Gestalt 2009/2 n°36

Couverture de GEST_036

Article de revue

Au cœur de la relation thérapeutique, le désir...

Pages 11 à 20

Notes

  • [1]
    - Robert Misrahi, conférence aux Entretiens de l’EPG, janvier 2009.
  • [2]
    - Le désir, textes présentés par David Rabouin, GF Flammarion, Paris, 1997.
  • [3]
    - Martin Buber, Je et Tu, Aubier, 1969.
  • [4]
    - Brigitte Martel, Sexualité, amour et Gestalt, Inter-Editions Dunod, 2e édition 2007.

1 La notion de désir ne se retrouve pas dans la théorie gestaltiste, et pourtant le désir, sous multiples formes, est à l’œuvre dans la relation thérapeutique. Nous pouvons même affirmer qu’il est un moteur du travail, et qu’une de nos tâches principales est d’observer et de gérer ses manifestations.

2 Pour trouver une définition du désir, allons tout d’abord voir l’étymologie : désirer vient de de-siderare, le de étant privatif, et siderare signifiant regarder l’astre. Désirer signifie donc « regretter l’absence de l’étoile », qui s’est ensuite transformé en « chercher à obtenir ». L’évolution du sens étymologique montre les deux polarités du désir, le désir/manque (regretter l’absence de l’étoile) et le désir/puissance (chercher à obtenir l’étoile).

3 Parmi les philosophes, j’ai choisi Robert Misrahi  [1] pour sa définition du désir : « le désir est le manque dynamique visant à être complété ». Cette association des deux mots « manque » et « dynamique » nous place dans le mouvement, notion chère à la Gestalt. Cette définition nous éloigne d’une logique vide/plein qui est reliée à la satisfaction des besoins, et nous place dans une logique de mouvement créateur, plus proche de l’orientation gestaltiste. C’est le mouvement qui est créateur, et guérisseur.

4 Aristote  [2] avait déjà relié désir et mouvement, en disant : « Cen’est pas la faculté de raisonnement qui est principe du mouvement, mais c’est selon le désir que l’on agit ».

5 Pour nous Gestaltistes, il est plus habituel de parler d’agressivité, mais il me semble que tout ce qui est dit sur l’agressivité est transposable sur le désir. L’agressivité dans notre vision gestaltiste serait une composante du désir.

COMMENT CETTE VISION DU DÉSIR PEUT-ELLE ÉCLAIRER LA RELATION THÉRAPEUTIQUE ?

6 Le Je-Tu décrit par Buber  [3] est la rencontre de deux êtres désirants, avec toutes les questions que cela engendre :

7 Ai-je du désir pour mon client ?

8 Suis-je capable de gérer mon désir ?

9 Vais-je déraper ?

10 Que faire avec les avances de mon (ma) client (e) ?

11 Ces premiers questionnements, nous les connaissons bien, nous nous les formulons souvent. Ils viennent alimenter nos séances de supervision, souvent accompagnés de peur, car focalisés sur le désir sexuel, souvent bien inquiétant. Mais en dehors de la sphère sexuelle, il existe bien d’autres situations où l’on peut, par un désir trop fort, intruser l’autre, ou tout couper par peur de l’intruser.

12 Quels sont tous ces désirs qui existent aussi, parfois dans l’ombre ?

13

  • Celui du psychothérapeute de materner, de convaincre, de se réaliser par procuration, de transmettre, d’avoir du pouvoir…
  • Celui du client d’être vu, d’être écouté, de changer, de désirer…
  • Et aussi celui du client de materner son thérapeute, de le convaincre, etc.
  • Et celui du thérapeute d’être vu, d’être écouté…

14 La limite de ces listes est que le désir s’éveille, se crée, se développe dans la rencontre, et que séparer désir du client et désir du thérapeute ne rend pas compte de ce qui se joue dans le champ. Je vais volontairement faire cette séparation pour explorer ce qui se passe chez le psychothérapeute, et placer quelques repères pour y voir plus clair.

15 Comme je l’avais énoncé à propos du désir sexuel  [4], nous pouvons faire un lien étroit entre les manifestations du désir, qu’il soit ou non sexuel, et la gestion de l’agressivité au sens perlsien du terme. Nous savons que l’agressivité est nécessaire à l’expression du désir, et que ce n’est pas l’agressivité qui est pathologique, mais sa mauvaise gestion.

16 J’ai repéré quatre modes de manifestation du désir que je nomme respectivement désir ajusté, désir hypertrophié, désir distordu, désir hypotrophié. Nous allons regarder, au travers de moments de super-vision, comment ces différentes manifestations peuvent se préciser et se travailler grâce à trois critères, la puissance, le positionnement par rapport au cadre, et la forme que prend le contact.

figure im1

17 Pour caractériser le désir ajusté du psychothérapeute, nous pouvons dire que le praticien est dans sa puissance et qu’il l’exprime, qu’il respecte le cadre et l’utilise, et que le contact se régule suffisamment bien. Nous connaissons tous ces moments de thérapie où nous disons : « la thérapie avec M. se passe bien » ; il me semble que dans tous ces moments nous pourrions dire « j’ai du désir dans cette thérapie et ce désir soutient le travail ».

18 Je vous propose de visiter d’autres moments où le travail se passe différemment, à partir de quelques moments de supervision.

UN MOMENT DE DÉSIR HYPERTROPHIÉ DU THÉRAPEUTE

19 Jean-Claude souhaite me parler de son client Jacques ; il considère que Jacques ne s’affirme pas, et qu’il tourne en rond en thérapie, ressassant toujours les mêmes problèmes. Ce qui ennuie particulièrement Jean-Claude, c’est qu’avec ce client qui vient en fin de journée, il dépasse très souvent le cadre horaire. Cette sortie du cadre est assez inhabituelle chez lui. En supervision, Jean-Claude exprime fortement son souhait que Jacques s’en sorte, qu’il règle son problème de couple, qu’il profite de la thérapie. En réfléchissant au sens de ses dépassements horaires, Jean-Claude déclare qu’il voudrait que Jacques en ait pour son argent…

20 Je propose à Jean-Claude de représenter son désir dans cette relation. Il est étonné de ma proposition, car pour lui désir signifie nécessairement désir sexuel, et il est certain de ne pas en avoir pour Jacques.

21 En effet, nous ne sommes pas dans le domaine sexuel, mais on peut quand même parler ici de désir hypertrophié : le désir de Jean-Claude envahit le champ, et pourrait aller jusqu’à l’abus. Je trouve important de choisir ce terme d’abus même si nous ne sommes pas dans le registre sexuel ; car l’abus peut prendre des formes socialement acceptées…

22 J’oriente ma réflexion avec Jean-Claude sur les trois critères cités sur mon graphique : puissance, cadre et contact.

23 Jean-Claude a nommé en début de séance les sorties du cadre horaire qui le questionnent. Il découvre son désir fort (un peu trop fort, dit-il en souriant) d’aider Jacques, ainsi que son désir d’être apprécié par lui. Jacques a une position importante dans la ville, et cela impressionne Jean-Claude. Il est proche d’une envie de toute-puissance qui résoudrait tous les problèèmes de son client… Il constate aussi que cet élan le coupe du contact avec Jacques, et laisse bien peu de place à son client. Jean-Claude convient qu’il désire pour deux…

24 Après avoir exploré comment les trois critères d’hypertrophie du désir se déploient avec son client, je propose à Jean-Claude d’agir sur un des trois critères ; il choisit de remettre du cadre, en arrêtant à l’heure prévue, et de voir ce qui se passe. Son acte a un effet immédiat, il le rapportera à la séance de supervision suivante : le client a réagi, son désir « manque dynamique » a commencé à trouver une place sur cette question du temps des séances : « j’ai envie de continuer ; pourquoi arrêtez-vous maintenant ? » a été sa première remarque. Et cette envie de continuer a été pour le client une première expression de son désir en psychothérapie. Par la suite, il fera des liens avec sa relation de couple où il estime être envahi par les désirs de sa compagne, et avoir peu de place pour exprimer les siens.

25 Remettre du cadre a permis un moment de plein contact, à partir de prise de conscience et d’expression de leurs désirs respectifs. Et on peut dire que la thérapie s’est remise en mouvement.

LA PANNE DE DÉSIR DE FRANÇOISE

26 Cette fois encore, je reprends l’expression des sexologues « panne de désir », car je la trouve tout à fait adaptée à la relation thérapeutique.

27 Françoise est psychothérapeute dans une petite ville de province. Elle me dit s’ennuyer avec Paul, qui est en psychothérapie depuis six mois avec elle. Elle le décrit comme un être lisse, toujours bien mis, réglant toutes les séances sans aucun problème… Jequestionne Françoise sur ce qu’elle éprouve pour Paul. Elle ne ressent pas grand chose pour lui, redoute simplement son arrivée car elle sait qu’elle va s’ennuyer… Elle réalise qu’elle passe beaucoup d’énergie à dissimuler sa vie, s’arrangeant pour qu’il ne croise pas ses enfants, ne laissant pas d’objets personnels dans l’entrée commune à son cabinet et à son appartement. Elle s’est rendue, elle aussi, toute lisse ; nous convenons qu’elle est « en panne de désir avec Paul » ; c’est intéressant, car Paul est venu en thérapie pour une baisse globale d’intérêt dans la vie !

28 En face de l’agressivité très faible de Paul, Françoise a complètement coupé la sienne, et n’a aucun sentiment de puissance, se sentant plutôt inhibée. Le cadre est tellement respecté, voire aseptisé, qu’il n’a plus aucun intérêt. Quant au contact, on peut dire qu’il est faible. En l’écoutant, je vois Françoise et Paul comme un couple atteint de routine et qui n’a plus d’appétit.

29 Je décide de travailler avec Françoise de la même façon que dans les situations de manque de désir sexuel, c’est-à-dire en explorant la vie fantasmatique et en réhabilitant l’agressivité.

30 Je lui demande comment mettre du nouveau, de l’inconnu dans la relation ? Est-ce qu’elle peut imaginer faire des erreurs, des faux pas ? Ce thème de l’imperfection réveille Françoise, on pourrait dire « l’allume » ; elle s’anime en imaginant du nouveau : arriver en retard, laisser traîner des livres, s’habiller très différemment. Nous sommes dans un groupe de supervision, et Françoise perçoit tout de suite un changement d’énergie chez ses collègues. Elle réalise qu’elle avait aussi endormi le groupe et moi-même et que le réveil de son agressivité a une incidence sur l’environnement.

31 Le thème des erreurs a été pour Françoise un moyen d’accès à son agressivité, et une acceptation de son imperfection comme moteur possible de la relation. Françoise découvre que la thérapie avec Paul a été jusque là une pseudo-rencontre entre deux personnes voulant être parfaites, et ne montrant à l’autre qu’une image lisse et sans vie.

MANUEL ET JULIE : UNE PANNE DE DÉSIR QUI RÉVÈLE AUTRE CHOSE

32 Manuel souhaite parler de Julie qui a commencé une thérapie avec lui depuis quelques mois. Il décrit une belle jeune femme, vive et intelligente ; mais il la décrit presque froidement, essayant de réfléchir à sa problématique d’une façon très intellectuelle. Il semble la regarder de très loin. Lorsque je le lui fais remarquer, il répond : « et pourtant, Julie fait de gros efforts pour que je la remarque… »

33 Manuel me fait penser aux pères qui s’éloignent de leur fille devenue adolescente, de peur de « fauter ».

34 Lorsque je partage cette réflexion avec Manuel, il se trouble et constate que « oui, elle est bien mignonne » et que son recul est un bon moyen de protection. Manuel résume son attitude : « tout couper, même l’intérêt, de peur de ressentir du désir sexuel ! »

35 Nous avons repris les étapes de la réponse sexuelle, en les commentant et en faisant des liens avec ce qui se passe entre Manuel et Julie, car il s’agit bien ici de désir sexuel, ou plutôt de peur du désir sexuel. Je rappelle ce cycle de la réponse sexuelle pour mémoire : les sexologues nomment huit étapes parcourues par chaque personne dans la relation sexuelle, tout d’abord l’intérêt, puis le désir sexuel, l’excitation, le plateau, l’orgasme, la résolution, la période réfractaire, l’élaboration psychique. La bonne santé sexuelle est de pouvoir parcourir le cycle quand on le souhaite et de pouvoir l’interrompre quand on le décide.

36 La saine interruption du cycle est un thème important en sexothérapie, mais aussi en supervision !

37 Car il s’agit bien pour Manuel de réhabiliter intérêt et désir pour Julie, en interrompant ensuite, c’est-à-dire de laisser vivre son désir en vérifiant s’il est ajusté dans la relation, et en sachant qu’il va arrêter le cycle ensuite et mettre cette énergie au service de la relation. J’ai proposé à Manuel de mettre en route son imaginaire, de fantasmer sur Julie, de rêver qu’il poursuit fantasmatiquement le cycle…

38 Ce travail fantasmatique est puissant, si la personne fait bien la différence entre fantasme et acte, ce qui est le cas de Manuel. Lefantasme peut être considéré comme une saine déflexion après la deuxième étape : en fantasme, on peut tout faire, ce qui permet de conserver la force du désir sans l’agir.

39 En reprenant les trois critères cités auparavant, je lui propose, plutôt que de retenir le désir éventuel, d’ajouter de la puissance, du cadre et du contact. Le cadre et le contact permettent à la puissance de se déployer sans abuser de l’autre.

40 Ce travail invite à une réflexion au sujet de la déontologie. Il me semble que beaucoup de codes de déontologie sont écrits en termes d’interdictions ; je propose de les ré-écrire en termes d’élan ajusté avec l’aide du cadre. Car ces interdictions peuvent avoir comme conséquence la coupure complète du désir qui est un carburant de la relation thérapeutique. C’est ce qui était arrivé à Manuel.

UNE DISTORSION DU DÉSIR

41 Fabienne désire parler d’une jeune femme, Virginie, qu’elle accompagne depuis une année. Les premiers mois de thérapie se sont bien passés, l’alliance semble se créer. Puis un jour Virginie lui dit, presque anecdotiquement, qu’elle a été abusée par un oncle, que cela avait été difficile, mais qu’elle s’en sortait plutôt bien maintenant. Et depuis, Fabienne est en difficulté avec Virginie, sans bien comprendre ce qui se passe. Elle finit par résumer sa difficulté en ces termes : « il n’y a pas moyen de travailler, Virginie résiste et dit que tout va bien. Elle semble maintenant se méfier de moi, alors que notre relation était vraiment bonne au début de la psychothérapie ».

42 Je propose à Fabienne de nommer son désir dans cette relation thérapeutique. Après avoir nommé le désir d’aider Virginie, le désir que Virginie l’aime, Fabienne découvre qu’elle a aussi un désir puissant que Virginie porte plainte contre son oncle. La mise à jour de ce désir l’étonne ; elle tente de se justifier, jusqu’à ce qu’elle réalise qu’elle peut tendre vers la manipulation de Virginie, tant elle souhaite que « ce salaud » soit en prison…

43 Nous pouvons nommer ici un désir « distordu » : le désir est là, mais le thérapeute ne le reconnaît pas, il le laisse agir à son insu, et ce désir peut envahir le champ sans être bien identifié. Le cadre n’est pas clair, et la puissance peut se transformer en manipulation.

44 Fabienne a eu besoin de revenir en supervision sur l’abus qu’elle avait subi dans son adolescence ; elle s’est aperçue que Virginie pourrait contribuer à la venger si elle dénonçait son abuseur.

45 Le travail s’est remis en mouvement, une fois que Fabienne, sans entrer dans les détails de son histoire, a pu dire à Virginie combien elle souhaitait qu’elle porte plainte, mais que ce désir n’était pas ajusté. En exprimant cela, Fabienne est sortie de la manipulation, et Virginie a pu aborder cet abus de façon plus profonde.

POUR CONCLURE

46 Trop de désir encombre, pas assez de désir bloque le travail, un désir non reconnu perturbe le champ… La gestion du désir dans la relation thérapeutique me semble être un des thèmes principaux en supervision, ce qui souligne son importance. Sa place dans la relation thérapeutique est du même ordre que la place de l’agressivité dans la sexualité : un moteur nécessaire et qui demande à être ajusté…

47 Les trois critères « puissance, cadre et contact » que nous avons explorés dans plusieurs séquences de supervision nous donnent des repères et permettent ce travail d’ajustement.

« Au commencement était le désir »

figure im2

« Au commencement était le désir »

Bernard-Elie Sebban

BIBLIOGRAPHIE

  • BUBER M. : Je et Tu, Aubier, 1969.
  • MARTEL B. : Sexualité, amour et Gestalt, Inter-Editions Dunod, Paris, 2e édition 2007.
  • MISRAHI R. : L’enthousiasme et la joie, Dervy, 2000.
  • RABOUIN D. : Le désir, textes choisis, GF Flammarion, Paris, 1997.

Date de mise en ligne : 11/01/2010

https://doi.org/10.3917/gest.036.0011

Notes

  • [1]
    - Robert Misrahi, conférence aux Entretiens de l’EPG, janvier 2009.
  • [2]
    - Le désir, textes présentés par David Rabouin, GF Flammarion, Paris, 1997.
  • [3]
    - Martin Buber, Je et Tu, Aubier, 1969.
  • [4]
    - Brigitte Martel, Sexualité, amour et Gestalt, Inter-Editions Dunod, 2e édition 2007.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.81

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions