« On meurt toujours d’un manque de savoir vivre »
1C’était il y a 10 ans, j’étais en pleine forme et je rentrais de vacances en Grèce quand ça s’est déclenché. Soudain, mon corps a commencé à se déliter de l’intérieur. Il s’est mis à perdre sa substance, en diarrhées tenaces, épuisantes. Une consultation de l’imagerie médicale et le diagnostic est tombé : un redoutable cancer du pancréas était à l’œuvre. Un ami médecin a crûment posé le décor sans ménagement : il te reste un an à vivre.
2Je me souviens de la scène, le plafond qui s’effondre, le plancher qui se dérobe, l’air qui me manque. J’étais sidéré ! Déjà ? C’est mon tour ?
3Jusque-là, je me croyais droit dans mes bottes face à la finitude, mais là…
4Les blouses blanches se sont mobilisées pour proposer des stratégies aléatoires. Il fallait engager ce qu’ils savent faire : extraire du corps sain les parties irréparables, éradiquer les prédateurs, opération, irradiation, manipulation de poisons chimiques.
5La maladie m’a investi, sous la forme d’alternances entre des périodes de répit et des séances de torture ; jour après jour, nuit après nuit les douleurs intolérables, apaisées seulement par des antalgiques opiacés, m’exténuaient jusqu’à l’épuisement ; les traitements anticancéreux ont participé à l’hallali. Mon mental, qui coexistait jusqu’alors avec mon corps vigoureux, s’est dissocié. Il n’est jamais parvenu à composer avec ce crabe vorace qui broyait mes entrailles. Par moments, l’intensité de la douleur est devenue une horreur insoutenable, incommunicable, une menace de basculer dans la folie, une sinistre désorganisation de mon psychisme.
6Mon instinct de survie animal a pris le relais au-delà de tout ; une sorte de courage réflexe s’est mis en place. Il est allé puiser dans mes kits de survie pour rallumer ma vitalité tous azimuts.
7Pour tenter d’endiguer la débâcle, dans un élan de sublimation (contribuer à l’avancée scientifique), j’ai même accepté, à un moment où des ganglions cervicaux étaient atteints, de rentrer dans un protocole de recherche, un « essai thérapeutique » de nouveaux médicaments, organisé par un grand laboratoire pharmaceutique… Au bout de quelque temps, même si cet essai semble avoir arrêté la progression du cancer, on a dû l’interrompre. Les dégâts collatéraux étaient pires que le mal et ils étaient en train de me dévaster. Aujourd’hui encore, ces dégâts persistent de façon irréversible. Pour couronner le tout, au cours d’un séjour à l’hôpital, j’ai attrapé une redoutable bactérie nosocomiale qui résiste à tous les antibiotiques connus. Elle a rajouté des diarrhées aux diarrhées et continue encore aujourd’hui à m’épuiser.
8Autant dire que ma survie sur une aussi longue période, avec autant d’aléas et de complications, est une énigme pour le corps médical.
9Henrik Ibsen disait « Quel courage il faut, à certains moments pour choisir la vie ».
10Depuis 10 ans j’entends mes proches, mes amis me dire « quel courage ! »
11Encore récemment, une amie me disait : « Tu as un courage incroyable, et une énergie qui nous épate, c’est super ».
12Cette exclamation me renvoie à une interrogation : est-ce que depuis 10 ans il m’est arrivé d’identifier, dans mes ressentis, le courage que je connais, cette incitation à dépasser la peur plus forte que celle-ci ? Cette question ouvre sur une autre : est-ce qu’il m’est arrivé de ressentir de la peur durant cette période ? C’est un domaine dans lequel je ne fais pas très confiance à ma lucidité. Je ne crois pas avoir eu peur de ne plus être ; par contre, encore aujourd’hui, j’ai très peur des derniers moments. J’ai peur de la souffrance, de la dégradation, de l’agonie, de ce que va me faire subir la vie pour résister à son anéantissement. J’ai peur de la douleur. J’ai sans doute plus peur de la vie que de la mort puisqu’après, mon corps, évidé de l’essentiel ne sera plus qu’un cadavre. Il ne restera rien de ce que je suis, plus de ressenti, plus rien !
