Notes
-
[1]
Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, 2005, p.163.
-
[2]
Beaucoup d’auteurs se sont penchés sur ce concept, dont notamment Boris Cyrulnik, Michel Hanus, Bruno Humbeeck, Hélène Lefebvre, Bernard Michallet, Jacques Lecomte, Michael Rutter, Serge Tisseron
-
[3]
Michael Vincent Miller, La poétique de la Gestalt-thérapie, l’Exprimerie, Bordeaux, 2002, p. 21.
-
[4]
Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, 2005, p.163.
-
[5]
Christian Lachal, Le partage du traumatisme, contre-transferts avec les patients traumatisés, Bibliothèque de l’Autre, collection Trauma, 2006, p.41 et suiv.
-
[6]
Joëlle Sicard, la question du sens dans l’expérience de l’enfant, Revue Gestalt n°4, p.43 et suiv. « Le nouveau-né peut être tout à fait conscient de ses sensations corporelles et de ses perceptions... et ne dispose pas encore d’un cadre de référence pour leur donner sens ».
-
[7]
Serge Ginger, La Gestalt, une thérapie du contact, Hommes et Groupes éditeurs, Paris, 2003, p.74.
-
[8]
Mony ELKAÏM, Si tu m’aimes, ne m’aime pas, Seuil, 2001, p.30.
-
[9]
Maurice Hurni et Giovanna Stoll, La haine de l’amour, la perversion du lien, L’Harmattan, 1996, p.22.
1 Portons notre regard sur une pathologie de la relation d’un type particulier :
2 Celle où l’Autre n’est encore que très peu présent.
3 Celle où le lien est fusionnel et toxique.
4 Celle difficilement saisissable et appréhendable.
5 Celle qui s’engramme dans un environnement apparemment sans histoire et sans drame.
6 Celle qui se déploie sans visage.
7 Celle où le germe de distorsion du processus relationnel est déjà contenu dans la phrase : « C’est moi qui dysfonctionne, alors comment la relation à l’autre peut-elle être fluide ? ». Cette question signe le sentiment d’isolement dans le contact à l’autre ou l’abrasement de la sensation de l’altérité, les modalités de contact oscillant entre égotisme et confluence.
8 Je me propose, dans l’analyse ci-après, de resserrer le prisme de cette description un peu générale dans le champ de la résilience. Objet de nombreuses études psychologiques [2], ce concept est repris dans les items d’évaluation du traumatisme et des capacités à faire face au stress. Il vient infléchir la vision psychanalytique des lignes de failles psychiques cristallisées et prend en compte la capacité à contacter des ressources en nous ou dans l’environnement pour bâtir une vie plus harmonieuse.
9 Une des voies du rebond post-traumatique est d’imprimer à ses choix de vie un virage radical en contre-dépendance des patterns relationnels déstructurés de l’enfance. L’arbitraire et le bon vouloir font alors place à l’équité et aux règles clairement énoncées. L’impulsivité et la violence subies sont bannies au profit de la douceur et du contrôle émotionnel.
10 Dans ce cas de figure, le traumatisme de la personne est dépassé, surmonté. Pourtant présent constamment en fond, il se réactualise à chaque occasion comme une vieille Gestalt inachevée.
11 J’aimerais ouvrir ici quelques réflexions et pistes de travail en partant du point de vue de l’entourage de la personne et notamment de ses enfants. Mon hypothèse est que la régulation affective de l’enfant va être touchée par les ondes de choc du traumatisme initial du parent de manière non-dite et/ou non-consciente, et induire des troubles relationnels en écho avec le nœud originel de la résilience. Comment, au sein des relations actuelles, les relents d’un vécu traumatique vont-ils transpirer ? Comment accompagner ces personnes aux prises avec un mal être non-dicible ?
LE PROCESSUS RELATIONNEL HANDICAPÉ : UNE DISSONANCE PERCEPTIVE QUI TRONQUE LA CAPACITÉ D’ASSIMILATION
12 Les relations développées à l’âge adulte sont empreintes de Gestalts inachevées. Chacun arrive face à l’autre avec son cadre de référence issu des relations tissées dans l’environnement familial. Dans un environnement gravement dysfonctionnant, le concept de résilience éclaire la capacité de progression de l’enfant en réaction à un vécu traumatisant. Tel le roseau face à la tempête qui plie sans rompre, l’enfant développe des modalités adaptatives et réactives permettant le rebond. Les blessures et la reviviscence des différents traumatismes restent pourtant présentes. Le mode d’être au monde de l’enfant en adaptation à un système délétère, se fixe et se répète pour lui, ailleurs et après. Il bâtit sur et avec les ruines de son enfance un monde résilient, qui pour certains est érigé en contre-dépendance de leur propre histoire. La violence, l’injustice et l’arbitraire sont tenus à distance coûte que coûte, quitte à évacuer l’agressivité, la confrontation et la spontanéité. La volonté farouche de la personne résiliente est que « Cela » ne se reproduise pas.
13 Le traumatisme du parent se transfère de manière non-consciente aux enfants évoluant dans un univers sans histoire, banal. Les patterns relationnels se distordent dans un état d’hyper-vigilance, en alerte face à un hypothétique danger dont aucune manifestation ne se présente dans un environnement tranquille.
14 Michael Vincent Miller situe le fonctionnement névrotique dans la fixité du mode d’être, dans un empêchement figé à s’ajuster à la nouveauté : « Les enfants restreignent leurs possibilités d’expression d’eux-mêmes afin de survivre. L’art de construire des défenses en fait partie, mais si ces défenses deviennent chroniques, elles inhibent le développement, contractent la personnalité et diminuent les ressources disponibles pour le contact » [3].
15 Alors que le parent est dans la résilience d’une histoire trempée dans les drames successifs, l’enfant ressent un mal-être qui ne peut se raconter. Il n’y a rien à dire que la banalité d’une enfance sans histoire. Si l’on suit l’idée de Ricœur selon laquelle la perception de l’identité se construit dans la narration, l’identité même de l’enfant est menacée : il ne peut dire sa réalité subjective faite de décalages et de dissonances.
16 Un des rares textes écrit en la matière est celui de Boris Cyrulnik qui décrit le transfert de traumatisme du parent à l’enfant.
17 « Quant au proche du traumatisé, il s’attache à un champion vulnérable dont émane une fièvre émotionnelle qui imprègne ceux qui l’aiment. Le proche du blessé reçoit un stress sans visage, une agression sans forme qui vient de la personne d’attachement. Sans savoir pourquoi, il se sent épuisé, toujours un peu anxieux, comme en alerte, sans raison. Il ne sait pas contre quoi se défendre, puisque le mal vient de lui-même et sûrement pas de ceux qui l’aiment ».
18 Cyrulnik dit encore : « Cette transmission de la souffrance ne peut se faire qu’entre deux personnes attachées et capables d’empathie. Si l’enfant n’est pas attentif à ce qui vient de sa mère, il se protègera mieux que celui qui, trop attaché, en perçoit le moindre indice émotionnel ». [4]
19 Boris Cyrulnik émet donc l’idée que la souffrance se transmet, et ce, entre deux personnes capables d’empathie et dans un lien d’attachement.
20 Je rencontre Camille, jeune fille d’une vingtaine d’années, suite à un long et inhabituel contact téléphonique avec sa mère qui prend rendez-vous pour elle. Celle-ci me décrit son parcours de résilience d’une enfance dont elle se détache farouchement en tant qu’épouse et mère, bataillant contre ses propres peurs et blessures pour vivre amour et tendresse au sein de son foyer.
21 Camille présente les conditions d’attachement décrits par Cyrulnik : elle est très attachée à sa mère, vibre aux injustices qui pourraient lui être faites, supporte difficilement de se sentir agressive à son égard. Elle ne peut décrire de quoi est fait son malaise, ne le met pas en lien avec son système familial qui fait pourtant l’objet de toutes ses préoccupations. Camille tient en force les valeurs familiales et les règles d’équité et de droiture. Pourtant, en face de ce message clair et affirmé, je ressens l’envie d’autoriser à nommer le flou, l’incertain, le sombre.
22 Christian Lachal [5] dans ses recherches sur le transfert du traumatisme du bébé au thérapeute situe le transfert non pas au niveau du vécu du traumatisme mais dans les modalités défensives face au danger. Ainsi, pour cet auteur, le paradoxe réside dans le fait que, tout à la fois, le traumatisme se transmet et qu’il n’est pas représentable. Ce qui se transmet, ce sont les modalités défensives immédiates de survie mises en œuvre par la personne traumatisée. Ce qui ne se transmet pas, c’est le vécu de la menace d’anéantissement.
23 Être impacté par le traumatisme de l’autre, c’est développer à son contact des modalités défensives en miroir. Ainsi, ces éléments d’étude de C. Lachal viennent préciser les propos de B. Cyrulnik : l’enfant se bat ou tremble comme son parent dans son enfance, toujours en alerte face à un danger sans accroche perceptible dans la réalité, dont il ne reste que les modalités défensives.
24 Face à Camille, l’image qui me vient est celle d’un petit animal apeuré, prêt à montrer les dents si je l’approche et mon imaginaire m’emmène dans des contrées d’agression, d’abus. Pourtant son histoire d’enfant semble tranquille et sans rapport avec mes sensations en relation thérapeutique. Camille semble être en autoprotection face à un environnement perçu comme hostile : l’écharpe autour du cou masquant la bouche, la main coincée dans ses jambes croisées l’une sur l’autre, la description de sa chambre comme son cocon face à l’agression extérieure, ses centres d’intérêts autosuffisants faits de musique et d’écriture.
25 Ainsi, je fais l’hypothèse, à la suite de Christian Lachal, que, dans la relation, je puis contacter en images mentales et représentation d’affects les modalités défensives développées par Camille, donnant à percevoir la couleur du traumatisme transmis de mère à fille.
26 Dans cet univers, toutes les sensations et ressentis de l’enfant sont en permanence invalidés par le calme et la sérénité annoncés par l’entourage. Cet état de dissonance entre les sensations et le message parental génère une invalidation constante des moyens de s’orienter dans le monde, de le connaître et de l’assimiler de manière efficiente.
27 L’état de vigilance de Camille semble en inadéquation par rapport à l’ambiance familiale, décrite comme vivante et harmonieuse, sans soucis particuliers autres que ceux d’une vie de famille sans histoire.
28 L’assimilation est tronquée par l’apprentissage de l’invalidation permanente de ses propres ressentis. Alors, face à l’urgence de rester en adéquation avec l’environnement, l’enfant tait et étouffe ses sensations jusqu’à ne plus les sentir comme telles, ou bien il s’y habitue et considère comme normal de « sentir faux » ou de se mouvoir dans un monde dont le sens lui échappe pour partie. Il pratique le soupçon, soupçon de soi, de l’autre, à la recherche de lignes d’ancrages qui ne tiennent pas. Il continue à aller face à l’autre, sensible et ouvert aux messages non-dits, non-dicibles ou non-conscients, mais dont il ne peut rien faire. La relation qu’il peut tisser avec l’autre est faite d’adaptation et de composition avec ces éléments de dissonance : je ressens et, en même temps, j’entends que c’est faux. Je m’épuise à sentir du danger là où les choses sont apparemment tranquilles.
29 Quelque chose de l’éveil de l’enfant face au monde [6], fonctionnant au départ majoritairement sur le mode ça, reste ouvert de manière désajustée. Dans le déploiement du self, la capacité d’awareness reste en phase d’excitation motrice et sensorielle sans possibilité d’émergence de figure claire. Elle ne peut se déployer de manière harmonieuse jusqu’à l’assimilation. L’orientation des besoins et de l’excitation est déviée par l’expérience dissonante entre la figure « je perçois un danger » et le fond « tout est calme ».
30 L’assimilation consiste dans l’invalidation des sensations. En contact avec la réalité de son environnement, l’enfant va faire ce qui est le plus économique pour lui. On retrouve ici une illustration de la loi de la bonne forme des Gestalt-théoriciens du début du XXe siècle : « La première forme qui me vient est la plus simple » explique S. Ginger [7]. L’implication au niveau du processus relationnel est que toute situation, toute relation est organisée de manière à être la moins coûteuse. Ainsi, l’assimilation d’apparence pathologique de la perception dissonante est ce que l’enfant fait de mieux pour lui dans ce contexte. Ce que l’enfant ressent du ça de la situation reste en éveil voilé, sur un mode ça peu efficient, qui ne prend pas sens dans le déroulé du self.
31 Le mode de percevoir est très sensitif, peu construit, aware comme celui du tout petit. L’absence de forme donnée à l’expérience de la situation maintient l’enfant dans des perceptions insensées, dans des « ratages de sens » dit Joëlle Sicard.
32 Les mots pour donner sens sont absents, et l’intégration déformée sur un mode fonction personnalité rigide, en décalage, voire en rupture avec le mode ça, nourrissant en cascade sentiments d’incompétence et de désadaptation.
LA RELATION TOXIQUE
33 Je meurs si tu t’éloignes,
34 Si tu t’approches tu m’empoisonnes.
35 Sur fond de dissonance perceptive, le traumatisme circule par des micropatterns relationnels employant les modalités défensives du traumatisé et par des messages paraverbaux différents du programme officiel. Dans la conception de Mony Elkaïm, le programme officiel véhicule la parole explicite de chacun, en opposition avec la carte du monde, croyance construite à partir d’expériences antérieures et à travers laquelle chacun perçoit le présent [8].
36 Les messages paraverbaux reçus par l’enfant sont :
37 ? « Mes tracas ne sont rien, comparés à ceux du parent ».
38 Le mécanisme de la honte et le sentiment de dépréciation se mettent en place.
39 Aux premiers contacts, Camille vit l’expérience de honte de se dire. Elle s’assoit, son écharpe épaisse nouée autour de son cou et masquant presque totalement sa bouche. Le rouge aux joues monte vite. Elle parle peu et se détend avec mon autorisation à ne dire que quand c’est juste pour elle.
40 ? « Je ne peux valider aucun de mes ressentis à caractère négatif » (jalousie, colère, tristesse).
41 Ceux-ci sont immédiatement invalidés par un environnement résilient édifié en contrepied de l’histoire dramatique du parent traumatisé. L’introject puissant est qu’il faudrait absolument légitimer, justifier un ressenti, un sentiment, sous peine d’être exilé.
42 Le ciment de la famille d’origine de Sébastien, trentenaire, est, entre autres, l’absence de jalousie dans la fratrie. Il décrit sa solitude d’enfant, seul aux prises avec des choses curieuses et désagréables qui se passent en contact avec ses frères et qu’il n’identifie pas !
43 Camille annonce l’amour et l’entraide qui unit sa famille. Ses sentiments agressifs n’y ont pas de place et sont rétrofléchis avec force. Elle se décrit comme un volcan, avec quelques éruptions sporadiques. A mon interrogation sur la forme de ces éruptions, elle me répond « celle-ci », en désignant une petite larme coulant sur sa joue.
44 Elle ne peut, sans culpabilité intense, accueillir ce qu’elle perçoit en elle de violent, d’étranger à la palette émotionnelle réduite de la famille. L’expression émotionnelle étrange est étouffée dans un mode présentable.
45 L’enfant est en proie à l’effroi devant l’évocation de l’enfer vécu par le parent, apparaissant par un lever furtif et terrible d’un voile masquant les souvenirs ou par un dévoilement cru et inélaborable. Il n’a pas encore les défenses psychiques pour accueillir des images mentales dont il ne peut rien faire sinon être écrasé.
46 Dans la situation de traumatisme, le parent a extrait des ressources pour bâtir un univers qui le tient, lui et les siens, éloigné de la souffrance. Peu à peu, la plasticité de la résilience se fige dans les mécanismes de réparation à l’origine de la renaissance, comme la construction d’une famille harmonieuse, par exemple.
47 La personne se répare à l’occasion de ses enfants sans que son regard puisse se décentrer de sa blessure et se tourner vers la personne qu’est son enfant. Les images de sa propre enfance viennent sans fin se superposer, avec révolte, dégoût, horreur, aux événements quotidiens de sa vie de parent. Il n’en dit rien, ne communique pas, reste en silence.
