1 Dans sa compulsion à maîtriser l’expression de sa parole, la personne qui bégaye se sur-engage dans un combat qu’elle ne peut s’empêcher de poursuivre. Elle est ainsi, généralement sans le savoir, créatrice et victime de sa propre chimère. Elle croit que c’est cette corruption du dire qui rend si compliquées et douloureuses ses relations à l’environnement. Elle a oublié que c’est dans une altération du contact avec cet environnement que s’origine son bégaiement.
Le bégaiement versus les disfluences non bègues
2 Tout le monde peut, dans différents contextes, manifester des disfluences verbales. Elles peuvent avoir des origines pathologiques, comme par exemple après un AVC. Elles peuvent être développementales chez certains enfants en situation d’apprentissage du langage. D’autres nous concernent tous un jour ou l’autre. Ce sont des anomalies de fluence situationnelles qui se manifestent parfois à l’occasion d’un état de stress, de fatigue, d’une prise de parole impliquante…
3 Le processus bègue est un trouble complexe très différent de ces disfluences. Avant d’en regarder les spécificités, voici trois observations factuelles le concernant :
- Le processus du bégaiement ne peut apparaître que chez l’enfant, généralement entre trois et six ans.
- Bien qu’une de ses manifestations majeures s’incarne dans l’altération de la parole, le bégaiement n’est pas une pathologie de la biomécanique phonatoire, ni une altération neurologique structurelle.
- Enfin, et ceci confirme le fait précédent, un bègue ne l’est plus quand il est seul et se parle à lui-même. Mais il ne l’est pas non plus quand il chante, quand il imite un accent, quand donc il devient autre pour parler. La personne qui bégaye sait parler. Ce qu’elle ne sait pas faire, c’est être confortable dans la dimension de l’être avec autrui.
Les processus de régulation bègue
5 Au cours de sa vie, le sujet va tenter de réguler ce handicap en inventant, expérimentant, traversant, des registres d’ajustements différents. Son parcours de vie, sa personnalité propre, ses ressources internes, la bonne qualité ou l’absence du soutien reçu de l’environnement, tous ces facteurs induisent des manières différentes de bégayer et de se sentir bègue.
6 Mon intention est de poser un regard phénoménologique sur ces registres de régulation bègue. Mon parti pris, inspiré par mon expérience personnelle, est d’en identifier cinq. Ils peuvent avoir du commun avec le parcours de beaucoup de clients sans pour autant être une modélisation statique et pérenne.
7 Ces registres ne correspondent pas à des niveaux de compétence qu’il faudrait atteindre pour passer au suivant. Ils peuvent d’ailleurs parfois se superposer. Dans cet article, je les nomme métaphoriquement à partir de leur tonalité prépondérante.
Cinq registres de régulation du bégaiement
La bouche de chaos
8 C’est l’apparition objective du phénomène bègue. C’est une phase déterminante et complexe. Sans prétendre, dans le cadre de cet article, proposer une hypothèse étiologique du bégaiement, il me semble important de montrer que ce que l’on nomme le bégaiement recouvre deux réalités distinctes et associées. Dans un premier temps et dans un contexte de champ particulier, probablement autour de la confusion, de la peur et d’une perte de frontière, surviennent des blocages dans la parole. Ces bégayages sont un symptôme qui, regardé dans une perspective gestaltiste, est l’expression du vivant en mouvement. C’est une mise en tension de l’organisme pour tenter de s’ajuster et probablement, dans le champ du bégaiement, de se sur-ajuster à une situation intolérable pour lui. C’est le processus d’ajustement initial.
9 Le deuxième temps, qui peut durer une vie, est la succession des tentatives de l’organisme cherchant à réguler ce sur-ajustement initial. L’intrusion des figements dans la parole de l’enfant est un symptôme encombrant, inacceptable et inscrit dans le corps. Il peut provoquer une réaction de rejet qui configure le self et rend chronique le processus. C’est l’entrée dans le registre deux.
La bouche de combat
Tonalité en figure
10 Ce registre est caractérisé par le combat de l’enfant contre son élocution, par cette réaction d’opposition spontanée à ce corps de parole étranger. C’est cette réaction de rejet, cet effort chronique pour ne pas bégayer qui sédimente le bégaiement.
11 L’enfant recrute et engage toutes ses capacités sensori-motrices dans ce combat. Le corporel est puissamment investi dans les domaines respiratoire et musculaire sous la forme notamment de syncinésies (contractions ou mouvements involontaires intéressant un ou plusieurs groupes musculaires alors qu’un mouvement actif ou réflexe a lieu dans une autre partie du corps), de tensions affectant l’abdomen, la cage thoracique, les épaules et la nuque. La construction bègue pose ainsi ses premières fondations. Elle s’alimente de toutes les modalités non réellement délibérées, activées par l’enfant pour tenter de supprimer son bégaiement. Ce bégaiement en haute intensité, cette corruption violente et chronique du besoin de dire, créent une figure d’interruption massive du contacter. L’enfant substitue à son besoin de dire un désir compulsif de bien parler. Il solidifie sa frontière, l’absorbe au-dedans de ses limites propres et s’y retranche. L’organisme est plus en contact avec lui-même qu’avec l’environnement.
12 Son excitation chroniquement coupée génère de l’angoisse. L’enfant commence à s’imprégner de sentiments de colère, d’injustice, d’impuissance, de honte et de solitude. Cette phase peut s’étendre sur une très longue durée.
L’environnement parental
13 Les compétences relationnelles et affectives des parents ainsi que leurs capacités d’ajustement sont très sollicitées. Ils peuvent avoir besoin eux aussi d’être accueillis, soutenus et aidés à sentir comment, étant l’environnement de leur enfant, ils organisent le contact avec lui. Accompagner un enfant qui bégaye est confrontant et peut générer de l’inquiétude, de l’incompréhension, de l’impuissance, du déni, de la culpabilité, de l’agacement etc. L’environnement parental peut également, dans son désir d’une résolution hâtive de la situation, commettre des maladresses qui vont activer le processus de chronicité du handicap. L’enfant qui, s’appuyant sur ses propres ressentis, sait déjà qu’il a une difficulté, se trouve renforcé par l’attitude de son entourage, dans la conviction qu’il parle mal. Il va donc faire plus d’efforts pour parler mieux, resserrant encore le nœud coulant.
14 Certains comportements précipitent ainsi la transformation d’une disfluence non-encore bègue en bégaiement durable :
- Envahir l’enfant de conseils pour qu’il parle bien : respire, ralentis, calme-toi, réfléchis avant de parler... Ce comportement instille rapidement une tension réactionnelle pour se corriger.
- Finir les phrases à sa place, sans alliance préalable, pour l’aider. L’enfant se sent nié dans sa différence et nié peut-être aussi dans ce qu’il veut dire vraiment en parlant mal.
16 De plus, les fins de phrases ou les mots proposés par l’entourage sont rarement ceux que l’enfant avait l’intention ou le besoin de dire !
L’environnement scolaire
18 Le trouble de contact bègue perturbe profondément le parcours scolaire. Les réactions des enfants dans la classe et dans la cour prennent le plus souvent la forme de rejet et de moquerie.
19 Pour ce qui est des apprentissages scolaires, l’énergie de l’enfant qui bégaye est tellement absorbée par le contrôle de sa parole, la peur des autres, l’inquiétude permanente de devoir parler, le fardeau d’un mode personnalité contaminé, qu’il n’a plus guère d’énergie disponible pour nourrir un quelconque ajustement créateur.
Cycle de contact
20 Ce registre pérennise le combat de l’organisme contre lui-même. La phase d’engagement n’est plus une phase d’engagement dans le contact et vers l’environnement, mais d’engagement contre sa propre impossibilité de parler, générant une boucle déficitaire chronique.
21 La fonction ça, porteuse du besoin de dire, est en même temps celle d’où vient la force corporelle de répression de la parole. L’enfant est mû par un impérieux besoin de parler, et exactement en même temps, par son effort compulsif pour y parvenir, il s’en empêche. Dans ce registre, le combat n’est pas une stratégie délibérée, c’est une rétroflexion compulsive et réactionnelle. Imaginez-vous, posant votre main sur une porte pour l’ouvrir. À peine avez-vous commencé à la pousser que vous la sentez coincée. Peut-être allez-vous, d’une façon réflexe, la pousser de nouveau, sans réfléchir, mû par votre fonction ça, sans que votre fonction Je n’ait choisi véritablement ce mode d’action. Il est ensuite très probable, si cette porte ne se débloque pas, que vous repoussiez plusieurs fois sur elle, compulsivement, mobilisant votre force contre cette résistance à votre besoin. La séquence totale n’aura duré que deux ou trois secondes. Ensuite, soit la porte cède, soit elle reste bloquée et vous allez interrompre vos poussées… mais au bout de combien de répétitions ? L’enfant lui, dans son registre de combat, ne va pas s’arrêter. Même si le mot ne s’ouvre pas, il va s’engager corporellement, sans aucune mesure, pour pousser l’air dans sa gorge, tordant son visage dans l’effort, allant jusqu’à l’étranglement de la syllabe qu’il voudrait prononcer, sans jamais avoir pu se désengager de ce processus compulsif. De plus, habituée à pousser toute la journée des « mots coincés », sa fonction personnalité, impactée de tous les échecs précédents, hypothèque déjà toute réussite possible pour les prochaines portes.
22 Son engagement dans le cycle de contact devient cet effort contre lui-même sans jamais parvenir au mode moyen avec l’environnement. Quant au désengagement, il sonne comme une retraite. Il est l’avortement douloureux d’un impossible dire, l’abandon d’un contact non contenté.
La bouche contrôlée
Tonalité en figure
23 Finalement, les tentatives de régulation du registre précédent, le registre de combat, engendrent une triple désillusion. Le besoin de dire n’est pas réellement assouvi, le piège de la recherche d’une élocution parfaite est toujours actif, l’aspiration au plein contact jamais vraiment contentée. La plasticité du self continue de se figer, son périmètre de se rétrécir. Le sujet est en mode projectif et interprétatif permanent, surveillant l’environnement et y décryptant en continu de multiples signes de rejet, de moqueries possibles, de sourires qui en disent long etc. Il introjecte également massivement le modèle idéal de la bonne parole montré et expliqué quotidiennement par l’environnement. Alors, progressivement et pas encore vraiment délibérément, recherchant intuitivement une régulation moins inconfortable, il va inventer un nouveau mode d’ajustement dans la polarité du précédent. Plutôt que de se battre contre ses mots, l’enfant ou le jeune adolescent va tenter d’éviter d’avoir à en dire. Au lieu d’exposer sa parole à l’environnement, il va trouver des artifices pour la cacher et plus que tout pour se dissimuler. Vivant ses contacts dans l’inquiétude et l’anticipation permanentes, il développe un incroyable sens de l’esquive. Il peut à la dernière fraction de seconde, sentir qu’il va bloquer sur un mot et l’échanger avec un autre qui lui semble venir mieux. Il peut faire cela aussi avec des phrases entières. Il met en gage une grande part de satisfaction de ses besoins pour gagner la restauration illusoire de sa fragilité narcissique.
24 En anticipation constante, le bègue avance dans le contact, les yeux rivés sur un radar intérieur qui détecte tous les obstacles menaçants, ou qu’il croit tels. Il dépense une énergie considérable dans cette veille inquiète et dans ces remplacements permanents de mots.
25 Pourtant, toutes ces stratégies ne vont jamais parfaitement atteindre leur but. Au gré des contextes de champ traversés, le registre de combat est toujours plus ou moins encore actif. Les inconvénients de ces deux modes, combattre et dissimuler, sont additionnés.
Cycle de contact
26 Dans la phase de pré-contact, toute velléité d’une formation figure-fond est contaminée par l’inquiétude qui fait maintenant partie du fond. La spontanéité du contact est aliénée. La compulsion de la fonction ça pour forcer la parole se transforme en désir de dissimulation. Si cela est possible, tolérable à cet instant, le sujet peut rétrofléchir complètement son besoin de parler. Ces interruptions répétées continuent de corrompre la mobilité du self. Le maintien de ces besoins non-assouvis dans le fond, nécessite de surcroît une énergie considérable qui n’est plus au service des ajustements créateurs.
27 Si la nécessité de parler est impérative, soit par besoin de l’organisme soit pour répondre aux exigences de l’environnement, l’engagement dans le cycle de contact est protégé par l’activation massive des deux flexions de survie majeures de la personne qui bégaye : la rétroflexion et la déflexion.
28 L’accès au mode moyen et à l’expérience de satisfaction à la frontière-contact est hors d’atteinte. En effet, tout en parlant, la personne qui bégaye dans le registre de la bouche contrôlée est toujours beaucoup plus investie dans la tension de bien dire, et l’effort pour dissimuler son handicap que dans l’assouvissement de son besoin initial. Le désengagement n’est pas une séquence survenant naturellement après l’apogée du plein contact. Il est souvent choisi en une dernière rétroflexion pour clore l’inconfort du contact. Chaque phrase est comme une petite gestalt inachevée. Le mode personnalité va métaboliser très peu de nouveau, et continuer d’épaissir sa sédimentation bègue.
Rétroflexion et déflexion : les deux modes de survie majeurs
29 Le contexte d’enfance dans lequel s’origine le processus d’ajustement initial, puis tous les processus d’ajustement secondaires ont imprégné l’organisme d’une modalité d’interruption et de rétroflexion colorant le self de différentes manières dans la dynamique du contacter. Ces processus sont présents dans des intensités et des usages différents dans les quatre premiers registres.
- La personne qui bégaye s’empêche de parler. Bégayer est-il la seule solution pour finalement donner à entendre ce qu’elle ne peut pas dire ?
- La forme même de la parole de la personne qui bégaye est une rétroflexion compulsive. La vocalisation saccadée, les spasmes musculaires, les sons retenus dans une gorge serrée, traduisent le désir vital du contact et le contrôle tourné contre soi qui empêche d’y parvenir.
- Enfin, dans chaque ici-maintenant des situations de parole, tout un éventail de rétroflexions plus ou moins conscientes est activé pour tenter de contourner, de diminuer la souffrance du contact : ne pas rencontrer l’environnement, ne pas prendre la parole, dire en trois mots ce que l’on aurait besoin de dire en trois phrases, garder pour soi, tenter de disparaître aux yeux des autres…
31 Les bègues sont également de grands experts de la déflexion. Son usage permet par exemple d’éviter complètement un contact :
- Faire comme si l’on n’avait pas entendu la question.
- Tourner les talons.
- Simuler un rire, ou un essoufflement qui empêcherait de répondre quand le contexte s’y prête.
- Mais le système de déflexion majeur est activé dans le cours de la parole elle-même, pour essayer de cacher à l’environnement que l’on est bègue, alors même que l’on s’exprime en bégayant !
- Mot de substitution dans l’anticipation d’un blocage.
- Phrase entière utilisée non pas pour exprimer sa pensée mais parce que l’on sent que celle que l’on voulait utiliser ne passera pas.
- Changement d’un blocage en toux simulée.
- Détournement délibéré et appuyé des yeux pour entraîner l’interlocuteur à regarder dans cette direction lui aussi, et espérer ainsi ne pas être vu dans sa honte et son impuissance.
- S’arrêter juste avant de bloquer et faire comme si on écoutait quelque chose. Avec un peu de chance, l’interlocuteur va lui aussi chercher à écouter ce son imaginaire et ne plus vous voir ! Les ressources sont infinies et éloignent toujours plus la personne qui bégaye de son authenticité.
33 Chaque personne qui bégaye a son arsenal inventé, testé et amélioré pendant des années. Certaines de ces déflexions sont délibérément activées, d’autres sont devenues à ce point habituelles que la personne qui bégaye peut les mettre en œuvre sans activation de la fonction moi. Le self est tellement tissé de rétroflexions et de déflexions enchevêtrées qu’il devient presque impossible de distinguer les unes des autres. C’est en fait un véritable mode singulier de régulation rétro-déflexif avec lequel la personne qui bégaye entre en confluence. Elle épaissit encore son identité bègue, augmentant toujours plus l’aliénation à la spontanéité.
La bouche cachée
Tonalité en figure
34 Dans le registre quatre, tous les artifices de la construction bègue laborieusement installés dans les registres précédents, toutes les habiletés de travestissement de la fluence, ont atteint maintenant une efficience proche de la perfection. L’environnement n’entend et ne voit pratiquement plus le bégaiement. En apparence, tout ceci est donc une réussite, et la vie d’une personne qui bégaye ainsi est plus confortable qu’en registre deux dans la phase de combat !
35 Il lui est même possible, de plus en plus souvent, de vivre des séquences de fluidité, de s’identifier à la spontanéité, de parler sans contrôle et sans peur. Quelque chose se libère et elle peut atteindre parfois le mode moyen et devenir pour un instant un intarissable bavard gourmet des mots. Et pour autant ce registre génère également de l’insidieux dans le contact.
L’insidieux du registre quatre
36 Même si le bégaiement, au sens de l’expression de la parole, est devenu invisible, c’est encore le fruit d’un ensemble de contrôles qui, tout en étant de plus en plus subtil et moins coûteux en énergie, demeure une aliénation à la spontanéité. Le locuteur continu d’être emprisonné dans son identité bègue qui est devenue un en-soi. Il entretient toujours un syndrome de la parole parfaite. Il ne bégaye plus avec sa bouche, mais toujours avec sa tête.
37 Plus il parvient à cacher son bégaiement à l’environnement, plus il dissimule également le trouble de contact primaire (le contexte à partir duquel est apparu puis s’est sédimenté l’ajustement bègue) s’éloignant ainsi de la conscience possible de cet inachevé. Mieux il ment et plus il se renie.
38 Dans cette situation, les altérations de la parole étant devenues la plupart du temps insoupçonnable par l’environnement, celui-ci ne sait rien de la tension résiduelle, des habiletés de fluence toujours activées, des écarts entre ce que la personne qui bégaye souhaite dire et ce qu’elle peut prononcer. Le contact est biaisé.
39 Enfin, dans ce registre de la bouche cachée, l’inquiétude en fond est toujours présente et impacte inévitablement les cycles de contact. Dans certains contextes de champ que la personne qui bégaye ne peut généralement pas identifier, ses savoir-faire de fluence sont mis en échec. Après avoir parlé avec fluidité pendant deux jours par exemple, la réapparition des manifestations bègues est souvent vécue comme intolérable et écrase la personne d’un sentiment d’enfermement à perpétuité dans son handicap.
La bouche spontanée
Tonalité en figure
40 Nourris de combat, de contrôle et de dissimulation, les premiers registres se sont succédés dans un continuum d’ajustement majoritairement conservateur. Ces processus figent le self dans des boucles indéfiniment déficitaires qui envahissent et agrègent la fonction personnalité et la contaminent de cette croyance : « je suis et serai toujours bègue ».
41 Gardons à l’esprit qu’être bègue ne dit pas uniquement d’une personne qu’elle bloque sur les mots et parle avec des disfluences. Être bègue, c’est être encombré d’une multitude de gestalts inachevées. C’est conserver en soi l’énergie bloquée d’une ancienne expérience de sidération et d’une déchirure de contact initiale. C’est avoir réussi malgré tout à entretenir du contact, un contact mal-engagé, impacté d’interruptions et de rétroflexions incarnées dans la parole. Et c’est avoir essayé, parfois toute une vie, de manière compulsive et chronique, d’anéantir ce symptôme sans être jamais vraiment parvenu ni à le contrôler ni à le cacher. Et c’est porter en soi cet échec dans la solitude, l’impuissance, la colère et la honte. Quand vous rencontrez une personne qui se vit bègue, les difficultés de sa parole ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Dans l’invisible pour vous il y a tout cela en elle.
42 Le cinquième registre est une rupture radicale, un engagement dans l’abandon de cette construction et de l’identité qui s’y est engendrée. Il s’agit d’investir l’improbable. Oser imaginer, penser, sentir, éprouver du nouveau, quel qu’il soit, dans l’expérience organisme/environnement. Très souvent, la personne qui bégaye pense son handicap comme une fatalité qui l’aurait frappée dans l’enfance et dont elle serait la victime. Une des séquences incontournables du registre de la bouche spontanée est de parvenir à remettre de la conscience dans la part qu’elle prend au phénomène global de son mouvement bègue.
43 Le point de bascule de cette métamorphose est de pouvoir, dans un cadre suffisamment soutenant, accepter l’inimaginable, vivre un véritable coming out. Oser apparaître à l’autre sans contrôle et sans dissimulation. Accepter de sauter dans le vide, sans se raccrocher à ses ajustements conservateurs douloureux mais sécurisants, accepter totalement de ne pas savoir. Faire confiance au processus. Tolérer l’émotion d’être vu bégayant, s’accueillir dans la nudité de sa parole sans la travestir.
44 La résignation est un processus mortifère, l’acceptation tout au contraire est un processus dynamique. Il ne s’agit pas uniquement d’accepter de changer ses idées sur le bégaiement, il s’agit d’accepter de faire l’expérience de ces changements. Accepter c’est aussi identifier et reconnaître certains faits constitutifs de ce trouble comme faisant partie du donné de la situation en se délivrant de l’obsession de vouloir les faire disparaître.
45 Ainsi le sujet peut reconnaître et accepter :
- Que sa parole est parfois imparfaite, que c’est un phénomène intermittent et que c’est ainsi ;
- Que c’est seulement une de ses particularités, une de ses façons d’être au monde ;
- Qu’il n’y a aucune nécessité ni intérêt particulier à la maîtriser ou à la cacher ;
- Que son identité globale n’est pas restreinte au périmètre de son symptôme ;
- Qu’il est plus près de la spontanéité en se laissant voir dans un blocage qu’en se cachant ;
- Qu’il fait partie de ce qui se passe, même s’il ne sent pas encore comment et qu’il ne saura probablement jamais pourquoi.
S’identifier de nouveau à la spontanéité
47 Le registre cinq est donc celui où la personne qui bégaye n’a plus pour obsession de se débarrasser de la chimère. Elle n’est plus dans l’inquiétude et le contrôle. Elle peut nommer sa difficulté à l’autre et faire l’expérience que la terre ne se dérobe pas sous ses pas.
48 Alors, progressivement, le self est perfusé par cette expérience de spontanéité retrouvée. La fonction ça, qui n’est plus engagée contre elle-même, alimente librement les cycles de satisfaction des besoins. La fonction moi est maintenant à même de l’orienter dans ce qui lui convient ou pas. La fonction personnalité, par capillarité, se restaure dans l’image de soi.
49 Chaque cycle de contact vécu dans cette liberté retrouvée crée une anticipation positive des contacts à venir.
Pour conclure : Les dynamiques de l’engagement
50 Le bégaiement est une forme particulière d’engagement dans le contact. C’est être dans le besoin des mots et l’empêchement malgré soi de les dire.
51 Les cinq registres de cet article identifient des tentatives d’ajustement qui, sans être exhaustives ni universelles, sont souvent communes aux personnes qui bégayent. Le premier registre, la bouche de chaos, est un ré-engagement de survie dans le contact après une expérience de rupture à la frontière. C’est l’ajustement créateur qui fut possible et trouvé à ce moment.
52 Les registres suivants, la bouche de combat, la bouche contrôlée et la bouche cachée décrivent des processus de rigidification de l’ajustement initial qui deviennent conservateurs. Ces modalités d’engagement, bien que variées dans leurs tonalités, se répètent et se figent. L’organisme se sur-engage compulsivement dans la forme de son dire.
53 Le registre cinq est un changement de paradigme, un saut dans le vide, un engagement dans l’abandon, inaugurant un ajustement doublement créateur. La nouveauté se manifeste dans le désengagement de la volonté de bien dire. Le self peut être de nouveau spontané, de mode moyen et engagé dans la situation. L’ajustement n’est plus alors défini par une forme fixe (par exemple le combat ou la dissimulation) mais par la permanence de l’ajustement à la nouveauté. La forme n’est plus ni configurée, ni prévue, ni consommatrice insatiable d’énergie, mais elle s’organise en fonction de chaque situation. L’identité bègue peut progressivement s’estomper. Et même si le sujet traversera encore des contextes de champ engendrant des disfluences, il peut de plus en plus souvent se dessaisir de ses maux pour s’abandonner à sa parole.
Mots-clés éditeurs : honte, bégaiement, humiliation, rétroflexion, parole
Date de mise en ligne : 02/01/2015
https://doi.org/10.3917/gest.045.0075