L’écriture suspendrait le temps dont elle restitue la trame, puis, une fois la page écrite, la comédie reprendrait. [1]
1Le livre imprimé a toujours constitué pour moi un appui. Aussi loin que je me le remémore, il y a toujours eu un libraire au coin de mes premiers itinéraires, quand, à la maison, aucune bibliothèque ne se montrait. À cause de cela peut-être, saisi très tôt par l’injonction scolaire de lire, je l’ai toujours fait avec le sentiment du retard, de l’insuffisance, qui s’est mué plus tard en esprit de curiosité et de découverte avide de ce qu’il fallait avoir lu. Dès qu’un mouvement personnel m’eut poussé vers différentes formes de psychothérapie, j’ai cherché ce qu’il fallait lire pour en savoir plus et, à l’époque, l’évidence était Freud, dont j’ignorais tout. C’est alors que je me rendis compte que j’avais mis le doigt sur un océan de publications ! Les circonstances ont fait que j’ai abordé cet océan par les ouvrages non moins prolixes de C. G Jung. Puis c’est un livre, celui de Marie Petit, qui m’a fait découvrir la Gestalt : j’ai eu l’impression d’être arrivé à un port d’attache.
2Pardonnez ces souvenirs personnels mais ils font émerger la question d’aujourd’hui : pourquoi la psychothérapie, pour ne pas parler de la psychologie en général, donne-t-elle lieu à une telle avalanche d’ouvrages, articles, publications de toutes sortes ? Est-ce une spécificité de ce domaine de produire une telle variété de points de vue, d’hypothèses, théories, commentaires allant de pair avec une multiplicité de chapelles, qui rajoutent diatribes, polémiques, procès et condamnations, dont naissent autant d’écoles et de branches bourgeonnantes ?
3Avec un peu de recul j’ai l’impression que notre domaine ressemble à celui de bien d’autres producteurs de textes. Sans m’appuyer sur des statistiques qui doivent bien exister, les mètres linéaires de volumes produits par les psys depuis le début du XXe siècle ne s’apparenteraient-ils pas, dans leur dynamique de croissance et de diversité, à ce que produisirent les exégètes à partir de la Bible, ou, dans une moindre mesure, les commentateurs et essayistes politiques et les prévisionnistes de tout poil ?
4Aurions-nous donc besoin d’exprimer une dimension prophétique pour exercer ce métier ?
1 – Quand l’échange oral dans la séance prend une forme
5L’activité de psychothérapie est une activité orale. Ce disant j’inclus évidemment dans cet oral tout l’accomplissement physique de la relation qu’on appelle la communication non verbale. Les mots prononcés en sont simplement l’écume qui fait sens dans l’esprit des interlocuteurs. L’écrit n’y a pas encore de place. Je ne connais pas de psy terminant une séance par un résumé au tableau de papier par exemple. Ce qui nous met bien du côté de ces autres orateurs que sont les politiques ou les religieux !
6Mais toute notre communauté finit par produire des livres, des articles, des pamphlets, des actes. Il y a donc bien un nécessaire adossement de ces paroles volantes à un socle écrit se constituant en parallèle. Quel est le fondement de cette impérieuse nécessité de transcrire ?
7Pourquoi les échanges du dialogue thérapeutique motivent-ils ensuite tant d’écrits ? On sait bien que ce dialogue n’est pas du bavardage mais il commence par en avoir l’air. C’est notre attention à construire un sens et à le coconstruire avec le client, qui transforme ce bavardage en quelque chose qui va peser plus. Cette construction commune, partagée, veut prendre une forme qui fasse sens entre nous. Ce qui revient à dire que d’un échange commencé sur un mode banal on veut passer à autre chose de plus solide. Dans l’échange la souffrance affleure mais n’est pas toujours dite directement, car insaisissable, parfois honteuse, souvent attribuée à autrui, ou encore trop tricotée dans la solitude pour que ses nœuds s’en défassent aisément. Alors il faut, après le temps du baratin nécessaire, que la baratte tourne jusqu’à pouvoir faire son beurre. Dans cette séquence orale mon rôle tend à imaginer de proposer à mon client une forme élaborée si peu que ce soit.