48 Dans ces conditions, l’enfant ne peut être vu entièrement par la personne résiliente. Cette incapacité d’être face à son enfant, en désir de lui, est non-consciente et repoussée avec force. Le message est, à l’inverse, un message de grande écoute et de grande patience. Ce décalage entre le message reçu dans l’implicite et le discours officiel est source de grande insécurité et d’une appréhension labile de la réalité pour l’enfant.
49 L’enfant vient colmater les brèches identitaires du parent résilient dans un système familial extrêmement confluent. Il est porteur du négatif, de la détresse repoussée à coup de volonté, « quand on veut, on peut », sauf que l’enfant ne peut pas et reste à terre, honteux de sa faiblesse.
50 L’enfant tire une grande force de son statut d’enfant de traumatisé, de principe actif de la résilience. Sa force réside dans le fondement du lien d’attachement pathologique maillé avec la réparation du parent, là où celui-ci a besoin de son enfant pour le réparer, pour le valider jour après jour dans la non-reproduction de sa propre situation d’enfant maltraité et utilisé.
51 Cette force se manifeste dans les signes d’un éventuel échec de la résilience du parent, dans l’ébranlement de l’édifice fragile qui repose sur ses épaules d’enfant. Il perçoit confusément la dépendance du parent à la conformité de son développement psychique, affectif et social. Quand l’enfant est malade ou en souffrance, il contacte sa puissance face à l’inquiétude excessive du parent.
52 Participer à une relation de manipulation coûte cher.
53 Dans le besoin de mon parent de se réparer, je n’existe pas vraiment.
54 Je ne me sens exister que quand je le mets en danger, que quand l’édifice est rendu fragile.
55 La jouissance est perverse et grinçante.
56 L’enfant est plus ou moins conscient de cette jouissance à fragiliser l’autre et sentir alors sa dépendance. Dans l’environnement résilient, l’enfant est noyé, inexistant, indifférencié au projet parental, il absorbe le négatif pour apurer le système.
57 En fragilisant l’édifice, il se dégage, prend de la puissance mais dans un grave dysfonctionnement pervers, fait de « briques de haine » [9], sans capacité à aimer de manière sereine. La haine n’est pas orientée de manière consciente, elle est diffuse et sans accroche. Elle est là, rétrécissant le cœur et l’âme, pour finalement se retourner contre soi, dans un vaste sentiment de dégoût.
58 Le seul moyen de s’en sortir est de développer un comportement de type addictif, à la recherche d’un objet renarcissisant pour un shoot d’amour transcendant, shoot de générosité, d’altruisme où la vibration relationnelle est ailleurs que dans la perversion du lien.
59 Une tentative d’existence à soi, dans les bonnes choses, comme un costume de lumière endossé.
60 Mais tous mouvements de vie, de beau, de grand, d’intelligent ne sont pas pleinement validés mais vécus comme usurpés, pas incarnés.
61 S’en suit, dans la relation malmenée, un double mouvement pour cet enfant de résilient :
62 Je ne sais pas comment exister en dehors du besoin de réparation de l’autre, j’en ai besoin, cela me définit.
63 Dans ce lien étouffant et pesant, je me débats pour ne pas être absorbé et je déplace le poids par des mécanismes pervers où je prends l’initiative de l’activation du lien par la fragilisation de l’autre, la mise en danger du lien, quitte à connaître le danger.
64 Dans cet indifférencié, l’enfant est au contact du mauvais, du toxique non-nommé car rejeté du système sous peine de fragiliser l’univers résilient.
LA VOIE THÉRAPEUTIQUE : LA SORTIE DE LA CONFLUENCE TOXIQUE
65 Dans cette vaste aventure de la sortie de la confluence, je pointe ici quelques pistes pour l’accompagnement de cette dissonance perceptive qui me semble être le nœud de cette « agression sans forme ». Le travail porte alors sur la différenciation des perceptions et leur validation.
66 Face à l’absence de récits de drame, le dysfonctionnement se situe en creux et l’abandon gestaltiste de la recherche causale est salvateur. Seule l’appréhension fine et l’éclairage doux et lent du processus relationnel desserre l’étau du sentiment d’usurpation de traumatisme.
