Gestalt 2014/1 n° 44

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Article de revue

De l'imaginaire en Gestalt-thérapie

Pages 155 à 170

1 Limaginaire est une notion qui ne se laisse pas facilement cerner. Si l’image, la représentation sont fixes, l’imaginaire induit une notion de mouvement créateur. Il est une forme de rapport au monde.

2 Au fil de mes consultations, j’ai été frappée de constater à quel point stimuler l’imaginaire de certains de mes clients pouvait les revitaliser. Beaucoup paraissaient « paradoxalement » davantage ancrés dans le présent. La relation thérapeutique gagnait en qualité et en densité.

3 L’imaginaire imprègne et modèle des notions aussi variées que le rêve, le souvenir, la projection, le fantasme et même l’hallucination. Il participe à tous les processus de conscience, y compris les opérations cognitives complexes, comme dynamique de transformation des formes gardées en mémoire.

4 De quelle manière l’imaginaire peut-il être sollicité dans le cadre thérapeutique pour améliorer la fluidité des échanges avec l’environnement dans l’ici et maintenant ? Comment enrichir le processus de formation de signification et élargir les possibilités de choix ? Peut-on travailler de la même manière avec tous les clients ?

Définitions

5 L’imaginaire est la fonction par laquelle l’esprit voit, se représente sous une forme sensible et concrète des êtres, des choses, des situations dont il n’a pas une expérience directe. Il est succinctement défini dans Le Petit Larousse par : sans réalité, fictif. Cet antagonisme entre imaginaire et réalité pose d’emblée la question du véridique et du fantaisiste.

6 La représentation est, comme la perception, un mécanisme figuratif de la connaissance. Mais, et c’est là toute la puissance de l’imaginaire, elle permet l’évocation d’objets absents. Représentation et perception ne sont pas deux mécanismes étanches. La représentation peut informer la perception (dans le sens de l’enrichissement, de l’appauvrissement, de la déformation) en y faisant intervenir des éléments absents. Ce n’est pas le réel qui est « vu » mais une re-présentation qui s’impose comme vue nouvelle.

7 Plusieurs philosophes rendent compte de l’intrication étroite entre imaginaire et réalité. Pour Kant : l’imagination est « la faculté des intuitions hors de la présence de l’objet ». Il entend par intuition une forme de connaissance qui ne se rattache pas au raisonnement, mais qui n’en est pas moins une connaissance, au sens du mécanisme intellectuel visant à avoir la compétence de quelque chose.

8 Quant au psychanalyste Jacques Lacan qui distingue trois catégories : le réel, l’imaginaire et le symbolique, il nous précise que « on ne peut penser l’imaginaire que dans ses rapports avec le réel et le symbolique ».

9 En effet, toute représentation met en jeu la fonction symbolique qui permet simultanément de distinguer et de mettre en relation des signifiants (les symboles) et des signifiés (la réalité à symboliser). L’imaginaire laisse la place au paradoxe, et ne donne pas de prise à la contradiction. Des éléments antagonistes peuvent y coexister sans se détruire.

Les neurosciences

10 Les neurosciences échouent à situer précisément dans le cerveau la mémoire ou la créativité.

11 Toutefois on a pu constater qu’une personne sous IRM qui pense à une image, active les zones associatives de son cortex qui traite les aspects sémantiques de l’image, mais aussi la zone du cortex visuel primaire où aboutissent les fibres rétiniennes.

12 Voir et imaginer activent les mêmes zones du cerveau. Des résultats identiques ont été récoltés en ce qui concerne l’audition. Écouter une chanson ou la fredonner dans sa tête activent les mêmes zones dans les lobes temporaux. Il semble que ce soit quelque chose de l’ordre de notre conscience qui arbitre s’il s’agit d’une réalité externe ou interne. Ce « quelque chose » serait déficient dans le cas de l’hallucination.

13 Nous savons aussi que la simple évocation d’images suffit à déclencher une réponse physiologique sur laquelle la volonté ne saurait agir. Certaines traditions médicales (tibétaines, navajos et aborigènes) sont devenues expertes dans l’accès au corps par l’imaginaire dans le but de soigner.

14 Il semble que ce soit par les sens, par l’évocation multimodale d’images, de sons, de parfums qu’on puisse pénétrer dans l’imaginaire du corps et influer sur lui.

Un regard développemental

15 L’idée majeure du russe Lev Semionovitch Vygotski (1896/1934) est que la personne se libère elle-même des confinements de son univers actuel à travers des médiations sémiotiques (dialogues) et des actes.

16 Cette libération se produit en deux temps : d’abord la participation à des tâches qui impliquent des aînés (un parent, un pair plus capable). Son développement est orienté à travers le partage des buts et l’appropriation des moyens d’accomplir sa tâche. Au-delà d’un certain seuil, c’est le langage intérieur et l’activité imaginaire de la personne qui prennent le relais et achèvent l’autonomisation et la capacité d’autodirection de la conduite.

17 Cela me parait intéressant que l’imaginaire vienne dans un second temps. Certains de mes clients voudraient avancer dans la vie en imaginant des solutions à leurs problèmes en vase clos, et seulement ensuite agir adéquatement dans le monde. Ils négligent la capacité de l’environnement, de l’autre à leur offrir un support, de l’inspiration, de l’énergie. Leur immobilité les fige dans un fonctionnement stérile où la dynamique d’engagement est très altérée. En termes gestaltistes l’organisme, au niveau de la frontière contact qui contient l’organisme et en même temps touche l’environnement, transforme le monde et est transformé par lui.

18 Jérôme Bruner s’est appuyé sur les travaux de L.S. Vigotsky pour différencier deux formes de pensée séparées : la forme paradigmatique (l’analyse, l’explication, la démonstration d’un théorème…) et la forme narrative. Elles sont aussi naturelles et innées l’une que l’autre pour l’esprit humain, mais la forme narrative vient en premier.

19 Les jeunes enfants aiment et réclament des histoires. Ils sont à même de comprendre des sujets complexes sous forme d’histoires tandis que leur aptitude à saisir des concepts généraux est presque inexistante. Cette faculté narrative ou symbolique est celle qui donne un sens au monde, quand la pensée abstraite n’est pas encore opérante.

20 Les thérapeutes qui utilisent le conte activent cette faculté narrative chez leurs clients avec un bénéfice qu’ils connaissent bien : une coconstruction de sens qui ouvre sur du nouveau à l’endroit précis où le client est en mesure de le faire. « Le conte nous convoque dans un état mental particulier. Chacun en repart avec le message à sa portée, qui germera en lui tel un grain de blé » (Jean Mollon).

Une perspective gestaltiste

21 Pour les fondateurs de la Gestalt-thérapie, l’imaginaire est bloquant au cours d’ajustements conservateurs. Le nouveau est rabattu sur du connu et l’aspect traumatique est renforcé. Le processus thérapeutique en Gestalt-thérapie vise à ouvrir à l’ajustement créateur. L’imaginaire devient alors une dynamique de transformation innovante des formes. Paul Goodman, Ralph Hefferline et Frederick Perls illustrent la notion d’ajustement créateur avec l’observation du jeu de l’enfant ou la production d’œuvre de l’artiste.

22 Pour l’enfant en train de jouer ou l’artiste en train d’œuvrer, la conscience immédiate est dans un mode moyen qui se caractérise à la fois par son activité et sa passivité. Elle accepte les conditions, se concentre sur la tâche sans la calculer délibérément, et progresse vers la solution au bon rythme. La création est fluide, sans forcer.

23 « Dans les deux cas, c’est l’intégration sensori-motrice, l’acceptation de l’élan et le contact attentif avec le nouveau matériel environnemental qui aboutissent à un résultat satisfaisant. » (PHG, p. 71).

24 L’imaginaire est ici partie intégrante de cette conscience immédiate dont nous parle P. Goodman. La créativité est l’invention d’une nouvelle solution, et chaque instant suivant est riche de nouveauté potentielle. Le self est le système de contact dans le champ Organisme/Environnement, il ne sait pas à l’avance ce qu’il va inventer car la connaissance est la forme de ce qui s’est déjà produit. Le thérapeute soutient les émergences et le sens de l’expérience est coconstruit. Les possibilités de choix sont alors élargies pour l’ajustement créateur.

25 Gilles Delisle appréhende l’imaginaire comme se déployant dans deux directions :

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  • Le passé souvenu. Ce qui concerne la mémoire, la capacité d’évocation des souvenirs.
  • Le futur anticipé. Nous trouverons ici la capacité à combiner de nouvelles images : les projections, les fantasmes, tout ce qui relève de la créativité, de l’inventivité, de la fantaisie.

27 L’emploi des mots passé et futur ne doit pas nous faire oublier qu’il s’agit toujours de représentations à l’instant présent, l’endroit où la thérapie est opérante.

28 La représentation spatiale nous intéresse particulièrement en tant que gestaltistes car elle a un statut particulier à la charnière entre perception et acte. L’espace représenté n’est pas une simple copie de l’espace perçu, mais il se construit tout au long de l’enfance sous la dépendance des capacités opératoires et la détection des invariants (ex : injonctions parentales ou attitudes, comportements figés).

29 Quand je propose à mon client une mise en forme d’une représentation, par exemple sa configuration familiale d’origine avec des figurines, il a la possibilité de prendre du recul par rapport à cette représentation, puis le cas échéant de la modifier par un acte, par exemple rapprocher sa figurine de celui ou celle dont il aurait aimé être plus proche. L’acte, le mouvement ne vont pas changer la distance qui a existé dans le passé, mais ils vont donner au client l’expérience de sa liberté d’action dans le présent. Sa capacité à se rapprocher de celui dont il a envie d’être proche se restaure progressivement. Le travail en Gestalt-thérapie va permettre de transformer la représentation en expérience immédiate puis de mobiliser l’énergie et de mettre en mouvement pour expérimenter du nouveau.

30 Il ne suffit pas de regarder mais il est possible d’apprendre à regarder. C’est-à-dire à discerner les introjects afin de permettre au client de choisir de les mâcher ou de les recracher, pour reprendre la terminologie alimentaire de F. Perls. De même questionner les projections du client et déconstruire leur caractère conservateur en ouvrant des possibles. Le thérapeute va apporter son œil extérieur nourri de son propre imaginaire et de son expérience. Le projet thérapeutique se saisit de l’imaginaire pour élargir la palette de choix que peut opérer le client dans son existence.

31 La théorie relationnelle du psychanalyste Sami ALI nous intéresse en tant que gestaltistes car elle rejoint l’idée majeure de la Gestalt selon laquelle la pathologie se situe au niveau des échanges entre l’organisme et l’environnement. Il exprime cela en terme de relation fondamentale entre fonctionnement et situation relationnelle. Il définit trois pôles d’accès qui doivent être mis en lien pour appréhender le processus thérapeutique : le corps, l’imaginaire, et l’interaction avec l’autre. Il précise « qu’on a désormais affaire à une situation globale à laquelle seule la causalité circulaire est applicable, en lieu et place de la causalité linéaire qui sous-tend toute interprétation fondée sur la psychogénèse ».

32 James Kepner nous indique que « Un thérapeute orienté sur le corps sait distinguer la proportion exacte de notre existence fondée sur le somatique et sur le physique. Ce que l’individu perçoit de la réalité est basé sur son degré de contact avec son fond sensoriel. On appelle cela l’enracinement en Gestalt-thérapie ».

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33 En séance j’essaie de réaliser ce type d’observation sur la capacité de déploiement de mon client au niveau de cet axe corporel mais aussi des deux autres axes :

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  • Le relationnel : Comment mon client perçoit-il mon existence en tant qu’autrui ? Quelle est la qualité de l’interaction ici et maintenant (champ 1) ? Le client se sent-il en confiance ? Quel est le degré d’intimité, de proximité ?
  • L’imaginaire : Comment le client a-t-il accès à ses souvenirs ? À ses rêves ? Sollicite-t-il facilement son imaginaire, beaucoup, pas du tout ? S’y réfugie-t-il ?

35 À noter que la capacité à se déployer sur cet axe est à distinguer de la capacité à en faire part à son thérapeute. Au fur et à mesure où la relation est nourrie en surface, la proximité est accrue, la confiance est étayée : les objets remontent du fond.

36 « C’est la relation thérapeutique qui est pour l’image l’écran où elle a l’autorisation de s’exprimer. La relation thérapeutique fournit à l’image une dynamique de désir ou d’espoir de changement » (Jean-Luc Martineau).

37 Les clients présentant des affects dépressifs se caractérisent par un faible déploiement sur les trois axes. Peu d’enracinement corporel, un ralentissement à convoquer des souvenirs, une difficulté à accéder à des rêves et une qualité d’interaction appauvrie, tant en qualité qu’en quantité.

38 Face à son client, le thérapeute est présent, engagé. Il est attentif à ce qu’il observe de son client, à ce qui se passe en lui, au « ça » de la situation dans une perspective de champ. La gestalt nous invite à user de discernement pour identifier le bon et aliéner le mauvais. Dans cette optique je propose de décomposer l’imaginaire à un instant T selon le schéma suivant :

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L’emploi des mots « bon » et « mauvais » est fondamentalement en lien avec l’expérience du client. Le thérapeute n’a pas une connaissance préalable de ce qui est bon ou mauvais pour le client.

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En pratique

40 Mon propos est illustré par trois vignettes cliniques. La première montre l’impact d’une stimulation de l’imaginaire sur une revitalisation corporelle, la seconde comment l’exploration d’une projection vient soutenir du nouveau, et la troisième comment activer une disponibilité à ce qui est ardemment souhaité par la cliente. J’évoquerai aussi les dysfonctionnements en lien avec l’imaginaire.

Fatima, 24 ans

41 D’origine algérienne, elle est la dernière d’une fratrie de quatre enfants et habite encore chez ses parents. Elle travaille et a un copain depuis sept ans avec qui elle projette de s’installer suite au mariage prévu cette année. Elle me précise que bien sûr sa mère aura une clé de chez eux. Celle-ci prévoit de venir chaque jour pour l’attendre quand elle rentrera du travail et en profitera pour l’aider en cuisinant leur repas du soir.

42 Le tableau clinique est fourni et m’inquiète : migraines, maux d’estomac et vertiges dont des examens médicaux poussés n’ont pas décelé l’origine. Perte d’appétit (elle pèse 47 kg pour 1,68 m). Elle ne peut s’endormir seule sous peine de tomber d’épuisement au bout de plusieurs heures pour se réveiller ensuite en sursaut trempée de sueur. Elle bipe sa mère sur son portable vers minuit qui vient la rejoindre dans son lit. Elle souffre aussi de compulsion d’achats sur internet. C’est le motif principal de sa consultation.

43 Sa voix est de basse intensité, elle chuchote plutôt qu’elle ne parle. Sa poignée de main est très hypotonique, sa démarche est flottante au dessus du sol.

44 À la troisième séance, elle me dit fièrement qu’elle a eu envie de dormir seule et y est parvenue par deux fois. La troisième nuit, sa mère l’a réveillée en venant la rejoindre en lui disant : « je sais que tu ne dors pas ». Les nuits suivantes, elle a échoué à s’endormir à nouveau.

45 Je lui demande si elle a déjà envisagé d’habiter toute seule. La réponse fuse, catégorique : « Je ne pourrais partir de chez moi que mariée, mes parents me le répètent depuis ma naissance ». Je lui propose d’imaginer néanmoins comment ce serait, d’habiter dans un endroit rien qu’à elle. Elle prend soin de me repréciser que c’est impossible dans la réalité, puis elle accepte de se prêter au jeu.