2 – Quand une forme se dégage du dialogue et deviens une pré-écriture
8Même une reformulation stricto sensu est déjà une mise en forme. Je pense que c’est ce mouvement vers une élaboration, une forme en train de se faire, une Gestalt, qui se transformera après coup dans le désir d’écrire concrètement.
9C’est pourquoi j’appelle cette élaboration en séance une pré-écriture. Lorsque quelque chose s’est constitué dans mon esprit, que le dialogue prend forme significative, c’est déjà une trame de texte. Cette forme s’est agglomérée par couches successives faites d’impressions, d’expériences de contact, de reproductions apparaissant dans le récit, de tours de langage, de dissimulations aussi. Dans mon expérience elle s’élabore en moi dans les silences, dans les creux du dialogue, quand je cherche de la signification à ce qui se passe, quand je me demande qui je suis pour le client à ce moment-là, quel est notre lien. Fugaces le plus souvent, ces formes doivent ne pas s’évanouir. L’envie d’écrire peut naître alors, dans le désir de ne pas perdre ce qui s’est sculpté, le plaisir d’en laisser une trace, pour s’en souvenir et y revenir.
10De plus ces formes se réactivent quand je soumets une situation en supervision. C’est alors une activité mentale de révision : avoir une vue toujours nouvelle de la forme changeante présentée par le client. Or cette activité mentale qui s’élabore dans les interstices du dialogue s’apparente à celle qui précède toute activité d’écriture quelle qu’en soit la nature. Sauf écriture automatique, écrire suppose toujours une préparation, une réflexion, qui consiste à refléter ce que l’on pense, à se voir en train d’avoir quelque chose à formuler par écrit, que l’on passe ensuite à l’acte ou non. Personnellement j’écris toujours quelques lignes après chaque séance.
11À partir de l’échange oral nous réalisons donc bien un travail de formulation, même s’il reste interne et donc tacite pendant, avant d’être brièvement couché sur le papier dans les notes après séance. Il se distingue et s’éloigne du ping-pong dialogual. Il s’en extrait pour en rassembler la valeur ajoutée thérapeutique. Et je ne parle pas seulement de ce que j’aurais pu restituer au client au cours de la séance. Il est constitué de toute ma posture qui, au-delà de ce qui est exprimé au client, construit une présence de nature essentiellement affective. C’est pourquoi il me semble légitime de considérer cette première activité réflexive comme une pré-écriture. Ainsi, dans cette activité orale, en vis-à-vis, verbale et non verbale, des écarts sont nécessaires pour loger une méta-intelligence de la situation en train de se vivre, dont la nature est potentiellement scripturale.
12Je range aussi les échanges en supervision dans le domaine de l’écrit parce que c’est leur formulation qui permet de les travailler comme un texte. On peut y analyser la part de rationnel et d’affectif, penser la situation de plusieurs points de vue, et, par-dessus tout, imaginer une ou des suites au récit de ce scénario. En « écrivant » l’histoire de séances récentes, j’ouvre mon imagination et mon désir à des suites possibles. En transportant mon client dans le groupe de supervision, je raconte son histoire comme je lirais à voix haute un roman. Je suis là son biographe et le narrateur que je suis est invité à changer de perspective, à voir ce qu’il n’a pas lu, à réécrire. C’est ainsi qu’en disant tout ce que je trouvais pénible chez un patient qui m’irritait je me suis rendu compte que je l’aimais bien, ce à quoi je n’avais pas tellement accès avant, et qui fut bien utile par la suite.
3 – Quand le psychothérapeute se met à écrire
13Après tout ce travail de formulation réalisé seul ou en supervision, il devient tentant de passer de cette pré-écriture à un geste plus large sur le papier ou l’écran. Puis-je laisser dans son état mentalisé, mémorisé, toute l’élaboration des séances successives ? Pourrait-on ne rien écrire ? Sans doute et j’imagine que certains écrivent peu ou pas du tout sur ce qui se concrétise pour le client au cours de la thérapie. Les grandes œuvres qui ont traversé les siècles ont d’abord été véhiculées par oral pendant longtemps. Mais elles avaient une forme, une versification mnémotechnique. Dans la mémoire des aèdes et des griots, elles étaient précisément écrites. Le besoin de laisser d’une expérience existentielle forte une trace écrite est universel. C’est pourquoi je voudrais comprendre plus en détail ce que notre écriture apporte à la dynamique de la psychothérapie.
14On voit bien que l’échange oral se transforme vite dans la mémoire ; celle-ci reconstitue plus qu’elle n’enregistre. On écrit donc d’abord pour se souvenir. Mais se rend-on compte alors que l’on crée un sens, que l’on construit un tableau, que l’on crée déjà du mythe ? Notre écriture n’est pas seulement le secrétariat neutre, expert, mesuré, d’un moment. C’est le témoignage vivant d’un acteur essentiel, partie prenante d’une scène.
15Disons que relève de l’écrit une trame assez élaborée pour ne plus être à la merci du dernier événement. Cependant le fait d’écrire – griffonner, gratter, taper – dans la fixation qui s’ensuit donne à ce qui est couché sur un support papier, pixels, un vrai statut. Le travail d’écrire suppose d’élaborer une pensée à partir d’un chaos. Car le plus souvent c’est un ensemble d’impressions de mots, de saveurs de ce qui a été vécu qui s’élabore dans nos textes. Écrire c’est confronter cet ensemble mal défini, rémanent du contact avec le client, à la structure imposée par la langue. La grammaire et les règles de clarté qui s’imposent alors, le choix des mots et la nécessité au moins de se comprendre soi-même, conduit à donner une forme dont on peut saisir le ou les sens. Cette forme, on pourra la relire. Et même si c’est pour soi que l’on écrit « dans le silence de son cabinet », ce texte n’est plus privé. Il est lisible, virtuellement montrable.
16C’est plus qu’un enregistrement, c’est un récit. Résumant en quelques lignes une heure d’entretien, je suspends le tourbillon des paroles et je le fixe au moins provisoirement. L’écrit met au silence la langue parlée et la fragmente dit P. Quignard. [2] Le flux des paroles cherche à emporter l’interlocuteur sans qu’il s’arrête à regarder de côté ou à sentir ce qui vacille. En tentant de le faire à part moi, j’écris dans mon esprit un texte, ou du moins un contexte différent. Cette fiche fixe des fragments importants, des questions transversales, ce que je vis dans la séance. Je dispose d’une base plus précise pour la séance suivante. Je suis souvent frappé en effet de constater que les clients semblent changer de “sujet” d’une séance à l’autre. S’il ne me paraît pas du tout pertinent de faire un rappel à la question précédente, qui rendrait le processus scolaire et pédagogique, il me plaît de savoir sur quoi on avait pu s’arrêter. Cela me permet de ne pas être entraîné, moi aussi, dans la censure-oubli qui active le client à ce moment-là, et d’y revenir le moment venu.
4 – Pourquoi l’écriture du psy est-elle thérapeutique ?
17Tout ceci n’est pas qu’une question de mémoire. Si se souvenir est important la façon dont je me souviens est orientée : je ne me souviens pas seulement pour faire de l’histoire ou pour raccrocher le problème de ce client à tel aspect de la psychopathologie, telle une clé de compréhension qui m’eût fait défaut ; je me souviens pour avancer, pour aborder la prochaine séance avec l’optimisme nécessaire. C’est cela que le client attend de moi. Non seulement d’être écouté et compris, ce qui s’use vite, mais d’être accompagné avec détermination, bienveillance, avec foi, vers une réparation de ce qui est affectivement conflictuel et souvent désespéré. Lorsque le “texte” du client est réécrit par son thérapeute, que celui-ci le rencontre avec cette réécriture en tête, sans même la lui lire ou dire explicitement, le client franchit une étape. Écrire un texte c’est faire la paix avec les émeutes de l’esprit.
18Voici ce qui m’est arrivé maintes fois. Ursule était désespérée. Après quatre années de travail force était de constater que rien n’avait vraiment avancé. Retombant toujours dans ses angoisses, la moindre anicroche au travail la laissait des jours sans dormir, les séances ne lui apportant qu’un soulagement ponctuel. Elle était lasse de se battre, moi presque autant, et voulait renoncer. J’en parle en supervision. J’en reviens sans solution vraiment, sinon avec l’idée que cela va passer ! Quand je revois Ursule elle me dit et c’est sa première phrase : « je sais que cela va passer, continuons ! »
19Je ne m’étends pas ici sur ce curieux processus de télétransmission. Je ne peux que constater que ce qui a été formulé « encourage » le patient à s’en saisir, simplement parce que cela a été mis en forme. Car celui qui consulte sait ce qui lui arrive, mais ce qui lui arrive se reproduit toujours avec la même tonalité de défaite ou d’amertume, quelque effort qu’il ait fait depuis si longtemps. Le thérapeute lui donne une forme à partir de sa personne qui n’a, sur celle du client, que le seul avantage d’être déjà passée par l’expérience de l’exploration de l’innommable en nous et d’être parvenu à en saisir quelque chose pour en sortir. Nous rendons à notre client une part de lui-même « reformatée » dont il peut s’emparer avec un intérêt nouveau. Cela n’a que très peu à voir avec comprendre, diagnostiquer, classer. C’est une Gestalt. C’est pourquoi il s’en empare avant même que nous la lui donnions.
20C’est un exercice de confiance plus que de logique ou de philosophie, de don plus que d’analyse. Aucun algorithme ne pourra ici nous remplacer. Nous donnons à notre client la capacité de se saisir d’une forme vivante pour sortir de l’informe sclérosé.
5 – Écrire met en forme l’émancipation du client
21Est-ce que je parle dans cet article (j’écris : je parle…) vraiment de l’écriture depuis le début ? Comme je viens de le dire, quand je pense à un langage écrit, c’est aussi bien celui qui est consigné quelque part que celui qui se forme avant, juste avant, qui est déjà une pensée formalisée. À cette étape l’ensemble des impressions, images, vaguelettes de résonances entre des mots, signes retenus dans le filet de mon attention nécessairement flottante, lucioles de sens et bribes de mémoire, prend une forme qui peut se dire dans un récit que je me fais à moi-même. La fixation dans les phrases qui rassemblent à ce moment-là tout ce fatras en un récit qu’on pourrait entendre – ni encore construit ni “intelligent” – c’est la confrontation d’un ensemble mental flou à l’appel à structurer de la langue.
22À quoi répond cette construction que la langue apporte à un ensemble constitué déjà de faits et d’impressions ? À la nécessité de donner une forme selon une grammaire partagée par le plus grand nombre et dont le génie est de permettre l’échange entre les êtres de façon infiniment claire et sans limites quant à la finesse de détail si on veut bien s’y attacher. L’effet de ce travail de formulation est de conjurer le cercle vicieux de la répétition, de l’impuissance, de la dévalorisation invalidante de celui qui se voit comme enchaîné à son destin solitaire. Quand le destin est écrit il devient moins total car il peut être confronté à l’autre.
23Et c’est bien d’une sorte de conjuration qu’il s’agit. Car ce que le client déroule devant moi, alors que je m’efforce d’être au plus près de son expérience, peut parfois m’absorber et m’engluer. Il s’agit bien pour le thérapeute, de se défaire du même charme qui emprisonne celui qui est devant lui, sans toutefois s’abriter derrière la distance de l’intellectualisation, d’un savoir préétabli ou d’un diagnostic distanciant. Là est notre dilemme : si nous nous tenons trop près du client nous risquons qu’être emporté par son maelstrom, dès que nous nous en éloignons quelque peu nous l’abandonnons à son sort. C’est pourquoi j’emploie le terme de conjuration : une parole qui prend au sérieux le terrible mais l’enclôt dans une forme partageable tout en étant neuve, créatrice, solidaire et éclairante. C’est une formulation mystérieuse car elle introduit une faille, un jour, là où le client se voit dans un cul-de-sac obscur.
24De quoi est faite cette conjuration ? C’est une parole prononcée au sein d’un dispositif rituel (le cadre, le cabinet) qui désigne le démon, divisé contre lui-même, à chasser (la souffrance du client), dans un langage en partie étrange pour lui en ce qu’il rejoint de façon plus libre son propre cheminement ahanant. Mon style consiste toujours à choisir un vocabulaire compréhensible dans les références et le vocabulaire du client, de sorte qu’il se sente rejoint le plus près de là où il souffre. D’autres approches psy imposeraient un code un peu plus jargonnant. Ce qui me paraît important c’est ici de respecter la construction que fait le client de sa propre liberté, et ma liberté de contribuer à la construction de son récit. C’est de l’écriture littéraire vivante.
25Jeanne Favret-Saada comparant le travail du psychothérapeute à celui du « désorceleur » traditionnel du bocage angevin dit : Dans une cure psychique le travail… consiste à envelopper… le mal de vivre… du consultant… dans une formation mentale qui ne soit ni assurément imaginaire ni tout à fait réaliste. [3]
26Si notre parole se veut partagée, convaincante, elle est le plus souvent incomprise dans toute son étendue puisqu’elle tend à élargir la carte mentale du client. Elle agit même à son insu, à long terme, étant surtout véhicule d’une réparation affective qui s’effectue dans la confiance. À ce titre elle ne peut reposer sur la seule improvisation mais bien sur une construction préalable qui relève a minima de l’écriture intérieure.
27C’est ainsi qu’un hasard de la vie (mais le hasard existe-t-il ?) m’a fait découvrir le récit si touchant d’ Adélaïde Bon sur le viol dont elle fut victime. Cette lecture fut assez forte pour que je souhaite faire partager cette découverte dans une note de lecture de la revue (n° 52 – Le courage). Faire passer l’essentiel de ce livre dans un texte court me fut un exercice d’écriture certain.
28J’étais, à ce moment-là préoccupé par une dernière stagnation d’une cliente que je suivais depuis longtemps. S’est formée dans mon esprit, à la lumière de ce livre et de ce que j’en avais retenu, une lecture un peu nouvelle de ses symptômes. Cela m’a travaillé au point que j’ai été tenté de lui en faire part. Raisonnablement j’aurais dû y renoncer car rien dans sa vie, que je connaissais très bien, ne l’évoquait. Pourquoi aller chercher maintenant des attouchements incestueux qui n’avaient pas eu lieu ? C’était vain, je le savais pertinemment. Puis, dans la séance suivante, quelque IP sans doute me poussant, je lui dis carrément : « je sais bien qu’il n’y a rien eu de tel, mais vos symptômes s’apparentent tellement à ceux d’une personne violée » ! Qu’avais-je dit là ! Je m’attends à une de ces protestations dont elle avait le secret. Rien. Elle accuse à peine le coup. Nous revérifions qu’il n’y a rien d’historique qui puisse corroborer cette idée folle. À la séance suivante, sa première phrase : « vous ne pouvez pas savoir le bien que m’a fait que vous ayez prononcé le mot viol la dernière fois. C’est comme si j’attendais depuis des années que quelqu’un me le dise ». Cet épisode a levé le blocage où stagnait son travail jusqu’à une fin heureuse.
29Si je n’avais pas écrit cette note de lecture du livre d’ Adélaïde Bon, aurais-je risqué de prononcer ce mot ? Je crois que non. L’idée m’en aurait effleuré comme ce fut le cas. Mais n’ayant pas élaboré cette idée, je ne l’aurais pas rendue assez présente, pour être capable d’en restituer quelque chose d’utile pour ma cliente.
30Ce mouvement depuis l’échange oral jusqu’à ce qui se structure et devient cohérent en moi, en passant par des écritures, mon client en a besoin ; c’est avec cette parole clarifiée qu’il va pouvoir sortir de sa souffrance.
31« Écrire, c’est ouvrir une porte sur des choses qu’on ne connaît pas. Parce que les choses ne sont pas derrière soi pour qu’on les écrive, elles sont devant soi pour qu’on leur donne une forme » (Annie Ernaux dans une entretien au Monde, avril 2019).
6 – Le client, lui aussi, peut écrire
32L’écriture du client, si elle est aisée, peut répondre à l’exigence d’une formulation thérapeutique. Assez souvent je saisis une occasion favorable pour inciter mes patients à écrire. Par exemple des textes précis pour une remémoration ou pour formuler ce qui ne l’a jamais été auprès de destinataires importants.
33Combien de lettres destinées à des pères ou des mères pourtant disparues ont permis au patient de prendre une position légèrement différente par rapport au malheur qu’ils leur imputaient ! On observe là le même effet de mise en mouvement vers une émancipation de la confusion que je signalais plus haut. Agonir son père d’injures dans une séance de chaise est souvent cathartique mais ce sont d’autres registres neuronaux qui sont mobilisés si l’on prend la peine ensuite d’interposer une plume et du papier devant ces récriminations. Si ce qui m’agite devient lisible et relu, j’en viens à le voir autrement, je peux en prendre une plus grande responsabilité et en faire quelque chose d’autre.
34Les circuits neuronaux mobilisés par la parole et l’écriture ne sont pas les mêmes. La conscience de soi immédiate est véhiculée par la parole, et seul ce système peut influer sur le cerveau émotionnel. Mais lorsqu’une personne est fortement investie par ses propres sensations elle a du mal à mobiliser les mots justes pour en parler à l’autre. Il lui faut choisir, sentir ou dire. L’écriture mobilise d’autres circuits donnant accès à l’histoire et donc aux évolutions successives des sentiments. De là l’utilité de faire feu de tout bois.
35D’autres prétextes à écrire existent. Écrire le génogramme permet d’accéder à des informations jusque-là implicites. Là encore ce qui est dit, lorsque la personne sait et dit ce qu’elle sait sur sa famille, devient différent puis prend une profondeur plus intéressante quand elle le voit tracé sur la feuille. Une fois que ce qui encombrait se trouve posé là devant les yeux, on peut le dépasser. La prise de responsabilité plus nette du document écrit permet aussi à la personne de se situer face à l’autre, à en être moins dépendant.
36Je suggère aussi parfois d’écrire sur ce que l’on ne sait pas. Quand on frôle le secret de famille et qu’on ne possède pas de transmission sur tel aïeul je pousse à faire, sur cet aïeul, un court récit « inventé ». Il y a dans ces récits plus de vrai que de complètement fabriqué et il y a souvent une ambiance, un climat qui est directement utile à la progression du travail parce qu’il est issu directement de la « vérité » qui nous échappe. Le fait d’écrire relie là où le secret isole.
37Aussi précieux sont les récits issus de rêves, ou de rêves éveillés, ou simplement les petites histoires courtes qui peuvent venir sous la plume de ceux pour qui écrire n’est pas trop difficile. C’est souvent le point de départ d’une dynamique nouvelle. Nous sommes alors à une étape de la réparation qui ne se dit pas encore mais s’active en arrière-fond.
38Il m’est arrivé d’accompagner sur plusieurs années un client qui produisait de temps en temps des contes, des rêves, des histoires d’enfant – d’ailleurs dignes d’un livre pour enfants – et il les apportait en séance. Je refusais généralement de les regarder qu’il ne les ait d’abord lus lui-même devant moi à haute voix. Car nous sommes dans le processus symétrique où le texte est enrichi d’une modulation, voire des hésitations qu’y parsème la diction. Un jour, vers la fin de son travail, il me reparle de cet ensemble de « mélanges » constitué au fil du temps et me révèle : « Vous savez quand j’écris un texte je ne sais jamais vraiment ce que cela veut dire. Si je me relis je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai écrit cela. Mais quand je lisais ces pages en séance soudain cela devenait clair et le sens m’apparaissait. »
39Là aussi l’usage de ces écrits illustre le processus qui va de dire l’innommable pour l’extraire du chaos de soi-même, le confier à un autre qui l’entend avec sa capacité de régulation, vers une mise en forme qui devient poésie, histoire qui circule et, se mêlant à une autre réalité, celle de la langue, de la culture, de la bienveillante écoute d’un autre, revient chargé d’une valeur nouvelle. Cet aller-retour part de ce que j’appelle l’innommable, car si les mots qui le portent se veulent souvent légers, ils cachent sa profondeur menaçante. Ce fond est difficile à nommer (d’où notre « dépliement ») parce qu’il est si difficile à regarder en face ! Je pense à ce PDG d’une grosse entreprise qui apprend que son arrière-grand-mère a fait de la prison, non seulement pour avoir subtilisé un peu de marchandise à une concurrente sur les marchés, ce que transmettait bien la légende familiale, mais pour l’avoir trucidée au passage. Dire cette information quand elle a été connue n’était pas suffisant. Il a fallu l’écrire encore pour faire advenir la charge émotionnelle associée qui se détournait jusqu’alors dans des sentiments dépressifs, des actes « manqués » et des échecs multiples.
7 – L’acte d’écrire comme dé-ensorcellement du thérapeute
40Si l’image d’un guérisseur est plus qu’une métaphore, il en est une conséquence immédiate.
41Pour sortir son client de l’emprise qui l’étouffe, le thérapeute, qui s’efforce de le rejoindre, doit veiller avec lucidité à ne pas se laisser prendre dans cette même atmosphère. Écrire permet cette nécessaire et salutaire prise de recul par laquelle le thérapeute retrouve son propre univers tout en retraçant celui de son patient. Je pose que l’écriture ou toute visée langagière formelle est un élément essentiel de cette trousse de secours.
42Ainsi pour que cette accumulation de textes natifs issus du client ne m’emberlificote pas trop la tête il est utile que je passe de temps en temps à une écriture finie. C’est pourquoi après avoir rappelé quelques-uns de nos supports d’écriture et leur valeur de formalisation, je veux aussi mettre en lumière les articles publiés dans nos revues : ils sont le sommet, avec les livres, de ce que notre pratique peut faire de mieux de cette écume des paroles écoutées séances après séances. Sans une revue publiant des articles cet aboutissement ne serait plus possible, et nos notes personnelles, nos fiches, perdraient de leur efficace. Le rôle des articles est de boucler les gestalts ouvertes par les histoires des clients. Ils s’offrent à des collègues lecteurs véritables, approbateurs ou critiques, mais complices, bien qu’extérieurs à l’espace thérapeutique de l’auteur.
43C’est leur rôle essentiel : une communauté de gestaltistes a besoin d’une revue qui représente la partie émergée de cette tension vers le mieux-être qui est le cœur de notre métier. Sans une revue, plusieurs revues, capables de recueillir nos expériences, nos espoirs, nos visions du métier et qui porte le désir de les partager, notre routine solitaire s’enliserait, malgré les formations. La revue n’est pas qu’une représentation des talents, des idées, des diversités de notre communauté. L’ensemble des publications qu’elle permet irrigue à bas bruit tout le travail quotidien, discret, parfois tâtonnant, de notre grande famille de praticiens de la Gestalt, thérapeutes et consultants intervenant dans les organisations, acteurs dans la société.
44C’est pourquoi cette revue, réaménagée peut-être, constitue un invariant, une pierre d’angle, de nos organisations en mutation.
Bibliographie
Bibliographie
- FAVRET-SAADA (2009). Jeanne, Désorceler. Paris : Éditions de l’Olivier.
- RACAMIER, P.-C. (2010). L’inceste et l’incestuel. Paris : Dunod.
- QUIGNARD, P. (2018). L’enfant d’Ingolstadt. Paris : Grasset.
Mots-clés éditeurs : écrit, psychothérapie, notes de séances
Mise en ligne 09/07/2019
https://doi.org/10.3917/gest.053.0026