Gestalt 2012/1 n° 41

Couverture de GEST_041

Article de revue

Une rencontre avec Serge Ginger Propos recueillis par Valérie Andrianatrehina

Pages 159 à 173

Serge Ginger nous a quittés le 1er novembre 2011.
Il fut durant plus de quarante ans un ardent promoteur de la Gestalt en France et dans le monde. Avec son épouse, Anne Peyron-Ginger, il a créé l’École Parisienne de Gestalt, puis contribué à la fondation de la Société Française de Gestalt. Il a défendu sans relâche la profession de psychothérapeute et s’est dépensé sans compter au sein de nombreuses institutions, gestaltistes ou non, françaises et européennes (FF2P, EAGT, EAP…).
Son goût de la vie, sa curiosité, sa chaleureuse humanité ont marqué plusieurs générations de Gestalt-thérapeutes. Nous sommes heureux de partager tout cela avec nos lecteurs grâce à l’entretien qui nous a été proposé par Valérie Andrianatrehina.
Le comité de lecture de la revue Gestalt

1 J’ai rencontré Serge Ginger en septembre 2003. J’avais ouvert depuis peu mon cabinet de psychothérapie. J’avais mis beaucoup d’énergie à acquérir des outils, une méthode et je réalisais que cela marquait pourtant bien moins ma pratique que l’idée que je me faisais de ce métier et les raisons pour lesquelles je souhaitais l’exercer. Je m’interrogeais en fait sur ce que j’appellerais aujourd’hui mon anthropologie personnelle. J’ai alors décidé de questionner une vingtaine de thérapeutes d’obédiences différentes sur leur parcours et leur propre anthropologie, avec un projet de publication sur ce thème.

2 Monsieur Ginger avait donc gentiment accepté de rencontrer la jeune thérapeute non-Gestaltiste que j’étais à l’époque dans le but de voir son être thérapeute questionné pendant plus de deux heures. Je garde le souvenir d’un homme à l’esprit vif, passionné, rieur, et je suis heureuse de partager quelques moments de cette rencontre où se retrouvent les traits d’une personnalité émouvante et enjouée. La qualité de cet entretien – ainsi que ma rencontre avec Catherine Deshays et Magali Barcelo – fut l’un des éléments déterminants qui m’ont amenée vers la Gestalt. Merci Monsieur Ginger pour votre générosité !

3 Valérie Andrianatrehina

4 Valérie Andrianatrehina : Vous êtes à l’origine psychologue clinicien. Pourriez-vous m’en dire plus sur votre formation ?

5 Serge Ginger : Mon premier métier est éducateur spécialisé – c’est là d’ailleurs que j’ai rencontré ma femme – et j’ai exercé ce métier pendant trente ans. Je me suis occupé de jeunes en difficulté puis de la formation d’éducateurs. Enfin j’ai été secrétaire général de l’association nationale puis de l’association internationale d’éducateurs pour les jeunes inadaptés. J’en suis venu à la psychothérapie parce que ma formation d’éducateur m’a finalement paru insuffisante. J’ai décidé de la compléter par une formation de psychologue qui m’a également paru insuffisante ! J’ai alors entrepris une psychanalyse puis une formation analytique.

6 V.A. : Vous êtes donc également psychanalyste ?

7 S.G. : Oui mais je ne le suis plus. J’ai commencé par modifier la psychanalyse et j’ai fini par la quitter !

8 Pendant environ quinze ans j’ai dirigé un centre spécialisé dans les cas difficiles. Nous acceptions les enfants renvoyés d’autres établissements, trop perturbés pour être maintenus en prison et trop délinquants pour être maintenus en hôpital psychiatrique.

9 C’était un centre d’accueil et de recherche. Le personnel était composé de quatre-vingt personnes dont une cinquantaine de psychanalystes pour quatre-vingt gosses. La plus grande concentration psychanalytique connue au monde je crois !

10 Peu à peu notre approche psychanalytique est devenue de plus en plus spéciale en allant vers une plus grande implication. Les résultats s’amélioraient au fur et à mesure que nous quittions cette fameuse neutralité bienveillante vécue par les jeunes comme un abandon. J’avais baptisée notre méthode l’ontosynthèse : la synthèse de l’être dans ses dimensions psychique, corporelle et sociale...