13Se savoir battu d’avance, mais agir quand même, choisir de refuser la fatalité, relève plutôt de l’obstination ; cette « rage de vivre », elle est au cœur de mes gènes ! Depuis 10 ans, il m’est arrivé de subir le « découragement », quand mon corps dégradé me faisait défaut ; j’ai aussi pu me nourrir de l’« encouragement » de mes proches, qui manifestaient leur solidarité. Porté par leur soutien indéfectible je me suis souvent réchauffé à leur feu intérieur ; je me suis cramponné à ces piliers bienveillants, vivants, stables. Je leur dois une bonne part de ma survie. Cette obstination me fait penser au modèle de Laborit sur le comportement animal. Quand un animal sauvage est menacé, sa première réaction est de fuir. S’il ne peut pas fuir, il agresse et s’il ne peut ni fuir, ni agresser, il déprime. Ma maladie ne laisse aucune possibilité de fuir. Je suis contraint à l’attitude agressive pour ne pas déprimer, sombrer, attendre le terme. Dans cet affrontement allégorique, la mort se dévoile comme un prédateur omnipotent, stupéfiant, qu’on ne peut pas fuir. À chaque instant de lucidité, je vois ce prédateur qui diffère sa victoire finale, inéluctable.
14Au fond, cette obstination est un moteur essentiel ; chaque cellule de mon corps y participe et elle anime chaque cellule. À chaque instant, cette obstination manifeste sa présence, sans « pourquoi » (qui se réfère au passé), sans « pour quoi » (qui se réfère au futur), mais comme un « cadeau inestimable de la pure existence », comme dit Yalom. Si de façon générale, je considère que le courage est ce qui incite à agir avec obstination, en dépit de la peur, de la souffrance, de la fatigue, je peux mieux comprendre la forme de courage qui m’habite.
15Cette obstination a été mise à rude épreuve au cours de ma maladie. Jusque-là, je connaissais le courage de me respecter, de me faire respecter, d’aborder, de rompre, de renoncer, etc.. Je pouvais me figurer le courage des héros, portés par les dimensions existentielles de la responsabilité et de la quête de sens, qui se mettent en danger pour changer le cours de l’histoire (par exemple les militants politiques dans les pays où règne la violence), en accord avec ce qu’en dit Gayle Forman « Dans la vie, il faut parfois faire des choix, et parfois, ce sont les choix qui te font ». J’ai aussi connu le courage qui n’a pas d’autre visée que l’excitation du danger (j’ai souvent perçu cette excitation en pilotant mes motos). Mon obstination ne relève pas de ces courages-là ; elle est une façon de clore le bec à mon angoisse de mort. Je sais ma finitude mais je déciderai de mourir quand, et seulement quand, je serai déjà mort : quand j’aurais vraiment perdu le goût de vivre, quand je ne ressentirai plus la vie pulser dans mon ventre. Entre-temps, recule !
16Alors, de quoi est fait ce courage de m’affronter à l’ineffable ? Je parle là de la perception insupportable de mon obsolescence programmée, de la certitude que mon existence n’est qu’une fugace organisation, un accident statistique improbable, qui va inéluctablement prendre fin dans un univers infini et inerte. Bientôt, cette main qui, en ce moment, absorbe ma conscience, va pourrir ; la fantastique structure à laquelle elle appartient va arrêter de fonctionner et son incarnation va se déliter dans « notre » univers désorganisé, minéral, stérile dont elle provient. À chaque instant, la confrontation à cette contrainte existentielle de finitude n’a que le suicide comme alternative. C’est la question philosophique ultime. Il n’y a pas de demi-mesure. Pourtant le suicide n’est jamais une décision philosophique ; sa mise en acte nécessite un tel courage que seul un désespoir insoutenable peut nous y conduire.
17L’épreuve de la vie devient une épreuve de courage quand la peur de souffrir occupe tout le champ. Elle crispe le corps, la relation, la respiration. Je résiste de toutes mes forces et mène une lutte perdue d’avance. Cette obstination à laquelle je n’étais pas préparé m’étonne moi-même.
18Soyons clairs : dans les parties les plus rugueuses de ces épreuves, aucune forme de thérapie n’a pu me prêter main-forte. La Gestalt, pas plus que les autres. Elle est pertinente quand il s’agit de promouvoir la nouveauté, la croissance, les cycles de vie ; mais au cœur de la théorie gestaltiste, toutes les fins sont considérées comme une étape vers du neuf. La Gestalt n’est pas bien équipée pour accompagner la fin en soi, la dégradation inéluctable, irréversible. Il serait certainement fertile d’aborder les relations entre le courage et l’espoir, mais la gestalt-attitude n’est pas faite d’espoir (d’ailleurs de quoi ?), parce que la jubilation à vivre n’est pas faite d’espoir. Elle prend corps à chaque instant, dans la perception de l’harmonie créatrice entre notre environnement relationnel et notre noyau de vie intérieure. En fait, dans les moments difficiles, l’incitation de la Gestalt à protéger ma perception instantanée de toutes les constructions parasites m’a quand même vraiment aidé. Son pragmatisme m’a ouvert les oreilles sur ce qu’un de mes enfants me disait un jour où je perdais pied : « fais chier, si tu vis, alors vis, sinon meurs pour de bon ! ». Je l’ai reformulé avec mes mots : « Si tu vis, fais-en un choix ; connecte-toi sur la prise depuis laquelle la vie te sollicite et laisse la place à l’inimaginable ».
