Gestalt 2011/2 n° 40

Couverture de GEST_040

Article de revue

La déontologie au service du Gestalt-thérapeute

Pages 43 à 56

Notes

  • [1]
    L’œuvre de Gérard Mendel est considérable, mais on peut en prendre une vue d’ensemble dans un petit livre de 150 pages qui en dégage l’essentiel : Le vouloir de création, autohistoire d’une œuvre, Éditions de l’Aube, Paris, 1999.
  • [2]
    Véronique est venue toutes les semaines et la thérapie a pu commencer vraiment.
  • [3]
    Tant que c’est le cas la thérapie n’est pas terminée !
English version

1 Je me propose d’examiner la relation thérapeutique sous un angle inhabituel, celui du « faire faire ». Ce double verbe pourrait sembler provocateur, dans la mesure où le ressort de la thérapie n’est pas un faire faire. Certes notre pratique de l’expérimentation nous amène à faire faire des actes (jeux, mises en situations etc.) à nos clients, mais ce n’est qu’un moyen et ce n’est pas à cela que je pense en écrivant faire faire. Je demande donc au lecteur d’entendre ce verbe de façon très large, ouverte, souple. À mesure que la thérapie se développe, le client pense des choses qu’il n’avait pas pensées, ressent des choses qu’il n’avait pas ressenties et finit par faire des choses qu’il n’avait jamais faites. Je propose donc d’admettre, pour la suite du texte, que la thérapie (donc le thérapeute) lui a fait faire des choses.

2 Autrement dit, le thérapeute produit des effets et c’est le comment il les produit que je me propose d’examiner. Dans la vie, les moyens de faire faire quelque chose à quelqu’un ne sont pas en nombre infini et mon propos porte sur ce qui les différencie.

FAIRE FAIRE QUELQUE CHOSE À QUELQU’UN

3 On peut faire faire par force ou par ruse : pour la force, pas de difficulté : celui qui dispose de la force n’a pas de peine à faire faire à un autre ce qu’il ne voudrait pas faire : il cède à la force. Pour la ruse c’est plus complexe mais comme la question ne se pose pas en thérapie, je n’approfondirai pas : la ruse se déploie dans un univers de conflit explicite (ruse de guerre) et consiste à fournir des informations qui font que l’autre se trompe de but.

4 On peut faire faire par autorité : je ne puis que renvoyer à l’analyse de l’autorité par Gérard Mendel [1]. Ici je tenterai de le dire en peu de mots :

5 L’autorité permet à A de faire faire à B ce que B ne voudrait pas faire, mais sans user de force, ce qui est économique. B fait ce que lui dit A simplement parce que A lui dit de le faire. B a été conditionné à obéir à ses « supérieurs » parce qu’il ne peut se passer de leur approbation. L’enfant humain, du fait de sa longue faiblesse, se soumet aux volontés de ses éducateurs parce qu’il ne peut se passer de leur amour ni de leurs soins. S’il se soumet, c’est par amour et pour l’amour.

6 Mais s’il tente de se rebeller, les éducateurs font intervenir la force : ils sont grands et forts, l’enfant petit et faible. L’amour ne suffit pas et la force est constamment présente (pas de conditionnement stable sans renforcements) mais, et c’est l’essentiel, elle reste dissimulée la plupart du temps. L’enfant a, le plus souvent, non pas le sentiment de céder à la force, mais celui de faire plaisir par amour à ceux qui l’aiment et le protègent.

7 Ce que Mendel appelait le « phénomène autorité » a consisté à pérenniser le rapport de soumission du petit à ses éducateurs. Dès qu’il devient assez grand pour s’en affranchir un peu, il trouve « au dessus » de lui des maîtres d’école, des chefs de bureau, des directeurs, des agents de police etc. qui attendent de lui exactement la même chose qu’en attendaient ses éducateurs : soumission sans critique. Il continue donc d’obéir et cela lui semble naturel.

8 Ce système évidemment donne à ceux qui sont en position « supérieure » le pouvoir de faire faire des actes qu’ils ne pourraient faire par eux-mêmes. La société étant organisée en couches superposées d’inférieurs et de supérieurs, le pouvoir de faire faire se concentre en haut, au point qu’on dit « Le Pouvoir » pour désigner les gouvernements.