11 V.A. : Comment êtes-vous venu à la Gestalt ?

12 S.G. : Un jour, en présentant l’ontosynthèse lors d’un congrès, un homme m’a interpellé en soulignant la proximité de notre travail avec la Gestalt. Le week-end suivant je vivais mon premier stage de Gestalt ! J’ai découvert que la recherche que nous menions depuis une quinzaine d’années était déjà bien engagée aux États-Unis dans le mouvement Gestaltiste. Pendant une dizaine d’années je suis donc retourné avec ma femme aux US pour me perfectionner en Gestalt-thérapie. J’y ai retrouvé ces idées d’interaction active du thérapeute avec son client et la participation des cinq dimensions de la personne – corps, affect, intellect, dimension sociale et dimension spirituelle du sens de la vie – que j’ai symbolisées par un pentagramme dans l’un de mes livres.

13 Cela fait donc trente ans que j’ai rompu avec le mouvement psychanalytique à mon sens un peu périmé aujourd’hui et que je pratique exclusivement la Gestalt. Je me suis beaucoup intéressé aux neurosciences qui s’articulent bien avec l’approche gestaltiste. Ma femme et moi avons développé en France la Gestalt avec un style spécifique qui tout en restant Gestaltiste s’est écarté un peu du style originel.

14 V.A. : Quand avez-vous ouvert votre cabinet ?

15 S.G. : Nous avons commencé à pratiquer la Gestalt en France en 1971. En sus de mon travail de directeur de centre, j’ai commencé avec ma femme à animer des groupes de thérapie. Certains clients nécessitaient parfois un suivi complémentaire en individuel. C’est ainsi que nous avons rapidement coordonné un suivi mensuel de petits groupes avec des entretiens individuels. Pendant longtemps nous avons continué dans cette voie car nous l’avons trouvée efficace. Le groupe apporte un soutien, permet souvent des prises de conscience plus fortes par des psychodrames, des mises en situation. Ensuite tout ceci peut s’affiner, s’approfondir dans le suivi individuel. Mais ces dernières années j’ai ralenti mon activité de thérapeute pour me consacrer à la formation.

16 V.A. : Vous souvenez-vous de ce qui vous a amené à choisir de devenir éducateur puis thérapeute ?

17 S.G. : Je dirais le hasard, les circonstances de la vie ! Je n’ai pas fait le choix à quinze ans de devenir psychothérapeute, ni même éducateur. Je voulais être journaliste, faire de grands reportages, des voyages. Ceci dit, je voyage beaucoup : j’ai été dans une soixantaine de pays au cours de ma vie. J’aime le mélange culturel mais ce n’est pas pour cela que je suis devenu thérapeute. J’ai plutôt appliqué cela à la thérapie… Je voulais aussi être missionnaire : faire accéder les gens au bonheur dans une vision disons chrétienne. C’était mes rêves d’adolescence !

18 Et puis après la guerre – j’avais environ dix-sept ans – je me suis occupé de scoutisme, comme beaucoup de gens à l’époque. Je suis devenu chef de troupe d’un groupe scout éclaireur unioniste rattaché à une paroisse orthodoxe. Je suis d’origine russe et ma mère était plus ou moins orthodoxe. J’aime cette religion pour son mariage de l’aspect intellectuel, très romain, avec l’aspect mystique, émotionnel, affectif, profond, plus oriental.

19 Je l’ignorais évidemment à l’époque mais ce choix relevait déjà de la ligne qui m’a mené à la Gestalt : une synthèse entre une théorie et une pratique, une approche intellectuelle, une recherche de la vérité et une approche émotionnelle, une recherche de la joie...

20 Donc à dix-sept ans, je m’occupais avec passion de ce groupe de jeunes d’un milieu plutôt prolétaire. Nous étions dans l’après guerre et ces jeunes étaient un peu perdus. Certains volaient en utilisant les techniques scoutes. Un jour j’ai retrouvé trois de mes anciens chefs de patrouille dans un centre de rééducation. Ils avaient été arrêtés pour cambriolage organisé et étaient dans un patronage relais – l’équivalent d’une maison de correction. Je suis allé les voir là-bas pour continuer à les suivre parce que je les aimais bien malgré leurs bêtises.

