départ que des messages des sens dont l’a doté la Nature, puis des informations que lui délivreront les instruments de plus en plus performants – mais de portée toujours limitée – dont il parvient à se doter. À mesure que ses connaissances s’approfondissent, il voit le monde différemment et se dote de représentations cohérentes appelées à évoluer dans le futur. Ce qui fait avancer le monde, ce n’est pas le conflit de vérités que l’on croit éternelles, mais la mise en commun des questionnements et le fait d’avancer ensemble sur ces questionnements.
38Est-ce qu’il y a une période particulière au cours de laquelle vous auriez aimé vivre et contribuer en tant que scientifique ?
39S’agissant des hommes, il y a eu à chaque époque, tant de penseurs extraordinaires dont on aimerait avoir croisé la route… Je me console de n’avoir pu le faire, en allant me recueillir, lorsque l’occasion m’en est donnée au fil de mes pérégrinations, sur le tombeau de tel ou tel d’entre eux : Galilée, Newton, Darwin… En ce qui concerne les époques, chacune – comme toute l’histoire - est un mélange d’horreurs et de progrès humains, dans lesquels la vie n’est supportable que par l’espoir d’un dépassement vers le meilleur. On peut espérer que sous ce qu’Hegel appelait « l’apparence bariolée des événements » se déroule discrètement et à très long terme « l’histoire vraie » qui serait celle d’un progrès. Mais, on ne peut choisir une époque qu’en oubliant la part sombre qu’elle comporte. Cela dit, j’éprouve un faible particulier pour cette Grèce antique d’où a jailli la pensée conceptuelle ; pour cette époque des Lumières qui a fondé les bases de la démocratie, de la tolérance et posé la personne comme valeur sociale suprême ; pour cette hardiesse de pensée qui, à l’articulation des XIXe et XXe siècles - avec Einstein, Planck ou Freud - a totalement bouleversé notre conception du monde, de la vie et de l’homme. Et, puisque je n’ai pas le choix, j’accepte de vivre dans mon temps, en me disant que la vie ne m’a pas trop mal loti en me permettant de côtoyer de près plusieurs de ceux qui ont participé au renouvellement du regard que les hommes portent aujourd’hui sur le monde. Il m’arrive de songer que l’infime microbe conscient que je suis parmi tous les autres, n’a pour responsabilité que d’affirmer les valeurs auxquelles il croit, mais je sais aussi que ce microbe a le devoir d’assumer pleinement cette responsabilité-là, dans les limites —et la totalité— de ses moyens.
40Quel est le livre que vous avez lu récemment et qui vous a plu ?
41Dans mes lectures, je reviens constamment au bon vieux et solide patrimoine littéraire de l’humanité : Les Frères Karamazov par exemple, ou Les Misérables. Parmi les ouvrages relativement récents qui m’ont impressionné, le premier qui me vient à l’esprit est Les Bienveillantes de Jonathan Littell. Peut-être parce qu’il se situe pendant cette période de guerre et d’occupation qui est celle de ma jeunesse. Je me demande comment un homme a pu, sans participer aux événements qu’il décrit, restituer – avec un souci extraordinaire du détail – à la fois la dimension monstrueuse, le sordide et la froideur mécanique de tout un système. Mais, pour une lecture qui vous apporte quelque chose, combien de déceptions parmi les ouvrages les plus encensés.
42Quelle question auriez-vous aimé que l’on vous pose que l’on ne vous a pas posée ?
43Je voulais surtout être disponible à vos interrogations et je n’attendais pas de question particulière. Dans la mesure où vous m’avez beaucoup laissé parler – et je suis bavard ! - j’ai pu vous dire les choses auxquelles je tenais.
44Cinq minutes après votre départ, peut-être me dirai-je « Bon sang ! J’ai oublié ceci ou cela ! » mais ce sera trop tard.
Sélection d’ouvrages
- 2010, Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire : de l’univers magique au tourbillon créateur, Éditions Les Liens qui Libèrent.
- 2002, Mondialisation financière et terrorisme, en coopération avec Jean Liberman, Enjeux Planète.
- 2001, Éloge du mondialisme par un « anti » présumé, Fayard.
- 2000, L’illusion néo-libérale, Fayard (nouvelle édition : Flammarion, collection « Champs », 2001).
- 1995, Une économie de rêve, Calmann Levy (nouvelle édition : Mille et Une Nuits Fayard, 2001)
- 1979, L’économique et le vivant, Payot (nouvelle édition : Économica, 1996).
Date de mise en ligne : 02/05/2011