9 Dans la société comme dans la famille, dès qu’une désobéissance se produit, on fait donner la force (police, jugements, châtiments). Moins il y a de rébellions plus on peut économiser la force (qui coûte cher). Cette autorité est donc un système qui tient la société « ensemble » au moindre coût.

10 Le XXe siècle a vu l’achèvement d’une évolution uniformément accélérée depuis cinq siècles. Les individus qui ont appris dans leur enfance à obéir sont de moins en moins nombreux, et de plus en plus nombreux ceux qui ont appris tout autre chose. Depuis quelques décennies, les parents ne veulent plus être « méchants », ils ne veulent plus se mettre en conflit avec leur enfant. Ils veulent être aimés.

11 Les parents d’autrefois supportaient de ne pas être aimés mais pas de ne pas être obéis. Ceux d’aujourd’hui c’est l’inverse : ils supportent de ne pas être obéis mais pas de ne pas être aimés. Cela produit évidemment des individus très différents. Les anciens intériorisaient au cours de leur enfance un système de règles et de valeurs qui leur permettait de se diriger eux-mêmes. Les nouveaux restent à l’affût du regard des autres, leurs parents d’abord, puis les copains, les collègues etc. Mais le « phénomène autorité » reste le même : pérennisation du vécu de l’enfance. L’adolescent d’autrefois se sentait coupable sans l’approbation des professeurs, celui d’aujourd’hui ne peut se passer du regard de ses copains. Le jeune adulte se maintient en relation par internet avec plein d’« amis » ; si on se détourne de lui c’est l’angoisse. Autrefois l’autorité produisait de l’obéissance, aujourd’hui elle produit du narcissisme et de la dépendance au regard des autres.

12 Ce n’est pas le lieu d’approfondir, mais cela signifie qu’il peut exister des différences profondes « d’être au monde » entre personnes plus âgées et plus jeunes. Que ces personnes soient clientes ou Gestalt-thérapeutes. Cela signifie aussi que faire faire quelque chose à quelqu’un, qui était relativement simple pour un « supérieur », est devenu beaucoup plus compliqué. Et c’est pourquoi je devrai allonger la liste des moyens de faire faire en considérant l’influence et la manipulation. Mais revenons d’abord à la relation thérapeutique.

FAIRE FAIRE DANS LA RELATION THÉRAPEUTIQUE

13 Admettons qu’il n’y a, dans la relation thérapeutique, ni force ni ruse. Mais il y a forcément de l’autorité même s’il n’est pas facile de préciser comment, puisque ça dépend beaucoup des deux personnes en présence, et de leurs éducations respectives. Un exemple va nous montrer comment il peut y avoir autorité pour l’un et pas pour l’autre.

14 Considérons la série de mots suivante : Ordre, Décision, Conseil, Suggestion. Les quatre consistent en une information sur une action (ou une série d’actes) possible. Ce qui les différencie, c’est le degré de pression qui accompagne l’information (ce qui suit s’applique dans la vie courante, et aussi dans la relation thérapeutique).

15 Un ordre c’est une information sur une action à faire, avec le maximum de pression. On ne donne un ordre que quand la relation est de chef à subordonné. L’ordre ne laisse pas le choix au destinataire : il est obligé d’obéir. S’il n’obéit pas, des sanctions sont prévues. Il est clair qu’un Gestalt-thérapeute ne donne pas d’ordre, ce serait un abus évident

16 Une décision est la même information sur la même action possible, mais sans que le destinataire soit privé de choix : on décide que dans cette situation c’est cela et pas autre chose qui est à faire, et on l’en informe. « La solution de votre problème, c’est… » ; « voici ce que vous devez faire… ». Mais rien n’est prévu s’il ne le fait pas. Simplement aucune autre possibilité n’est nommée, ce qui constitue une pression : si vous ne le faites pas, bien sûr vous ne serez pas puni (comme avec l’ordre) mais ne venez pas vous plaindre, on vous avait prévenu.

17 Un conseil, c’est toujours la même information sur une possibilité, mais associée à une pression légère. Conseiller à B de faire ceci ou cela implique qu’on n’a aucun moyen de l’y contraindre, qu’on admet d’avance qu’il pourrait ne pas le faire et qu’on lui reconnaît la responsabilité de ses choix. Mais s’il échoue qu’il ne vienne pas se plaindre ! Selon le ton, la voix, le visage etc. la pression peut être plus ou moins légère, mais tant qu’il s’agit d’un conseil elle n’est pas nulle. Celui qui reçoit le conseil sait que sa relation au conseilleur ne sera pas la même selon qu’il aura suivi ou non le conseil.