21 Et puis cela m’a paru intéressant de m’occuper de tous ces jeunes rencontrés dans ce centre. Ils ne savaient pas quoi faire de leur vie, ils étaient à la recherche d’un idéal, d’aventure. Pendant mes vacances je me suis embauché comme éducateur stagiaire bénévole. Cela m’a intéressé, passionné ! C’est ainsi que j’ai décidé de devenir éducateur spécialisé. Ça marchait bien et cela a donné un sens à ma vie de m’occuper de ces jeunes qui étaient à la recherche de quelque chose. C’était un mélange d’éducation, de psychologie et de psychothérapie. Face à ces jeunes marginaux, il ne s’agissait pas d’éducation banale mais d’une rééducation de leur personnalité.

22 V.A. : Y a-t-il eu des peurs dans ce choix de devenir éducateur ?

23 S.G. : Non ! J’étais jeune, j’avais la foi. Mes parents étaient affolés, moi non. Ils désiraient que je fasse des études classiques d’ingénieur pour bien gagner ma vie. Mon frère, lui, a continué les sciences et est devenu ingénieur. Mais moi, je m’emmerdais à faire des maths et de la physique alors que le métier d’éducateur était passionnant ! Il se passait quelque chose tous les jours, nous étions plongés dans les relations intenses. Je n’avais pas de peur, non ! J’étais passionné !

24 V.A. : En est-il allé de même en devenant psychothérapeute ?

25 S.G. : Oui c’était toujours le même élan, la même passion de la vie, de la psychologie et des relations ! J’ai toujours eu la foi. Au début, nous ne gagnions pas d’argent. J’ai commencé à travailler en 1950 : cela fait donc cinquante-trois ans maintenant. Nous étions nourris, logés et recevions un peu d’argent de poche. C’était juste après la guerre.

26 Puis nous avons eu un salaire de trois mille anciens francs : cinq euro par mois ! J’étais déjà marié avec ma femme et nous logions sur place dans une petite chambre. Je me souviens d’un jour où nous avons fait la fête parce que nous avions pu nous acheter des meubles : en fait, un unique tapis ! Il nous servait pour nous asseoir, dormir, manger... Nous n’avions pas l’argent pour acheter des chaises, une table ou un lit. Mais nous avions ce grand tapis en haute laine moyen atlas... C’était une époque… Je ne peux pas dire difficile… plutôt marrante ! Nous étions jeunes, nous avions peu de besoins.

27 V.A. : En vous retournant sur votre parcours, comment considérez-vous cette absence de peur et cette foi qui vous a porté ?

28 S.G. : Je trouve ça sympathique ! Ce n’est pas de l’inconscience. L’expérience m’a montré que finalement je me suis bien débrouillé. Ma femme, ma famille, mes quatre enfants, tout le monde a traversé tout ça sans gros problème. C’est l’aventure ! Le terme de peur n’a pas d’écho chez moi. Ce qui m’intéresse, c’est la foi au sens large, non au religieux. Et l’esprit d’aventure !

29 Par exemple, dans les années 70, en tant que secrétaire général de l’association internationale d’éducateurs j’ai reçu une demande de l’UNESCO pour un poste à pourvoir en Iran. Ce pays était à l’époque sous la dictature du shah. D’un coup, Anne et moi avons décidé d’y aller nous-mêmes. Et nous sommes partis à l’aventure avec toute notre famille ! Nous ne savions rien de la situation là-bas, nous ne connaissions pas un mot de persan. Mais nous avons quitté le centre que nous dirigions à l’époque, nous avons vendu tout ce que nous possédions et nous sommes partis ! Cette vie en Iran a été un tournant dans notre vie : il y a un avant et un après dans notre conception du monde. Tout ceci pour vous dire que notre vie a souvent été un départ à l’aventure pour découvrir du nouveau.

