La confiance sera envisagée comme un acte consistant à se rendre volontairement vulnérable aux actions d’autrui, en acceptant la possibilité que « les choses tournent mal » tout en entretenant la croyance que cela n’arrivera pas de façon vraiment grave.
1 La perversion est une distorsion du lien face à laquelle la clarification des ressentis et la prise de recul sont des alliées précieuses pour se déprendre de sa destructivité potentielle. Dans le texte qui suit, nous commencerons par décrire une situation clinique significative avant d’aborder le problème de la perversion sous un angle psychopathologique, pour ensuite exposer la stratégie thérapeutique retenue.
2 Nous verrons comment les gestalt-thérapeutes sont outillés pour travailler avec ce public pour autant qu’ils acceptent de goûter les affres de l’emprise sans se laisser prendre dans la toile que le pervers n’aura pas manqué de tisser autour d’eux.
Un couple de thérapeutes face à un couple dans la perversion
3 Ce qui suit est issu d’une expérience avec un couple de thérapeutes exerçant la thérapie de couple. Nos deux thérapeutes sont aussi un vrai couple dans la vie. Leur engagement repose sur quelques principes simples. Tout d’abord, il est plus facile de saisir les interactions du couple en thérapie lorsqu’on est deux, l’un est toujours en retrait lorsque l’autre intervient, ce qui permet un meilleur travail en général, et devient particulièrement précieux quand il s’agit de se dégager d’une emprise. Par ailleurs, le débriefing d’après séance est plus facile et beaucoup plus riche à deux. Or, les dynamiques relationnelles des couples sont complexes, à ce titre elles nécessitent qu’on ne s’enferme pas dans une seule hypothèse-alibi, mais au contraire qu’on préserve la possibilité de faire évoluer la compréhension de ce qu’on voit se déployer devant soi.
4 Je suis l’un de ces deux thérapeutes exerçant en couple [1], et j’observe deux dangers dans la clinique des couples aux prises avec la perversité. Le premier est de catégoriser rapidement un couple comme étant dans la perversion, sous prétexte qu’« il y a des pervers partout ». Le second, d’être dans le déni, en refusant systématiquement de voir ce qui est pourtant évident. Dans les deux cas, nous passons à côté de l’essentiel, et, sans le savoir, nous alimentons et renforçons les difficultés de nos clients.
5 Un autre aspect de l’exercice à deux de la thérapie de couple, qui nous sera ici utile, est que cela nous permet d’interagir devant le couple en thérapie pour reformuler ce que nous avons entendu, pour humblement élaborer ce que nous percevons de leur situation, souvent dans des formes métaphoriques, permettant ainsi un échange avec ce couple en difficulté : « Vous avez bien dit que vous étiez enraciné sur votre conjoint ? Cela nous paraît fort, je vois un arbre qui plante ces racines en profondeur dans la terre. C’est comme ça que vous voyez les choses ? » Et de découvrir, avec eux, que la personne ne se vit pas comme un arbre, mais comme une mauvaise herbe toute rabougrie. L’exploration avec ce membre du couple des enjeux d’attachements, en partant de ce que l’autre connaît du passé développemental de son conjoint, nous renseigne sur leurs liens. Le même travail pourra être proposé avec l’autre membre du couple, celui qui fait office de « lieu d’enracinement » dans cet exemple. Ainsi, nous découvrirons ensemble une partie de l’enchevêtrement dans lequel tous deux se débattent.
6 L’essentiel dans notre travail de thérapeutes de couple est d’augmenter le niveau de conscience de chacun, de ce qu’ils sont individuellement d’une part, de leur fonctionnement de couple d’autre part, et, si possible, pour peu que l’on accorde de l’importance à la dynamique transgénérationnelle, d’augmenter également leur niveau de conscience du fonctionnement des couples parentaux dont ils sont les héritiers et qui constituent leurs origines. Il ne s’agit ici pas de fixer leur objectif à leur place : qu’ils restent ensemble ou qu’ils se séparent n’est pas de notre ressort – c’est trop souvent un fantasme qui circule dans nos têtes et dans celles de nos clients.