18 Une suggestion, enfin, c’est toujours la même information sur la même possibilité, mais cette fois on veille à ce que la pression soit nulle. Je signale à quelqu’un une possibilité que peut-être il n’avait pas envisagée, mais je le fais de telle manière qu’il sait, qu’il sent que c’est lui qui choisit, que je n’engage aucun enjeu personnel dans son choix, et que je ne le jugerai pas sur ce choix.

19 Voici l’exemple évoqué plus haut. Véronique est psychothérapeute et vient voir Claudine, psychothérapeute chevronnée, pour reprendre un travail sur soi. Mais elle tient à venir selon le rythme qu’elle pratique elle-même avec ses propres clients : toutes les trois semaines. Claudine exprime son désaccord, mais pour Véronique c’est ça ou rien. Claudine accepte. Après quelques séances (donc plusieurs mois), Véronique parle d’arrêter et Claudine lui répond avec fermeté : « Non ! Maintenant tu viens toutes les semaines » [2].

20 Grammaticalement ce n’est pas un impératif, mais un indicatif. C’est une décision et non un ordre. D’ailleurs si Véronique ne vient pas, Claudine n’a aucune possibilité de la « punir ». Pourtant aucune échappatoire n’est ouverte : ce n’est ni un conseil ni une suggestion. La fermeté de Claudine met Véronique dans l’obligation de se déterminer. Et c’est là que les vécus des deux femmes peuvent différer.

21 Claudine n’engage aucun enjeu personnel dans la situation. C’est ce qui distingue la fermeté de l’autorité. Le chef qui donne un ordre engage son prestige : si on ne lui obéit pas, il perd la face, et c’est pour éviter cela qu’il déclenche la force. Tandis que si Véronique refuse la décision exprimée par Claudine, celle-ci ne perd pas la face : c’est Véronique seule qui assumera les conséquences de son refus. Avec sa fermeté Claudine a exprimé son intérêt réel pour le bien à long terme de Véronique, et son respect de la liberté et de la responsabilité de sa cliente.

22 Mais le vécu de Véronique peut être différent. Elle peut ne pas entendre clairement la différence entre fermeté et autorité. Entre indicatif et impératif, décision et ordre. Au lieu de sentir l’intérêt de Claudine, réel mais respectant sa liberté, elle peut se sentir obscurément « obligée » de se conformer à la décision d’une « mère », sous peine de perdre son amour, son attention, ses soins. Si tel est le cas, le travail ultérieur de la thérapie le mettra en lumière et y mettra fin.

23 Ainsi, B (client) peut vivre comme un ordre (si je ne fais pas ce que mon thérapeute me dit, il m’en voudra) ce qui, pour A (thérapeute), n’était qu’un conseil, voire une suggestion [3]. Encore faut-il que le thérapeute soit parfaitement au clair avec son intention profonde. Car il peut croire conseiller ou suggérer alors qu’au fond il désire profondément que son client fasse ce qu’il lui suggère. Mais n’anticipons pas.

24 Les quatre mots, suggestion, conseil, décision, ordre, indiquent quatre degrés de pression exercée par A sur B. Mais ils ne disent rien sur la nature de la pression. Dans l’autorité traditionnelle, la pression est mise à l’origine par l’amour, ensuite par des conditionnements construits sur la base de l’amour, avec la force toujours prête à renforcer le conditionnement. Mais lorsque A et B ne sont pas dans un rapport de supérieur à inférieur ou lorsque l’autorité traditionnelle ne fonctionne plus, il reste possible à A de faire faire quelque chose à B. Comment ? En l’influençant ou en le manipulant.

INFLUENCE ET MANIPULATION

25 L’influence a toujours posé problème dans les milieux de la psychothérapie humaniste. On relira avec intérêt un article de Claude Julier dans le n°8 de la Revue Gestalt : Propos sur l’influence en psychothérapie. Il s’agit, dit-il, de « gérer […] ce paradoxe […] : influencer sans influencer ». Pour formuler une telle impossibilité il faut que le signifiant influencer contienne plusieurs signifiés dont certains seraient contradictoires. Et c’est bien ce qui apparaît : Claude Julier ne distingue pas entre influence et manipulation. Pour dégager la responsabilité du thérapeute dans l’influence exercée, il conclut : « ce n’est plus le thérapeute qui influence-guérit, mais c’est la relation ».

