Couverture de GES_062

Article de revue

Trois essais sur le rôle de l'innovation sociale dans le développement territorial

Pages 129 à 152

Notes

1 – Introduction

1Depuis quelques années, le débat sur le rôle de l’innovation dans le développement local et régional s’est de plus en plus focalisé sur l’innovation sociale. Depuis la fin des années 1980, l’IFRESI, à Lille (France), a joué un rôle moteur dans cette nouvelle orientation par la théorisation de l’Integrated Area Development ou « Développement Territorial Intégré ». Trois essais montrent l’importance de ce retour de l’innovation sociale dans l’analyse du développement et de sa gouvernance. Le premier essai présente la genèse du concept de l’innovation sociale et son rôle dans la nouvelle orientation de l’analyse de l’innovation dans les sciences sociales. Il compare plusieurs approches récentes et termine en améliorant la notion d’innovation sociale lancée par l’IFRESI (Moulaert et al., 1992, 1993, 1994). Le deuxième essai applique la notion de l’innovation sociale dans le cadre de la Région Sociale. Il explique en particulier comment la primauté de l’innovation sociale met en cause les notions de capitaux (capital commercial, écologique, institutionnel et humain), leur reproduction, leur innovation et la recherche et développement. Le troisième essai s’intéresse d’abord aux caractéristiques de l’innovation sociale à l’échelle locale, et aux potentiels de stratégies socialement innovantes qui visent à améliorer la qualité de vie de populations vivant dans des zones économiquement et socialement défavorisées. Puis la logique de l’Integrated Area Development (IAD) est présentée de façon critique de pair avec quelques exemples concrets de stratégies d’IAD ; les auteurs constatent que la plupart des propositions de modes alternatifs de développement continuent à mettre au premier plan les initiatives économiques capitalistes et marchandes. L’essai cherche à élargir la définition de l’économie pour y intégrer la notion « d’économie de la diversité » développée par Gibson-Graham. De cette façon, les auteurs estiment que les stratégies d’innovation sociale sont plus efficaces en termes de développement territorial.

2 – Le statut analytique et normatif de l’innovation sociale : premier essai

2Le concept de l’« innovation sociale » ne se trouve pas vraiment au cœur des débats théoriques des sciences sociales aujourd’hui. Pourtant, son importance analytique s’accroît, en raison des développements récents des réflexions scientifiques sur le sens de l’innovation comme action et comme processus, mais peut-être en premier lieu à la suite de l’échec relatif de politiques de développement trop inspirées par des stratégies d’« innovation technologique ».

3Ce premier essai se déroule en trois étapes. D’abord, il défend l’importance d’un retour à l’innovation sociale — notion déjà utilisée par M. Weber (sous le terme « invention sociale ») au tournant du XXe siècle et par J. Schumpeter dans les années 1930. Ce retour est nécessaire pour pouvoir répondre aux besoins de stratégies d’innovation au sein du développement social et territorial.

4En deuxième lieu, une recension des écrits sur le thème depuis les années 1990 apporte les éléments analytiques nécessaires pour construire une définition multidimensionnelle de l’innovation sociale, en liant le lancement d’idées créatives à des actions innovatrices, ou des changements organisationnels à des initiatives individuelles, y compris en termes de leadership, en montrant également la dialectique entre l’histoire et le changement contemporain, ou encore le besoin de transformation de dynamiques de gouvernance à plusieurs échelles de la société.

5La troisième partie offre une définition contextuelle et path dependent de l’innovation sociale au sein du développement territorial. Cette définition fera le pont avec les deuxième et troisième essai qui analysent le rôle de l’innovation sociale dans deux modèles normatifs de développement spatial : la Région Sociale et le Développement Territorial Intégré.

2.1 – Le besoin d’innovation et ses multiples dimensions

6Il suffit de faire une lecture transversale de la littérature sur les stratégies d’innovation des firmes ou d’autres organisations, ou d’analyser les visions des agents publics mettant en application des politiques d’innovation pour mieux comprendre comment la compréhension pratique de l’innovation s’est développée dans le temps. Observons, par exemple, l’évolution de la politique régionale de l’Union européenne. Cette politique a toujours été menée sur deux axes : un axe visant l’amélioration de la productivité et de la compétitivité dans les régions de l’Europe, l’autre axe soulignant la volonté de réduction des déséquilibres des richesses entre les régions.

7L’intégration des divers fonds structurels en une seule politique structurelle au courant des années 1980 a produit l’ambition de mieux combiner les objectifs sociaux et économiques des politiques structurelles en général, et les politiques régionales en particulier (Amin et Tomaney, 1995 ; Williams, 1996). Mais ce qui est particulièrement intéressant dans le cadre de cet essai, c’est l’évolution qu’a subie la notion d’innovation inspirant les politiques régionales. Il y a eu, au cours des vingt dernières années, une transformation de la vision de l’innovation dans les régions de l’Europe. Cette vision, qui avait commencé par être technologique (ou même technique), s’est transformée en une vision où non seulement l’innovation technologique a été élargie pour inclure ses dynamiques organisationnelles et sociales, mais où l’innovation sociale est également considérée en raison de sa dynamique propre, c’est-à-dire une transformation des rapports sociaux et de gouvernance du développement et des régions.

8Cette évolution est moins le résultat de débats théoriques que de constats de stratégies d’entreprise et de politiques structurelles plus ou moins réussies et de conclusions d’évaluations sur le terrain. En effet, on a dû constater que des stratégies technologiques non accompagnées d’adaptations, ou même de restructurations drastiques dans l’organisation des agents innovateurs, ont eu peu d’effet utile. L’image biologique de l’organe transplanté rejeté par le corps (l’entreprise, l’organisation) a été utilisée dans ce cadre. D’autres constatations ont été faites sur le terrain de la pratique de l’innovation et ont contribué à une relecture et à une reformulation des politiques et stratégies d’innovation. Dans plusieurs cas, la restructuration fonctionnelle de l’organisation innovatrice, ou l’innovation de sa gouvernance et de sa culture organisationnelle, était beaucoup plus vitale pour l’avenir de l’organisation que n’importe quelle instrumentalisation technologique. Bien sûr, cette évolution vers l’organisationnel et le social dans la pensée et la pratique de l’innovation s’oriente en premier lieu vers le monde économique marchand, son efficience et son efficacité. Mais dans d’autres sphères de la société, le besoin d’innovation dans les rapports sociaux — outre les rapports marchands — est de plus en plus pris en considération. C’est par exemple ce que montre le débat sur la gouvernance à différentes échelles dans le système politique en Europe (White Paper on Governance, EC 2001).

9Ce qui a pu être constaté à propos de la déconstruction et la reconstruction continuelles de la vision sur l’innovation, de son interprétation multidimensionnelle et des interrogations sur les rapports entre ces dimensions « sociale, technologique, culturelle, etc. » au sein de la politique régionale et structurelle en Europe, renvoie également à des débats et changements au sein d’autres domaines politiques et stratégiques, situés à diverses échelles spatiales. Il est intéressant de voir comment la littérature scientifique s’est limitée dans son approche de ces questions et si, par exemple, elle a bien réussi à discerner les dimensions normatives et analytiques de l’innovation sociale.

2.2 – La littérature scientifique sur l’innovation sociale

10Dans la littérature des sciences sociales orthodoxes des années 1990, le terme « innovation sociale » se rapporte en premier lieu à la transformation des organisations afin d’augmenter leur efficacité. Mais qu’est-ce qui a été écrit sur ce sujet avant les années 1990 ? Afin de pouvoir répondre à cette question, il faut retourner au débat sur l’innovation dans les sciences économiques, discipline qui, en interaction avec la gestion et la sociologie de l’organisation, a monopolisé la théorisation de l’innovation dans les entreprises. Bien que le terme « innovation sociale » n’est quasiment jamais utilisé dans la littérature économique depuis Joseph Schumpeter — qui est considéré comme le parrain de l’analyse de l’innovation en sciences économiques — on observe sur le demi-siècle passé une tendance claire vers une « socialisation » de la théorie économique de l’innovation. Schumpeter était le premier à souligner la nécessité de l’innovation sociale afin de garantir l’efficacité au moins partielle d’une innovation technologique (Schumpeter 1942).

11Certes, cette vision canonise le rôle prédominant de l’innovation technologique. Mais le progrès dans l’économie de l’innovation, allant des modèles épidémiques insistant sur la diffusion mécanique des inventions, à travers les comportements stratégiques de l’innovation et au sein des systèmes d’innovation, vers — aujourd’hui — la reconnaissance du rôle des systèmes multi-agents, souligne clairement la reconnaissance de la nature sociale de l’innovation par les entreprises et l’autonomisation croissante de l’innovation sociale. Une étude récente, qui sera publiée prochainement, montre l’importance du processus de l’innovation, intégrant des comportements stratégiques à des dynamiques de culture d’entreprise et d’apprentissage intra- et inter-organisationnel (Moulaert et Hamdouch, 2005).