7 Enfin, l’interaction devant eux a aussi une fonction modélisante : à cette occasion, ils voient comment on peut se parler tranquillement tout en étant dans la confrontation. Et comme nous sommes un vrai couple et que l’on se parle devant eux sans conséquence dramatique, cela les rassure.
Une posture thérapeutique toujours à risque
8 Regardons ce qui se passe pour nos deux thérapeutes, qui ignorent tout d’abord à qui ils ont affaire, et s’engagent auprès de leurs clients sans remettre en cause le caractère authentique de leur demande. Lorsqu’ils échappent à une emprise totale, ils vont essayer d’amener la personne dans la perversion à se réapproprier une part de sa responsabilité, en réintroduisant le conflit qu’elle a exporté hors d’elle-même (Hurni et Stoll, 1996). Mais ce faisant, ils risquent de s’exposer à de sévères représailles.
9 En effet, quel est communément le vécu d’un thérapeute en présence d’un pervers ? Ce qui domine, c’est d’abord un sentiment de confusion, il n’est plus sûr de comprendre, il met en doute son propre ressenti. Alors qu’il est enclin à l’empathie, celle-ci devient un ingrédient qui, paradoxalement, contribue à le plonger dans une forme de fascination, puis finalement d’emprise dont il ne peut sortir. Il ne prend plus garde aux attaques répétées dont il est l’objet, il devient une proie facile. Bien que se croyant protégé par son cadre, sa déontologie et ses valeurs, il finit par cruellement ressentir comment il s’est offert en pâture à son client : les attaques perverses sont d’autant plus redoutables qu’elles ne comportent pas toujours le moyen d’en identifier le toxique.
10 Ainsi, en thérapie de couple, un homme nous dit qu’il est là à la demande de sa femme, qu’il se met à notre disposition pour qu’elle aille bien, qu’il pourra sans doute nous éclairer car il s’estime le mieux placé pour décrire le malaise de celle-ci. Une telle intervention est troublante, car, d’une part, elle présente une forme de banalité – c’est une déclaration, dans sa première partie, qui est assez connue dans la clinique du couple – et d’autre part, elle contient déjà, dans le reste de la phrase, les signes « d’une confusion des rôles ». Le client prend une place inattendue à nos côtés, en se présentant à nous en position haute.
11 Si ce fut une surprise, il y en eut beaucoup d’autres : un jour, notre client se présente dans une tenue vestimentaire inappropriée pour la saison, trop légèrement vêtu au regard du froid qui sévit. Ce décalage nous surprend et, quand nous lui faisons remarquer, il sourit et s’amuse de nous voir déroutés. Cela ne suffit pas à caractériser notre client, mais fait office de signe.
12 À un autre moment, quand sa partenaire se met à pleurer, il se déclare désolé de la voir se donner ainsi en spectacle. Puis il présente sa belle-famille comme idéale, et par conséquent jette un discrédit sur les propos de sa compagne qui, elle, la perçoit autrement. Quand elle-même, inversement, voit dans sa famille à lui le lieu de toutes les pathologies, il ne dément pas, mais relativise en lui rappelant qu’elle est ingrate, qu’il aurait aimé vivre dans une famille comme la sienne, qu’elle a de la chance. Il déclare enfin que sa femme est magnifique, qu’il prend tout chez elle, même ses défauts.
13 Quiconque entend ce dernier paradoxe pourrait éprouver le besoin de le réduire, et pour cela commencer à inférer des idées à propos de la distribution des rôles dans cette relation, que cet homme se garde bien d’expliciter. À supposer de ne pas être trop dupes du stratagème, il faut du temps pour se réguler, comme pour décoder tout cela.
14 Quand nous sommes sur le point de nous réjouir à l’occasion d’un progrès – son accord pour engager une thérapie individuelle – il revient triomphant et hilare, après seulement quatre séances, nous dire que sa thérapie est terminée. Éberlués, nous le questionnons, et sa réponse est déroutante : ses séances ont été « arrêtées par le psy qui considérait que mes parents étaient bien meilleurs que vous ne le laissiez supposer ».