30 V.A. : Selon vous, quelque chose vous prédestinait-il à intervenir dans ces métiers de la relation d’aide ?

31 S.G. : Dans l’après coup, on peut se le demander… Selon des idées courantes, le fait d’avoir souffert soi-même vous prédispose à vous occuper des autres.

32 J’ai eu une enfance un peu difficile, puisque mes parents étaient immigrés russes, juifs de surcroît. Lorsqu’ils sont arrivés en France, n’ayant pas de métier, ils ont eu des difficultés d’insertion sociale. Ensuite est venue la guerre et mon père en tant que juif a dû se cacher.

33 Nous n’avons jamais eu d’argent. De plus mes parents étaient un peu marginaux. Ils étaient poètes. Écrivant en russe, ils n’avaient pas de lecteurs puisque c’était interdit en Union soviétique et qu’en France la communauté russe était très réduite. Donc ils ne gagnaient pas d’argent avec tout cela.

34 Par exemple, nous n’avions pas de repas… [Silence]… D’ailleurs il n’y avait pas de table. Je vous disais que lorsque je me suis marié nous n’avions pas de meuble faute d’argent. Mais quand j’étais enfant, il n’y avait pas de table non plus ! En fait, il y avait une petite table qui servait pour tout mais nous n’avions pas de temps de repas. Cela paraît bizarre aujourd’hui. Mais à l’époque cela nous paraissait normal. Nous ne savions pas que les gens s’asseyaient en rond autour d’une table pour prendre des repas. C’était un cérémonial que nous ignorions. On grappillait ce qu’il y avait dans le garde-manger. Et quand il n’y avait rien, et bien il n’y avait rien !

35 C’était nous, les gosses, qui dès l’âge de neuf ans rapportions à manger à la maison. Nous donnions des cours à nos petits copains, nous les aidions dans leurs devoirs. Je donnais des cours de latin, de maths… J’ai enseigné dès l’âge de neuf ans ! Tout cela contre des victuailles. On ramenait à la maison des biscuits, des cuisses de poulet et chacun grignotait quand il avait faim.

36 De plus ma mère écrivait la nuit. C’était le moment où elle était inspirée. Donc le jour, elle dormait et ne s’occupait pas de nous. Quant à mon père, il méditait. Devenu bouddhiste, il méditait pendant des heures, assis en tailleur. Il ne mangeait pas, il ne travaillait pas. Donc mon père méditait et ma mère dormait. Oh, ils étaient gentils, mais ne s’occupaient pas de nous. Ils ne savaient même pas dans quel lycée nous étions, à quelle place ils devaient signer le carnet de notes… Mon frère et moi les signions nous-mêmes. Cela ne nous venait pas à l’idée de les montrer à nos parents : ils s’en foutaient. Je me souviens d’un jour où mon père est tombé par hasard sur mon carnet de notes et l’a signé : je me suis fait punir pour fausse signature car cela n’avait rien à voir avec la signature que j’avais inventée ! La seule fois où il a signé…

37 C’était une vie plutôt originale : financièrement pauvre, mais pas malheureuse, simplement marginale. De temps en temps j’étais invité chez un copain. Là on m’expliquait comment il fallait manger avec une fourchette : chez nous, on mangeait avec les doigts ! Quant aux vêtements, c’était les vêtements que donnait la Croix Rouge. Mais je ne peux pas dire que nous étions malheureux.

38 Tous les mercredis soir, la société des poètes et des peintres russes de Paris – ceux qu’on appelle l’école de Paris, les juifs russes, Soutine, Terechkovitch et toute la bande – se réunissaient chez mes parents. Chacun apportait quelque chose – une bouteille, un paquet de biscuits – et ils récitaient leurs poèmes, montraient leurs tableaux jusqu’au milieu de la nuit. Je me souviens que le jeudi matin, on se précipitait sur les restes ! Il y en avait en général pour deux ou trois jours car les gens savaient qu’on étaient fauchés : ils amenaient toujours plus que nécessaire !

