Notes
-
[1]
Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Édition Economica, France, 2009.
-
[2]
Jean-Marie Robine, Gestalt-Thérapie : la construction du soi, Édition L’Harmattan, Paris, 1998, p. 35.
-
[3]
Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Éditions Millon, Grenoble, 2005.
-
[4]
Albert Camus, Le Mythe du Sisyphe : essai sur l’absurde, Édition Electronique, Collection les auteurs classiques, Université du Québec à Chicoutimi. Disponible : http://classiques. uqac.ca/classiques/camus_ albert/mythe_de_sisyphe/ mythe_de_sisyphe.html et < http://dx.doi.org/ doi:10.1522/030174432, p.18, accès : 23 mars 2013a.
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[5]
En accord avec l’auteur, j’ai choisi de traduire « sensualiser » et de garder ainsi l’esprit du mouvement, de l’agir, du verbe, l’engagement dans l’action d’agir de la sensualité (NdT).
-
[6]
Comme précédemment cette traduction met en figure la puissance du mouvement du verbe (NdT).
-
[7]
Jean-Marie Delacroix, La Troisième Histoire – Patient/Psychothérapeute : fonds et forme du processus relationnel, Éditions Dangles, France, 2006.
-
[8]
J’ai pris la liberté de ce mot : l’adjectif des formes en mouvement transcrites par « l’agir » du verbe à l’infinitif.
-
[9]
Frederick Perls, Ralph Hefferline, Paul Goodman, (1951), Gestalt-Thérapie, L’exprimerie, Bordeaux, 2001.
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[10]
Teresinha Silveira et Paulo de Tarso Peixoto, A Estética do Contato, Arquimedes Editora, Rio de Janeiro, 2012.
-
[11]
La justesse et l’ajustement créateur sont en relation avec l’économie des plaisirs d’Épicure et Lucrèce et toute la philosophie hédoniste. La justesse est une éthique de vie qui nous inspire son rapprochement avec le concept de l’ajustement créateur.
Ville et gestaltung
1 À chaque instant nous pouvons observer les expériences sensuelles qui traversent une ville. Pour comprendre la vie de la ville comme un organisme vivant et complexe, nous avons besoin de mettre en évidence la capacité des personnes, avec leurs diversités, à se connecter à leurs espaces, leurs trajets.
2 La ville est institutionnalisée à travers des normes, règles, procédures qui servent à introjecter les manières de vivre la vie citadine. L’expérience de la sensualité et de la floraison comme épanouissement des frontières/contacts sont-elles possibles à travers les liens et connexions entre individus, de manière fortuite, au hasard, au travers de lieux pouvant fonctionner comme points de convergence pour la diversité sociale ? La ville, vue comme une « mère-vitale », comme un espace complexe qui rassemble les innombrables modes d’existences, pourrait-elle être conçue comme un être humain, solaire et radiant, qui nourrit les divers modes de subjectivités ?
3 En nous inspirant de la philosophie de Baruch Spinoza, de sa question « qu’est-ce que peut un corps ? » nous posons la question suivante : « qu’est-ce que peuvent la ville et ses individus ? » Cette interrogation nous amène à nous demander « comment les individus sont-ils capables de créer des liens, des relations, au sein des expériences citadines ? » Ne serait-ce pas mettre en évidence les capacités sensuelles/sensitives des frontières/ contacts qui s’élargissent et se contractent ?
4 Parler de la ville serait donner la vision d’un contrepoint entre elle et le concept de l’urbain afin de pouvoir faire des corrélations avec le concept de Gestaltung.
5 Le concept de l’urbain [1], plutôt que d’être la ville comprise comme un lieu de constructions urbanisées, un complexe d’infrastructures dans lesquelles vivent les populations, serait lui-même compris comme la puissance qui met en mouvement les rencontres, les pratiques effervescentes et émergentes de la vie sociale. L’urbain ne peut être mesuré, prévu ou produit de manière déterminée, il se tisse avec les fils indéterminés de la vie, dans les interstices des projets urbanistiques de la ville.
6 L’urbain, comme une puissance créative et créatrice de vie, est le contrepoint des projets urbanistiques. Il est la puissance créative colossale de faire et défaire les tissus collectifs, échappant à la logique téléologique, de l’État et du marché, qui elle produit des modes de vies prêts à consommer.
7 C’est la puissance de l’urbain qui compose la vie de la ville en de nouvelles individuations, son potentiel donnant mouvement aux formes constituées : ceci fait émerger et met en évidence le mouvement créateur de vie.
8 À partir de l’image conceptuelle de la « puissance de l’urbain » nous comprenons que la vie de la ville n’est jamais une gestalt statique, mais surtout qu’elle est une gestalt esthétique qui se fait, se défait et se refait indéfiniment. Nous comprenons, à partir de ce qui a été énoncé précédemment, qu’une gestalt sera toujours l’expression formelle dans l’action d’un état du corps individué ici et maintenant (que ce soit le corps d’une ville, d’un individu ou d’une institution vue comme un corps institutionnel) qui ainsi construit de nouvelles compositions dans l’élargissement ou la contraction de ses frontières. Tout ceci nous mène vers la perspective dynamique/physique des concepts de Gestalt et de Gestaltung selon Robine [2] : La Gestalt-thérapie relève beaucoup plus d’une culture du verbe, ou de l’adverbe, que d’une culture du nom. Souvenez-vous que Laura Perls, au moment où il s’agissait de nommer cette nouvelle thérapie qui allait se faire connaître sous le nom de « Gestalt-thérapie », avait exprimé son désaccord et ajoutait, en substance, que si on voulait conserver quelque chose du concept de « Gestalt » dans le nom à attribuer, à tout prendre elle préférerait « Gestaltung-thérapie », car ce ne sont pas les formes figées qui nous intéressent, précisait-elle, pas plus chez l’être humain que dans la théorie, mais la Gestaltung, c’est à dire la forme en mouvement, la formation de formes. Le nom ou le verbe ?
9 À partir de ce que nous avons vu précédemment, nous comprenons que la perspective du concept de Gestaltung est la fonction du champ qui donne le mouvement, la plasticité esthétique et la dynamique nécessaire pour la composition de nouvelles Gestalts. Gestaltung est le verbe. Le verbe est mouvement, la vie est mouvement. Cette puissance (puissance Gestaltung) s’exprime par et dans le mouvement d’individuation d’une nouvelle Gestalt. La puissance Gestaltung est une puissance préindividuelle, une puissance indéterminée et créatrice qui met en mouvement les formes individuées (Gestalts).
10 Gilbert Simondon [3], inspiré de l’Anaximandre de Milet, nous suggère que la force de production de nouvelles individuations – force qui s’épanouit et met en mouvement les formes statiques, fixes et individuées en de nouvelles formes – est une force préindividuelle, une puissance plastique, esthétique et indéterminée. Cette force esthétique préindividuelle a été nommée par Anaximandre comme apeiron. Cet apeiron est la puissance libre et indéterminée de la nature, que chacun porte en soi et qui dans la relation avec d’autres puissances préindividuelles inspire de nouvelles formes d’existences individuées au monde (Gestalts).
11 Une fois que la puissance de l’urbain est définie comme indéterminée et corrélative du concept de la nature, chaque individu est compris en tant que forme individuée à chaque instant dans ses relations avec l’environnement. L’individu porte en lui le potentiel plastique de la vie, la puissance de la nature, la force motrice qui épanouit sa forme individuée (Gestalt) en nouvelles formes en mouvement (Gestaltung).
12 Le mot Gestalt et le verbe Gestaltung font partie d’une même expérience expressive et esthétique de nouvelles individuations déployées en individus, institutions, peuples, lieux, soit tout ce qui existe en relation avec la complexité paradoxale de la vie.
13 La force des passions, des émotions, de l’imagination créative est, elle-même, l’expression vivante dans nos corps de la puissance indéterminée et créatrice de nos nouvelles formes d’être au monde. Ces passions et émotions sont l’apeiron proposé par Anaximandre dont Simondon s’est inspiré pour penser la dynamique plastique et esthétique des modulations des êtres individués, donc des individus (Gestalts « individuées »).
14 À travers cette phénoménologie sensuelle du contact nous pouvons être impactés par l’expérience multiple, éphémère et plastique de « l’âme de la ville ». À travers des contacts sensuels émergents de l’expérience citadine, avec les personnes et les divers types de la nature qui la compose, nous pouvons sentir la puissance créatrice de cette expérience préindividuelle, d’une durée indéterminée et d’un temps verbal à l’infinitif qui met en mouvement (Gestaltung) les formes individuées pour encore une fois s’individuer en de nouvelles Gestalts existentielles.
15 Pour l’épanouissement de nos frontières/contacts, l’exercice de la sensualité de nos frontières sera nécessaire afin que la composition de nouvelles figures puisse germer.
16 La formation de nouvelles figures, de nouvelles formes, est l’effet des compositions du corps organisme/environnement, nous proposons alors la « sexualité du contact » née de cette relation.
17 Je vous présenterai dans la prochaine partie, une expérience où l’image de la floraison des seuils sensoriels, à partir de jeux organisme/environnement, détermine son rôle dans l’acte de donner l’impulsion nécessaire au mouvement de la production de nouvelles figures et formes, composant ainsi les contrepoints d’une partition complexe appelée « Gestalt-Communauté » !
Esthétique de la ville et Gestalt-communauté
L’embouteillage et les affects de la ville
18 L’expérience relatée ici est inspirée du mouvement « Hétérogénèse Urbaine » dont je fais partie depuis 1998. Cette expérience est née dans un service de santé mentale dans lequel je travaille depuis 1992. Ce mouvement a traversé les murs institutionnels pour aller à la rencontre des usagers de la santé mentale, des étudiants d’écoles publiques et privées, des artistes de la ville, de nombreuses institutions de l’hôtel de ville de Macaé (Brésil). Le concept de « Gestalt-Communauté » est une autre forme pour nommer l’expérience éthique/esthétique/clinique/politique de l’Hétérogénèse Urbaine. En effet, l’approche conceptuelle qui le sous-tend, a des rapprochements avec l’approche gestaltiste, sur les notions de champ et de frontière/contact.
19 Elle est dans l’autobus. Il est neuf heures du matin, un mercredi. C’est une belle journée. Cette jeune femme, qui doit avoir un peu plus de quarante ans, se dirige vers sa détestable réunion du mercredi. L’autobus est plein et, encore une fois, il s’arrête. « Quelle circulation horrible ! » pense-t-elle. Tous les jours, dans ses trajets en ville, elle sent cette situation. Son regard se perd parmi les personnes extérieures de l’autobus, personnes de multiples origines, de tous les âges, avec leurs nombreux désirs. Elle observe les trajets de chacune, allant d’un point à l’autre de la ville sans même qu’elle sache pourquoi. Elle imagine que chaque personne a un trajet défini. Elle comprend alors que sa vie est définie du début jusqu’à la fin de sa journée… Observant les pas de chacun hors de l’autobus, elle est absorbée par les images des vies qui passent devant ses yeux, les mélangeant avec les images de sa propre vie. Elle observe les trajets de chaque personne et est touchée par les possibles histoires que la ville possède. Une femme pauvre demandant de l’argent, un adolescent distribuant les tracts publicitaires d’un magasin négociant en or, les nombreuses personnes qui tentent de traverser la rue au milieu des voitures arrêtées… un bébé tétant le sein de sa mère dans un restaurant qui ne paie pas de mine… l’agent de la circulation totalement perdu dans l’embouteillage de voitures…
20 Joana se rend compte qu’elle fait partie de ce monde d’images de vie qui vont et viennent de part et d’autre de la ville. À travers le paysage multiple vu par les vitres de l’autobus arrêté au milieu de l’embouteillage, elle peut voir comment la ville se fait et se défait, refaisant ainsi sa propre vie. À travers ces images, la ville se plie et se déplie. La ville est une grande partition qui se compose des ramifications de ces rencontres. Dans l’autobus, elle entend un homme révolté dire : « nous ne faisons rien… si la circulation est ainsi c’est notre faute… nous laissons la ville aux mains des effrontés qui font ce qu’ils veulent avec l’argent du peuple ! » Joana, femme intelligente, a obtenu son diplôme et prépare maintenant son doctorat… Elle sait que dans le fond cela fonctionne de cette façon. Elle sait qu’elle va à sa réunion pour parler, pour que des idées soient proposées, mais que dans le fond les choses ne changent pas… Et elle pense : « quelle vie de m....! ». Elle pense à son doctorat et comment elle pourra ou pas contribuer à changer le monde… incluant son propre monde ! Elle pense à sa thèse et se demande si ce sera encore une thèse conservée à l’université pour être lue par un groupe restreint de personnes parlant une langue qui n’est pas la langue de la rue, de la foule… la langue de la vie ! L’autobus avance de vingt mètres et s’arrête à nouveau.
21 Au bruit strident des freins se forme l’image de sa réunion déjà commencée, elle va encore une fois arriver en retard ! Elle sent un serrement dans sa poitrine, sa respiration courte et son corps tendu… tout cela est le langage de son corps, il lui parle de la vie de m… . qu’elle vit. Elle sent son angoisse augmenter quand elle prend conscience de l’état de son corps. État corporel né de l’obligation de participer à une réunion à laquelle elle ne croit plus ! Elle observe le paysage des gens qui traversent les rues, certains plus rapidement, d’autres plus lentement… elle se demande : « il y aurait-il quelqu’un dehors qui sente la même chose que moi ? ». L’autobus traverse un autre carrefour. Ses yeux n’arrivent pas à voir la fin de l’embouteillage. Au passage de ce carrefour, dans son esprit rempli d’images et de doutes, arrive une question : « pourquoi je vis cette vie de m… .? » Son regard cherche une accroche, quelque chose pour se connecter… Au passage de ce carrefour, au milieu de l’embouteillage, elle écoute de l’autre côté de la place publique la sonorité de chants d’enfants. Le son arrive, traversant les vitres de l’autobus, envahissant son intérieur, faisant lever le regard de certains vers cette direction. Quelques voyageurs demandent : « que se passe-t-il sur la place ? » d’autres répondent : « cela doit être l’acte de foi d’une église pratiquant son culte… ». Une autre dit : « ah… cela doit être une manifestation qu’un quelconque parti politique… »
22 Joana regarde vers les deux cents personnes réunies sur cette place et pense : « Bon… je vais arriver en retard à ma réunion vu l’embouteillage… je sors d’ici !! » Elle demande pardon aux personnes debout qui empêchent son passage dans le couloir de l’autobus. Son corps se mélange dans l’étroit passage aux corps suants et fatigués, marqués par le rythme du transit qui donne des pauses infinies dans la temporalité finie de l’avenue. Joana sollicite le conducteur pour sortir, hors de l’arrêt autorisé, de l’autobus arrêté. Le conducteur sourit dans sa direction et ouvre les portes. L’étudiante en doctorat, coupe et déchire le temps statique marqué par les signalisations des rues, des réunions, des obligations… comme il y a longtemps qu’elle ne le fait plus dans sa vie. Elle sort en direction de la foule. Elle court dans la direction de quelque chose qu’elle ne connait pas : son corps lui indique où aller. Comme une comète bizarre, emmenant avec elle son sac et les papiers de sa réunion, la jeune femme a une sensation d’absurdité, s’interrogeant sur sa vie, sur les images des refuges qu’elle s’est construites pour elle-même. Elle éprouve l’absurdité de changer sa vie si organisée, si prévisible et déterminée, pour en vivre les incertitudes. Tout ceci produit des affects angoissants, chargés de doutes. Mais à travers le mouvement de son corps lancé dans l’espace de la place, au milieu du regard des autres, surgit en elle le pouvoir de rencontrer sa sensibilité, endormie et anesthésiée par l’habitude de vivre sa vie sous forme chronique, dans un espace/temps statique, qui suit la logique déterministe et téléologique de l’institutionnalisation de la ville. Joana comprend qu’elle n’est pas seulement intelligente, elle a aussi la sensibilité née de la relation à la vie, aux contours et passages de la ville, ainsi que le sentiment d’absurdité né des images dues à l’expérimentation de la rupture des lignes prévisibles. Elle s’autorise à vivre l’état de contradiction entre elle et le monde, transportée par une onde sonore venant de la foule. Joana, professeure et passant son doctorat en littérature, est prise par les mots de Camus qui traversent le flux de ses idées… « Le sentiment de l’absurdité au détour de n’importe quelle rue peut frapper la face de n’importe quel homme » [4].
23 Et à chaque pas, au milieu des feuilles de papier qui commencent à tomber de ses mains, survient le sentiment de sortir du décor habituel de sa vie. Le paysage de la place, les ondes sonores indéfinies des voix des enfants, les ivrognes titubants aux pas d’équilibristes, tout ceci lance Joana dans le vertige de l’absurde.
24 Vertige, issu des paradoxes, né de la relation au monde instable, imprécis qui nous fait nous individuer à chaque instant… Tout ceci donne du mouvement à sa vie chronique et cristallisée, comme si sa vie était une Gestalt sans plasticité, sans dynamisme et vitalité.
25 Elle arrive, au milieu de la foule, ajustant son corps au corps de cette foule qui s’agglutine afin de voir les enfants chanter. Puis elle regarde une vieille femme demandant à prendre la parole à propos du sujet de la violence. Ses yeux brillent quand elle voit, tout de suite après l’intervention de cette vieille femme, un enfant prendre le micro et dire que cet endroit est une salle de classe à ciel ouvert « ici tout le monde apprend avec tout le monde ». Un frisson parcourt Joana, ce qu’elle ne sentait plus depuis longtemps dans sa vie. Elle se rend compte qu’il est possible de jouir par la peau… qu’il est possible de jouir par tant de parties… jouir de la vie comme d’un tout… jouir avec la ville… Elle sent qu’elle a perdu la passion dans sa vie, travaillant comme une bureaucrate, allant d’une réunion à l’autre, traitant de sujets qui assassinent le désir, assassinent la force de faire germer la création.
26 Être dans la rue c’est pouvoir parler de poésie, de littérature, pouvoir mélanger ce qui est de l’académie avec ce qui est du goût des personnes de toutes origines… Elle peut regarder, dans l’action, le courage des enfants, des adultes, des personnes âgées, des adolescents, des ivrognes et du chien vivant dans ces rues tranquillement posé sous un arbre, tout le monde prend la parole pour parler au monde de la violence… une Gestalt-Communauté.
27 Joana sent dans les mots des autres le sens de comment elle produit la violence dans sa vie. Violence qu’elle-même a construite pour elle… pour sa vie de m....! Elle se rend compte que la vie est pleine d’affects, que sa façon de vivre ne lui permet pas de sentir les affects complexes qui font partie de l’expérience citadine. Sa vie s’est réduite, avec le temps, à la reproduction de tâches. Elle vit le temps chronique des devoirs qui lui ont imposé une forme statique d’être au monde. Son paysage existentiel est devenu une Gestalt fixe, née d’une vie prévisible et répétitive. Elle sentait sa vie comme un désert… elle s’est rendu compte qu’il y a beaucoup de vie dans le désert ! Il s’agissait de « sensualiser [5] », d’éclore sa façon de contacter la vie, ses désirs, son imagination… c’était une question de sexualiser son contact dans la relation avec les éléments nutritifs de la ville !
Régénération de la ville et ajustement créateur
28 « Sensualiser » nos capacités d’être au monde, élargir nos frontières/contacts pour pouvoir nous alimenter de nouvelles expériences, sera l’aventure de nous « affecter [6] » par la viscosité des affects de la ville. Ainsi nous pourrons faire l’expérience de se sentir faire partie d’une grande partition collective, à partir de laquelle nous pouvons sentir l’ici et maintenant des nervures urbaines, l’imprévu, l’indéterminé, le paradoxal.
29 Cet ici-et-maintenant des expériences paradoxales citadines n’est pas vide d’histoire. Sur la place publique nous sommes traversés par les récits qui racontent des histoires vivantes. Nous sommes affectés par les récits qui nous font nous questionner et nous sortent de la posture commode, de ne regarder la vie qu’à partir de nos formes d’être devenues chroniques.
30 D’autres histoires se composent en contrepoint des récits : les « Troisièmes Histoires » [7] émergent du fond relationnel complexe de notre Gestalt-Communauté. L’histoire de Joana est une des portées de la partition de notre Gestalt-Communauté. Son histoire a fait un contrepoint avec les autres histoires pour composer les troisièmes histoires, qui émergent de l’ouverture des frontières/ contacts de chaque personne présente, soit de ce que chacun est capable d’exprimer dans ces rencontres.
31 Les troisièmes histoires sont les expressions du processus de « transindividuation » effectué par les connexions entre les puissances « préindividuées ». Les troisièmes histoires sont issues du mouvement du verbe (puissance Gestaltung)… d’un temps verbal à l’infinitif… dans l’infini d’un présent qui rassemble, dans la finitude des histoires singulières de chacun, du sentiment d’éternité transmis par les affects, par les émotions qui se « transindividuent » dans l’expérience charnelle d’une histoire commune !
32 Être touché par d’autres histoires, par d’autres sens de vie, c’est être traversé par des chemins, peut-être, jamais parcourus. Et là, nous sentons la sexualité du contact ! Être touché par l’atmosphère de l’environnement rend possible la floraison de la sensualité des fonctions de contact, les rendant sensibles et disponibles pour des liens plus connectés avec les autres corps, avec les autres histoires, avec un potentiel monde nouveau.
33 Quand Joana traverse la ville, affectée dans sa sensibilité par les sonorités affectives de la ville, elle est transportée par le mouvement régénérateur d’une ville qui s’exprime par un temps verbal à l’infinitif, temps verbal du mouvement : chanter, courir, voir, observer, parler, écouter, sentir… sensualiser… jouir… Joana est transportée par les puissances affectives sonores « infinitives » [8] de la ville qui l’invite pour composer la Gestalt-Communauté jouée sur la place publique.
34 Ainsi notre corps se connecte aux nombreux signes sensuels des textures urbaines. Les échanges entre organisme et environnement sont les mouvements propres d’une relation qui se fait sensuellement/sexuellement avec les nutriments de l’atmosphère de l’environnement. Organisme et environnement s’interpénètrent, se mélangent, maintenant juste leurs frontières pour que ces échanges ne soient pas envahissants, ne soient pas destructeurs. De là naît l’aspect esthétique, sensuel et sexuel de l’expérience vivifiante, régénératrice de l’organisme/environnement. Toujours, une nouvelle histoire naît de cette relation… des troisièmes histoires… issues d’un contact juste (ni plus, ni moins) qui s’exprime dans l’infinitif d’un temps à parcourir !
35 Frederick Perls et Paul Goodman [9] nous présentent le concept d’ajustement créateur afin de penser la relation et les échanges entre organisme et environnement. Il en découle que le contact est le processus de transformation créatif qui est continuellement en train de détruire et assimiler les nouveautés de l’environnement et de résister à ce qui peut être vénéneux et destructeur pour l’organisme.
36 Les ajustements créateurs bougent, d’un côté par l’effort de conservation et de l’autre par le besoin de croissance de l’organisme. Dans cette sphère, constituée de l’effort de conservation et de croissance de l’organisme, c’est seulement à travers ce qui se préserve que la vie pourra prospérer. F.Perls et P.Goodman (2001, p. 55), à ce sujet, affirment que « le processus de l’ajustement créateur à un nouveau matériel ou à de nouvelles circonstances implique toujours une phase d’agression et de destruction, car c’est en s’approchant, en s’emparant, en altérant les anciennes structures que le dissemblable peut être transformé en du semblable ». La puissance de l’effort d’assimilation des nutriments de l’environnement est la puissance de vie, puissance poétique de composition et de transformation des formes anciennes en nouvelles Gestalts existentielles. F.Perls et P.Goodman (op. cit., p.55) à cet égard diront que : « lorsqu’une nouvelle configuration se forme, l’ancienne habitude de l’organisme qui contacte, aussi bien que l’état antérieur de ce qui est approché et contacté, sont détruits dans l’intérêt du nouveau contact ».
37 Silveira et Peixoto [10], s’inspirant de la perspective des ajustements créateurs de F.Perls et P.Goodman, font le rapprochement avec le concept de « conatus » de B.Spinoza. Celui-ci étant compris comme l’effort de persévérer dans l’existence. Les auteurs proposent une alliance entre les concepts de conatus et d’ajustement créateur afin de s’interroger sur la restauration et la régénération de l’organisme/environnement, pour le mouvement de Gestalts en individuation (puissance Gestaltung). À chaque moment les individus expriment leurs capacités à persévérer dans l’existence, s’ajustant de manière créative, avec justesse [11], ni plus, ni moins, composant avec les autres corps-nutritifs de l’environnement. Notre capacité de conservation et d’assimilation des nutriments de l’environnement est l’expression toujours actuelle et singulière de notre capacité d’affecter et d’être affecté par ce même environnement où nous sentons l’ouverture et la fermeture de nos frontières/contacts.
38 C’est à partir de ce paysage conceptuel, inspiré de F.Perls, P.Goodman et B.Spinoza que nous avons conçu l’image du processus continu, incessant et permanent des mouvements de régénération produits par les ajustements créateurs, toujours singuliers et agissant dans le champ complexe nommé Gestalt-Communauté.
39 Exprimer en mots les potentiels de l’urbain, de ses individus, est une aventure toujours imprécise et c’est, toujours, écrire sur le mouvement des Gestalts en individuation (Gestaltung) et sur celles qui persistent à rester figées (Gestalts chroniques). Entrer en contact avec l’expérience polyphonique urbaine, c’est se permettre d’être touché par les signes imprévus, par les forces inespérées du champ qui peuvent nous sortir de nos tendances chroniques. Tout un paysage esthétique se métamorphose lorsque le champ organisme/environnement rencontre sa justesse, sa bonne forme, composée en contrepoint d’une partition paradoxale de voix, d’affects, d’imaginations, de nos désirs. Développer sa sensibilité d’être au monde, d’être dans la ville, se laisser toucher par la symphonie de la vie, c’est développer la sensualité-sexualité des frontières/contacts. Les vents qui chantent, les mots qui nous touchent, les regards qui nous envahissent, les polyphonies des parfums qui sollicitent nos mémoires les plus reculées, les voix d’enfants, les ivrognes sur la place, les personnes âgées, les chants des oiseaux, les bruits des voitures, les embouteillages, sont quelques-uns des signes nutritifs composant la communauté d’affects qui produisent les ajustements créateurs de cette partition vivante appelée Gestalt-Communauté.
Mots-clés éditeurs : ville, contact, communauté, Gestaltung, ajustement créateur, frontière-contact
Mise en ligne 20/07/2015
https://doi.org/10.3917/gest.046.0021Notes
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[1]
Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Édition Economica, France, 2009.
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[2]
Jean-Marie Robine, Gestalt-Thérapie : la construction du soi, Édition L’Harmattan, Paris, 1998, p. 35.
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[3]
Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Éditions Millon, Grenoble, 2005.
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[4]
Albert Camus, Le Mythe du Sisyphe : essai sur l’absurde, Édition Electronique, Collection les auteurs classiques, Université du Québec à Chicoutimi. Disponible : http://classiques. uqac.ca/classiques/camus_ albert/mythe_de_sisyphe/ mythe_de_sisyphe.html et < http://dx.doi.org/ doi:10.1522/030174432, p.18, accès : 23 mars 2013a.
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[5]
En accord avec l’auteur, j’ai choisi de traduire « sensualiser » et de garder ainsi l’esprit du mouvement, de l’agir, du verbe, l’engagement dans l’action d’agir de la sensualité (NdT).
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[6]
Comme précédemment cette traduction met en figure la puissance du mouvement du verbe (NdT).
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[7]
Jean-Marie Delacroix, La Troisième Histoire – Patient/Psychothérapeute : fonds et forme du processus relationnel, Éditions Dangles, France, 2006.
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[8]
J’ai pris la liberté de ce mot : l’adjectif des formes en mouvement transcrites par « l’agir » du verbe à l’infinitif.
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[9]
Frederick Perls, Ralph Hefferline, Paul Goodman, (1951), Gestalt-Thérapie, L’exprimerie, Bordeaux, 2001.
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[10]
Teresinha Silveira et Paulo de Tarso Peixoto, A Estética do Contato, Arquimedes Editora, Rio de Janeiro, 2012.
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[11]
La justesse et l’ajustement créateur sont en relation avec l’économie des plaisirs d’Épicure et Lucrèce et toute la philosophie hédoniste. La justesse est une éthique de vie qui nous inspire son rapprochement avec le concept de l’ajustement créateur.