12Dans les sciences sociales contemporaines, la notion d’innovation sociale croît en intérêt ; pourtant, un approfondissement du débat s’impose. Nous avons distingué quatre domaines ou approches où la notion est soit mobilisée, soit analysée.

2.3 – L’innovation sociale dans la littérature des années 1990

13Le premier domaine est celui des sciences de gestion. Ici, l’accent est mis sur le rôle des « améliorations » du capital social qui aboutiraient à un meilleur fonctionnement des organisations dans l’économie, avec des effets positifs sur l’innovation sociale dans le secteur à but non lucratif. Damanpour (1991) présente une analyse méta-analytique de l’innovation organisationnelle, en distinguant entre les effets de ses « déterminants » et de ses « modérateurs ». Il en profite pour vérifier la pertinence de plusieurs théories existantes de l’innovation pour une meilleure compréhension de l’innovation organisationnelle aujourd’hui. La Stanford Social Innovation Review s’intéresse à plusieurs dimensions de l’innovation sociale dans les initiatives dans divers domaines de la société, ainsi qu’au rôle du leadership et à l’organisation du secteur philanthropique et à but non lucratif.

14Le deuxième domaine est plutôt une approche multidisciplinaire, combinant pratique de gestion et de recherche scientifique, qui examine les rapports complexes entre le « business success » et le progrès social et environnemental. Une initiative bien connue dans ce domaine est le Business and Society Programme, précédemment l’Aspen Institute. Cet institut s’occupe d’aider des entrepreneurs qui cherchent à intégrer les objectifs commerciaux et financiers à des ambitions sociales et environnementales. Nous reviendrons sur cette approche dans le deuxième essai sur « La Région Sociale » où les liens entre « capital commercial » et capital social et environnemental jouent un rôle significatif dans la dynamique d’innovation de la Région.

15Le troisième domaine relève des sciences des arts et de la créativité, et porte sur le rôle de l’innovation sociale dans la création intellectuelle et sociale. L’article clé dans ce domaine est celui de Michael Mumford (1992) qui définit l’innovation sociale comme :

16

« the generation and implementation of new ideas about how people should organize interpersonal activities, or social interactions, to meet one or more common goals. As with other forms of innovation, the production resulting from social innovation may vary with regard to their breadth and impact. »
(p. 253)

17Pour Mumford, qui a publié plusieurs articles sur l’innovation sociale dans le domaine de la créativité et des arts, il existe tout une gamme d’innovations, allant des « grandes innovations » à la Martin Luther King, Henry Ford ou Karl Marx aux « micro innovations » telles que la création de nouvelles procédures pour la structuration du travail en co-opération, l’introduction de nouvelles pratiques sociales au sein d’un groupe ou le développement de nouvelles pratiques commerciales (p. 253). Mumford réalise sa propre étude de trois « lines of work » dans la recherche sur l’innovation sociale qui le mène vers la formulation d’hypothèses significatives qu’il applique dorénavant à l’examen du travail de Benjamin Franklin. Nous reviendrons sur certaines de ces hypothèses, que nous traduirons en dimensions du processus d’innovation, et que nous confronterons ensuite à nos propres pensées sur l’innovation sociale.

18Le quatrième domaine porte sur l’innovation sociale dans le développement territorial. Moulaert et al., (1989, 2002) soulignent les problèmes du développement local dans le contexte des villes européennes : dispersion des compétences dans divers domaines de politique de développement urbain et local, manque d’intégration d’échelles spatiales et, en premier lieu, aliénation des besoins des groupes fragilisés dans la société urbaine. Afin de surmonter ces blocages, Moulaert et al. (2002) suggèrent d’organiser le développement des quartiers selon l’approche d’Integrated Area Development qui intègre les sphères du développement social et les acteurs principaux selon le principe structurant de l’innovation sociale. Ce principe lie la satisfaction des besoins humains à l’innovation dans les rapports sociaux de gouvernance (voir le troisième essai), soulignant en particulier la capacité sociopolitique et l’accès aux ressources nécessaires à la satisfaction des besoins humains, y compris la participation aux prises de décision politiques au sein de structures souvent aliénantes sinon opprimantes (Martinelli, Moulaert, Swyngedouw et Gonzalez, 2005).

2.4 – Innovation sociale : un concept multidimensionnel

19La littérature couverte ci-dessus nous ouvre une diversité de domaines qui selon leur tradition mettent des accents spécifiques, mais qui, tous pris en compte, offrent des dimensions complémentaires à l’analyse de l’innovation sociale.

20Les sciences de la gestion soulignent l’interactivité entre les dynamiques de restructuration des organisations d’un côté, et l’apprentissage créatif de l’autre. Communication, adaptation, actes de création et apprentissage à l’intérieur des organisations se calibrent tous à l’intersection entre changements structurels et comportement innovateur. Et lorsqu’appliqué à des structures à but non lucratif, les finalités de l’innovation s’élargissent pour intégrer également l’émancipation sociale, la préoccupation pour l’environnement, la créativité partagée, etc.

21De cette façon, l’innovation sociale par la transformation de l’organisation humaine est aussi un point d’intérêt fort du deuxième domaine qui lie le succès commercial au progrès social et environnemental. La recherche sur l’entreprenariat éthique mobilise un champ entier de recherche sur l’innovation sociale qui renvoie à des thèmes tels que le travail auto-géré, la production écologique, l’influence des entreprises sur la politique commerciale internationale de « leurs » pays ou des organisations internationales.

22Le troisième domaine est particulièrement intéressant car il est moins contraint par la façon de penser structurelle ou organisationnelle des sciences de gestion. Sans préjugés, il associe le rôle de l’innovation organisationnelle avec l’initiative et le leadership individuels dans l’innovation sociale ; de plus, il prend en compte l’apprentissage provenant des cas exemplaires, mais aussi des études historiques qui pourraient inspirer ou provoquer l’innovation sociale au niveau micro et macro de la société.

23Le quatrième domaine est par son approche le plus territorial, mais peut-être aussi le plus structurel de tous : il souligne l’importance de la structure de la société comme catalyseur, mais aussi comme ensemble de contraintes à l’innovation sociale dans un contexte territorial régional, local, au niveau d’un quartier. En situant les contraintes au niveau structurel de la société, cette approche se présente comme moins capable de surmonter les contraintes à l’intégration des nouvelles idées sur le progrès social que, par exemple, l’approche par l’innovation organisationnelle ou l’approche par la créativité soutenue par le leadership ou les individus éminents qui sont considérés comme les premières forces à pouvoir dépasser les barrages (Mumford, 2002, p. 255).

24Une intégration des dimensions de l’innovation sociale développées par les approches citées ci-dessus, s’impose assez naturellement : la combinaison d’idées créatives avec des actions innovatrices, des changements organisationnels avec des initiatives individuelles, y compris des leaderships, la dialectique entre l’histoire et le changement contemporain, le besoin de transformation de dynamiques de gouvernance à plusieurs échelles de la société. Ce dernier renvoie d’ailleurs à une cinquième approche de l’innovation sociale, celle de la gouvernance politique, mais qui, jusqu’à présent, n’a plus été examinée sous cet angle depuis l’époque de Schumpeter.

25Le tableau ci-dessous résume la variété des dimensions de l’innovation sociale, signalées dans recension des écrits.

26Ce tableau prévoit une cinquième ligne, qui n’est pas consacrée à la littérature sur la gouvernance politique — lacune signalée ci-dessus — mais au besoin de concrétiser l’innovation sociale. En effet, les processus de l’innovation sociale répondent à des mécanismes d’aliénation à surmonter, à des lacunes dans des institutions sociopolitiques et à la non-satisfaction de besoins humains. Ces processus se situent toujours dans des contextes concrets ; le « path dependency » se concrétise en prenant en compte la trajectoire historique, le cadre territorial et institutionnel, la disponibilité des ressources humaines et financières, le capital institutionnel, etc. Certaines conséquences de cette contextualisation sont immédiates :

  • Le caractère spécifique de chaque stratégie d’innovation sociale ;
  • La mobilisation « réaliste » des ressources ;
  • L’influence de l’héritage historique qui signifie souvent un retour à une idée ou une pratique de jadis, plutôt qu’une idée « neuve » ;
  • La traduction concrète de normes d’innovation selon les possibilités de surmonter les contraintes.
À la lumière des observations précédentes, et en fonction des approches spatiales de l’innovation sociale développées dans les deux essais suivants, nous soulignons trois dimensions de l’innovation sociale :
  • Satisfaction des besoins humains non encore satisfaits, car ils ne sont pas ou ne sont plus perçus comme importants pour le marché, ou l’État, ou encore un autre agent collectif. Ce sont en premier lieu les besoins « de base » qui sont pris en compte, mais en acceptant que leur définition soit contextuelle et puisse varier selon les sociétés et les communautés (dimension, « contenu », ou « finalité » de l’innovation sociale) ;
  • Changements dans les relations sociales, en particulier par rapport à la gouvernance, qui devraient permettre la satisfaction des besoins, mais également l’amélioration de la participation des groupes exclus à la prise de décision (dimension du processus de l’innovation sociale) ;
  • Augmentation de la capacité sociopolitique et de l’accès aux ressources nécessaires à la matérialisation des droits, à la satisfaction des besoins humains et à la participation (dimension d’empowerment — activation — et relation d’agence de l’innovation sociale).

Tableau 1

Dimensions de l’innovation sociale selon les approches répertoriées

Tableau 1
Approches par discipline Dimensions de l’innovation sociale Finalité de l’initiative Changement de l’organisation de l’initiative Rôle des agents « spéciaux » : leadership, individus créatifs Rôle du « path dependency » et des contraintes structurelles Comment surmonter les tensions normativité — réalité ? Sciences de gestion et de l’organisation Améliorer la cohérence de l’organisation afin de mieux achever ses objectifs (profits financiers, travail éthique, produits écologiques). Créer un climat d’échanged’information et d’idées. « Horizontaliser » les systèmes de décision et de communication. Les agents innovateurs individuels sont « cultivés » par l’organisation. Reconnaissance de path dependency par rapport à la culture d’entreprise et son organisation. Tangibilité des objectifs. Normaliser rapports entre élites et la communauté de l’organisation. Dynamique d’apprentissage. « Rapports économie, société et environnement » Intégrer des finalités sociales et écologiques aux « agendas » des entreprises. Relations humaines de travail. Qualité du travail et des rapports sociaux. Tension entre mainstream et ethical entrepreneurship (représentée par les tensions entre associations professionnelles). « Sociétaliser » les rapports de la firme avec son environnement. Sciences de l’art et de la créativité Innovation sociale (gamme large). Processus cognitifs ouverts à toute idée ; Communication entre individus ; Rôle de relations et activités inter-personnelles. Attention particulière attribuée aux initiatives de création individuelle. Inspiration historique à l’innovation sociale contemporaine (grands exemples, expériences pratiques). Le rôle de l’information et son assimilation par la communauté créative. La découverte des contraintes et des solutions. Révision et raffinement interactifs des solutions proposées. Approche territoriale (Integrated Area Development) Satisfaction des besoins humains… … en accord avec des changements en relations de gouvernance. Plus de focalisation sur le rôle de la communauté et des agents sociaux. Influence importante de la reproduction historique des capitaux institutionnels. Par la voie de la gouvernance multi-échelles et la création de réseaux de coopération entre agents de la communauté. Autres — Dimensions absentes ? Bonheur humain comme finalité suprême — Retour de l’hédonisme L’économie diversifiée. Le rôle de la culture dans l’innovation sociale. Élargissement de la pensée économique unique vers une économie diversifiée.

Dimensions de l’innovation sociale selon les approches répertoriées

27Dans le contexte du développement territorial, nous pourrions dire que l’innovation sociale correspond aux changements au niveautant institutionnel que des comportements collectifs et individuels (personnes éminentes, leadership) contribuant à l’intégration sociale. « Institution » est à comprendre au sens le plus large dans cette définition : mécanismes et processus de socialisation formelle et informelle qui ont atteint un certain niveau de stabilité et de régularité dans le temps, et ceci sous formes d’habitus, lois et règles de comportement et de sanction, organisations sous leur forme de multi-agents institutionnalisés. « L’Intégration sociale » répond à une condition d’exclusion au départ, une condition à transformer à travers des changements institutionnels, d’organisation et de comportement stratégique ; la compréhension de la nature des processus d’exclusion est essentielle à la détermination d’actions innovatrices d’intégration sociale.

28Il est important de souligner que de tels changements, s’ils sont innovants, ne relèvent pas forcément pour autant d’une nouveauté totale. Un retour à des arrangements institutionnels ou à des modes d’organisations tirés du passé peut être innovateur dans le sens social : pensons à la réintroduction de l’enseignement musical gratuit dans certains pays. L’innovation sociale peut également signifier un retour vers d’« anciennes » formes institutionnelles ; l’innovation se manifeste alors dans le développement d’un mécanisme qui vise l’inclusion sociale.

29En contraste avec l’économie orthodoxe de l’innovation, dans l’approche sociale à l’innovation, il ne serait pas pertinent de parler de comportement innovateur comme d’un comportement optimal ou même, plus modestement, de « meilleure pratique ». Le comportement optimal est un concept normatif renvoyant à des critères de rationalité économique, mais n’ayant d’autre signification pour le développement de stratégies d’innovation dans la vie réelle que l’existence d’un ensemble de relations d’agence ou de principes de comportements possibles, souvent hostiles au changement social. Ce qui compte pour l’innovation sociale, c’est la « good practice », la « bonne pratique » qui a démontré une contribution réelle à l’innovation sociale dans des contextes divers ou similaires ; ou de « bonnes formules » qui pourraient contribuer à l’innovation sociale du futur. L’innovation sociale veut dire changement adapté et adaptatif, visant à améliorer le bonheur humain à plusieurs niveaux de la société : la famille, les groupes et réseaux sociaux, les communautés territoriales, sociales, culturelles, etc.

30Combinant les dimensions structurelles, organisationnelles et de satisfaction humaine – cette dernière étant rendue prioritaire par rapport au simple résultat économique (voir à ce propos Polly Toynbee dans The Guardian du 9 avril 2004) — l’innovation sociale devrait intégrer : l’innovation dans l’articulation entre divers niveaux dans la structure de la société — multi-level governance matters! — au profit du progrès social au niveau régional et local (réorientation des agendas, des institutions et des responsabilités).

3 – La Région Sociale : deuxième essai

31L’analyse régionale a depuis longtemps intégré l’importance de l’innovation dans la dynamique des territoires. Les modèles d’innovation territoriale (MIT), analysés par Moulaert et Sekia (2003), ont cherché à rendre compte de cette importance. Cette littérature est marquée néanmoins par des insuffisances, liées à deux éléments principalement. En premier lieu, une vision trop technologiste du développement, qui, bien qu’amendée au fur et à mesure, ne rend pas compte des nombreuses autres dimensions de l’innovation. Deuxièmement, une trop grande attention accordée aux comportements et mécanismes marchands et concurrentiels, ainsi qu’à l’objectif de compétitivité, et donc une négligence d’autres processus sociaux essentiels pour le développement et faisant intervenir de nombreuses formes d’innovation. L’objectif de cet essai est de montrer qu’en s’appuyant sur le concept d’innovation sociale, l’analyse régionale peut valablement s’enrichir en intégrant des dimensions sociales, culturelles et institutionnelles. Il s’agit donc non seulement d’une critique d’une approche technologiste, mais aussi d’une volonté de proposer un cadre conceptuel qui, s’il peut intégrer certains aspects des travaux existants, élargit la vision du développement régional.

32Nous proposons de construire cet essai en trois parties : premièrement, nous reviendrons sur un certain nombre d’éléments qui montrent l’importance de la dynamique d’inclusion sociale au niveau régional. Deuxièmement, nous développerons quelques concepts clés pour l’analyse de l’innovation sociale au niveau régional. Pour terminer, nous poserons à la fois les limites et les enjeux de l’approche par l’innovation sociale.

3.1 – La région sociale

33L’innovation présente une dimension sociale et organisationnelle, même lorsque l’on se concentre sur l’innovation technologique. La littérature sur l’innovation technologique montre l’importance de l’intégration de l’innovation dans l’organisation humaine de l’entreprise, qui est souvent remise en cause par l’introduction d’une innovation. Les aspects organisationnels et relationnels ou sociaux de l’innovation sont essentiels. Mais notre critique va plus loin. Il n’est pas possible de limiter la réflexion sur le rapport entre l’innovation et le développement à la contribution de l’innovation technologique et organisationnelle sur l’efficacité marchande des firmes. Si cette dernière est essentielle, nous affirmons que les relations marchandes et l’efficacité concurrentielle ne forment qu’un aspect du développement régional.

34En effet, il est possible de constater que l’accroissement des activités marchandes peut s’accompagner d’une polarisation sociale concomitante qui laisse une partie des populations en quelque sorte hors du champ de l’économie et du développement. Or, nous croyons que le développement est indissociable de l’accroissement général du bien-être, et d’une promotion du sentiment de justice, et que l’absence de cette condition entrave le développement. En ce sens, nous retenons le critère de justice de Rawls (1972) impliquant qu’une transformation ou une évolution de la société, pour être juste, doit au moins améliorer le sort du plus défavorisé. Ainsi, un accroissement des activités marchandes ou de la production qui s’accompagnerait d’une détérioration de la situation des plus pauvres pose un problème de justice et de développement. Il est donc essentiel d’élargir le lien entre innovation et développement dans ce sens, en partant non pas d’une analyse par le marché, qui implique une offre (innovation dans la production) et une demande (consommation de produits innovants), mais par les besoins et leur satisfaction.

35En effet, une partie des populations est mal intégrée aux mécanismes marchands et connaît une exclusion — ce qui ne permet donc pas de constater une demande au sens des modèles de marchés — qui s’est largement accrue dans les vingt dernières années. La manière dont l’offre s’organise, de même que l’évolution de la demande adressée au marché ne peuvent donc rendre compte de la trajectoire de développement. Il est alors nécessaire d’adopter une vision qui intègre les besoins non pris en compte par le marché concurrentiel.

36Si une vision plus large et plus inclusive de la région doit être prise en compte, la restriction du concept d’innovation prise dans un sens technologiste a peu de sens puisqu’elle ne rend pas forcément compte de l’ensemble de la dynamique innovante du développement. Au contraire même, un certain nombre d’innovations technologiques ont eu pour conséquence un éloignement accru des populations par rapport au marché du travail, pour des raisons d’obsolescence et de formation insuffisante. De notre point de vue, il est donc important de construire les outils analytiques permettant de comprendre le lien entre innovation et développement à un niveau plus large, celui de l’ensemble des relations sociales. Or, le concept d’innovation sociale permet d’intégrer différentes dimensions qui participent à la dynamique de développement. Mais pour cela, un certain nombre de réajustements théoriques sont nécessaires.

37Entre autres, si les relations marchandes font partie de la dynamique de développement, mais ne peuvent la résumer, il est essentiel de prendre appui sur un autre fondement. La notion de besoin apparaît comme un fondement théorique qui répond à cette vision élargie du développement. Or les besoins qui ne peuvent se traduire en demande marchande ne peuvent être repérés par les signaux du marché. Il faut donc comprendre les mécanismes permettant de révéler ces besoins.

38Si l’innovation a un sens, elle doit donc être comprise de manière plus large, en intégrant bien sûr l’innovation technologique, mais aussi par la manière dont elle se manifeste dans les autres sphères de la vie sociale. Et si elle participe au développement, c’est qu’elle permet une meilleure satisfaction des besoins de la population. Or, un certain nombre de ces besoins ne sont pas satisfaits par le marché, et relèvent soit de la solidarité assurée par l’État, ou alors d’organisations plus souples, impliquant l’État, des acteurs privés et la société civile, qui tentent de répondre à ces besoins par des mécanismes de solidarité et de réciprocité au niveau local. Il nous paraît donc essentiel de construire l’analyse à partir non pas des mécanismes de marchés, mais de la capacité à satisfaire les besoins (Moulaert, 2000 ; Nussbaumer, 2002). L’approche par les besoins fait émerger l’importance de plusieurs acteurs publics, privés et institutionnels. Dans ce cadre, le concept d’innovation sociale a un sens puisqu’il intègre l’innovation dans les relations sociales et dans la satisfaction des besoins.

39Or, à ce niveau, de nombreux travaux mettent en valeur des initiatives originales faisant intervenir des relations non marchandes permettant de repérer, puis de répondre aux besoins locaux. Les besoins prioritaires relèvent du logement, du vêtement et de la nourriture, mais intègrent aussi l’éducation, la culture et la démocratie. Il est essentiel de pouvoir rendre compte de la façon dont les dynamiques et les relations non marchandes participent au développement par une meilleure inclusion sociale.

40Il se trouve que la forme que prend la satisfaction des besoins a une dimension territoriale très marquée. De nombreux économistes ont travaillé la notion de proximité, mais celle-ci a plutôt été appliquée aux entreprises du secteur marchand ou du point de vue de la logique organisationnelle, plutôt que par rapport au lien social. Nous proposons avec d’autres de la généraliser en se basant sur l’idée de communauté (Moulaert et Nussbaumer, 2004), en insistant sur l’importance de l’innovation sociale dans leur développement. Le terme de communauté porte ici sur la nature des interactions au sein de groupes humains définis selon des critères géographiques, sociologiques, politiques ou économiques. Nous utilisons ce terme comme une alternative à l’approche individualiste et marchande largement dominante aujourd’hui. Les relations marchandes elles-mêmes doivent être comprises dans le contexte d’autres modes d’interaction relevant des diverses sphères de la vie sociale, où les notions d’appartenance ont un sens. En d’autres termes, nous intégrons les relations marchandes dans le cadre plus large de l’organisation sociale, qui est toujours située au niveau historique, et dans laquelle ces relations marchandes sont encastrées et contraintes.

41Dans ce cadre, l’innovation sociale comprend de nombreux éléments contenus dans la littérature sur le développement alternatif, le développement intégré, et l’économie sociale et solidaire. L’innovation sociale, en insistant sur l’encastrement des relations sociales, permet d’évaluer la mesure dans laquelle de nombreuses initiatives inventent des modes d’interaction originaux et innovateurs, tout en s’inscrivant dans les solidarités et des valeurs existantes. Autrement dit, l’innovation sociale implique aussi de tenir compte des trajectoires de développement (ou de déclin) qui permettent de mettre en valeur la région sociale et ses potentialités.

3.2 – Les concepts clés de l’innovation sociale pour la région sociale

42L’innovation sociale comme facteur de développement régional, au sens où nous l’entendons, implique une analyse des éléments clés qui la déterminent. Alors que les modèles technologistes soulèvent la question de l’accumulation du capital pour l’innovation, notre approche redéfinit le concept même de capital, en développant ses différentes formes. À cette fin, nous mobilisons la définition du capital de O’Hara (2000), soit « un stock dynamique de structures durables quelles que soient ces structures ». Différentes formes de capital interviennent dans l’innovation sociale. Le capital marchand est marqué par la volonté d’en avoir le plus grand retour sur investissement (via le marché concurrentiel), mais d’autres formes de capital sont tout aussi fondamentales pour une région.

43La notion de capital social a été largement diffusée par les travaux de Putnam (1993), bien que d’autres auteurs aient utilisé ce terme avant lui, et de manière très diverse et plus riche (Bourdieu, 1980). Le capital social comprend un ensemble de relations plus ou moins normées qui forment des ressources pour les individus. Il est à comprendre comme un ensemble de rapports sociaux, et non comme une grandeur quantifiable et strictement privée. Le capital écologique rassemble les ressources naturelles disponibles dont font partie la diversité biologique et les données climatiques et géologiques. Le capital humain désigne l’ensemble des savoirs et savoir-faire intégrés par les individus. Si d’autres formes de capital peuvent être identifiées, celles relevées ci-dessus (que nous empruntons à O’Hara) nous paraissent fondamentales pour l’avenir. La capacité à mobiliser et surtout à renouveler ces formes de capital, en comprenant mieux la manière dont elles interagissent les unes sur les autres est un facteur important du développement régional à l’heure actuelle.

44Or, comme les travaux autour du développement durable le montrent, les outils traditionnels de l’analyse économique restent insuffisants pour intégrer ces aspects. En effet, la volonté de « monétariser » les formes de capitaux non marchands pour en mesurer un possible retour sur investissement va à l’encontre de l’approche proposée ici. Il est important de réintégrer la logique marchande dans le cadre des relations sociales, et il est dommageable d’intégrer et de limiter les relations sociales au sein des seules relations marchandes qui, au vu des inégalités, présentent une tendance à l’exclusion. Quoi qu’il en soit, il est important de montrer la manière dont ces formes de capital sont en interaction, pour évaluer les risques que présente la tendance à surévaluer l’importance et l’autonomie du capital marchand par rapport aux autres formes de capital (voir Moulaert et Nussbaumer, 2004).

45La prise en compte des interactions entre formes de capital permet d’envisager la régulation du capital marchand dans une perspective de long terme. L’approche par l’innovation sociale met en cause les schémas mentaux dominants, et particulièrement dans le monde académique. Il est donc important de révéler l’importance des diverses formes de capital pour qu’une plus grande attention soit accordée aux dynamiques non marchandes, au sens de « non concurrentielles » ou non soumises à la logique unilatérale du rendement immédiat, du développement territorial.

46Mettre en lumière les interactions entre diverses formes de capitaux implique une prise en considération des rapports sociaux ainsi que de la relation des agents à ces divers capitaux. Or, ces rapports au capital s’inscrivent dans une histoire qui est largement territorialisée, en ce sens que les capitaux sont ancrés dans des modes d’organisation des rapports humains influencés par la culture. Dans une approche comme celle-ci, il ne faut pas voir le recours à la notion de culture comme une volonté de localisme ou d’ethnocentrisme. Il est évident que dans les centres urbains en particulier, de nombreuses cultures se rencontrent et se brassent. Toutefois, les rapports humains sont marqués par des valeurs et des normes, des habitudes de comportement qui, elles-mêmes, relèvent de la culture.

47Cette notion doit être appréhendée de manière critique, dans la mesure où son utilisation peut être diverse. Nicos Mouzelis (1997) évoque en particulier les formes de marchandisation de la culture où les particularités sociales et locales deviennent des instruments pour différencier un bien commercial qui se trouve dépouillé de sa signification culturelle. Mouzelis parle plus positivement d’une culture communicationnelle, où le dialogue et l’interaction entre individus ou communautés permettent l’enrichissement mutuel et l’intégration, sans aboutir pour autant à un syncrétisme où seraient confondues les diverses cultures. La culture en ce sens n’est ni figée, puisqu’elle fait partie du processus de socialisation, ni exclusive, grâce à l’ouverture et à la communication. Il s’agit dont de refuser la confusion que peuvent créer la marchandisation et un postmodernisme dévastateur ainsi que le repli sur soi.

48Cette approche par les besoins permet de mesurer l’importance des liens sociaux dans la capacité à répondre aux besoins. Elle rappelle le caractère profondément existentiel des rapports humains qui sont vecteurs d’intégration et d’apprentissage (voir Moulaert et Nussbaumer, 2004). La possibilité de répondre à ces besoins relève de la capacité à organiser les liens sociaux au travers de formes institutionnelles qui les révèlent et qui mobilisent les valeurs de réciprocité et de solidarité qui permettent d’y faire face. Ceci nous amène à l’importance des formes de gouvernance locales, souples et réactives, qui permettent l’identification des besoins et aussi la mobilisation des différentes formes de capitaux nécessaires. De nombreux besoins individuels (logement, nourriture) et collectifs (éducation, formation) peuvent donc être transformés en demande, où mécanismes marchands, solidarité étatique et gouvernance souple peuvent se compléter pour y répondre. Le développement se conçoit donc en fonction de cette gouvernance qui redonne toute sa place aux relations marquées par la diversité, par la culture, par les valeurs.

3.3 – Une nouvelle compréhension de l’innovation pour les différentes formes de capital

49Ainsi, alors que le capital marchand est mobile, et que de nouveaux outils apparaissent régulièrement pour favoriser son renouvellement, le renouvellement des autres formes de capitaux nécessite également des formes d’innovation. Ainsi, il est possible de voir l’innovation sociale comme un renouvellement du capital social et institutionnel. L’innovation en termes de relations sociales permet de renforcer les moyens d’inclusion et donc de renforcer le capital social à l’échelle locale. L’innovation sociale constitue une forme d’apprentissage qui permet l’émergence d’institutions dont l’objet est la révélation et la satisfaction des besoins qui relèvent de la prise en considération du capital social, environnemental ou institutionnel.

50Une politique d’innovation implique donc la capacité à renouveler différentes formes de capitaux en développant et en s’appuyant sur de nouvelles relations de gouvernance qui reposent non sur un seul type d’agent (privé, public) mais sur la capacité à coopérer de plusieurs types d’agents. L’émergence de nouveaux arrangements institutionnels pour répondre aux nouveaux besoins est à comprendre comme une innovation dans le capital institutionnel. Il faut noter que l’innovation dans les relations sociales n’exclut pas l’existence de relations marchandes, mais vise à les réguler et à les encadrer en vue de la satisfaction des besoins et non seulement en vue du développement du capital marchand. Il y a donc dans l’innovation sociale, et dans son rapport aux diverses formes de capital, un élargissement de la notion de richesse, qui met en interaction plusieurs facteurs du bien-être.

3.4 – Limites et enjeux de la Région Sociale

51Cette approche de l’analyse régionale par la « région sociale », qui trouve dans le concept d’innovation sociale un élément clé, présente évidemment des limites. Elle mérite en tout cas des développements ultérieurs tant au niveau empirique que théorique. Tout d’abord, cette démarche qualitative fait émerger la question de l’évaluation du développement, des capacités de gouvernance et des diverses formes de capitaux. Ce thème est d’importance pour permettre de réaliser des études comparatives entre différents territoires. Le modèle ALMOLIN, développé par Moulaert et al., (voir Martinelli Moulaert, Swyngedouw, et Gonzalez, 2005), est une tentative d’intégrer l’innovation sociale dans l’analyse du développement local.

52Néanmoins, pour espérer une prise en compte de cette approche dans les politiques régionales, il est nécessaire d’approfondir encore l’analyse et de raffiner les concepts. Entre autres, les liens entre la sphère concurrentielle et les autres systèmes de satisfaction des besoins nécessitent une attention particulière. Si les formes non marchandes sont importantes dans la satisfaction des besoins pour ceux qui ont difficilement accès au domaine marchand, ne favorise-t-on pas une « économie de la pauvreté » ? Autrement dit, quels sont les apports potentiels de l’innovation sociale dans la sphère marchande, et que peut-on dire de l’effet démocratisant de l’innovation sociale dans l’accès à la sphère marchande (Nussbaumer, 2002) ?

53Plus de résultats sont nécessaires pour renforcer cette approche. Alors que par le passé, l’État a largement contribué à créer des emplois pour satisfaire les besoins d’éducation, de culture, ou de santé, il est nécessaire de s’interroger aujourd’hui sur sa place dans les mécanismes de satisfaction des besoins. Son rôle reste majeur dans la régulation et la coordination des initiatives, même si ces dernières font intervenir d’autres acteurs. Enfin, nous souhaiterions rappeler que les enjeux de l’innovation sociale pour la région sociale sont sociétaux et politiques. L’innovation sociale n’a d’intérêt que s’il est accepté que le développement régional est multidimensionnel.

54Or, si sur le principe, cette proposition est assez consensuelle, il est contre-intuitif dans l’esprit de beaucoup de scientifiques comme de politiques de concevoir concrètement qu’un rééquilibrage est nécessaire entre les politiques favorisant les échanges marchands et celles favorisant l’innovation sociale, et qu’il peut porter du fruit. Entre autres, la logique d’innovation sociale qui s’appuie sur les structures sociales relève d’une perspective de moyen et long terme. Or, un grand nombre de mandats électoraux se situent dans le moyen terme, et les débats et arguments utilisés sont souvent quantitatifs. Plus largement, les rapports de force liés à la prépondérance du capital marchand et la croyance répandue dans le caractère inéluctable des forces du marché, à la fois dans le discours scientifique et journalistique, rendent les enjeux encore plus politiques. C’est donc dans l’espace démocratique, au travers de la visibilité des formes concrètes d’innovation sociale, et particulièrement au niveau territorial, que cette approche peut faire valoir son intérêt et attirer une attention plus grande.

4 – L’innovation sociale et le développement territorialement intégré : troisième essai

55Ce troisième essai s’intéresse aux aspects de l’innovation sociale à l’échelle locale et aux potentiels de stratégies socialement innovantes qui visent à améliorer la qualité de vie de populations vivant dans des zones économiquement et socialement défavorisées. Mais avant de commencer cette analyse, il est important de synthétiser les différentes approches philosophiques mentionnées jusqu’ici, pour pouvoir répondre à la cinquième ligne du Tableau 1 et introduire la notion d’économie de la diversité.

56Nous expliquerons ensuite la logique du modèle de développement territorialement intégré (IAD). Nous présenterons brièvement, et de façon critique, quelques exemples concrets de stratégies d’IAD avant de montrer en conclusion que pour que les stratégies d’innovation sociale soient efficaces en termes de développement spatial, plusieurs concepts centraux doivent être repensés et redéfinis, y compris les formes institutionnelles de gouvernance.

4.1 – Philosophie de l’innovation sociale

57Comme Moulaert (2000 : 70) le montre, le principal problème des zones défavorisées est la « désintégration et la fragmentation entre et dans les divers sous-systèmes de la société locale ». Une telle fragmentation a des conséquences sur l’activité économique et sociale, de même que sur la vie politique et culturelle. En situation de fragmentation, les logiques d’action sont contradictoires, les actions et objectifs politiques sont souvent divergents dispersées et ad hoc, et le potentiel de réalisation et d’émancipation des individus est sous-estimé (Moulaert, Delvainquière et Delladetsima, 1997).

58Dans ce texte, nous affirmons notre opposition aux stratégies de développement local enracinées dans l’analyse économique dominante (entre autres, la dérégulation des services de protection sociale, la flexibilisation des marchés du travail rigides, la privatisation comme stimulus de l’initiative économique, etc.), de même qu’à celles fondées sur l’analyse sociale, « parce que le monde social est tout entier présent dans chaque action "économique"» (Bourdieu, 2000 : 13). Donc, comme Bourdieu, il faut s’armer d’instruments qui, loin de mettre entre parenthèses la multidimensionnalité et la multifonctionnalité des pratiques, permettent de construire des modèles de l’innovation sociale. Dans les analyses contemporaines, l’enracinement social des pratiques économiques est mis entre parenthèses. Nous essayons ici de rendre compte des pratiques non économiques, particulièrement dans les cas de champs (comme, peut-être, le champ artistique) où les mécanismes de production obéissent à des lois qui ne sont pas celles du champ économique.

59Nous avons identifié plusieurs capitaux dans la ligne de Bourdieu (1979, 1980, 1997, 2000) et montré l’importance des stratégies fondées sur l’identification locale des besoins et sur le développement des capacités. Nous croyons que les possibilités de reconstruire les normes et pratiques de la vie quotidienne des populations défavorisées ne peuvent être utiles que si leurs capacités pour le faire sont assurées et promues de manière démocratique.

60Les théoriciens de la capacité se concentrent autant sur ce que les individus sont effectivement capables de faire et d’être que sur ce qu’ils possèdent (Ivison, 2002). Ainsi, ils s’intéressent aux impacts des caractères structurels de la société (y compris les institutions économiques, juridiques, éducatives et sociales) sur les capacités des individus (Young, 2001).

61Comme nous l’avons affirmé, nous retenons le critère de justice de Rawls, qui est intimement lié à la socialisation des capacités qui incluent non seulement les ressources permettant le bien-être économique, mais aussi les libertés fondamentales, la liberté de circulation et les « fondements sociaux du respect de soi » (Rawls, 1972 : 392). Quoi qu’il en soit, Rawls ne tient pas compte de la question clé concernant la manière dont une personne peut avoir les ressources adéquates, comme celles mentionnées ci-dessus, et néanmoins ne pas être capable de les utiliser de la manière dont elle le souhaite Il est important de dépasser le simple exercice de mesure du niveau des ressources que les individus possèdent et de s’intéresser à leurs capacités à tirer des bénéfices de ces ressources. « Le problème n’est pas d’imposer une forme particulière de fonctionnement aux individus, mais plutôt de leur donner les moyens dont ils ont besoin pour vivre décemment » (Ivison, 2002 : 123-124).

62Ainsi, nous allons bien plus loin que l’analyse économique dominante. Une fois l’hégémonie des stratégies de développement basées sur l’innovation écono-technologique déconstruite (voir le premier essai), nous proposons une philosophie plus constructive pour la constitution d’une alternative politique et sociale qui soit crédible.

63Nous proposons, selon les termes de Hardt et Negri (2000 : 48), « non pas une nouvelle rationalité mais un nouveau scénario combinant différentes actions rationnelles — un horizon d’activités, de résistances, de volontés et de désirs qui refusent un ordre hégémonique, qui proposent des lignes de fuite, et qui forgent des itinéraires alternatifs de construction ». Nous estimons que les forces de désintégration et d’incohérence propres aux approches stratégiques doivent être surmontées en plaçant au cœur des stratégies de redéveloppement local les besoins et l’organisation sociopolitique des populations exclues/défavorisées. Nous suggérons que de telles stratégies d’innovation sociale proposent une « trajectoire partant de l’exploitation et de la misère locale vers les conditions d’une possible libération ». Nous proposons une alternative logique de Développement Territorial Intégré (Integrated Area Development) qui se concentre sur les relations sociales et leur rôle plutôt que sur l’innovation technologico-économique dans les stratégies de développement local.

64Comme Moulaert (2000 : 62) l’explique, l’innovation sociale implique tout d’abord, selon la logique de l’économie sociale, de nouvelles possibilités de satisfaire les besoins de base (proposer des logements de qualité pour tout le monde, par exemple), auxquelles sont liées les innovations dans les rapports sociaux et de gouvernance. Alors que la plupart des propositions de modes alternatifs de développement continuent à mettre au premier plan les initiatives économiques traditionnelles, nous cherchons à élargir la définition de l’économie pour y intégrer la notion « d’économie de la diversité » développée par Gibson-Graham, et présentée ci-dessous. Nous croyons plus au développement de la qualité de vie qu’à celui de la quantité de biens et services. Les sciences sociales, les débats politiques et les politiques publiques devraient reconnaître les besoins des populations et y faire face autrement que par une simple approche matérielle (Sirolli, 1995).

65Nous insistons donc sur le développement des capacités à l’échelon régional et local. Alors que le discours économique dominant représente les individus locaux comme soumis au capitalisme (hommes d’affaire, travailleurs ou sans-emploi, consommateurs, investisseurs, etc.), nous soulignons l’intérêt des pratiques imaginatives, des fonctions et des droits propres aux initiatives et aux comportements non capitalistes. Une conception élargie des besoins, fonctions et droits des individus et des groupes est nécessaire pour que les actions contre la pauvreté aient un impact réel.

66L’approche doit procéder d’un mouvement « par le bas » (bottom-up), et être inclusive et participative. Les individus et groupes exclus doivent devenir les instigateurs d’initiatives qu’ils ont eux-mêmes développées. Cette démarche nous ramène à l’éthique Foucauldienne de l’auto-transformation (Foucauld, 1985), en s’ouvrant et ouvrant aux autres de nouvelles possibilités. Le rôle de l’État est de faciliter plus que de contrôler et diriger. Comme Moulaert l’écrit, « le développement alternatif est basé sur la satisfaction des besoins reconnus, sur la mobilisation sociale et économique, et sur la dynamique politique permettant la constitution d’institutions adéquates » (Moulaert et al., 2000).

67Nous adaptons à notre propos trois des « sentiers de déconstruction » révélés par Gibson-Graham concernant la domination des représentations du capital économique et ayant l’intention d’ouvrir de nouvelles possibilités d’innovation sociale :

  • Éviter d’insister uniquement sur le progrès économique et tenir également compte des spécificités locales dans tous les domaines de la communauté ;
  • Renoncer aux structures centralisatrices et donner toute sa place aux rapports locaux de gouvernance ;
  • Encastrer l’essentialisme économique et tenir compte de l’importance de l’innovation sociale (adapté de Gibson-Graham, 2004 : 409).
En plus de ces critiques, nous nous intéressons à la production de stratégies locales qui ne se limitent pas à représenter ou développer la diversité prolifique d’activités, de sujets et de projets économiques non capitalistes (Gibson-Graham, 2004 : 410), mais qui intègrent en plus des activités sociales, politiques et culturelles.

4.2 – Le Développement territorialement intégré

68Comme son nom l’indique, le modèle IAD (Integrated Area Development) intègre des stratégies d’autoproduction écologique, de formation et de revenu minimum (définis à la fois dans un sens capitaliste et non capitaliste) visant les individus et groupes exclus, la rénovation de l’habitat et de l’environnement physique, ainsi que la participation politique et la gouvernance basées sur la mobilisation populaire (Moulaert, 2000). Tout en reconnaissant les défis généraux de la restructuration socio-économique, les stratégies de développement devraient être uniques, puisqu’adaptées aux circonstances locales, en tenant compte des trajectoires historiques locales.

69De cette façon, non seulement il sera possible d’identifier les mécanismes de déclin, mais il sera aussi possible de révéler des potentiels spécifiques (relativement aux diverses formes de capital présentées dans le deuxième essai) qui peuvent émerger de l’oppression et de la lutte. Ces potentiels intègrent un ensemble de compétences économiques, sociales et politiques ainsi que des capacités développées par l’expérience ; des compétences acquises également dans les luttes de la vie socioculturelle et sociopolitique, dans les stratégies de survie quotidienne et dans les réseaux et relations souvent informels qui s’y développent.

70Il est futile et même impossible de nier l’existence et l’importance du courant dominant en économie. Face à cette réalité, l’IAD combine plusieurs processus qui permettent l’intégration des groupes exclus dans le marché du travail classique et dans les systèmes de production locaux. Quoi qu’il en soit, dans la perspective de détrôner le capital économique de son rôle dominant dans l’analyse du développement territorial, un des éléments clés de l’IAD consiste à transformer ceux qui jusque-là étaient des sujets locaux, victimes des caprices de la globalisation, en individus dotés de capacités économiques ; de leur permettre de constituer ce que Gibson-Graham (2003) appellent une économie de la diversité au travers de pratiques non marchandes comprenant le volontariat, les activités domestiques, les échanges coopératifs et le don.

71Nous ajoutons à cela la nécessité de prendre en compte la diversité de l’échange marchand, allant de la compétition/coopération « associative » à la « furie » des oligopoles au sein des marchés globaux. Si, comme Ironmonger (1996) le suggère, le secteur non marchand compte pour environ 30 à 50 % de la production totale à la fois dans les pays riches et dans les pays pauvres, une grande proportion de la richesse sociale est d’emblée non marchande.

72Ainsi, le modèle de l’IAD est un processus socialement innovant dans deux sens du terme. Dans le sens de l’économie non capitaliste et du travail socialement utile, le défi consiste à satisfaire les besoins des populations qui n’ont pas la possibilité, au travers des mécanismes marchands, de bénéficier d’un salaire minimum, d’un logement, d’un accès à une éducation de qualité, au système de santé, etc. Dans de nombreux systèmes nationaux et régionaux, certains de ces besoins seront satisfaits par le biais de l’allocation publique ; mais celle-ci est de plus en plus sujette à des restrictions budgétaires. Le second sens implique une innovation au niveau des relations entre individus et entre groupes. Comme Moulaert (2000 : 71) le suggère, les canaux formels ou informels de communication constitués entre ceux qui possèdent différents niveaux de capital, de privilèges ou de pouvoir, et la création de formes associatives populaires de démocratie locale, jouent un rôle important dans l’innovation au niveau des relations sociales. Il est néanmoins évident que, pour que de telles innovations soient couronnées de succès, les institutions politico-administratives et de gouvernance doivent y être favorables, ou même constituer les catalyseurs de ces innovations.

4.3 – Des expériences remarquables d’IAD

73Dans cette section, nous présenterons brièvement des cas d’innovation en Europe et en Australie, décrits dans les travaux de Moulaert (2000) et Gibson-Graham (Gibson-Graham, 2003 ; Gibson et al., 1997 ; Cameron et Gibson, 2001 ; Cameron, 2000). Comme nous le verrons, les cas européens ne remettent pas vraiment en cause une certaine représentation du capitalisme, tentant plutôt d’en étendre les bienfaits aux exclus, et d’y ajouter des aspects de l’innovation sociale et politique visant à la constitution de compétences au travers d’un « auto-empowerment local » et d’une auto-transformation. Par contre, le projet australien montre des pratiques éthiques et des expériences politiques (Gibson-Graham, 2003) dans la constitution d’une économie de la diversité qui ouvre des opportunités au-delà de l’hégémonie de l’économie dominante.

74Les travaux de Moulaert (2000) rendent compte de recherches réalisées sur le développement local dans 29 localités européennes, dont six études de cas détaillés à Anvers, Hambourg, Rostock, Gérona, Charleroi et Bilbao [1]. Les différentes dimensions de l’innovation sociale dans les pratiques de développement ont été classées selon leur capacité à intégrer les actions relevant de diverses dimensions existentielles, et qui constituent ensemble une forme concrète de Développement Territorialement Intégré :

  • Les actions en faveur de ou basées sur la mobilisation de la population locale et la constitution d’une « conscience » locale ;
  • Les actions renforçant les liens entre les stratégies économiques et les politiques sociales;
  • Les formations professionnelles adaptées aux besoins et aux capacités des populations locales ;
  • Actions développant des activités de production pour satisfaire les besoins locaux, avec un potentiel de nouveaux emplois pour les populations locales (Moulaert, 2000 : 97).
La réussite de ces stratégies de Développement Territorialement Intégré a été très inégale parmi les expériences analysées. À Hambourg et à Anvers, l’innovation sociale a abouti à des résultats convaincants, au moins jusqu’en 2000, année de la réorientation des politiques urbaines dans les deux villes. Dans d’autres villes, telles que Bilbao et Charleroi, le succès est moins net. Nous présenterons donc un exemple de succès et un exemple moins réussi de Développement Territorialement Intégré.

75À Hambourg, l’augmentation du chômage dans les secteurs dominants de l’industrie et des services, de même que les effets pervers (sociaux et économiques) des programmes publics « officiels » ont conduit à des initiatives transversales aux secteurs privés et publics, coordonnées ou catalysées par des agences de développements alternatifs, qui ont souvent émergé du secteur de la société civile. Un exemple intéressant est la Johann Daniel Lawaetz-Stiftung, qui développe et coordonne des projets d’initiatives communautaires dans des domaines d’activités divers. Le concept d’AST-ABB (agence de développement alternatif — schéma alternatif de management de la construction), qui présente une philosophie d’ensemble de rénovation de l’habitat urbain intégrant et formant une main-d’œuvre spécifique dans la conception et la construction, a également été appliqué à des productions utilisant des technologies écologiques. Le cas de Hambourg présente un ensemble d’actions intégrées qui tiennent compte du fait que le logement, la vie communautaire tout comme le travail ont une valeur existentielle fondamentale pour les populations locales qui sont impliquées dans les projets de développement, les processus de décision, la mise en œuvre d’initiatives et l’évaluation des résultats.

76À Barakaldo, dans la région métropolitaine de Bilbao, (Moulaert, 2000 : 105-110), les stratégies innovantes sont intimement liées au programme de l’Union européenne, Quartiers en Crise, qui insiste sur une approche de développement intégré pour la rénovation des centres urbains. Alors que le travail initial de l’agence locale Inguralde impliquait des campagnes sur la santé, l’environnement, la culture et la rénovation physique dans le quartier de Rontegi, son action s’est peu à peu tournée vers la promotion de l’économie dominante, la formation continue et l’emploi pour la municipalité de Barakaldo dans son ensemble. Ce mouvement graduel vers une approche de développement classique est malheureux, et la forte mobilisation pour une approche intégrée partant de principes d’innovation sociale qui soutenait les initiatives initiales s’est évanouie. Les domaines d’intervention, bien que toujours intégrés, se sont restreints, et l’agence de développement est devenue un service municipal.

77Alors que les stratégies IAD à Hambourg et à Bilbao — de même que d’autres exemples cités par Moulaert (2000) — ont permis la création de nouvelles formes de gouvernance, avec une volonté initiale d’empowerment impliquant les populations locales dans la reproduction des capacités à répondre aux besoins sociaux selon les trois dimensions de l’innovation sociale évoquées dans le premier essai, dans certains cas les stratégies ont échoué à réaliser de réels changements dans la dynamique des relations sociales, particulièrement dans les relations de pouvoir. Les forces conservatrices, économiquement hégémoniques et réticentes face au risque, sont fortes et favorisent le retour à une vision trop technologiste du développement. Ces forces viennent autant de la pression liée aux conditions de fonctionnement du marché capitaliste que de l’État hégémonique qui cherche à contrôler les innovations de gouvernance provenant des mouvements sociaux ou d’autres agents de la société civile.

78Ces « forces de retour » pourraient expliquer pourquoi les populations locales ne font pas confiance aux stratégies économiques locales [en coopération avec le privé marchand] : les initiatives mises en place sont trop liées à la logique capitaliste dominante du profit et de la compétitivité, des valeurs que ne se sont pas « appropriées » les populations aliénées, ou qui ont été rejetées par ces dernières (Moulaert, 2000 : 114). De plus, la dépendance des projets réussis hors du marché vis-à-vis de la durabilité des fonds publics mis à disposition constitue une forte limite à ces initiatives. De ce point de vue, les analyses de Gibson-Graham offrent une autre perspective au travers d’une alternative qui défie l’hégémonie du courant dominant en économie.

79Dans la vallée du Latrobe, une région au Sud-Est de l’Australie, des focus groups, comprenant des chômeurs de longue durée, quelques responsables de la communauté ainsi que des leaders économiques et politiques locaux, ont évalué les possibilités de développement à partir des activités créatives entreprises par les citoyens. « Participants spoke of artistic ingenuity and enterprise, of contributions made by migrants from non-English speaking backgrounds and intellectually challenged residents, of the potential to revalue unemployed people as a regional asset » (Gibson-Graham, 2003, p. 60). À partir de ces réflexions s’est mise en place une économie de la diversité, peu visible jusqu’alors, constituée d’initiatives « non économiques » et d’entreprises centrées sur la communauté (Gibson-Graham, 2003).

80Au travers de « recherches-actions », Gibson-Graham visent à réévaluer l’identité et les capacités de l’économie régionale. L’une de ces initiatives, le Jardin Environnemental et Communautaire de la Vallée de Latrobe, une organisation à but non lucratif, donne un exemple de promotion des capacités locales. Cette initiative a généré un nouveau capital social et symbolique pour ses membres (en particulier les travailleurs dotés de qualifications inadaptées aux activités « nouvelles », retraités, jeunes chômeurs et femmes au foyer), et a également mis en œuvre la création d’un nouveau capital économique pour la communauté.

81Dans la vallée de Latrobe, la recherche-action implique des stratégies produisant de nouvelles représentations économiques, qui sont « anticapitalocentriques ». Elle explore la diversité des éthiques économiques en interaction avec les sujets/acteurs d’une économie de la diversité communautaire qui est en train de se mettre en place. La stratégie de la vallée de Latrobe intègre et mobilise les quatre approches de l’innovation soulignées dans le premier essai : la réorganisation servant l’efficacité et la communication ; l’intégration de finalités sociales et écologiques aux initiatives économiques ; la mobilisation de la créativité de chacun(e) ; et une approche de développement qui est territorialement intégrée. En plus, cette stratégie rend opérationnelle la cinquième approche, très significative, c’est-à-dire celle de la gouvernance politique qui n’a pas pu être développée dans cet article.

82À partir des exemples européens, nous pouvons identifier plusieurs points communs :

  • La collaboration institutionnelle intersectorielle ;
  • La coopération et la collaboration professionnelle intersectorielle ;
  • Les services de conseil mis à disposition pour soutenir des groupes marginaux qui mettent en place leurs propres initiatives.
Quoi qu’il en soit, tous ces exemples montrent à la longue la tendance vers une certaine forme de « réformisme », avec l’érosion, le détournement corporatiste ou la disparition des objectifs sociaux qui étaient à l’origine radicaux, en raison d’approches politiques spécifiques ou d’actions qui ont cherché à promouvoir une organisation, un management ou une production « efficace », parfois dans un sens proche de l’économie dominante.

83Malgré les stratégies se revendiquant ouvertement d’un modèle de type IAD, certains exemples continuent d’insister par trop sur les mécanismes économiques. Même quand les problématiques sociales, politiques, ou culturelles ont été intégrées, elles ont été assujetties au raisonnement économique (marchand ou étatique) et n’ont pas toujours permis de rendre compte de la dynamique sociale et du capital social. C’est à ce niveau que « l’économie de la diversité » fondée sur la reproduction d’un capital social « communautairement diversifié », proposée par Gibson-Graham, peut ouvrir une voie pour les victimes de l’hégémonie économique, dont l’avenir serait sans cela conscrit dans et limité par le développement capitaliste.

84Pour conclure cette section, nous proposons trois avertissements dont les promoteurs de stratégies socialement innovantes au niveau local devraient tenir compte, avertissements qui interrogent également en retour les expériences analysées par Gibson-Graham : En premier lieu, il existe un danger de localisme sociopolitique : une croyance exagérée dans le pouvoir des institutions à l’échelle locale pour améliorer les choses, négligeant les aspects relevant des différentes échelles spatiales dans les stratégies et mécanismes de développement.

85Deuxièmement, il existe le danger d’un localisme existentiel : cette idée que tous les besoins devraient être satisfaits dans la communauté locale, par des institutions locales. Cela n’a aucun sens, pour des raisons à la fois économiques, sociales, culturelles et politiques.

86Troisièmement, il y a le piège de la « subsidiarité mal comprise », selon laquelle les échelons supérieurs ont tendance à se dégager de leurs responsabilités budgétaires et autres sur les échelons inférieurs, et particulièrement sur l’échelon local.

5 – Conclusions

87Comme nous l’avons souligné tout au long des trois essais, l’innovation sociale est path dependent et contextuelle. Elle se rapporte à des changements dans les programmes et les institutions qui conduisent à une inclusion des groupes et individus exclus dans les différentes sphères de la société et à différentes échelles spatiales. L’innovation sociale relève largement d’un processus d’innovation, c’est-à-dire des changements dans la dynamique des relations sociales, y compris dans les rapports de force.

88Comme l’innovation sociale porte sur l’inclusion sociale, elle consiste aussi à contrer et même à vaincre les forces conservatrices toujours à l’œuvre pour préserver et renforcer les situations d’exclusion sociale. L’innovation sociale a donc un lien explicite avec une position éthique de la justice sociale. Cette dernière est naturellement sujette à de nombreuses interprétations, et provient largement dans la pratique d’un processus visant à faire coïncider normes, ressources et contraintes.

89L’innovation sociale nécessite de redéfinir plusieurs concepts centraux de l’analyse. Il est important de redéfinir le concept de capital en le différenciant de la vision hégémonique du capital économique, de manière à aboutir à une définition inclusive qui intègre capital marchand, capital social, capital écologique et capital humain. Plus encore, il est essentiel de décentrer l’analyse par rapport au capital économique, de manière à interpréter la réalité économique en dehors d’une représentation hégémonique centrée sur le capital, comme un terrain de potentiels et de « possibilités imaginatives pour que s’affirment des politiques de classes non capitalistes et puisse exister une économie bien plus diversifiée » (Gibson-Graham et Ruccio, 2001 : 175).

90L’innovation sociale nécessite aussi de conceptualiser différemment les besoins et les capacités, en se détournant des seules considérations paternalistes de l’économie, de manière à proposer une vision plus large de la « multiple faisabilité » (Ivison, 2002 : 130) des capacités selon les désirs et circonstances des populations locales. De tels efforts de conceptualisation requièrent de repenser les conditions structurelles et externes qui facili-tent la « faisabilité multiple » des capacités internes des populations. Comme Ivison l’écrit (2002 : 133-134) : « Reprocher aux gens d’absorber des ressources sociales sans leur donner les capacités et de vraies opportunités pour contribuer à cette société, ou sans les pourvoir pour eux, est profondément incohérent. »

91Ces exigences laissent la voie ouverte à une redéfinition des questions de gouvernance institutionnelle. L’innovation sociale est intimement liée aux conditions sociales, institutionnelles et matérielles dans lesquelles elle prend place. Un certain nombre de questions doivent être posées, comme celle de savoir comment les conditions économiques et sociales/culturelles, et comment les politiques et configurations institutionnelles facilitent ou au contraire font obstacle à l’amélioration du bien-être. Quels types de tensions peuvent émerger dans le développement et la mise en œuvre de stratégies d’innovation locale ? Quels aspects « sociaux » et quelles formes « d’innovation » doivent être prioritaires dans telles ou telles circonstances ? Comment des « propositions d’innovation » se sont-elles développées avec autorité ? Toute stratégie d’innovation proposée devrait être adéquatement discutée et ouverte à la contestation pour tous les participants. Elle devrait émerger de configurations et de processus institutionnels démocratiques dans lesquels l’autorité requise pour définir les stratégies appartient à ceux qui y seront soumis.

92Toutes ces « ré-imaginations » devraient se réaliser à travers les différentes échelles spatiales — internationale, nationale, régionale et locale — si l’on veut rendre les trois dimensions de l’innovation sociale (satisfaction de besoins humains, innovation des rapports sociaux et empowerment) réalisables. Les stratégies d’innovation sociale qui sont générées de manière démocratique, éthique et avec sensibilité, et développées de manière participative et inclusive peuvent « accroître la libération des êtres humains par une appréciation positive de leurs capacités » (Laclau, 1992 : 97) et permettre la constitution des capitaux sociaux, culturels et économiques.

93En un sens, tout est écrit là : l’idée du travail économique n’est pas nécessairement celle d’une activité déterminée, d’un processus de transformation matérielle. Elle est, comme Rancière (2000 : 67) le dit, celle « d’un partage du sensible », qui implique quelque chose de plus. Le partage démocratique du sensible fait du citoyen un être double. Il devient l’artisan économique de son lieu, de l’espace de travail économique, et lui donne la possibilité de développer un capital social et politique, et de satisfaire ses besoins sociaux et économiques. Cela suppose une revalorisation des capacités que l’on associe à l’idée même de travail. Mais celle-ci est moins une découverte de l’essence de l’activité humaine qu’une recomposition de l’invisible vers le visible, du rapport entre l’être, le faire, l’économique, le social et le politique.

Bibliographie

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Notes

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