26 Il me semble plus simple de distinguer les signifiés des deux signifiants influence et manipulation. Impossible en effet d’admettre la confusion des deux. Manipuler quelqu’un, sémantiquement, c’est traiter une personne comme un objet. Par quelque bout qu’on le prenne, c’est différent d’influencer. Différent au plan éthique. Il y a peut-être des influences regrettables, mais on ne peut pas dire qu’influencer quelqu’un c’est nécessairement l’aliéner, le déposséder de son libre-arbitre. Tandis que le manipuler, quel que soit le projet, quels que soient les motifs, c’est le déposséder de quelque chose d’essentiel.

27 Pour dégager ce qui les différencie, posons d’abord que ce sont deux moyens de faire faire. Et posons que dans l’un et l’autre cas c’est le statut du conflit qui varie : dans toute manipulation il y a conflit de buts entre manipulateur et manipulé. Dans toute influence il n’y a pas de conflit entre les buts principaux de l’un et de l’autre. Si l’on peut mettre en évidence un conflit de buts, on est dans la manipulation (ou bien dans la ruse mais là le conflit est connu). Si l’on peut s’assurer qu’il n’y a pas de conflit entre les buts principaux de l’un et de l’autre, on est dans l’influence.

28 D’où les définitions suivantes :

29 Manipuler, c’est faire faire à quelqu’un quelque chose qu’il n’aurait pas fait s’il avait pu ou s’il avait su.

30 Influencer, c’est faire faire à quelqu’un quelque chose qu’il aurait fait s’il avait su ou s’il avait pu.

31 Voici un exemple qui montre bien que c’est la question du conflit qui permet de différencier.

32 Érik Erikson, raconte dans Enfance et société, qu’il est appelé en urgence dans une famille où un enfant de quatre ans, non seulement n’a pas été à la selle depuis une semaine, mais vient de garder en plus un important lavement. Il bavarde avec l’enfant en feuilletant des livres d’images et comprend vite le problème : pour l’enfant le contenu de son ventre est précieux et vivant. S’il le garde il risque d’éclater, s’il le rejette c’est ce contenu qui mourra. C’est comme s’il attendait un enfant ! Erikson revient aux images d’éléphants qui plaisent au petit et lui propose d’en dessiner. Il dessine des mamans éléphants et des bébés puis demande à l’enfant s’il sait d’où viennent les bébés éléphants. Il dessine une maman éléphant en coupe avec les compartiments différents et les deux sorties différentes pour les selles et pour les bébés. Certains enfants, dit-il, croient que bébés et selles sortent par la même ouverture. L’enfant, surexcité, lui explique alors que lorsque sa mère l’attendait elle avait dû porter une ceinture pour éviter qu’il tombe quand elle allait aux toilettes. Et que, comme il était trop gros pour sortir tout seul, on avait dû ouvrir le ventre de sa mère. Après son départ, dit Erikson, l’enfant « eut des selles surhumaines ».

33 Apparemment Erikson obtient de l’enfant qu’il fasse ce qu’il ne voulait pas faire. Si l’on s’en tient là on dit qu’il a manipulé. Mais il est clair que l’enfant se trompait : ce qu’il ne voulait pas faire n’était pas ce qu’il a finalement fait. S’il avait su plus tôt, il aurait fait plus tôt. On peut donc dire qu’Erikson a influencé l’enfant et non pas manipulé.

34 Allons plus loin. Il est un but que tout un chacun cherche à réaliser en permanence, un but implicite et constant dans les relations : ne pas se fâcher inutilement, ne pas être plus agressif qu’il n’est nécessaire. Si cette vieille dame osait être agressive avec le vendeur qui s’est introduit chez elle, celui-ci ne pourrait rien faire. Dans la rue, un homme me demande l’heure ; je la lui donne. Il enchaîne en me demandant autre chose. Si je n’ose pas être un peu agressif en refusant la deuxième chose, je risque d’être embarqué sur une troisième et de finir par signer une pétition ou donner de l’argent. Tant que je n’ose pas être plus agressif que le manipulateur, je suis manipulé. Dès que j’ose me montrer plus agressif que lui, la manipulation cesse.