46 Je stimule son imaginaire avec ma curiosité en utilisant d’abord le conditionnel. Comment ce serait ? Quelles couleurs, quel style de meuble, de décoration ? Est-ce que vous auriez envie d’inviter quelqu’un chez vous ?

47 Puis en utilisant le présent de l’indicatif. Vous invitez une amie à diner ? Qu’est-ce que vous lui cuisinez ? Elle s’imagine passer la soirée à papoter avec une copine sans compte à rendre à quiconque et son visage s’éclaire, ses yeux s’allument, sa voix s’anime. La séance se termine sur le partage de mes observations et la conscientisation de son éprouvé pour une constitution de cette nouvelle expérience.

48 La première fois où j’ai vu Fatima, elle m’a semblée au bord de « l’implosion ». La loyauté totale aux représentations maternelles ne permet pas au ça de la cliente d’émerger. La fonction Je est complètement atrophiée. Il y a très peu d’espace pour son existence propre et autonome.

49 J’ai l’impression que je ne peux pas prendre la problématique de front, sur le terrain du rationnel. C’est ficelé trop serré. Solliciter l’imaginaire a ouvert un espace de respiration qui lui faisait défaut. Elle a pu ensuite y puiser de l’énergie pour gagner en autonomie.

50 Mon imaginaire de thérapeute est activé par l’évocation des modalités sensorielles : visuelles pour la forme et les couleurs des éléments de décoration de l’appartement imaginé par la cliente, gustatives et olfactives pour le saumon en papillotes qu’elle imagine préparer à son amie qui vient lui rendre visite.

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« La finalité du temps imaginaire : faire émerger le rêve et le plaisir dans la conscience vigile pour modifier en profondeur le rythme corporel, tonique et respiratoire »
Sami Ali

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52 Six mois plus tard Fatima a repris du poids, ses symptômes physiques et ses compulsions d’achat ont disparu. Elle dort seule. Elle vient de choisir un appartement situé à trente kilomètres de chez ses parents qu’elle se réjouit d’aménager à son goût pour elle et son mari. Nous poursuivons notre travail.

Nora, 30 ans

53 Mariée et trois enfants, elle me sollicite pour des consultations à domicile car elle est dans l’impossibilité de sortir de chez elle depuis des mois. Elle souffre d’attaques de panique. Même ouvrir la fenêtre chez elle, avec les stimulations de l’air frais, du mouvement des voitures, des rayons du soleil déclenchent des symptômes de vertiges, de tachycardie et d’envie de fuir. Elle a souffert d’une dépression sévère il y a quelques années qui n’a jamais été soignée (elle est restée couchée pendant six mois). Elle est très reconnaissante que j’accepte de me déplacer chez elle et s’engage activement dans la thérapie en novembre. L’alliance thérapeutique est rapide et de bonne qualité. Nora entame parallèlement un traitement léger d’antidépresseurs et se procure sur internet des bandes audio mises au point par un thérapeute belge ancien agoraphobe et qui s’inspire des TCC.

54 De mon côté, je me plonge dans la lecture de Gianni Francesetti Attaques de panique et postmodernité qui distingue trois sortes de contacts :

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  • Les contacts évidents, expression de la fonction ça du self. Nous n’y accordons généralement pas d’attention. Ils regroupent notre rapport à la gravité, à l’air que nous respirons, et au contenu parfaitement assimilé de notre mémoire procédurale (ex : la conduite de ma voiture sur un trajet connu).
  • Les contacts acquis sont l’expression de la fonction personnalité du self. Ils parlent de qui je suis devenu, de mon histoire assimilée, de mes représentations du monde.

56 Ces deux formes de contact constituent le ground de sécurité du self.

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  • Le contact intentionnel parle de la fonction Je. Il est l’expression d’un choix délibéré qui organise la direction, le temps et les modes du contacter.

58 Les contacts évidents (ça) et acquis (personnalité) vont constituer le fond, le support pour l’émergence de la figure qui va créer progressivement le processus du contacter (Je). Il fait l’hypothèse que au cours d’une attaque de panique, la figure du contacté se déploie, et le fond s’effondre brusquement. Ce me semble être le cas pour Nora, dont le système nerveux autonome s’affole et qui doit concentrer toute son énergie vitale à affronter la peur de perdre l’équilibre en marchant dehors.

59 En février je lui propose d’explorer sa peur de sortir dehors. Nous la mettons en forme dans la pièce où se déroule la consultation. Elle s’imagine se rendre au magasin d’alimentation et ressentir les symptômes habituels, vertiges, tachycardie, envie de s’enfuir, et surtout peur de tomber la tête en avant. Je lui propose de me montrer comment elle tomberait et de me raconter ce qui se passerait. Elle tombe/s’allonge sur le ventre, le visage contre le linoléum de la pièce. Elle imagine les gens qui paniquent, qui veulent appeler les pompiers. Elle s’imagine leur dire « ce n’est rien ».

60 Mon imaginaire s’accorde au sien par la modalité visuelle (je la vois réellement par terre) et par la modalité auditive en imaginant les cris des passants. J’objecte que si j’étais une passante ce jour-là, devant l’écart entre ce que je vois et ce que j’entends : mon inquiétude augmenterait. Elle rectifie alors : « Ce n’est pas grave, c’est une crise d’angoisse. S’il vous plaît aidez-moi à me calmer ». Je m’assois près d’elle sur le sol en lui disant doucement « je suis d’accord pour faire ça avec vous ». Nous échangeons un sourire. Elle reste par terre aussi longtemps qu’elle n’a pas ressenti l’envie et mobilisé elle-même l’énergie de se relever. Rien ne presse.

61 Un mois plus tard elle se risque à sortir au magasin d’alimentation à cent mètres de chez elle. Elle me dit avoir « géré » les débuts de crise d’angoisse en se rappelant notre expérimentation. Elle va continuer à s’entrainer à de courtes sorties, comme aller chercher ses enfants à l’école.

62 Sept mois après le début de la thérapie, elle me fait part de son projet de venir seule à mon cabinet. Après une tentative qui se solde par un échec, elle y parvient et son visage irradie de joie ce jour là. Nous sommes émues toutes les deux. Elle se déplace aujourd’hui, neuf mois après la première consultation, sans y penser (ce sont ses mots). Nous poursuivons notre travail.

63 Nora a intériorisé de l’appui qui l’a aidée à constituer son ground, ce qui lui a permis de sauter le pas pour sortir et faire ses courses. Je fais l’hypothèse qu’en faisant « descendre » la projection dans l’expérience immédiate (le corporel et la relation avec moi), cela a désactivé une partie de la charge de peur qu’elle contenait.

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Carine, 35 ans

64 Carine est une jeune femme homosexuelle célibataire. Cela fait plusieurs séances qu’émerge progressivement sa détresse de ne pas vivre en couple. Ce jour-là elle a fêté la veille ses trente-cinq ans et son vague à l’âme est suffisamment fort pour qu’elle m’en parle ouvertement les larmes aux yeux. Tout d’abord je ne fais qu’être là, dans l’accueil de sa peine, pendant un long moment. Puis me vient l’idée de lui proposer de me raconter son trente-sixième anniversaire. D’abord surprise, elle se lance : avec un copain né quasiment le même jour qu’elle, ils ont le projet de louer un local atypique dans Paris. Il y aura plein d’amis de l’association dans laquelle elle milite, il y aura de la musique, des gens qui dansent… Elle s’y voit…

65 Je lui demande si elle est en couple ? Elle me regarde avec un air très étonné. La réponse est non. Elle souffle brusquement par le nez, lève les yeux au ciel, sourit d’elle-même d’un sourire qui me semble jaune.

66 L’exploration de ce futur anticipé permet la prise de conscience d’une forme d’indisponibilité qui est active aujourd’hui chez Carine. Après avoir déplié cet aspect, je lui propose de retourner en imagination à cette fête d’anniversaire, mais cette fois accompagnée. Elle ne décrit pas le visage de sa prochaine compagne qu’elle ne connaît pas encore, mais elle me parle de la chaleur d’une main dans la sienne, de l’excitation à l’ouverture d’un cadeau qui compterait un peu plus que les autres. Là encore, les changements corporels sont visibles. Un sourire plus large, la peau du visage plus irriguée, un nouvel éclat dans le regard. Au niveau interactif a circulé le plaisir de partager du bon, même « seulement » en imagination.

Quand l’imaginaire inhibe le self

67 L’imaginaire peut aussi être investi par le client pour soutenir les interruptions de contact et freiner la mobilisation de l’énergie. Le client se perd alors dans l’exploration de multiples scénarii, ratiocine sans fin et n’agit pas. La dynamique d’engagement est ici inhibée par l’imaginaire. Avec ce type de client je suis vigilante à ne pas me laisser enfermer « là haut » avec lui.

68 J’existe dans la relation en l’interrompant et en proposant de porter son attention sur ses ressentis corporels (axe du corps) ou en demandant au client comment c’est pour lui de partager cela avec moi (axe interactif). L’objectif est de rétablir des connexions entre imaginaire et réalité. Pour cela il est nécessaire d’être attentif à la temporalité spécifique du corps par rapport à celle de l’imaginaire. L’inspiration fuse, l’imaginaire a la capacité de se déployer à très grande vitesse. Le temps du ressenti corporel est plus lent. En amont il peut être nécessaire de s’exercer longtemps avant que le client puisse conscientiser ses ressentis corporels, leur accorder une place, une valeur et oser les partager.

En conclusion

69 Corps, imaginaire et interactivité sont étroitement interconnectés dans un fonctionnement sain. Inviter le client à se déployer de manière fluide sur chacun de ces trois axes contribue à nourrir le processus thérapeutique et créatif pour un déploiement souple et ajusté du self. Je suis convaincue que tous types de clients peuvent bénéficier d’un travail avec l’imaginaire. C’est la nature du travail qui va différer d’un client à l’autre. Pour certains, par exemple les personnes touchées par des affects dépressifs, il s’agira de les aider à le déployer, le soutenir. Pour d’autres, envahis par l’anxiété, ce sera plutôt l’apaiser, le contenir, le mettre en lien avec le réel. Quelle est notre capacité de thérapeute à accéder à notre propre imaginaire sans se couper ni de notre awareness, ni de nos connaissances, ni de l’ouverture à la singularité de notre client ? Plus cette compétence sera aiguisée, plus l’intimité, la proximité, la confiance dans la relation thérapeutique en seront accrues et les capacités de changement de nos clients vitalisées.

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Bibliographie

Bibliographie

  • ALI S. : Corps et âme, Éditions Dunod, Paris, 2003 – L’espace Imaginaire, Éditions Gallimard, Paris, 2000.
  • BAROU J. P. et GROSSMAN S. : Les clés de la santé indigènes, Éditions Balland, Paris, 2004.
  • BLANCHET A. et IONESCU S. : Psychologie du développement et psychologie différentielle, Éditions PUF, Paris, 2008.
  • DELISLE G. : La relation d’objet en psychothérapie, Les éditions du reflet, Ottawa, Canada, 1998.
  • FRANCESETTI G. : Attaques de panique et postmodernité, L’exprimerie, Bordeaux, 2009.
  • GENTELET C. : L’imaginaire et ses figures, Mémoire de fin de troisième cycle IGPL, www.phenomenologie-gestalt.fr., 2008.
  • KEPNER J. : Le corps retrouvé en psychothérapie, Éditions Retz, Paris, 1998.
  • MOLLON J. : La vraie vie d’Élise in revue Gestalt n°41, SFG, 2012.
  • MARTINEAU J.- L. : De l’usage des images en Gestalt-thérapie, in revue Gestalt n°40, SFG, 2011.
  • PERLS F., HEFFERLINE R. et GOODMAN P. : Gestalt-thérapie, L’exprimerie, 2001, Édition Originale, 1951.
  • VYGOTSKI, L. S. : (1934), Pensée et langage, traduction française, Éditions La Dispute, Paris, 1999.

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