19Cette obstination m’a été transmise par mes géniteurs ; sa consistance se tonifie quand elle est agie. Quand elle me fait défaut, je vivote l’instant, ni vivant, ni mort, frustré, dépourvu d’éclats de rire, sans peps. Je veux être immortel, jusqu’à mon dernier souffle.
« Un quart d’heure avant sa mort, Monsieur de Lapalisse était encore vivant ».
21Cette déclaration d’intention est portée par au moins deux préoccupations :
- À chaque instant, renforcer la conscience de ce que je suis en train de percevoir, de ressentir.
- À chaque instant, affiner la lucidité de mon intention dans ce que je suis en train de faire (surtout de dire !).
22Il est bien évident que lorsque le désir, le plaisir, la jubilation, les réserves émotionnelles sont à marée basse, il ne reste que le courage pour continuer, en dépit de tout. Ce que je vis depuis 10 ans m’a beaucoup changé. La souffrance m’a rendu moins conciliant avec les futiles joutes d’intelligence que j’appréciais tant ; je suis maintenant beaucoup plus captivé par la grandeur d’âme, la sagesse bienveillante. Ma pratique a forcément changé et cet écrit m’incite à chercher en quoi.
23Qu’est-ce qui a changé dans la couleur de mes rencontres thérapeutiques ?
24Comment mon courage de thérapeute et le courage de mon client se nourrissent-ils l’un de l’autre ?
25Sauf pendant les pires moments ou pendant mes périodes d’hospitalisation, je n’ai pas arrêté mon activité de thérapeute ; j’aurais eu l’impression d’une mort prématurée, d’une première disparition, d’une infidélité unilatérale à cette intimité spécifique coconstruite avec ce client, chacun de nous deux avec son acharnement personnel à vivre autre chose que le renoncement et l’anesthésie. Bien entendu, j’ai dû ajuster mes rétroviseurs :
26– Lequel de nous deux est en train d’être aidé ?
27– En quoi cette rencontre sert-elle mon intérêt personnel ?
28– Qu’est-ce que je suis apte à donner et à prendre ici et maintenant ?
29Je n’ai pas dissimulé ma maladie, et certains d’entre eux, trop dé-sécurisés, ont préféré rompre leur processus, mais la plupart ont choisi de continuer malgré tout.
30En situation thérapeutique, cet état m’a plongé dans toutes sortes d’identifications projectives sur mes clients en détresse, relatives à la construction de la qualité de l’instant. Il a fallu me vider de ces projections pour aider mes clients à s’ajuster à leurs contingences personnelles, c’est-à-dire les aider à s’accorder – au sens musical du mot – avec leur propre environnement, pour aller y goûter les fleurs et les fruits du « ici et maintenant ». Mes identifications projectives butaient sur une dissemblance irréductible : la souffrance physique n’est pas descriptible dans le vocabulaire usuel. C’est une expérience intérieure, en dernier ressort incommunicable. Par contre les souffrances psychiques, auxquelles nous astreignent les contraintes existentielles, peuvent être partagées, apaisées par une osmose avec nos proches. Elles amalgament la condition humaine. L’attitude chaleureuse du thérapeute est portée par l’intention de devenir un de ces proches sur lequel le client peut épancher l’émotion qui l’habite.
31Depuis 10 ans, j’ai appris à mieux m’accorder au rythme de mon client, à mieux retenir mes interventions prématurées, à ne pas sortir du bois avant de percevoir des signes avant-coureurs qui m’indiquent que ce client commence à trouver dans son âme, le courage d’être au monde autrement. L’expérience des périodes de douleur, où je me raccroche à la perception de la forme de vie en train de s’exprimer, m’a ouvert au courage dont mon client fait preuve dans sa démarche. Toutes proportions gardées, ce courage a beaucoup de points communs avec celui qui habite mon refus de la fatalité.
32Dans un second temps, j’ai pris conscience de la solitude dans laquelle la maladie m’enferme. Par contre coup, l’indicible intensité de mon vécu, de ma souffrance, de l’angoisse de la dégradation physique affadissent les mots des autres, jusqu’à en perdre leur pouvoir d’échange. Il m’arrive d’avoir ce ressenti avec un client en souffrance. Avant que la thérapie ne prenne corps, soutenu par mon intention et par la sienne, je dois apprendre le sens des mots qu’il utilise et ce qu’ils expriment d’inexprimé. C’est chaque fois apprendre une langue étrangère, et entre-temps mon silence est une forme de respect pour son courage à s’engager dans une démarche aussi bouleversante.
33Je n’y arrive pas toujours, surtout quand ce que vit mon client me touche trop !
34Du coup, je vois poindre une série d’interrogations :
35– Quand le courage de mon client est soupçonné être une réponse transférentielle à mon désir de thérapeute, et que cette hypothèse s’enracine, à quel moment et comment inciter mon client à se réapproprier ce courage ? On voit bien que cette démarche est profondément inscrite dans la confiance et la chaleur relationnelle.
36– Dans son travail sur l’attitude parentale, Winnicott met l’accent sur l’essentialité des instants où le parent exprime à l’enfant son admiration. Ces moments sont essentiels pour l’épanouissement de l’enfant, son développement, sa confiance en lui etc.. Peut-on imaginer qu’il en serait de même en psychothérapie et que le ressenti d’admiration par le thérapeute, devant le courage de son client pour changer sa façon d’être au monde, soit un élément essentiel dans l’accompagnement vers le mieux-être ? Bien entendu, cette hypothèse n’est pertinente que s’il ne s’agit pas d’une attitude technique, mais d’une réelle admiration pour la forme de vie qui s’épanouit dans cette personne.
37Initier une autre façon d’être implique souvent une rupture avec des attachements pathogènes, des valeurs, des convictions, des faux besoins, pour choisir une voie personnelle et en vivre la réalisation interne et publique. Ce divorce est profond et novateur. Assumer sa responsabilité et sa liberté fait peur et le courage ne consiste pas à dominer cette peur, mais à la métamorphoser, en réponse à l’insupportable auquel elle est associée. Parce que ce changement est un phénomène de la vie, il n’est jamais une progression régulière. Son cours est pavé de doutes, de rechutes qui ébranlent le courage de prendre de nouveaux risques pour continuer à se chercher. Ceci est particulièrement vrai quand l’environnement affectif et professionnel désapprouve le changement, parce qu’il déstabilise l’équilibre du système social dans lequel notre client est impliqué. Il arrive que la confiance du thérapeute soit elle-même mise à mal par ces blocages ; mais quand la confiance existe, le soutien du thérapeute peut être déterminant pour signifier à son client qu’il s’agit d’un incident de parcours normal, qui n’entame pas la confiance indéfectible qu’il a dans le processus en cours.
38Pour conclure cette réflexion, le courage en psychothérapie renvoie à une disposition affective qui incite à braver la peur et les difficultés de tous ordres pour se libérer de tourments récurrents. Cette disposition devrait être spontanée, mais dans nos attachements affectifs et sociaux, les situations insupportables sont produites et reproduites avec des partenaires considérés comme indispensables. Le fait que ces liens nous soient indispensables n’est pas toujours conscient mais la peur de les perturber entrave notre aptitude à oser de nouvelles expériences de vie. Dans nos contacts, nous renouvelons des situations qui ne sont pas des expériences ; nous réactivons, sans même nous en rendre compte, notre comportement par défaut : la préservation des consensus, des hiérarchies et des valeurs. Dans le contexte thérapeutique, notre client prend le risque de comportements atypiques, de tentatives courageuses et de découvertes inattendues sur lui-même. De ce point de vue, la thérapie est un espace privilégié, dans lequel la personne peut prendre le risque de se laisser surprendre et bouleverser par sa vitalité telle que l’expérience en cours la révèle, au-delà de la capacité de contrôle et surtout de l’intention de devenir un autre. Le courage d’être soi, vécu comme une priorité donnée à la responsabilité, colore chaque contact avec notre environnement humain. La peur la plus paralysante n’est pas la peur de mourir ; c’est la peur d’oser vivre ; elle se dissimule derrière le masque de l’espoir ; à chaque moment, l’espoir justifie le renoncement et fait mourir. Seul le désespoir que le passé et l’avenir soient autres nous pousse à vivre. Le courage de vivre touche donc deux niveaux : le premier est un courage essentiel, celui de l’obstination à donner vie à notre corps, faute de quoi rien n’existe. Le second est un courage existentiel, celui d’être totalement moi en face de toi.
39Il n’y pas de plus beau métier que de partager la richesse humaine de cette expérience.
Bibliographie
Mots-clés éditeurs : courage, données existentielles, finitude, maladie, Gestalt-thérapie
Mise en ligne 20/12/2018
https://doi.org/10.3917/gest.052.0043