15 On sous-estime facilement les capacités de déresponsabilisation d’un pervers, comme celles de retourner une proposition d’aide en attaque contre celui qui l’émet, sans craindre de s’en référer à des personnes qui ne sont pas là pour préciser leur point de vue.
16 Quant à la partenaire de cet homme, à notre grande surprise, en termes de perversion elle ne fut pas en reste. Lors d’une séance, elle déclara que nous ressentions exactement ses propres affects, qu’elle se sentait enfin comprise. Elle ajouta qu’elle ne voyait pas comment elle pouvait continuer à vivre avec cet homme. Puis, à la séance suivante, elle nous demanda si nous connaissions d’autres thérapeutes de couple, car elle estimait qu’il leur fallait se faire une autre opinion. Elle nous consultait pour savoir si son idée nous convenait. Que dire à cette requête qui avait du sens, mais qui nous a interrogé sur le « si peu » de lien qui était là, entre nous. Nous avions cru à une prise de conscience, nous étions presque soulagés de la voir prendre de la distance, nous pensions que cette séance verrait la mise au travail de cette presque décision de quitter son conjoint. Malheur à nous d’y avoir pensé ! Ils ne sont jamais revenus. Ce fut notre dernier rendez-vous : ils vont, c’est notre croyance, rejouer leur scène primitive auprès d’autres témoins (la scène primitive désigne le rapport sexuel entre les parents tel qu’il peut être regardé ou fantasmé par l’enfant qui l’interprète comme un acte de violence, voire de viol, de la part du père à l’égard de la mère).
17 Néanmoins, c’est avec un soulagement non dissimulé que nous avons pu prendre du recul, mettre des mots sur nos états affectifs et nos sentiments. Nous étions sans cesse mis à rude épreuve. Nous doutions de nos compétences. Nous avions l’impression que ces deux-là nous donnaient des bonbons sucrés en surface et drôlement amers à l’intérieur. Mais c’est aussi ce qui nous faisait tenir : le sucré provenait de la partie que nous percevions chez eux comme « bon objet », le fait de ne pas oublier qu’ils sont aussi des victimes rendait l’amer moins pénible à avaler.
Quelques repères théoriques…
18 Qui n’a pas été en contact avec ce couple de clients, comme moi [2] qui prends le relai dans l’écriture de ce texte sur ce sujet ô combien difficile de la perversion, peut néanmoins éprouver sidération, incrédulité, amertume, découragement, doute… toute une gamme d’affects venant saper l’assise de la thérapeute que je suis, ayant également fait quelques expériences ponctuelles de perversion dans ma propre clientèle.
19 C’est ici qu’un peu de psychopathologie peut nous venir en aide. En effet, cette dernière s’avère nécessaire pour se soustraire au pouvoir de déstabilisation et de fascination que la perversion d’un sujet tend à établir dans son rapport à autrui. Elle s’appuie sur les apports de la psychanalyse, particulièrement pertinente pour mettre en lumière la distorsion du lien d’un sujet à son objet.
20 Comme thérapeutes, nous sommes susceptibles de nous trouver exposés à cette attitude relationnelle qui a pour effet, par le biais d’une déresponsabilisation existentielle massive, de faire peser sur autrui le poids de sa propre souffrance. Un premier conseil est donc d’avoir une solide constitution psychique, afin de ne pas se laisser emporter par la crue surprise des affects débordants.
21 Le pervers recherche et crée le lien avec autrui, répondant en cela à une saine pulsion d’attachement. Mais ensuite, il le distord, de façon difficilement perceptible, en assujettissant l’autre dans une dépendance malsaine, avec pour conséquence de lui faire porter sa propre souffrance, puisqu’il refuse d’en assumer le ressenti. C’est l’injonction déprédatrice décrite entre autres par Hurni et Stoll (1996), qui a pour corollaire, de même que pour le caractère antisocial, un faible degré de mentalisation. Par conséquent, il nous faut adopter ici une posture mentalisante, qui, selon Bateman (2006) est « une habileté du thérapeute, qui permet de questionner continuellement ce qui se passe dans ses états internes et dans ceux de son patient, et qui permet d’expliquer ce qui se passe entre eux, en relation avec ce qui arrive maintenant ». Ce peut être aussi une fonction de la posture habituelle du gestalt-thérapeute, dont la conscience perceptive (awareness) est activée.
22 Si l’on se réfère à la notion de niveau de fonctionnement de la personnalité dans son rapport à la réalité, on peut dire que le pervers, qui n’affronte pas la réalité de la différence des sexes et des générations structurant habituellement la réalité humaine dans le monde de la névrose et de la normalité, cherche plutôt à échapper à la confusion et au chaos de son monde interne, à son vide identitaire, en générant sa propre loi. Celle-ci n’est pas explicitée, mais imposée à son environnement par le biais de la manipulation. Le pervers se fait ainsi vivre aux dépens de ses objets, en leur faisant porter l’entière responsabilité de ses interactions. Si on se place dans une perspective kohutienne distinguant libido narcissique et libido sexuelle, on peut dire que le pervers sexuel éprouve de la jouissance à l’asservissement et à la destruction de son objet, tandis que le pervers narcissique récupère de l’énergie en faisant métaboliser ses besoins narcissiques par autrui, pour entretenir la cohésion de son identité.
23 En d’autres termes, le pervers n’aime pas, il se nourrit. L’autre devient alors indispensable. L’angoisse d’abandon s’exacerbe, ainsi le rapport d’emprise permet-il d’éviter de ressentir la souffrance qui lui est liée. Le mal n’est pas décodé comme tel. C’est la loi du talion qui vient combler le vide en matière de rapports humains, dans un essai de trouver du sens à ce qui n’en n’a pas : « J’ai souffert, donc je fais souffrir, et peu importe qui : c’est légitime ».
24 Mais la destructivité inhérente à la relation entre un pervers et sa victime est au premier abord peu saisissable. En effet, chez le pervers le flou communicationnel, résultant du vide, de l’absence de pensée, va provoquer autrui dans la double contrainte existentielle de sens et de responsabilité. Ce qui va faire de cet autrui une victime, c’est son éventuelle propension à se charger de fabriquer du sens à la place du pervers. Ce même sens sera facile à dénoncer par celui-ci dès qu’il cessera de le servir dans son intérêt spécifique : celui de maintenir la croyance qui organise son monde interne, qui peut se décrire en termes psychanalytiques par la croyance en un idéal de toute-puissance, que lui seul aurait su s’approprier. C’est d’ailleurs quelque chose de cette appropriation qui transparaît dans les détails vestimentaires dissonants qu’on note assez souvent dans l’apparence du pervers : il ne s’agit pas vraiment d’une provocation, qui viendrait médiatiser la relation à autrui, mais de l’exhibition d’un objet identitaire chargé d’un sens secret, que l’observateur recherche en vain, un objet fétiche, à la fois chose et divinité, détenu et hors d’atteinte. Le thérapeute averti, quand son ressenti commence par ailleurs à l’alerter, pourra facilement remettre dans son esprit cette tentative de faire impression à la seule place de l’observation factuelle. Connaître la croyance qui organise le monde interne de son client peut également l’aider à maintenir son narcissisme hors d’atteinte.
25 En effet, le pervers sexuel croit, et veut faire croire, qu’il détient le secret de la jouissance, le pervers narcissique, celui d’atteindre l’idéal de la réalisation humaine. Tous deux se trouvent donc, narcissiquement parlant, en position haute, convaincus de leur caractère exceptionnel, dans cette croyance d’échapper à la castration (terme psychanalytique désignant l’abandon des désirs œdipiens) qui va les rendre séduisants aux yeux de leurs victimes, maintenues dans l’espoir d’un gain du même ordre. Mais dès que l’objet du pervers cherche à se construire et commence à mettre en forme quelque chose de son affirmation, la différenciation qui immanquablement en résulte devient insupportable aux yeux de son partenaire, qui se hâte de détruire sa singularité.
26 Par ce mouvement, il se sent enfin exister, que ce soit par du soulagement, du plaisir, de la satisfaction, du contentement, de la jouissance, ou tout sentiment agréable, qu’il pourra cette fois assumer de ressentir. N’oublions pas que le pervers cherche avant tout à échapper à la souffrance, quête sans doute vaine.