39 Oui, c’était une vie un peu spéciale. J’étais plutôt pauvre, un peu abandonné par des parents qui s’occupaient peu de moi mais je n’étais pas maltraité du tout ! Est-ce cela qui m’a prédisposé à devenir éducateur et thérapeute ? Moi je dirais que non… Cyrulnik dirait que oui…

40 Mais par exemple ma femme, elle, est issue d’une famille plutôt bourgeoise et riche. Elle a grandi dans de bonnes conditions auprès de deux parents aimants. Elle est pourtant également devenue éducatrice et psychothérapeute ! Donc je me méfie des extrapolations.

41 V.A. : Donc vous ne vous sentez pas prédestiné par votre enfance en quoi que ce soit de particulier.

42 S.G. : Non ! Avoir eu très peu d’éducation fait que je ne savais pas ce qu’il fallait faire dans la vie : ce qui était bon et ce qui était mauvais. On ne m’a pas appris la politesse ou le respect. On ne m’a jamais dit si la masturbation était bien ou pas. Ou s’il fallait s’occuper des autres… Parce que mes parents étaient ailleurs ! Ils étaient au ciel ou à l’intérieur d’eux-mêmes ou je ne sais où ! Donc je me suis construit moi-même une morale personnelle et sociale par observation et réflexion. Petit à petit j’ai mis en place mes références personnelles. Il est possible que cette construction d’autoréférences m’ait poussé vers l’éducation. Peut-être même vers la Gestalt où chacun créée ses propres normes. Donc je ne sais pas si cela m’a poussé mais je constate en regardant en arrière que je me suis occupé des autres très jeune. Tout simplement parce que c’était le seul moyen que j’avais pour gagner ma vie et manger. Je ne vois pas de lien de cause à effet direct mais je pense que ça été la prolongation depuis toujours.

43 V.A. : Y avait-il dans votre entourage des proches qui étaient dans le domaine de la relation d’aide ?

44 S.G. : Non. Nous avions peu de famille puisque mes parents étaient immigrés. Ma grand-mère était dentiste… et civilisée ! Le dimanche, lorsque nous allions chez elle, nous mangions à l’heure du repas et nos parents nous répétaient qu’il fallait attendre, ne pas se servir seul etc. Son frère, mon grand-oncle, m’a appris à jouer aux échecs. Je crois que ces grands-parents ont contribué à un peu de socialisation.

45 J’aime bien les échecs : il s’agit d’agressivité ludique. Il faut gagner, c’est un jeu de combat et en même temps c’est pour mourir ! Je crois que j’ai conservé cette idée que la vie est un sport, un combat où l’on s’amuse. Voilà ! Il vaut mieux rire que pleurer. On ne se marre pas toujours mais en tout cas il faut voir le bon côté des choses, le côté amusant des choses. Et j’ai conservé ce côté aventure, combat pour le plaisir.

46 Je retrouve cela en Gestalt où l’agressivité est considérée comme étant positive et non pas négative comme en psychanalyse. Ainsi que le côté ludique de la sexualité qui est aussi un jeu. Pour moi l’ensemble de la vie est un jeu.

47 V.A. : Vous avez évoqué tout à l’heure le fait que vous avez fait une psychanalyse. Était-ce votre première thérapie ?

48 S.G. : Oui. C’était ma première thérapie formelle. Mais la vie m’a beaucoup amené à vivre en collectivité – le mouvement scout, les internats de rééducation… – et tout cela a été pour moi une forme de préthérapie. Car les éléments de dynamique de groupe, d’inter-relation de sous-groupes, de rivalités – comment se faire remarquer, se faire oublier, trouver sa place – étaient riches d’enseignement.

49 Avant l’analyse, j’ai fait des stages de dynamique de groupe, du psychodrame avec Ghislaine Berger. Jouer la vie ! En psychodrame, on jouait des situations réelles ou inventées puis on les rejouait… C’est l’entraînement à la vie par le jeu ! En vous le disant je m’aperçois que c’est un thème assez central pour moi : l’invention de la vie à travers le jeu. Donc j’ai été passionné par le psychodrame. On peut dire que c’était la première psychothérapie que j’aie faite.

50 C’est amusant : je travaillais dans un milieu psychanalytique depuis les années 50 sans avoir fait moi-même une psychanalyse à proprement parler. C’est beaucoup plus tard, dans les années 68, que je l’ai commencée en faisant une analyse didactique avec Serge Lebovici.