67 L’action thérapeutique passe par un long travail d’individuation avec une phase d’expérimentation de la sensation d’« être juste là », « d’être juste pour soi ». Il s’agit de rétablir peu à peu et sur le long terme une fluidité entre perceptions et intégration de l’expérience, de mettre en mots pour décrire des sensations impensables dont l’expression est barrée dans un contexte résilient sous peine de faire vaciller l’édifice.
68 Il s’agit de se réapproprier sa propre expérience de blessures, différentes de celle de son parent, moins éclatantes, à bas bruit, en creux du traumatisme du parent résilient. Cette expérience est difficile à saisir car il y a un manque de mots et de représentations. C’est un appel à la créativité du thérapeute qui propose des mots, encore et encore, comme il lance des bulles de lumière pour éclairer une mer sombre.
69 Le travail est d’autant plus ardu que, séance après séance, la personne invalide les jalons posés, dans un déploiement fixé de la fonction personnalité dysfonctionnante.
70 Le travail en Gestalt est alors essentiel et vise, pas à pas, à fluidifier le processus de contact. La validation corporelle de ressentis sans jugement est faite dans une attitude de soutien qui permet au client de traverser ses zones de honte. Le thérapeute et le client retissent ensemble des patterns relationnels basés sur l’expression des ressentis.
71 Le dévoilement du thérapeute est fondamental et, quel que soit ce qui l’anime, le fait de le mettre en mots permet au client de faire l’expérience de valider son ressenti de la situation. En effet, dans sa pratique du soupçon et de vigilance aiguisée, la personne a besoin de savoir que l’autre est vraiment là, de faire l’expérience qu’il existe, différent de lui. Elle fait peu à peu le deuil de la quête de la Vérité pour ouvrir son regard sur la possibilité de points de vue différents, ni contradictoires, ni complémentaires, tout simplement autres.
72 Le travail en groupe est un outil précieux pour faciliter la sortie de la confluence. La prise de conscience de la variété des ressentis des personnes du groupe pour un même travail participe à l’émergence d’un Autre et amorce une déprise salvatrice.
73 André Diwine a proposé au cours d’un stage de symboliser la relation par une corde plus ou moins tendue entre deux personnes. La relation est mise en relief d’un point de vue kinesthésique, avec la visualisation des deux bouts de la relation, de la responsabilité de chacun dans l’acte de se tendre trop ou trop peu vers l’autre.
74 A l’image de la corde tenue, tendue entre les deux personnes en contact, il y a certaines conditions ou prérequis pour que le contact devienne relation. La capacité sans doute pour chacun d’envisager soi et l’autre dans la différence et également la capacité de reconnaître que ces deux là sont en lien, avec la responsabilité de chacun de tenir ou non ce lien.
CONCLUSION
75 Voilà donc quelques jalons posés dans la réflexion sur l’enfant de traumatisé, qui permettent de donner un visage plus net au stress évoqué par Cyrulnik.
76 On perçoit que le travail de décryptage et de dénoyautage du traumatisme se fait dans ce cas sur plusieurs générations. La première génération en résilience stoppe les comportements de reproduction, les suivantes apurent (ou non) les différentes couches de sédimentation déposées dans le lit de la relation à l’autre.
77 L’appréhension thérapeutique de cette forme de relation toxique est malaisée car la manière dont les premiers liens se sont noués, puis enkystés et reconfigurés par la suite, est peu saisissable, peu représentable.
78 Il s’agit de blessures en creux, qui prennent leur source dans le temps d’avant les mots, dont les aspérités sont peu visibles et ne se laissent pas voir. Honte, invalidation, dépréciation, sentiment d’usurpation et d’isolement sont en figure constante, revenant par vagues successives, et l’amorce d’un faire autrement est lente.
79 Ainsi, le travail thérapeutique peut s’appuyer sur l’idée que le traumatisme est transmissible au niveau des modalités défensives et génère cette sensation d’agression sans danger apparent. Repérer la dissonance perceptive est une des clés de changement pour sortir de l’isolement, pour poser un plancher stable sur lequel la personne peut avec l’aide du thérapeute commencer la rencontre à l’Autre.
80 Cette lente déprise du traumatisme initial se fait dans une sortie de confluence, en tenant à juste distance l’idée et la réalité d’une relation qui se vit à deux, au sein de laquelle les dysfonctionnements s’ajustent avec plus ou moins de bonheurs sans que la personne soit écrasée par la responsabilité et la culpabilité du lien pathologique.
Il a déjà fait des séances de Gestalt-thérapie mais, me dit-il, « le thérapeute était aussi un ami et je me rends compte que je suis beaucoup plus loin que lui, donc je suis venu chez vous ! ». Je suis perplexe.
Mais il repart aussitôt, dévoile ses problèmes de couple, le temps passe très vite. Il conclut : « si ça tombe, la prochaine fois je serai en forme et je rigolerai avec vous ».
La porte fermée, un malaise diffus m’envahit. Je n’arrive pas à mettre des mots dessus. Impression qu’il joue. Il attend une thérapie efficace, et en même temps, donne l’impression de n’avoir aucun besoin d’aide. Et son sourire un peu triste me touche.
Réflexion et supervision nécessaires… Je prends conscience que Monsieur M. me mène en bateau… Il a pris les commandes, joue subtilement avec mes émotions, demande sans demander, dévoile en dissimulant, il me touche, me flatte, me séduit…
Il manipule, je suis un objet entre ses doigts. Mon awareness a été suspendue, comme paralysée, le malaise grandissant était trop flou, sans forme claire.
Au deuxième entretien, je suis vigilante, je recadre, garde ma place, le fais préciser ses demandes.
Monsieur M. ne reviendra plus…
Jacqueline Delville
jacqueline.delville@fundp.ac.be
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- CYRULNIK B. : Un merveilleux malheur, Odile Jacob, 2005.
- ELKAÏM M. : Si tu m’aimes, ne m’aime pas, Seuil, 2001.
- GINGER S. : La Gestalt, une thérapie du contact, Hommes et Groupes éditeurs, Paris, 2003.
- HURNI M. et STOLL G. : La haine de l’amour, la perversion du lien, L’Harmattan, 1996.
- LACHAL C. : Le partage du traumatisme, contre-transferts avec les patients traumatisés, Bibliothèque de l’Autre, collection Trauma, 2006.
- MILLER M.V. : La poétique de la Gestalt-thérapie, L’exprimerie, Bordeaux, 2002.
- ROBINE J.-M. : Gestalt-thérapie, la construction du soi, L’Harmattan, 2008.
- SICARD J. : La question du sens dans l’expérience de l’enfant, Revue Gestalt n° 4.
Notes
-
[1]
Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, 2005, p.163.
-
[2]
Beaucoup d’auteurs se sont penchés sur ce concept, dont notamment Boris Cyrulnik, Michel Hanus, Bruno Humbeeck, Hélène Lefebvre, Bernard Michallet, Jacques Lecomte, Michael Rutter, Serge Tisseron
-
[3]
Michael Vincent Miller, La poétique de la Gestalt-thérapie, l’Exprimerie, Bordeaux, 2002, p. 21.
-
[4]
Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, 2005, p.163.
-
[5]
Christian Lachal, Le partage du traumatisme, contre-transferts avec les patients traumatisés, Bibliothèque de l’Autre, collection Trauma, 2006, p.41 et suiv.
-
[6]
Joëlle Sicard, la question du sens dans l’expérience de l’enfant, Revue Gestalt n°4, p.43 et suiv. « Le nouveau-né peut être tout à fait conscient de ses sensations corporelles et de ses perceptions... et ne dispose pas encore d’un cadre de référence pour leur donner sens ».
-
[7]
Serge Ginger, La Gestalt, une thérapie du contact, Hommes et Groupes éditeurs, Paris, 2003, p.74.
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[8]
Mony ELKAÏM, Si tu m’aimes, ne m’aime pas, Seuil, 2001, p.30.
-
[9]
Maurice Hurni et Giovanna Stoll, La haine de l’amour, la perversion du lien, L’Harmattan, 1996, p.22.