35 Pour manipuler quelqu’un, il faut et il suffit de le mettre en conflit avec son but permanent de ne pas être agressif, de ne pas être en conflit. Il faut donc placer d’emblée la relation à un niveau d’agressivité légèrement supérieur au niveau que l’autre est en état d’engager à ce moment là. Tant qu’il choisit de ne pas être en conflit avec moi, il fera ce que je lui fais faire (qu’il n’aurait pas fait s’il avait pu). Dès qu’il assume d’être en conflit ouvert avec moi, je ne peux plus lui faire faire ce que je voulais. Je ne peux plus le manipuler.

36 Revenons à la thérapie. Un client parle à son thérapeute de son fils. Le thérapeute lui fait comprendre que le fils a besoin de thérapie et qu’il est prêt à s’en occuper. Il y revient chaque fois qu’il est question du fils. Jusqu’à ce que le fils vienne le consulter et il le prend en thérapie, tout en poursuivant la thérapie du père. Compte tenu de l’impossibilité de faire une thérapie dans ces conditions, on peut dire que le thérapeute leur fait faire, aux deux, quelque chose qu’ils ne feraient pas s’ils savaient. Et donc qu’il les manipule.

37 Je vois mon client dans une violente colère contre sa femme, bien décidé à lui « flanquer une raclée » dès son retour… Si je prends fermement position contre ce projet, si je lui montre que, compte tenu de ce que nous savons de lui, il aura beaucoup de mal à « digérer » cet acte, si je l’invite à examiner d’autres possibilités et si j’obtiens ainsi qu’il ne donne pas la « raclée » prévue, ai-je manipulé ou influencé ?

38 On peut dire que je l’ai empêché de faire ce qu’il voulait faire. Ce serait alors manipulation. Mais peut-on vraiment dire cela ? L’ai-je vraiment empêché ? Non ! Il a changé de projet, à la suite de tout le travail de la séance ; mais c’est bien lui qui a changé de projet. Il assume la responsabilité de ce changement. La raclée est quelque chose qu’il voulait faire mais qu’il ne veut plus faire (même s’il en garde du regret !). Nous sommes dans le cas de l’enfant d’Erikson : il a été influencé.

39 Le ressort de la manipulation, c’est l’inhibition de l’agressivité. Le ressort de l’influence, ce sont les savoirs et les valeurs (partagées). Je peux influencer en argumentant sur des savoirs et des valeurs. Si l’autre partage les valeurs et tient compte des savoirs, il peut changer de but de son propre chef. Il a été influencé et c’est tout à son honneur.

40 En pratique la question à se poser est donc : l’aurait-il fait s’il avait su ou pu ? Dans la vie sociale, la réponse n’est pas toujours évidente. Il n’est pas forcément facile de dire si A influence ou manipule, mais la question reste la bonne question à se poser. En thérapie non plus la réponse n’est pas toujours évidente. Mais la question est la même ; question qui, dans notre charte de déontologie, s’exprime par les trois mots : l’intérêt du client. Le thérapeute agit « dans l’intérêt du client ». Dire « c’est dans l’intérêt du client », c’est dire la même chose que « il l’aurait fait s’il avait su ou pu ». Et il arrive qu’il faille en discuter en supervision pour confirmer ou infirmer son jugement sur ce point.

41 On peut donc dire ceci : tant qu’il n’y a pas de conflit de buts entre deux personnes, l’une peut influencer l’autre sans qu’il y ait manquement à l’éthique. S’il y a conflit entre les buts de l’un et les buts de l’autre, alors on ne parlera pas d’influence mais de manipulation. Il nous faut donc examiner maintenant ce qu’est un conflit de buts et la possibilité de conflits de buts entre thérapeute et client.

CONFLITS DE BUTS

Définitions

42 D’abord, une distinction utile entre buts « transitifs » et buts « intransitifs ». Quand on cherche à réaliser un but, c’est généralement pour en réaliser un autre au delà du premier. On mange pour apaiser sa faim, pour éprouver du plaisir et pour rester en bonne santé. On étudie pour gagner un diplôme, pour avoir un métier intéressant, pour être plus heureux… On transite par certains buts pour en réaliser d’autres, et ces buts en bout de chaîne, peuvent être dits intransitifs. Être heureux, être aimé, prouver qu’on est le meilleur, sont généralement des buts intransitifs. On peut dire qu’à la fin d’une psychothérapie réussie, la personne est au clair avec ses buts intransitifs. En principe un psychothérapeute sait quels buts intransitifs personnels il cherche à réaliser en pratiquant la psychothérapie.

43 Ensuite une mise en garde. Dans les lignes qui précèdent j’écris réaliser un but et non le viser ou l’atteindre. La métaphore du but comme lieu vers lequel on se dirige est dangereuse. Elle suppose qu’il y a un chemin, sur ce chemin des obstacles, à contourner ou surmonter, mais indépendants de moi. Je n’en suis pas responsable. S’ils se révèlent infranchissables, je n’y puis rien ; mon but est inatteignable, tant pis ! C’est une métaphore qui n’aide pas la responsabilité.

44 Je préfère définir un but comme une situation qui n’existe pas dans la réalité mais que je cherche à faire exister. Pour qu’elle existe, je dois, non pas me mettre en marche, mais agir sur la situation actuelle pour la modifier pour qu’elle ressemble davantage à la situation souhaitée. Je dois examiner les différences entre la situation actuelle et la situation désirée, voir quelles différences je vais pouvoir réduire et par quels actes, me représenter les situations intermédiaires probables et évaluer si ce sont bien des buts transitifs par rapport à la situation souhaitée etc. C’est là une façon de penser radicalement différente de celle qu’induit la métaphore du but comme lieu ou cible à atteindre.

45 Dans la métaphore traditionnelle, si deux personnes sont en conflit de buts, c’est que l’une veut aller vers la droite et l’autre vers la gauche. Ou du moins dans deux directions différentes. Ça tire ! Qui tirera le plus fort ? On peut poser le problème en géométrie, avec des flèches divergentes, et le résultat est la « résultante » du jeu des forces… Façon bien appauvrissante de décrire la réalité. On esquive moins la complexité si l’on dit que l’un veut réaliser une situation ronde (plus ronde que la situation actuelle) et l’autre une situation carrée (plus carrée). Chaque fois que l’un agit pour arrondir la situation actuelle, l’autre agit pour la rendre plus anguleuse. L’important est qu’il s’agit d’actes, qui modifient réellement la situation actuelle. Chacun de ces actes exprime le but de l’un et de l’autre. Si on prétend travailler le conflit, on sait de quoi parler : quand tu fais ça, tu cherches à arrondir et voici pourquoi je ne veux pas. Parler du conflit en termes de situations qu’on veut réaliser et qui sont différentes pour l’un et pour l’autre, c’est plus riche et fécond que d’en parler en termes de directions divergentes.

Conflits de buts entre thérapeute et client ?

46 Le client qui vient en thérapie se sent mal et vit mal et il croit qu’il serait possible qu’il vive mieux et se sente bien. Il souhaite réaliser une situation différente de sa situation actuelle. Il ne saurait pas dire en quoi exactement les situations diffèrent, mais il a agi pour commencer à modifier la situation actuelle : il est venu en thérapie.

47 Le thérapeute qui l’accueille cherche en permanence à réaliser la situation suivante : se tenir à côté de cette personne, et/ou face à elle, l’accompagner dans sa recherche, parfois l’aider à décrire ce qu’elle vit, en particulier ce qu’elle vit ici et maintenant… En termes de but on pourrait dire : aider cette personne à décrire ce qui est à modifier dans les situations qu’elle vit et à trouver les actes à poser pour des modifications.

48 Tant que les buts en présence ne sont que ceux-là, aucun conflit n’est à suspecter (je laisse volontairement de côté les conflits de buts internes au client). Mais le thérapeute a ses propres buts intransitifs, et ceux-ci peuvent parfois viser à réaliser des situations différentes de celles que cherche à réaliser le client.

Buts intransitifs du thérapeute

49 Par exemple, se faire aimer est un but intransitif tout à fait respectable. À condition de pouvoir y renoncer provisoirement si l’intérêt du client est en jeu. Si par exemple j’accepte que le client modifie le cadre à sa guise, seulement parce qu’il me serait pénible de me montrer exigeant et de risquer ses reproches, alors il y a conflit de buts entre le client et moi. C’est le client qui manipule, direz-vous… Soit ! Il me fait faire des choses que je ne ferais pas si je pouvais. Mais moi je le laisse faire des choses qu’il ne ferait plus s’il savait, et il compte sur moi pour, à terme, ne plus faire ces choses-là. En me laissant manipuler, je laisse la situation thérapeutique devenir une situation de manipulation, où l’un des deux fait ce qu’il ne ferait pas s’il pouvait. Si je mets de côté mon but intransitif d’être aimé, je me montre ferme et exigeant (donc agressif), le client proteste puis se laisse influencer et accepte de respecter mon cadre.

50 Avoir pour but intransitif de prouver qu’on est bon, fort et généreux n’a rien de dommageable a priori. À condition de pouvoir y renoncer provisoirement si l’intérêt du client est en jeu. Ce client dit à son thérapeute qu’il ne l’aide pas ou plus, et qu’il veut arrêter sa thérapie. Le thérapeute commence par y voir une résistance qu’il met au travail. Dans bien des cas, en effet, il a vu juste et son refus d’arrêter fait avancer la thérapie. Il a donc influencé et non manipulé. Mais on connaît des cas où le thérapeute s’obstine des mois durant à parler de résistances à un client qui continue à vouloir arrêter. Le client a beau mobiliser de l’énergie, le thérapeute en mobilise davantage. Incapable de laisser de côté son besoin de prouver qu’il est le meilleur, il manipule pour que son client continue avec lui. Mais, direz-vous, il est de bonne foi ! Il ne se rend pas compte, il n’est pas conscient de manipuler ! Admettons… L’avantage de ma définition de la manipulation est qu’on n’a pas à se poser cette question. Qu’il en soit conscient ou non n’y change rien. Que ses intentions conscientes soient pures ou non n’y change rien : il fait faire à son client quelque chose que celui-ci ne veut plus faire, donc il manipule. Et si un éventuel travail en supervision ne suffit pas, il ne lui reste qu’à reprendre sa psychothérapie pour clarifier les buts intransitifs personnels de son activité.

51 Pour un gestat-thérapeute il est cohérent d’avoir pour but intransitif de se sentir proche de l’autre. Le risque est de se rapprocher de son client, physiquement ou émotionnellement, plus que celui-ci ne le souhaite au point où il en est.

52 Avoir pour but intransitif de sauver, de réparer, est particulièrement bien venu pour un psychothérapeute, mais il arrive que ce but le fasse sortir de son rôle et de son cadre. Par exemple en faisant une attestation ou un signalement au Procureur, qui viole la confidentialité.

CONCLUSION : LA CHARTE AU SERVICE DU PROFESSIONNEL

53 Ainsi, il n’est pas impossible qu’il y ait conflit de buts entre thérapeute et client. Et dans ce cas, il n’est pas impossible qu’un thérapeute, de bonne foi, manipule son client.

54 Les critères qui définissent un psychothérapeute (d’avant la loi L.2004-906) fournissent des moyens de contrôler cela. La thérapie personnelle permet au psychothérapeute de connaître ses buts intransitifs. La supervision régulière lui permet de confronter son point de vue à celui d’un ou d’autres collègues. Et l’engagement déontologique lui permet de se reporter à une charte qui l’aide à se poser les bonnes questions.

55 Élaborée par des collègues, sur la base de valeurs et de principes éthiques partagés, la charte ne prétend pas faire autorité, mais elle prétend vraiment influencer : en proposant des choix motivés. Les motifs ne sont pas explicités, mais ils apparaissent si on s’interroge, seul ou en groupe de supervision, avec le présupposé que les rédacteurs étaient de bonne foi, visaient « l’intérêt des clients » et celui des Gestalt-thérapeutes..

Bibliographie

  • MENDEL G. : Le vouloir de création, autohistoire d’une œuvre, Éditions de l’Aube, Paris, 1999.
  • RANJARD P. : La manipulation, approche sociopsychanalytique, in
  • Sociopsychanalyse 3, Petite Bibliothèque Payot n°222, Paris, 1973.

Notes

  • [1]
    L’œuvre de Gérard Mendel est considérable, mais on peut en prendre une vue d’ensemble dans un petit livre de 150 pages qui en dégage l’essentiel : Le vouloir de création, autohistoire d’une œuvre, Éditions de l’Aube, Paris, 1999.
  • [2]
    Véronique est venue toutes les semaines et la thérapie a pu commencer vraiment.
  • [3]
    Tant que c’est le cas la thérapie n’est pas terminée !
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