51 V.A. : Parmi ces personnes auprès de qui vous vous êtes formés y en a-t-il qui pour vous ont été des maîtres ?

52 S.G. : Comme vous avez pu le comprendre, j’ai peu de maîtres à proprement parler. Mais quelques personnalités m’ont tout de même marqué. Serge Lebovici, mon analyste, m’a accompagné pendant plusieurs années. Je ne peux pas dire qu’il ait été une révolution pour moi – j’ai fait un transfert moyen – mais je l’aimais bien, je l’appréciais. Ce n’était pas pour autant un maître.

53 Ghislaine Berger l’était davantage. Elle m’a davantage marqué en m’ouvrant au psychodrame et aux thérapies de groupe. Elle m’a sans doute plus appris. Donc s’il fallait que je cherche des maîtres, ce serait Anne Ancelin Schützenberger, Ghislaine Berger, un peu Lebovici.

54 Je n’ai pas envie de dire que ce sont des maîtres : je ne me suis pas coulé de manière formelle dans leur enseignement. Je n’ai jamais été un disciple. J’ai cueilli à droite et à gauche des enseignements, des connaissances, des compétences. Ensuite j’ai eu des maîtres indirects que je n’ai pas côtoyés mais que j’ai rencontrés par mes lectures : Jouvet, dont les travaux sur les rêves m’intéressent beaucoup, ou Cyrulnik. Et puis au cours de ma formation en Gestalt plusieurs personnes m’ont marqué : Joan Fioré, la première Gestaltiste américaine, m’a un peu initié, Abraham Lewis, élève de Perls, également. Tout ces gens m’ont appris des choses mais je ne m’en sens pas le disciple pour autant. Je leur dois des informations de style, des techniques, des idées.

55 V.A. : Quelles sont selon vous les qualités nécessaires pour être psychothérapeute ?

56 S.G. : Waouh ! [Rires]. Et bien je vais faire un peu de provocation : je pense que la qualité principale est d’être heureux, d’aimer la vie. Pouvoir rayonner son bonheur est ce qui va permettre un climat dans lequel le client en difficulté va voir que l’on peut accéder au bonheur.

57 Je préconise souvent pendant la psychothérapie de ne pas analyser simplement ses problèmes. Dieu sait qu’il y en a et que c’est souvent le centre de la thérapie ! Mais analyser ses succès, ses points positifs est tout aussi important et les gens en sont souvent surpris. Ils passent leur temps à enlever les mauvaises herbes de leur jardin. Mais ça repousse ! Ils enlèvent les cailloux. Mais plus on enlève de cailloux, plus il y a de cailloux ! Moi, je leur dis : « quand arrosez-vous vos fleurs ? » C’est un travail tout aussi important pour avoir un beau jardin ! On enlève quelques mauvaises herbes qui gênent vraiment, les gros pavés dans lesquels on se cogne et alors on peut planter des fleurs, même sur des rochers. On ne peut pas enlever tout ce qui ne va pas mais on peut le décorer et rendre la vie agréable.

58 Oui, c’est un des devoirs principaux du thérapeute que d’être heureux lui-même. Cela implique qu’il ait une vie personnelle satisfaisante, qu’il ait suffisamment travaillé ses difficultés à travers une thérapie et trouvé un équilibre personnel et familial dans le mariage, hors-mariage, hétéro ou homo… Qu’importe ! Mais qu’il soit satisfait de sa vie, qu’il ait des activités qui l’intéressent : artistiques, sportives, politiques, spirituelles. Qu’il soit comblé et que la psychothérapie ne soit pas ce dont il a besoin pour survivre. C’est pour moi la première qualité. Comblé est un grand mot. On n’est jamais comblé ! Mais il faut rester en recherche, être suffisamment heureux pour être en équilibre.

59 D’autres qualités : du bon sens, beaucoup de bon sens ! Il ne faut pas se lancer dans des conneries théoriques qui abondent dans de nombreuses thérapies : faire des trucs bizarres qui n’ont finalement ni queue ni tête. Du bon sens et de l’amour bien sûr ! Mais ne me demandez pas ce que c’est que l’amour ! Je n’en sais rien : l’intérêt pour les autres, l’ouverture d’esprit, l’intelligence, la sensibilité… Il faut beaucoup de qualités pour être un bon thérapeute : ouverture, patience, amour, goût du jeu, de l’aventure. Je ne sais pas comment il faut hiérarchiser tout cela mais c’est utile.

60 V.A. : Selon vous, n’importe qui peut-il devenir thérapeute ?

61 S.G. : Non. Quelqu’un de rigide ou de trop sérieux va s’emmerder et emmerder ses clients. Quelqu’un de dépressif va déprimer ses clients et risque de se suicider. Le taux de suicide chez les thérapeutes est d’ailleurs élevé. Lorsque l’on n’est pas assez équilibré, travailler avec des gens en difficulté finit par mener à l’hôpital psychiatrique. Donc non, tout le monde ne peut pas être thérapeute.

62 V.A. : Justement, il existe une plaisanterie qui dit que lorsqu’on est vraiment guéri on cesse d’être thérapeute.

63 S.G. : Oui c’est une plaisanterie ! Mais je n’y crois pas. Sauf pour les mauvais thérapeutes : ceux qui se sont orientés vers la psychothérapie pour se traiter eux-mêmes. Il s’agit d’une erreur d’aiguillage. Ils ont voulu être thérapeutes parce qu’ils avaient des problèmes. Ils poursuivent leur thérapie sur le dos des clients tout en suivant eux-mêmes une thérapie par ailleurs. Et lorsqu’ils se sentent mieux, ils arrêtent.

64 A mon avis, c’est l’un des rares métiers où l’on devient de plus en plus doué avec l’âge. Dans la plupart des métiers, lorsque l’on dépasse un certain âge, on devient bon pour la retraite ! Mais plus le thérapeute avance en âge, plus il a d’expérience de la vie, des hommes et des femmes, plus il est efficace. On est certainement meilleur thérapeute à soixante ans qu’à quarante et qu’à vingt.

65 V.A. : Quel est le mot qui caractériserait le plus votre pratique ?

66 S.G. : Je dirais créativité… Mais aussi originalité, jeux, plaisir, implication. Un mot ne suffit pas ! J’ai du mal à choisir ! Implication, oui ! Je ne suis pas neutre, je condamne la neutralité. Mais j’essaie de ne pas influencer. J’essaie d’être un partenaire vivant, donc un catalyseur à côté de qui des réactions se produisent : ce qui favorise des réactions chez l’autre.

67 V.A. : Quelle différence faites-vous entre guérison et soin, comment pensez-vous votre accompagnement ?

68 S.G. : Je n’aime pas le terme de guérison qui se réfère à une certaine normalité. Je suis opposé à l’idée de tendre vers une norme : chacun cherche sa propre voie, son propre équilibre, sa propre norme. La guérison n’est pas d’atteindre un état de normalité. C’est un épanouissement maximal de soi-même dans la direction qui convient à chacun.

69 Je n’aime pas le mot soin dans sa connotation habituelle, trop médicale. Pour moi la thérapie, ce n’est pas soigner des maladies, c’est épanouir sa personnalité. Bien sûr, si l’on est malade, si l’on est mal à l’aise, que l’on vit un mal être, on va tenter d’arranger ça. Mais on peut aussi être en thérapie pour enrichir sa personnalité, ses échanges.

70 La psychothérapie, ce n’est pas médical. C’est tout autant social et spirituel que médical et personnel. Il s’agit de développer au maximum ses propres ressources, trouver sa place dans la société, contribuer par là à faire évoluer la société. En ce sens, je ne suis pas uniquement comme certains psychanalystes dans l’intrapsychique. Je suis dans l’interpsychique. Je dirais même dans le transpersonnel. Ceci sans pratiquer de manière explicite le transpersonnel mais dans une dimension du sens de la vie.

71 V.A. : Si je pose le postulat que les gens entreprenant une thérapie sont en réalité en quête d’un sens à donner à leur vie, qu’en pensez-vous ?

72 S.G. : C’est mon postulat, même s’ils n’en sont pas toujours conscients. C’est ce que j’appelle moi la dimension spirituelle : la recherche de sens. Cette quête de sens est quelque chose qui comble la personne et qui à mon avis la rend plus heureuse.

73 V.A. : Comment faites-vous pour que vos patients n’acquièrent pas votre vision du monde au fil de votre travail ?

74 S.G. : D’abord je les transforme en client au lieu de patient. Le patient est passif : il attend les ordres d’un médecin prescrivant traitements et médicaments. A l’opposé, étymologiquement, le client est un esclave libéré : il est libre de demander ce qu’il veut et de refuser ce qui ne lui plait pas.

75 Mes clients sont des partenaires avec qui je peux discuter. Ils ont donc leur expérience du monde, leur vision, leur aspiration. Je ne leur cache pas les miennes. Je ne fais pas de prosélytisme à propos de ma vision du monde mais s’il y a une demande, je ne la cache pas. Par conséquent certains peuvent y adhérer, d’autres peuvent s’y opposer. Généralement ils cherchent la leur. Donc je n’ai pas de disciples comme je ne suis le disciple de personne.

76 V.A. : Quand vous suiviez vos clients, que recouvraient pour vous les notions de réussite ou d’échec ?

77 S.G. : La réussite, c’est qu’ils se sentent plus en possession de leur potentiel, satisfaits, plus heureux. Certains ont une vie difficile, un conjoint perturbé, un enfant malade. Cela ne peut pas toujours se modifier. Il s’agit de faire avec cela d’une manière qui leur convienne. La réussite est donc qu’ils se sentent plus satisfaits – pour ne pas dire heureux – et qu’ils puissent marcher tout seuls. L’autonomie dans une vie riche. Voilà. Pas dans une vie moyenne ! Je suis contre la grisaille. Donc ce n’est pas rentrer dans la norme, s’y perdre. C’est trouver sa propre norme, s’y plaire, s’y intéresser. Il y a toujours cette notion d’aventure et d’originalité qui me parait très gestaltiste.

78 V.A. : L’échec serait l’inverse ?

79 S.G. : L’échec ? Ce serait qu’ils ne soient pas satisfaits d’eux-mêmes, qu’ils n’aient trouvé aucune satisfaction narcissique, qu’ils regardent leur vie comme étant de la merde, qu’ils perdent leur élan vital, leur plaisir de vivre. Oui, ce serait ça l’échec. Ce n’est pas l’échec d’un symptôme particulier car il y a des symptômes qui évoluent et d’autres moins. L’important est comment cela s’intègre dans la vie de quelqu’un.

80 Le suicide par exemple n’est pas forcément un échec. Je pense à un homme malade du sida que j’accompagnais et qui a décidé d’abréger sa vie qui ne lui convenait plus. Pour moi ce n’est pas un échec. C’est un succès que d’avoir trouvé le moment où il estimait que ce n’était plus la peine de vivre. C’était une décision. Ce n’était pas un passage à l’acte.

81 L’échec d’une thérapie, c’est quelqu’un qui ne se connaît pas, qui ne sait pas ce qu’il veut, et qui ne trouve pas de plaisir, d’intérêt à la vie.

82 V.A. : Que représente pour vous une bonne ou une mauvaise journée de psychothérapeute ?

83 S.G. : Une mauvaise journée, c’est lorsque je me suis ennuyé, que j’ai eu une succession de clients plutôt déprimés, répétant pour la cinquantième fois la même histoire, sans rien de nouveau. C’est une journée sans avoir eu d’étincelle, une journée de monotonie et d’ennui.

84 Une bonne journée, c’est lorsqu’il s’est passé quelque chose de nouveau, d’original. Lorsque quelqu’un a compris quelque chose, a pris une décision, que quelque chose bouge dans sa vie même si ce n’est pas parfait : c’est en mouvement !

85 Oui ! C’est l’absence de mouvement, la stagnation qui pour moi est un échec. Le mouvement en soi, c’est déjà bien. S’il va dans une direction satisfaisante, c’est encore mieux. Mais tout mouvement, c’est de la vie.


Date de mise en ligne : 10/07/2012.

https://doi.org/10.3917/gest.041.0159
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions