1 Cela faisait 7 ans que Lucie était en thérapie avec moi quand j’ai pris conscience que quelque chose n’allait pas.
2 Elle était venu me voir parce qu’elle avait des bouffées d’angoisse. Son mari et elle avaient fait une demande d’agrément à la DDAS pour adopter un enfant. Sa mère était en fin de vie, souffrant de la maladie d’Alzheimer. Elle désirait que l’angoisse cesse, elle avait besoin d’être soutenue dans la longue attente de l’arrivée de cet enfant et pendant la maladie de sa mère. Après ces années de travail elle me disait aller bien mieux et pourtant elle ne parlait pas d’arrêter sa thérapie. J’éprouvais un vague sentiment de lassitude et d’ennui.
3 Je lui ai suggéré d’y mettre un terme, elle a acquiescé, mais je me suis aperçu qu’elle était pourtant là, chaque semaine, parfaitement à l’heure comme toujours. J’en ai été d’autant plus troublée que je ne m’étais rendu compte de rien. Sa présence était légèrement irréelle, les séances se mélangeaient dans mon esprit, je me sentais hypnotisée ou engourdie, j’avais perdu la notion de temps.
4 À ce moment, je me suis aperçu que jamais je n’avais parlé d’elle en supervision.
5 Lorsque je l’ai présentée à mes pairs, je me suis entendue la décrire comme quelqu’un qui n’était pas née : elle a l’air sans âge, n’est pas féminine, ses vêtements sont très hétéroclites, alors qu’elle prend soin de les assortir. Elle dit d’elle-même qu’elle est très drôle et fantaisiste. Avec moi elle est sérieuse et appliquée. Fermée, elle serre la mâchoire, se racle violemment la gorge et baisse les yeux. Elle est très sage et obéissante. Elle adhère à tout ce que je dis, ne proteste jamais.
6 Ses parents sont des immigrés, durs à la peine. Sa famille est très modeste, ne pas se faire remarquer, ni se plaindre, ni prétendre à plus : c’est leur règle de vie. Ils parlent peu.
7 Elle est la dernière d’une famille de trois enfants. Elle sait que sa naissance n’était pas désirée, sa mère était âgée mais elle avait décidé de « la garder ».
8 En plus de leurs enfants, les parents sont famille d’accueil pour des enfants de la DDAS. À la maison, c’est la mère qui commande, elle n’est pas tendre. Elle repousse, agacée, la petite Lucie quand celle-ci vient l’embrasser, en la traitant d’hypocrite, sauf lorsqu’elle est malade. Son père est silencieux, avec parfois un comportement impulsif étrange, des attitudes inexplicables. Elle a malgré tout une bonne relation avec lui. Lucie est « élevée », elle a le strict minimum en tout.
9 Au début, Lucie m’avait dit qu’elle voulait adopter parce qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfant. Elle restait très vague à ce sujet et je n’ai pas demandé de détails, j’attendais plus d’intimité. Elle me dit bien s’entendre avec son mari mais n’en parle presque pas. Je pose des questions auxquelles elle répond de façon très factuelle. Elle gagne modestement sa vie en étant vendeuse. Elle est entièrement tournée vers les autres : syndiquée, membre d’un groupe prévention alcool dans son travail, elle s’occupe de sa vieille tante, de son beau-père veuf et est marraine d’un enfant lourdement handicapé.
10 J’ai l’impression d’avoir une foule du genre « cour des miracles » dans le cabinet.
11 Tout, autour d’elle, n’est que devoir, maladie, deuil, tristesse dans un climat mortifère.
12 Je finis par comprendre que son mari et elle n’ont jamais eu de relations sexuelles. Elle sait comment on fait des enfants, mais la relation amoureuse, le plaisir lui sont totalement étrangers. Elle ne me parle de son corps que lorsqu’elle est malade, ce qui arrive souvent. Quand elle parle d’enfant c’est pour « donner-et-recevoir-de-l’amour ». Elle en parle comme d’une fonction. Si je lui demande ce qu’elle a envie de lui donner d’elle, ce qu’elle va lui transmettre, comment elle imagine leur relation, elle reste en silence ou répète cette phrase qui, pour elle, veut tout dire. Je découvre ensuite qu’elle ne veut pas être enceinte. Elle ne veut surtout pas accoucher. Elle a peur soit de mourir, soit que l’enfant meure. En même temps elle ne se sent pas « normale », elle est gênée de cette différence. Être conforme aux autres la rassure.
13 Les cinq années de validité de l’agrément passent sans proposition d’adoption. Je lui propose d’imaginer ce que serait sa vie sans enfant, mais là c’est un trou noir. Son mari lui avoue finalement qu’il ne veut plus adopter. Lucie déclare être soulagée, elle ne se sent plus obligée d’être dans la norme. Elle ne manifeste aucune tristesse, aucune déception. Elle dit, presque mécaniquement, devoir « digérer la nouvelle », « faire le deuil ». Mais elle n’a pas l’air affectée et elle n’en parle plus jamais.
14 Quand sa mère meurt, elle me dit être soulagée et avoir du chagrin. Je n’ai ni vu, ni senti de véritable émotion, cependant elle s’est mise à saigner et a dû subir une hystérectomie. Elle a failli mourir d’une hémorragie après l’intervention. Elle m’a beaucoup parlé de sa peur de la mort. Pourtant j’ai continué à ne rien sentir.
La relation thérapeutique
15 Au début il me faut beaucoup de patience durant les séances parce qu’elle s’exprime peu et brièvement. Elle ne demande rien. Elle peut rester très longtemps en silence, immobile.
16 Cela me rend hyper attentive. À partir de micro signes, je lui propose telle interprétation, telle explication, tel mot pour l’aider à aller plus loin, à amplifier, à déployer un peu de son être. Elle adhère à toutes mes propositions sans discrimination, à tout ce que je propose pour l’aider mais rien ne vient d’elle. Elle se revêt de tout ce que je lui apporte comme elle l’aurait fait d’un costume.
17 Elle a l’air là. Mais elle est un peu comme une brume. Elle ne semble pas avoir de contour net. L’image la plus proche est celle du drap qui couvre un fantôme. « Ça », c’est-à-dire la vie quotidienne, les conversations, les habitudes, pose simplement sur elle.
18 Elle a deux manières d’« être » :
- elle se met en miroir, elle reflète. Elle ne m’imite pas, elle reflète mes suggestions pour elle. Elle me reflète à la manière de l’eau. Elle est immobile, attentive, mais insaisissable si j’essaie d’entrer en contact avec elle.
- ou elle est en mode trou noir : ce que j’envoie vers elle, mes questions, mon ressenti, mes idées disparaissent tout simplement, sans échos et sans traces.
20 Perplexe, je ne peux pas me servir de mes références habituelles pour la décrire. Cette apparente obéissance, ce très grand conformisme, est-il une hyper adaptation, un mécanisme de défense au service d’un ajustement conservateur ?
21 Mais si je ne rencontre pas de frontière, alors comment parler d’ajustement ?
22 Dans un deuxième temps, je cherche à la provoquer pour la rencontrer. Elle n’offre pas de résistance, mais de l’inconsistance. Pourtant elle n’est ni vide ni transparente. Elle a 46 ans mais elle me fait l’effet d’être toute, toute petite. Lucie me donne l’impression qu’elle flotte encore dans les eaux primordiales.
23 Avec elle, je fais mon métier de thérapeute, mais je n’arrive pas à être thérapeute. J’ai un mal fou à savoir moi-même ce que je ressens. Je suis entièrement orientée vers elle, je m’en oublie complètement. Je termine les séances vidée. Ou c’est le contraire : je n’arrive pas à me concentrer, je suis ailleurs et indifférente comme si elle n’était pas là. C’est ou elle ou moi. Tant que je cherche à provoquer un contact entre elle et moi, je vis l’impuissance, l’inquiétude, l’indifférence, la lassitude, l’ennui, l’agacement, la culpabilité.
La crise, naissance d’une figure
24 J’arrête d’aller la « chercher », alors je cesse de sentir quoique ce soit. Je suis dans une espèce de torpeur hypnotique. À ce moment, je lui demande quel sens a encore cette thérapie pour elle. Puisqu’elle me dit se sentir bien, est ce qu’il faut vraiment chercher le « mieux » ? Il est peut-être temps d’arrêter. Je lui propose trois séances pour réfléchir à ces questions. Elle approuve, comme toujours.
25 Mais je ne me sens pas juste. Je n’arrive pas à déterminer si elle a réellement les moyens, la maturité affective, émotionnelle, pour décider de ce qu’elle veut, de ce qui est juste pour elle. Est-ce que je dois continuer en attendant qu’elle mette fin elle-même à la thérapie ? Est-elle trop « petite » pour ne même pas sentir, savoir, dire ses besoins ? Quelle est ma responsabilité, ma limite ? La sienne ? Suis-je réellement allée au bout de mon travail ? Comment être ni trop ni pas assez mais une thérapeute « suffisamment bonne » pour paraphraser Winnicott ?
26 En supervision, plus je décris la situation plus je me sens à nouveau vivante, lucide, animée. Le groupe est très mobilisé. Il fait office de tiers séparateur, le processus s’est réenclenché, enfin quelque chose fait figure : je sors de cet état de confluence dans lequel je suis avec elle depuis sept ans.
L’état de confluence
27 Cet état de non-conscience, de non-différenciation, de non-séparation est le prémisse de tous les possibles. Il est le fond à partir duquel une gestalt peut émerger.
28 Le nouveau, c’est ce qui permet de prendre conscience de ce qui existe, d’une différence : moi, non-moi ; avant, après ; dedans, dehors. Cette différenciation crée une séparation, une frontière, lieu d’échange possible. Cet échange va servir, si tout se passe bien, à une modification de l’organisme et permettre sa croissance, son enrichissement.
29 L’immobilité de l’état de confluence originelle ne permet pas cette croissance, au contraire, elle est conservative et stagnante. « On peut opposer le contact à la confluence, donc pour tout contact interrompu il y a de la confluence » [1].
30 « La distinction entre les confluences saines et les confluences névrotiques, c’est que les premières sont potentiellement sujettes à contact (..), tandis que les autres ne peuvent plus êtres contactées à cause du refoulement» [2].
31 « On pourrait dire qu’en tant que processus, la confluence est synonyme d’assimilation, et qu’en tant qu’état, elle est synonyme d’assimilé » [3].
32 Ce qui est assimilé représente tout ce que nous savons sans nous souvenir de l’avoir appris. C’est pour cela que je l’appelle confluence originelle. Toute confluence saine (originelle, première) se constitue à partir d’une expérience assimilée, c’est-à-dire qu’elle est le fruit d’un déroulement fluide du cycle du contact. Lorsque la figure, transformée, retourne dans le fond, à l’état de confluence, c’est l’assimilation. Perls parle à ce moment du vide fertile. Il oppose le « vide fertile » au « vide stérile ».
33 J’appelle confluence originelle celle dans laquelle nous puisons et que nous « nourrissons » pour et par une expérience. La confluence première, originelle c’est l’Alpha et l’Omega du cycle.
34 Pour ce qui est de Lucie, il ne s’agit pas d’une « simple » interruption de contact.
35 Avec elle, c’est le processus de contact qui ne s’enclenche pas : elle reste « en deçà de la mise en contact » comme le dit Jean-Marie Delacroix.
36 C’est le cadre qui a permis à l’état dans lequel Lucie se trouvait d’émerger : « Il n’en est pas moins vrai que, parfois de façon permanente, d’autres fois de façon discontinue, le cadre, de simple arrière-plan d’un ensemble, d’une gestalt, devient une figure, c’est-à-dire un processus ». Cette phrase est d’un psychanalyste argentin, José Bleuger, dont les travaux portent sur le cadre psychanalytique et la symbiose.
Quelques éléments de la théorie de José Bleuger
37 Pour lui il y a à l’origine du moi, une organisation primitive indifférenciée : un moi-synchrétique, une fusion d’éléments indifférenciés.
38 C’est un état de fusion mais non de confusion. Le non-Moi est le fond ou le cadre du Moi organisé : le non-Moi et le Moi sont le fond et la figure d’un même ensemble [4].
39 Il a baptisé ce stade position glischro-caryque (glischro : visqueux, caryon : noyau).
40 Il n’y a à ce stade ni dedans ni dehors, ni intérieur ni extérieur, il n’existe qu’un magma informe et insaisissable constitué de vagues expériences agréables ou désagréables (identifications primitives) et non conscientisées puisque le moi n’a pas encore émergé. Ce fond indifférencié est continu, immuable et stable.
41 C’est sur ce fond que le moi va pouvoir commencer à faire figure. Une des premières figures du moi, pour Bleuger, est celle de la perception d’une différence quand il y a rupture dans cette continuité de fond. « De ce qui est toujours présent, il n’y a pas de perception consciente. La conscience de l’objet qui manque ou qui gratifie vient plus tard ; le premier pas est la perception d’une certaine incomplétude » [5].
42 Pour José Bleuger, le cadre, par sa constance, réactive le processus de symbiose primitive. D’après lui, le patient porte toujours en lui son monde de non-moi, qu’il décrit comme un monde fantôme en référence aux membres amputés. Comme son nom l’indique, il est invisible et imperceptible pour le thérapeute et son patient. Il se colle au cadre thérapeutique et le simple fait d’avoir un lieu où ce monde va pouvoir exister à nouveau est thérapeutique pour la partie psychotique du patient.
43 « Quand l’analyste fissure ou brise le cadre, il s’ensuit une lésion du cadre sur lequel le patient cadrait son non-Moi et les conséquences peuvent en être importantes, car le monde fantôme du patient reste sans dépositaire. » [6]
44 Il y a donc plusieurs cadres dans le cadre : le cadre explicite commun au thérapeute et à la partie névrotique du patient, le cadre implicite de la partie psychotique du patient, où va vivre son monde fantôme et où va se rejouer la symbiose, et le cadre interne du thérapeute.
Et avec Lucie ?
45 Le cadre, par sa constance et sa régularité, suscite la réémergence de l’état de confluence originelle dans laquelle est Lucie. Sa première expérience de croissance a été interrompue, et la situation inachevée est venue se compléter dans la relation thérapeutique. Se compléter signifie ici retourner à un état de confluence originelle, de non-conscience et de non-différenciation. Il y a eu une rupture dans la constance du cadre lorsque j’ai parlé d’arrêter la thérapie, alors il y a eu du nouveau, du différent, et par comparaison, une prise de conscience de ce qui était là depuis le début mais que nous ne sentions pas. C’est ce qu’explique très bien José Bleuger : comment ce qui a toujours été là ne se met à exister à la conscience que parce qu’il n’est plus.
46 Je décide alors de tout reprendre depuis le début, de rêver Lucie ; rêver la relation. Penser à elle, la faire exister dans mes fantasmes, c’est choisir de lui donner une place sans qu’elle ait à se « greffer » sur moi.
47 Elle m’a montré son monde intérieur à sa manière et avec son langage : par la proflexion, et par l’identification projective et la somatisation.
- Du côté de Lucie, la reproduction (fusion, agrippement, de peur du rejet de l’autre), la proflexion (en prenant soin des autres elle montre ce qu’elle voulait recevoir), le corps (elle saigne à l’endroit de la matrice puis se ferme).
- De mon côté, les effets de l’identification projective : mon envie qu’elle disparaisse, ma peur de disparaître.
49 Pour éviter tout changement qui pourrait mettre en péril cet état de confluence, elle annihile toute différence. Sa capacité de conformité est telle qu’elle peut se superposer à moi et se fondre. En gommant de cette manière toute altérité, elle tente de dissoudre mes propres frontières. Elle est comme un miroir sans tain : en projetant son rien à la surface de l’aire de notre rencontre, elle me renvoie une image de néant et, si je ne suis pas très consciente de moi-même, je peux me sentir menacée de disparition. Et la rejeter. J’imagine que ce que Lucie me fait vivre est ce que sa mère dépressive lui a fait vivre. Au lieu de lui renvoyer une image d’elle-même, cette mère absente de la relation, n’a pu lui renvoyer que du vide.
50 Ce que nous avons rejoué ensemble c’est la fusion originelle d’une mère et son enfant.
51 Je crois que ce qu’elle redoute c’est la séparation, l’accouchement, la fin de la thérapie. La situation inachevée précoce est sa propre naissance et peut être même quelque chose d’antérieur à cela. Ma propre ambivalence vis-à-vis de Lucie (la garder ou pas) rejoue celle de sa mère vis-à-vis d’elle. Mais peut être aussi celle de Lucie vis-à-vis de sa mère.
52 À la lumière de cette intuition je repense notre relation :
53 Lucie est angoissée par tout changement. Quand elle s’attache elle se fond. Elle cherche la symbiose, pas l’union. Elle ne peut rencontrer personne puisqu’il n’y a pas de séparation et elle ne peut devenir un sujet.
54 En tant que thérapeute, j’ai fait « mon devoir », mais je ne l’ai pas désirée, je me suis lassée et j’ai voulu qu’elle parte : j’aurais pu faire avorter la thérapie. Mais j’étais engluée avec elle et elle s’est accrochée.
55 Tout mon travail désormais est d’opérer une séparation nette entre elle et non-elle mais cette fois ci en le nommant. Je dois le faire pour tout qui se rapporte à elle, en commençant par son corps. Je dois aussi le faire pour son environnement et, en thérapie, l’environnement, c’est moi. Je vais œuvrer à montrer ma différence, en incarnant moi-même cette figure forte qui s’élèvera de ce fond de confluence.
56 Je commence par entourer son corps d’une couverture que je tiens très serrée autour d’elle, pour qu’elle sente son contour. Je fais avec ma main le tour de son corps par-dessus la couverture et je lui parle de ce que je vois d’elle (je vois, vous transpirez), de ce que j’interprète (je crois que vous avez chaud) et ce que je sens (je sens que votre corps se soulève régulièrement et lentement)...
57 Dans la deuxième partie de la séance, je lui parle de moi, de ce que ça me fait de la tenir, de la toucher. Je lui parle aussi de ces sept années de thérapie ensemble. Je lui rappelle ce qui s’est passé entre nous. Comme on le fait avec un petit enfant lorsqu’on feuillette un album photo de son enfance. Pour mettre un ordre de temps, séparer le passé du présent et de l’avenir tout en inscrivant un sentiment de continuité en elle par la mémoire. Pour lui rappeler la construction et la permanence de notre lien.
58 Dans les séances suivantes, je veille à lui parler d’elle dès qu’elle arrive, de ses vêtements, de sa mine, de sa démarche. Je lui dis l’effet qu’elle me fait et je vérifie auprès d’elle. Je n’hésite pas à être « crue ». C’est aussi ça une figure forte, c’est que le monde ait du « goût ». Je veille à lui faire prendre conscience de ses sentiments et sensations.
59 Elle a adoré être tenue. J’ai cessé en lui disant que, si elle voulait encore, c’était à elle de me le demander.
60 J’ai continué à « être » forte en face d’elle. J’ai dit mes goûts, mes préférences.
61 Elle s’est mise à rêver, elle qui ne rêvait jamais, juste après les séances « corps ».
62 Le premier rêve était un rêve d’une seule couleur. Elle a rêvé d’un tableau bleu, très beau, un bleu « chaud ». Rêve de confluence, oui, mais le rêve est déjà un espace transitionnel.
63 Puis il est suivi, juste après, d’un rêve de meurtre. Elle ne sait pas qui est tué ni qui tue. Cela se passe dans la même maison où se situe le tableau.
Lucie amène du nouveau
64 Malade comme souvent, elle appelle parce qu’elle n’est pas sûre de venir, ce qui est nouveau… Je lui dis que c’est elle qui sait ce qu’elle doit faire. Cet espace est à elle, elle en dispose comme elle veut et moi je ne bouge pas, je suis là.
65 Elle vient, aphone. Nous parlons en chuchotant, je suis surprise qu’elle parte au bout d’une demi-heure alors que nous parlions sans difficulté et encore plus qu’elle ne paye que sa demi-heure ! Je ne dis rien, et la fois suivante lui rappelle mon cadre, lui fait remarquer qu’elle n’a pas tenu compte de moi, et je lui explique en quoi ce cadre financier est nécessaire pour moi aussi.
66 J’interprète cette séance comme une évolution : elle a acquis assez de confiance dans la permanence de notre lien pour risquer de s’éloigner un peu. Elle est sincèrement surprise, elle n’a pas pensé que je pouvais ne pas être satisfaite de ce qui lui semblait juste : ce qui est nouveau c’est qu’elle sent ce qui est bon pour elle, ce qui ne change pas encore c’est ce fantasme que ce qui est bon pour elle est bon pour moi. Pour le moment nous faisons encore Un. Il y a confusion entre ses besoins et les miens.
67 Un autre jour, elle arrive rayonnante : elle a un cadeau pour moi, un poème.
68 C’est un poème drôle et charmant, dans le style de Prévert et Marcel Aymé.
69 Je l’écoute en ayant l’impression d’être invitée dans son monde, et je découvre un univers incroyablement fantaisiste, espiègle, libre. Je découvre une femme avec un imaginaire débordant et puissant, j’en suis très émue, je le lui dis, j’ai même envie de l’embrasser, ce qui est nouveau pour moi. C’est comme découvrir la vraie personne qu’elle est. En tout cas elle est là, bien différenciée, à la fois fière et surprise de mon étonnement et de mon admiration. Elle est aussi très touchée que j’aie envie l’embrasser, parce que « ça ne se fait pas normalement entre un thérapeute et sa patiente ». Le caractère exceptionnel de ce mouvement pour elle lui procure du plaisir et non plus de l’angoisse.
70 Depuis elle a gagné deux prix de poésie. Elle en écrit beaucoup. Elle s’amuse. Ce qu’elle préfère, c’est regarder les gens lire ses poèmes : « j’adore voir leur tête ! »
Conclusion
71 Durant ce travail de réflexion et d’écriture, j’ai eu du mal à choisir ce que je gardais parmi tout ce que je peux dire de l’histoire de cette relation. Ce qui me frappe c’est de partir d’un sentiment de vide et finalement d’avoir trop de choses à dire. J’ai vraiment fait l’expérience que lorsque le vide nous paraît stérile, il est en fait porteur d’un « possible inachevé, figé ». Il n’y a pas qu’une situation inachevée mais aussi du « possible paralysé ». Il n’existe en fait que du vide fertile.
72 Par la suite, j’ai été tout occupée à être avec elle. Elle m’a fait beaucoup travailler encore… C’est sans doute l’expérience la plus exigeante que j’aie eu à faire, parce que, à ce « ne pas être » de Lucie, je ne peux que ÊTRE, authentique, ici et maintenant, présente à elle et présente à moi-même. La présence renvoie à la présence, l’existence à l’existence.
73 Puis de temps en temps elle a parlé d’arrêter la thérapie. Elle commençait à jouer avec cette idée, elle l’apprivoisait doucement. Son travail d’écriture était un espace transitionnel. C’était son premier « mouvement vers » conscient et voulu.
74 Elle m’a dit qu’elle avait un poème pour moi, elle le gardait pour le jour de son départ. Pour me le donner. Ainsi, elle « allait vers » le départ. Comme un « doudou », elle fabriquait ce poème qui parlait d’elle et moi. Elle le faisait, le défaisaitt, le refaisait, c’était sa création.
75 J’avais besoin moi aussi de tout ce temps pour m’habituer à son départ.
76 Puis Lucie a décidé de mettre les cendres de sa mère au cimetière. Elles étaient jusqu’alors dans le jardin de sa sœur. Lucie m’a dit : « C’est mieux comme ça : les morts avec les morts et les vivants avec les vivants » !
Post-scriptum
77 Voilà longtemps que Lucie a terminé sa thérapie. En relisant cet article il me vient plusieurs pensées dans l’après-coup. La nature de mon contre-transfert a permis à Lucie de prendre tout le temps dont elle avait besoin pour amorcer un processus de changement sans être bousculée ; j’ai offert à Lucie ce dont j’avais manqué moi-même pour grandir : de la patience et du support. Laura Perls dit que « le contact ne peut-être bon et créateur que dans la mesure où le support adéquat est disponible » et Dave Mann rappelle que « avoir du soutien et être en relation sont des éléments essentiels dans tout processus de relation. Un manque de contact persistant dû à un manque de support peut conduire à diverses formes de pathologies psychologiques » (traduction libre).
78 C’est dans un article de Chantal Masquelier [7] sur les éléments qui conditionnent le bon déroulement du processus thérapeutique que j’ai trouvé la description la plus proche de ce que j’ai voulu mettre en place avec Lucie : Accueillir, Soutenir, Contenir, Tenir. Cependant, en entrant en résonance avec elle, j’ai perdu ma capacité à rester aware de moi-même. J’étais alors une jeune thérapeute, je manquais de l’expérience nécessaire pour être à la fois dans l’observation et dans la relation . Il est indéniable que j’ai rejoint Lucie dans cette confluence originelle. Winicott observe que : « une mère adoptive ou toute autre femme capable d’être malade au sens de la préoccupation maternelle primaire peut s’adapter suffisamment bien, en raison d’une certaine faculté d’identification au bébé ». Sans cet environnement initial, le petit enfant (ou le client) est pris dans des mécanismes de défense primitifs comme le faux self.
79 L’expérience que je relate à été fondatrice pour ma pratique. Grâce à Lucie j’ai découvert que dans ce tout que forme le client il peut y avoir une partie à peine développée qui a besoin de se nicher dans l’espace thérapeutique et même dans l’espace psychique du thérapeute. Désormais je peux, en conscience et avec un support pour moi-même, accepter d’être un asile provisoire pour cette partie très archaïque, la rejoindre dans cette confluence particulière le temps d’offrir, suivant le besoin du moment, l’accueil, le soutien et le contenant nécessaire pour sa croissance. J’ai gardé de cette expérience le goût de prendre mon temps, convaincue comme Chantal Masquelier, que « tenir, c’est tenir debout, mais aussi tenir dans la durée. La psychothérapie est une histoire qui se construit dans le temps. »
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- Thoret Y : Symbiose et ambiguïté : un écrit majeur de José Bleuger conférence à l’association franco-argentine de psychiatrie http://psy.francoarg.asso.free.fr/Conferences/Bleger/Bleger-thoret.htm
- Wilgowicz P : Vampyr, dix ans après. Être ou ne pas naître http://www.spp.asso.fr/wp/?model_proposition=vampyr-dix-ans-apres-etre-ou-ne-pas-naitre
Mots-clés éditeurs : séparation, identification projective, rupture, confluence
Date de mise en ligne : 06/10/2016
https://doi.org/10.3917/gest.048.0213