Notes
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[1]
« Personnalité et Relations Humaines » est un organisme de formation initié par André Rochais aujourd’hui décédé. Il avait fondé une psychopédagogie de la croissance basée sur l’approche de Rogers.
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[2]
P. R. H. Collectif, 1997.
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[3]
Cité par Salathé, 1992, p. 138.
-
[4]
Cité par Salathé, 1992, p. 138.
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[5]
Association Européenne de Psychothérapie - Organisme qui délivre le CEP (Certificat Européen de Psychothérapie).
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[6]
Kübler-Ross, 1969.
1Cet article est né de l’observation dans ma pratique que ledernier rendez-vous a été longtemps et reste régulièrement un constat a posteriori. Les remises en question personnelles comme thérapeute de ces fins non-élaborées m’ont amené à réfléchir sur les éventuels critères qui peuvent fonder l’aboutissement d’une relation thérapeutique, sur le sens même du « dernier » rendez-vous, et les résistances qui peuvent être en jeu de part et d’autre dans ces circonstances.
FIN DE PROCESSUS OU ÉPUISEMENT D’UN CONTENU
Cas d’Irène
2Irène a été ma cliente durant deux ans. Agée d’une cinquantaine d’années, licenciée en Philologie Romane, elle avait travaillé à la direction du département des Ressources Humaines d’une société multinationale. Elle était passionnée d’Arts et de Lettres. D’une brillante intelligence et d’un goût fin pour l’esthétique, ses mots et ses pensées durant nos entretiens étaient comme des ébauches d’œuvres d’Art, même lorsqu’ils disaient ses zones d’ombres et de souffrances. Elle vivait mal ce qu’elle appelait la superficialité du monde et sur le plan sentimental souffrait de ne pas rencontrer unis dans la même personne l’intelligence le cœur et le corps qui puissent la séduire.
3Au début de la thérapie le travail consista principalement à la mettre en contact avec ses émotions, un temps à chaque fois fin et délicat avant qu’elle ne s’empresse de rendre à l’intellect le pouvoir de l’analyse. Elle apprit avec le temps à rester en présence de ses émotions, à se laisser glisser de l’une dans l’autre et à découvrir la face voilée du désir qui sous-tendait cette vague.
4Alors que la thérapie était engagée depuis plusieurs mois, elle rencontra un homme simple, musicien de son état, dont les mots faisaient parfois défaut, en tout cas ceux si précieux pour elle qui puissent traduire finement la pensée. Mais elle se laissa rencontrer l’homme derrière ou sans les mots. Ils partirent vivre dans une maison au bord d’un lac.
5Elle abandonna le monde des responsabilités d’entreprise et commença à écrire des romans. Elle m’exprima alors son désir d’arrêter la thérapie, ayant découvert une nouvelle façon de vivre, ayant changé son environnement et voulant aujourd’hui y goûter.
6Je venais d’être diplômé Gestalt-praticien. L’imprégnation d’une formation P. R. H. [1] antérieure encore récente, m’incita à vérifier que notre travail avait bien abordé les différents champs de sa personnalité. Après deux mois de travail supplémentaire, nous décidâmes de commun accord de mettre un terme à la thérapie.
7Avec le recul, je ne peux m’empêcher de sourire lorsque je me revois avoir pris une position de « vérification » des différents champs explorés ensemble. En effet j’ai fait visiter ou revisiter à ma cliente les principaux domaines de sa vie, professionnel, affectif, sexuel, relationnel… autant de « boîtes » où en toute bonne foi j’apposais le label « suffisamment exploré » ou « bon pour le service ».
8Cette façon de faire était cohérente par rapport à la méthode P. R. H. Le travail sur l’identité, sur les qualités d’être amène tôt ou tard à un regard d’évaluation qui est d’ailleurs formalisé dans cette approche [2].
9Aujourd’hui, centré sur une approche gestaltiste de la thérapie, je m’interroge sur les conséquences pour le client de cette attitude d’évaluation. Ce critère de fin de thérapie basé sur le contenu laisse suggérer au client qu’il a atteint un niveau minimum, comme si ses qualités d’être étaient suffisamment émergées pour être l’assise de ce qui lui restera à vivre.
10Valider un contenu tend à suggérer qu’il doit être conservé, ce qui oriente d’emblée le client vers une recherche d’événements conservateurs et le soutient dans une fixation névrotique au déjà connu. Par ailleurs, cette croyance en des qualités de l’être fondamentalement positives qui émergent au long de la thérapie et de la vie laissent aussi à penser que les polarités opposées seraient, elles, moins constructives, moins utiles au développement et pour tout dire que ces « défauts » devraient être écartés.
11C’est ainsi que des faux-selfs sont encouragés, que des personnalités se construisent sur leur seul versant éclairé par la lumière, au prix de quels efforts pour ne pas être rattrapées par l’ombre de leurs aspects « négatifs ». C’est oublier l’apport fondamental de la phénoménologie qui accueille nos polarités, sans jugement de valeur a priori, comme des phénomènes qui développent leurs énergies dans des directions parfois opposées, contradictoires, paradoxales. C’est dans l’expérience de ces énergies non réprimées que l’individu peut s’orienter dans ce qui donne sens pour lui. Il devient alors un être libre et responsable de son chemin.
12Nous pouvons mesurer ici comme l’exercice, quoiqu’inconfortable, de la liberté laisse l’individu avec une énergie entièrement disponible à l’exploration du sens. Cette énergie n’est plus exclusivement retenue pour la conservation de modalités de contact déjà connues.
Cas de Pol
13Pol est un homme d’une quarantaine d’années. Il est grand et mince et d’un physique que l’on devine musclé. Son visage est doux comme sa voix. Ses mains robustes rappellent son métier de maçon.
14Il vint pour apprendre à gérer, dit-il, sa relation avec ses parents et en particulier avec un père autoritaire dont les manies et les rituels de propreté ont empoisonné son enfance. À table par exemple pour ne pas polluer la nourriture de poussière, il était interdit de parler, d’éternuer ou de se déplacer. Durant le premier entretien il posa également l’interrogation sur son couple et le fait de vouloir avoir des enfants.
15Nous avons travaillé deux ans et demi ensemble durant lesquels il prit mesure de la souffrance qui fut la sienne sans plus l’oblitérer par l’amour qu’il continuait à porter à ses parents. Il alla à la rencontre de ses sœurs pour partager pour la première fois avec elles ce que furent ces années de silence et de devoir. Ensuite ce fut le tour de la rencontre avec ses parents, du dévoilement dupassé, et d’une place inattendue à l’humour partagé avec eux au sujet de leur histoire commune.
16Durant sa thérapie il quittera sa compagne et cette relation où il se sentait utilisé, peu désiré. Ce sera alors le temps de la dépression, le passage par le désert, la découverte du pardon vis-à-vis de son ex-compagne, des amours de passage… et puis un jour le retour délicat et neuf vers son ancienne compagne, elle aussi transformée par la solitude traversée. Le temps de la dépression lui aura aussi fait découvrir le creux engloutissant de son travail professionnel, toujours prisonnier d’échéances trop rapprochées, de services qu’il ne savait refuser… Il apprendra à déléguer à des confrères, à refuser des affaires, à privilégier les temps de loisirs avec les amis plutôt que les « petits » travaux qu’ils lui réclamaient… Nous nous demandâmes ce que nous faisions ensemble pour que nos entretiens me paraissent parfois ternes, fatigants, monotones et nous apprîmes à laisser de la place aussi pour de la joie et de la légèreté.
17Après deux ans de thérapie, il me demanda un jour comment notre travail se terminerait, qui le signifierait et sur base de quels critères. Je lui rappelai le cadre à ce sujet que je lui avais présenté en début de thérapie. Ensuite je lui proposai d’explorer ce que pourrait être ses propres « critères » de fin. Il m’exprima alors que pour lui « la fin est comme une boucle qui se boucle». Il ajouta : « la fin est pour moi une renaissance qui s’annonce et dans cette nouvelle tranche de vie je saurai cette fois faire cavalier seul ».
18Le cas de ce client m’a beaucoup intéressé car ce fut pour moi la première expérience d’une fin de thérapie identifiée en termes de processus et non de contenu.
19On peut d’abord remarquer que dans cette thérapie, et ma pratique tend généralement à le vérifier, la fin s’est déclarée quand les objectifs et attentes exprimés de manière souvent floue lors du premier entretien ont été rencontrés au cours du travail. C’est ce que Pol va exprimer laconiquement sous l’expression de « la boucle bouclée ».
20Mais à ce moment, il ne va justement pas me parler en termes de contenus ou d’objectifs atteints. Il m’indique et développe par la métaphore du cavalier solitaire son désir et son aptitude à conduire sa vie de façon autonome. Il me fait part d’un changement où il devient possible qu’il soit son propre guide.
21Mais il ne me dit pas ce qui a changé en lui ! C’est comme si à ses yeux le processus thérapeutique l’inscrivait dans un processus de vie, comme si le critère de fin n’était plus un état d’accomplissement mais une dynamique de changement, dans et vers l’autonomie.
22Cette autonomie de plus en plus déployée par le processus thérapeutique est identifiable selon From [3] « par la nature des rêves du client (perception de lui-même et du thérapeute, nature des désirs, etc,…), ainsi que par le fait qu’il commence à trouver la personne intéressante en elle-même (…). Il s’intéresse au monde et cesse de se regarder le nombril exclusivement ».
23Le regard sur le processus, en décalage complet avec l’appréciation du contenu comme critère de fin de thérapie fait mieux comprendre le mot de Pol sur la « renaissance » qu’il entrevoit. Ce mot annonce déjà qu’il est au seuil d’une mort, celle de notre relation thérapeutique. Je lui laisserai bien entendu le temps d’être touché par cette fin et d’aller vers elle à son propre rythme. C’est le « Stirb und werde !» de Goethe : meurs et deviens ! Ici Pol n’aperçoit que la face renouvelée du Phénix sans avoir encore pu faire l’expérience du feu et de la mort.
24Cette mort de la relation thérapeutique évoque bien le mystère lié à la fin de thérapie. Tôt ou tard l’enjeu de la fin entre dans le champ thérapeutique. En s’approchant elle ne signifie pas pour autant que le client ni le thérapeute aient répondu à un cahier des charges ou exploré des contenus comme je l’évoquais plus haut. Elle a une part d’étrangeté et d’insoumission à se présenter
25aux deux protagonistes de la relation thérapeutique sans qu’ils puissent démontrer ni l’un ni l’autre qu’elle vient suivant un ordre préétabli. Client et thérapeute reconnaissent simplement qu’un processus s’est épuisé à deux.
26Par ailleurs il est intéressant de remarquer que Salathé propose d’élargir le cadre d’appréciation de l’autonomie du client audelà de la relation entre le client et lui-même [4]. Il propose ainsi de prendre en compte l’évaluation qui est exprimée par l’environnement du client au sujet du développement de son autonomie.
LE CADRE DE LA FIN DE THÉRAPIE
27J’ai longtemps pensé et exprimé à mes clients que la fin de la thérapie serait à découvrir en son temps comme si rien ne justifiait d’en parler dès le début de la thérapie. Or l’expérience m’a vite confronté à des clients qui allaient reprendre rendez-vous à leur retour de vacances et dont les vacances ne finissaient pas de finir. Ou d’autres qui voulaient faire une pause et qui eux aussi disparaissaient sans laisser de nouvelles. J’ai vécu ces situations de façon inconfortable, ne sachant si effectivement la pause ne faisait que se prolonger ou si elle était déjà vécue par le client comme une fin, consciemment ou non. Mon ambition d’élaborer et de négocier le cadre avec le client en situation de fin de thérapie pour déterminer dans l’expérience les modalités de cette fin se heurtèrent au fait que je me retrouvais seul.
28Probablement que le manque de repères de fin créait par ailleurs chez le client de l’angoisse, une crainte d’enfermement et suscitait d’autant son besoin de « faire une pause » ou de « prendre une respiration ». C’est pour ces raisons que progressivement j’introduisis le cadre de fin de plus en plus tôt pour aujourd’hui l’évoquer dès les premières séances de façon simple mais explicite. C’est ainsi que j’ai redécouvert par l’expérience personnelle les termes du Code de Déontologie de l’EAP qui précise dans son article 5 : « Dès le début de la thérapie, le psychothérapeute (…) précise les conditions de travail y compris les conditions d’annulation ou d’arrêt » [5].
29Concrètement dès la première séance j’essaie de distinguer avec le client s’il vient pour une problématique circoncrite quant à l’objet ou la durée de la prise en charge. Quand l’enjeu se place dans le moyen (à partir de quelques mois) ou le long terme, j’évoque cette durée, la nécessité d’un travail régulier (un entretien par semaine en dehors de nos périodes de vacances respectives) quelle que soit la météo intérieure (exaltation, peine, joie, peur, doute, ennui, hostilité…). J’ajoute que la fin de la thérapie est prise en compte dès que l’un de nous pose cette question. Si dans ces conditions nous sommes amenés à acter ensemble que le « processus » de notre travail va à sa fin, je mentionne que je l’inviterai à choisir une date de fin en dehors d’une date symbolique (fête, anniversaire, vacances…) et avec un minimum de deux rendez-vous encore à venir.
30Le choix d’une date de fin en dehors d’une date symbolique évite de prendre l’occasion d’une circonstance extérieure pour choisir cette date et incite d’autant à rechercher et à approfondir le sens de ce dernier rendez-vous en tant que tel.
31Le temps de deux rendez-vous (dans la pratique cette période peut aller jusqu’à plusieurs semaines voire quelques mois) garantit un temps de travail minimum entre la prise de décision de fin et la mise en acte proprement dite.
32Ces modalités sont bien entendu personnelles et je ne veux pas les comparer à celles de collègues qui ont leurs logiques et leurs cohérences propres. Ce que je souhaite relever ici est l’importance de poser le cadre de fin de façon explicite dès le début de la thérapie.
33On entre d’autant plus facilement dans une pièce que l’on est certain de pouvoir en sortir ! Les bénéfices en termes de sécurité, de confiance et d’engagement de la part du client me semblent effectivement supérieurs lorsqu’il sait en quels termes il peut se désengager. L’opportunité de cocréer le cadre, de l’élaborer et le négocier avec le client conserve un intérêt thérapeutique réel, mais peut être exploitée dans d’autres circonstances de la thérapie, par exemple lors d’un changement dans les modalités de paiement.
34Je souhaite apporter ici une remarque générale sur le cadre. Ce que j’appelle la coconstruction du cadre n’enlève en rien la responsabilité du thérapeute de tenir le cadre et de l’incarner. Cette part de la responsabilité lui est a priori entièrement dévolue.
35Ce qui me semble intéressant sur le plan thérapeutique est de favoriser et soutenir l’interpellation du cadre par le client, sa négociation, voire sa transgression. Dans ce dernier cas, il s’agit pour le thérapeute d’être le gardien de la Loi, d’en être l’exemple vivant et de permettre autant que faire se peut l’expérience de la sanction et/ou de la réparation (par exemple vis-à-vis des entretiens manqués). Cette utilisation thérapeutique du passage à l’acte du client me semble fondamentale, en particulier dans le cadre de la Gestalt-thérapie qui a vocation de travailler à la frontière-contact du client avec son environnement.
36Au cours de ce processus de fin, il s’agira pour le thérapeute de garder le cadre de la « fin », stricto sensu, et de ne pas l’éviter ou l’édulcorer en évoquant d’emblée la possibilité de rendez-vous ultérieurs. Bien au contraire, le thérapeute veillera à préserver la puissance du levier thérapeutique de fin en la positionnant clairement comme fin de la relation.
LE CONTENU EXISTENTIEL ET ÉMOTIONNEL AUTOUR DE LA FIN
37Un thérapeute et son client ont abordé la question de la fin. Durant un temps dont la durée peut-être variable, ils vont continuer leur travail avec cet enjeu dans le champ.
38Progressivement ils vont s’orienter vers le constat que leur cheminement thérapeutique va à son terme. Que se passe-t-il durant cette période qui les amène jusqu’au dernier rendez-vous ?
39Le cas de Pol illustre bien comment le processus de fin renvoie à la contrainte existentielle de finitude : « La fin est pour moi une renaissance qui s’annonce et dans cette nouvelle tranche de vie je saurai cette fois faire cavalier seul ». Au moment où Pol s’exprime ainsi, il me partage sa joie, son enthousiasme à « renaître » à une vie nouvelle.
40En fait il vit à ce moment un premier déni, celui de la fin de notre relation thérapeutique. Il utilise inconsciemment son enthousiasme àvivre « une nouvelle vie » pour masquer la perte qu’il aura d’abord àaffronter. Cette confrontation sera sensible pour Pol quand il aura à choisir la date de notre dernier rendez-vous. Il me dira avec unegrande tristesse : « Jen’avais pas réalisé qu’en partant, nous ne nous verrions plus ! ». C’est la découverte d’une mort annoncée de notre relation thérapeutique, avec l’interrogation colorée spirituellement sur ce qui meurt et ce qui continue. Mort de la relation faite de la chaîne de nos rendez-vous hebdomadaires. Continuation ou croyance dans la possibilité de tenir notre lien au-delà de la séparation, de continuer à se laisser toucher par les ondes intérieures des émotions ressenties ou vécues ensemble, des réflexions partagées, des reconnaissances offertes, des souffrances traversées…
41Bien entendu mes propres croyances n’ont d’intérêt ici que pour autoriser et soutenir la recherche de mon client au sujet de ses propres représentations, émotions et espérances face à la fin et à l’audelà. Ce travail, au départ symbolique, deviendra d’autant plus puissant, incarné émotionnellement, que le thérapeute gardera le cadre d’une fin arrêtée de la relation thérapeutique. Pol essaya de différentes façons d’atténuer l’impact de cette fin définitive en négociant des retours possibles, occasionnels ou lointains. Sans exclure une telle éventualité, je prenais soin à chaque fois de ramener Pol vers la fin définitive de cette relation-ci telle que nous l’avions créée et développée.
42Une étape importante fut celle du bilan, encore une fois moins en termes de contenus que d’aptitudes et de capacités nouvelles. Pol me partagea ainsi le développement de sa capacité à écouter ses sensations, à élaborer des comportements plus ajustés, à vivre plus centré sur l’instant présent.
43Un aspect intéressant du bilan a été de pointer les Gestalts inachevées de notre travail et de notre relation. Par exemple je lui avais exprimé en ce qui me concernait mon étonnement et ma frustration a posteriori que nous ayons été peu mobilisés corporellement dans notre travail. Bien entendu, il ne s’agissait plus dans cette phase terminale d’achever des Gestalts en rouvrant un travail, mais plutôt de les prendre en compte, de mesurer et souligner l’aspect inachevé, limité. Et finalement d’entrer consciemment dans la prise en compte de la contrainte existentielle d’imperfection. De la même façon qu’une vie se termine avec des questions ouvertes et des projets inachevés, de la même façon que le Maître bâtisseur de cathédrales mourait sans avoir pu voir la pierre de faîte déposée sur son œuvre, il y a une fin de la thérapie à vivre par le client (et son thérapeute) dans sa dimension d’inachèvement.
44Pour se rapprocher le plus possible du dernier rendez-vous en maintenant au travail les émotions et les questionnements, je propose souvent à mes clients d’imaginer comment cette dernière séance va se passer, comment nous allons nous dire au revoir, comment nous allons fermer la porte de mon lieu de consultation. Je leur propose d’imaginer des choses qu’ils aimeraient me dire ou faire ou entendre de moi. Suivant leur goût naturel, le souhait de « faire quelque chose ensemble » peut devenir un rituel de fin dont nous approfondirons le sens et qui permettra le jour venu d’être complètement dans l’expérience au-delà des mots qui, pour la première fois, ne pourront plus être partagés ni travaillés a posteriori.
45Il ne s’agit pas par ce « rituel » de verser dans un genre « New-Age » ou ésotérique. Bien au contraire, l’enjeu est de se dégager des conventions sociales, des repères communs et des usages pour aller à la rencontre de ce qui colle le plus justement dans les mots et les actes aux besoins et aux ressentis. La fin de thérapie et le dernier rendez-vous prennent dans cette perspective une valeur initiatique. Il s’agit pour le client d’une opportunité unique d’appréhender une mort et qui plus est la mort d’une relation intime et signifiante, dans la durée, dans l’élaboration et le partage des émotions.
46Cette expérience autour du dernier rendez-vous montre à l’évidence que le deuil commence déjà avant la mort ou la séparation.
47Le déni, la tristesse, la négociation, la révolte et l’acceptation décrits par Kübler-Ross [6] sont déjà pleinement en jeu avant que la séparation ne s’actualise.
48Qu’en est-il de la réalité du dernier rendez-vous ?Elle sera bien entendu différente de ce qui aura pu être imaginé ou attendu. Et peu importe d’ailleurs, puisque le travail qui a précédé n’avait d’intention ultime que d’augmenter les ressources de la fonction Personnalité du client face à la mort, l’accueil de sa fonction Ça, la liberté d’orientation de sa fonction Moi, et la qualité de présence dans le plein-contact de la séparation. Je constate que ces fins élaborées se passent dans un climat de simplicité et de gratitude réciproque. J’y vois là, non pas une manière idéale de faire, mais plutôt la conséquence de tout un travail de drainage émotionnel et de co-construction.
LES RÉSISTANCES À TERMINER LE TRAVAIL THÉRAPEUTHIQUE
49Nous avons vu que la fin de la thérapie se joue sur fond de contraintes existentielles de finitude et d’imperfection, dans une gamme émotionnelle étendue et intense. Le plus souvent ces circonstances feront apparaître des résistances au déroulement fluide du cycle de contact. J’évoquerai ici certaines d’entre elles qui apparaissent sous un aspect particulier dans le processus de fin de thérapie.
Cas de Jeanne
50Jeanne était en thérapie depuis trois ans. Elle avait quitté son mari au terme d’un long cheminement auquel il avait participé. Je gardais de cette période le souvenir d’une femme courageuse, osant le conflit et l’intimité, patiente aussi. S’en suivit une longue période d’interrogations existentielles et spirituelles, intéressante, mais qui par la durée fit naître en moi un doute sur ce qui était réellement en jeu. Je lui partageai mon interrogation mais elle remettait sa recherche spirituelle de façon récurrente à l’avant-plan des séances. Jusqu’au jour où m’appuyant sur un sentiment d’ennui et de lassitude floue face à une problématique dont il me semblait que nous avions fait le tour, je lui dis que j’imaginais que notre thérapie aille peut-être vers sa fin. L’évocation d’une fin possible de notre thérapie provoqua en elle une explosion de colère : elle voulait en finir tout de suite, ne trouvant pas de meilleure solution, dit-elle, car je ne voyais pas ce qui se passait en elle. Je lui demandai si elle n’était pas amoureuse de moi. Elle me répondit en me disant son étonnement que ce ne soit pas évident pour moi.
51La thérapie n’était pas terminée, et le transfert non plus ! Jeanne préférait noyer ses sentiments amoureux dans une réflexion spirituelle et existentielle séduisante plutôt que de prendre le risque d’exister dans son élan envers moi. Dans un mélange de rétroflexion et d’égotisme, elle craignait la fin de la thérapie de peur de perdre notre relation et en même temps cette fin lui apparaissait comme un exutoire à son transport affectif.
52Ce qui me semble intéressant est de prendre en compte cette résistance affective, de la part du client, à terminer une thérapie, bien avant que le thérapeute ne puisse objectiver la fin du processus thérapeutique.
53Parler de la fin ne veut pas dire finir. Placer la fin possible, avant terme, dans le champ permet d’éprouver l’engagement du client mais aussi sa dépendance affective parfois soigneusement dissimulée.
54Je me permets ici un commentaire élargi sur « parler de, n’est pas faire ». J’aimerais forcer le trait et dire « parler de, est rarement faire » : la mise en acte évoquée par la parole et la décharge émotionnelle qui l’accompagne est une expérience en soi, qui oriente le choix d’une action à entreprendre, et qui parfois la rend même superflue. C’est une prévention du passage à l’acte. C’est aussi un regard global que l’on pourrait porter sur le processus thérapeutique :probablement que la thérapie nous apprend à « faire » moins et plus justement.
55Après la résistance affective à terminer une thérapie, j’aimerais évoquer une résistance plus spécifique au thérapeute, celle de la dépendance financière.
56Un client qui part, c’est une source de revenu qui s’en va pour le thérapeute. Ceci est d’autant plus sensible pour le thérapeute qui commence et qui n’a pas d’autres sources de revenus. Cette pression économique peut se traduire par une tension à « approfondir », à rétrofléchir la problématique de fin.
57Les contraintes économiques font partie de notre réalité professionnelle. Il me semble sain de vouloir atteindre un niveau de sécurité financière pour ne plus être dépendant du départ d’un client ni de l’arrivée d’un nouveau. Il y a un nombre critique de prestations à atteindre au-delà duquel le thérapeute a un sentiment sub-jectif de sécurité et en deçà duquel il peut être tenté inconsciemment de retenir le client. D’où l’importance de varier les sources de revenus, par exemple entre l’activité libérale et institutionnelle ou entre les activités de thérapeute et des engagements dans d’autres domaines professionnels.
EST - CE LE DERNIER RENDEZ - VOUS ?
58J’ai développé l’intérêt d’élaborer une fin de thérapie comme fin de la relation entre le client et son thérapeute. Cette séparation est-elle définitive et quelles en sont les conséquences ?
59J’ai insisté sur le fait que le levier thérapeutique de la fin est d’autant plus puissant que la séparation du client et de son thérapeute est présentée comme telle, sans retour suggéré. Dans la pratique on peut imaginer qu’une ancienne relation thérapeutique, surtout lorsqu’elle a été longue, riche, vitalisante et réparatrice, soit intégrée par le client comme une ressource toujours possible. N’est-il pas légitime que le client puisse « retrouver » son thérapeute lorsque, au-delà des années de séparation de la relation thérapeutique, il en a gardé intérieurement le lien ?
60Je pense qu’il y a là un paradoxe à vivre par le thérapeute : accompagner une thérapie jusqu’à ce que la relation thérapeutique ait donné tout son jus fertile, au point de soutenir la séparation franche de cette relation, et en même temps accepter que le lien créé devienne une ressource potentielle tout au long de la vie du client.
61Le besoin potentiel d’un retour sous-entend que la thérapie puisse finir avant que le client soit devenu complètement autonome, adulte, séparé, libre. Cette croyance me semble bien correspondre avec mon observation sur moi-même et les personnes que la croissance n’est jamais terminée et que le potentiel individuel ne cesse de se développer.
62Ceci implique sur le plan éthique la reconnaissance du lien thérapeutique qui se prolonge après la thérapie, ainsi que le respect des règles de déontologie qui restent applicables au-delà de cette fin !
63Je ne veux pas porter ici de jugement sur les thérapeutes qui développent une relation affective avec certains de leurs anciens clients. Mon propos est simplement d’insister sur l’aspect du lien thérapeutique qui potentiellement survit à la relation thérapeutique et justifie qu’il soit respecté et protégé par le thérapeute. C’est une responsabilité à laquelle le thérapeute doit s’engager et pour laquelle il perçoit aussi des honoraires.
64On peut imaginer que l’ancien lien thérapeutique est consommé lorsque le client est engagé avec un nouveau thérapeute. Mais même dans ce cas de figure je resterais extrêmement prudent et j’insisterais sur la prise en compte du lien thérapeutique résiduel dont on ne sait jamais prévoir si l’ancien client ne va pas avoir besoin d’y revenir.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- P. R. H. Collectif (1997): La Personne et sa Croissance, P. R. H. éditions, Lavaur.
- EAP, Code de Déontologie, traduction française par FFdP, « http :// www. psychotherapie. asso. fr »
- KÜBLER-ROSS : On Death and Dieing, Mc Millan, New-York, 1969, première traduction française : Les derniers instants de la vie, Labor, Genève, 1975.
- SALATHE N : Psychothérapie Existentielle. Une perspective gestaltiste, Editions Amers, Paris, 1992.
Notes
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[1]
« Personnalité et Relations Humaines » est un organisme de formation initié par André Rochais aujourd’hui décédé. Il avait fondé une psychopédagogie de la croissance basée sur l’approche de Rogers.
-
[2]
P. R. H. Collectif, 1997.
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[3]
Cité par Salathé, 1992, p. 138.
-
[4]
Cité par Salathé, 1992, p. 138.
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[5]
Association Européenne de Psychothérapie - Organisme qui délivre le CEP (Certificat Européen de Psychothérapie).
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[6]
Kübler-Ross, 1969.