27 En s’interrogeant sur la nature spécifique de la souffrance perverse, Hurni et Stoll citent celle « d’être contrarié dans le désir éternel que ce qui est ne soit pas et que ce qui n’est pas soit, que Saint Thomas d’Aquin prête au démon » [3]. C’est l’inévitable échec dans sa recherche d’un sentiment authentique d’existence sans l’éprouver lui-même qui fait réagir le pervers : chargeant sa victime de le faire exister pour ne pas en prendre le risque, il éprouve le manque à l’instant même où celle-ci tente d’obtempérer, ce qui provoque son agressivité comme s’il s’agissait de récupérer un bien qu’elle lui aurait volé. C’est ce dernier mouvement, systématisé, qui signe la pathologie en termes de structure, indépendamment du degré de conscience qui lui est associé, comme de l’intensité émotionnelle, même si cette dernière le rend plus aisément repérable.
28 La victime, quant à elle, blessée et toujours confuse, voire déstabilisée et fascinée par la pseudo-capacité du pervers à lui insuffler de l’existence, se maintient dans la relation, plus vraiment dans l’espoir de recevoir quelque chose, mais plutôt dans l’attente d’obtenir réparation du mal qui lui a été fait : renoncer à cela revient à affronter la peur de s’en sortir abîmée à jamais. C’est pourtant la seule option saine, à l’instar de l’acceptation des limites humaines et de la castration.
29 Si le pervers, de par sa structure même qui implique sa déresponsabilisation, se présente rarement en thérapie pour changer, sa victime peut être, elle, susceptible de le faire. Pour le thérapeute, détecter les déplacements de responsabilité mais aussi les croyances en la détention d’une vérité universelle à travers le discours et les attitudes des consultants devient à cet égard particulièrement important.
30 Le discours pervers est ainsi émaillé de référence en la nature intangible de l’autre, état de nature connu de lui seul dans une mystification continue : « Je connais la vérité sur toi, tu es ce que je dis que tu as toujours été et je vais sans arrêt te le reprocher ». Le raisonnement s’établit en fonction d’une essence supposée de laquelle se trouve banni ipso facto tout éventuel acquis de l’existence. Le cours du temps se trouve à cet égard aboli, seul le passé est éternel, convoqué et remodelé au gré du pervers, pour venir annuler le présent dans sa tangibilité, comme le futur dans ses potentialités. On peut parfois entendre la victime reprendre à son compte ce discours sur elle-même, comme si c’était le fruit de sa propre élaboration, par un phénomène d’introjection massive, étant donné sa tendance à se responsabiliser à la place du pervers.
31 Le thérapeute n’est pas exclu de se faire traiter de la même manière, et se doit d’assumer d’être, parfois subtilement, désigné comme profondément inadéquat et de s’en trouver ébranlé dans sa propre estime de lui. Il importe donc qu’il se trouve bien ferme dans son axe et suffisamment convaincu de sa raison d’être, de façon à être capable de décrire le processus relationnel afin de démasquer les agissements pervers, ce qui reste la principale stratégie face à ce type de personnalité.
Une et une seule stratégie
32 Revenons à notre couple de clients aux prises avec la perversité. En accord avec Hurni et Stoll, le couple de thérapeutes a privilégié la stratégie thérapeutique du dévoilement, bien que celle-ci ne soit pas sans danger. Le pervers, étant clivé, défend secrètement son pouvoir de décision, et reste ainsi disponible à toute riposte, quand il n’est pas lui même l’agresseur. En Gestalt-Thérapie du lien, nous dirions qu’il faut « nommer le processus relationnel » entre eux, mais également entre eux et nous, les thérapeutes. Le dévoilement, comme l’indique Hurni et Stoll, vise à une clarification des intentions réciproques, préalable indispensable à toute élaboration de conflit. Pour y parvenir, ils conseillent de s’opposer à tout accord tacite, à l’érotisation des non-dits, aux jeux de cache-cache ou aux intimidations dissimulées.
33 Toute la question est de savoir comment être explicite, sans susciter de retour de flamme. Leur puissance de feu n’étant jamais entamée, il nous faut être prudents, car ils ne désarment jamais. Cette métaphore guerrière n’est pas de trop pour indiquer le niveau des affects mis en jeu. Nous mobiliserons certes toutes nos compétences interactives, tout en restant avertis que cela sera loin de suffire.
34 Il ne sera pas judicieux d’expliciter ce qu’il se passe en champ 1 (ici et maintenant) parce que les pervers sont profondément clivés. Ils vont chercher par exemple à commenter vos efforts et à s’en amuser, voire à trouver ridicules vos intentions. Retenez plutôt ce qui vous affecte pour le transformer en quelque chose de supportable. C’est là le traitement « des boues toxiques » dont vous êtes « la station d’épuration ».
35 Le champ 2 (dans le passé de la thérapie) deviendra précieux car vous reviendrez sur ce que vous avez remarqué quelques séances auparavant. Ils seront un peu moins défensifs. La riposte ne tardera pas toutefois à arriver, mais elle sera moins violente. Le champ 3 (dans le présent contemporain) est à explorer pour une bonne raison : son examen est plus facile, d’autant que les clients peuvent nous amener des éléments de leur champ 3 avec moins de difficulté que ceux du champ 4 (dans le passé développemental des pervers, l’abus constitue un trauma particulier qui les amènera à dissocier ou à cliver). Dans les thérapies de couple, les clients relatent sans embarras ce qui vient de leur arriver. On observera le caractère reproductif des impasses relationnelles avec attention et curiosité, si nous en sommes capables, car n’oublions pas la sidération qu’ils exercent. À cet effet, travailler en binôme présente un avantage, car lorsque l’un interagit, l’autre prend du recul.
36 Cela permet aussi d’interagir devant eux en jouant et en commentant des aspects de leur processus relationnel.
37 Par exemple, quand le mari reproche à sa femme de lui faire des réflexions en présence de l’un de ses enfants, nous allons proposer au couple, en nous mettant nous-mêmes en jeu, de rejouer à leur place une situation identique, tout en nommant régulièrement nos affects. Le mari, nous voyant faire, se moque de nos ressentis : « votre point de vue n’a pas d’intérêt ». Toujours devant eux, nous commentons cette phrase en reflétant les affects éprouvés par chacun des thérapeutes. Nous pourrions appeler cet exercice de la mentalisation par procuration. Nous faisons l’hypothèse qu’ils pourront puiser une partie infime des affects éprouvés par d’autres. Il s’agit en quelque sorte de réinstaller le conflit à l’intérieur d’eux par identification projective. En devenant spectateurs d’un jeu qui les met en scène, ils peuvent graduellement s’imprégner des tensions qu’ils refusent de considérer habituellement. Dans la même optique, nous avons utilisé le dessin, même si les consignes étaient souvent détournées, et nous pouvions obtenir des mises en conscience qui leur échappaient.
38 Face à ce type de problématique, les progrès sont toujours incertains, mais, comme nous le confiait un thérapeute du Centre d’Intervention Gestaltiste de Montréal : « nous n’avons pas d’autre choix... ».
39 À la lecture de cet article, nous avons conscience que certains gestalt-thérapeutes puissent se sentir déroutés de ne pas retrouver leurs références habituelles. Mais comment rattacher ces problématiques de perversion à des concepts gestaltistes traditionnels ? On pourrait évoquer certaine résistance comme la recherche de la confluence, plus adaptée à des clients dépendants. Ce qui, au passage, n’est pas inutile puisque parfois il est difficile de faire la différence entre perversité et dépendance, au risque de prendre une personne dépendante pour perverse. La dépendance n’est pas une forme de perversité, même s’il peut se trouver dans le lien avec un dépendant des manœuvres qui font penser à de la perversion.
40 Les gestalt-thérapeutes possèdent néanmoins une capacité à sentir leur somato-affectif qui les dispose à repérer avant les autres les emprises et à en goûter la toxicité : ce qui n’est pas un mince avantage.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : pervers narcissique, perversion, mentalisation, thérapie de couple
Date de mise en ligne : 07/06/2017
https://doi.org/10.3917/gest.050.0053