Gestalt 2006/2 no 31

Couverture de GEST_031

Article de revue

L'alter ego dans la relation thérapeutique

Pages 141 à 162

Notes

  • [1]
    F. Perls, F. Hefferline, P. Goodman, Gestalt-thérapie, 1951, L’exprimerie, Bordeaux, 2001.
  • [2]
    « Je suis ma voie et tu suis la tienne. Je ne suis pas en ce monde pour répondre à tes attentes et tu n’es pas en ce monde pour répondre aux miennes. Tu es toi et je suis moi… Et si par chance nous nous rencontrons, alors c’est merveilleux !... Sinon nous n’y pouvons rien ! ».
  • [3]
    D’après Jean-Pierre Legoff, La démocratie post totalitaire, Ed. La découverte, 2002.
  • [4]
    Robert Misrahi, Qui est l’autre ?, Armand Colin, 1999.
  • [5]
    Husserl E., Méditations cartésiennes, Vrin.
  • [6]
    R. Misrahi, Opus cit., p. 85.
  • [7]
    R. Misrahi, Opus cit., p. 86.
  • [8]
    R. Misrahi, Opus cit., p. 88.
  • [9]
    R. Misrahi, Opus cit., p. 91.
  • [10]
    Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p.412, cité par R. Misrahi.
  • [11]
    M. Buber, Je et Tu, Aubier 1992, p. 88.
  • [12]
    M. Buber Opus cit, p. 89.
  • [13]
    M. Buber Opus cit., p. 53.
  • [14]
    M. Buber Opus cit., p. 75.
  • [15]
    R. Misrahi, Opus cit. p. 145.
  • [16]
    R. Misrahi, Opus cit., p. 140.
  • [17]
    R. Misrahi Opus cit., p. 171.
  • [18]
    Gabriel Marcel Journal métaphysique, 11 novembre 1932.
  • [19]
    Gabriel Marcel, Opus cit.
  • [20]
    Gilles Delisle, La relation d’objet en Gestalt thérapie, Les éditions du Reflet,1998.
  • [21]
    Redéfinition du Self par Gilles Delisle, La relation d’objet en Gestalt thérapie, Les éditions du Reflet, 1998.
  • [22]
    H. Kohut, Le soi, PUF 1974.
  • [23]
    La traduction française retenue est « Objet-Soi ».
  • [24]
    M. Pagès, Psychothérapie et complexité, Ed. Desclée de Brouwer, 1993. Ce concept d’amalgame permet de comprendre des nœuds socio-psychiques complexes où des éléments d’affectivité précoces sont intriqués avec des sentiments sociaux liés aux phénomènes de classe. La psychothérapie doit alors intégrer un travail approfondi sur l’histoire sociale et les enjeux liés à cette histoire (humiliation, honte, secrets, etc).
  • [25]
    H. Kohut, Le Soi, Ed. PUF, 1974.
  • [26]
    Agnès Oppenheimer, Kohut et la psychologie du self, PUF, 1996.
  • [27]
    Marie-France Hirigoyen, Le harcèlement moral, La violence perverse au quotidien, Ed. Syros, 1998.

1Lecontexte néo-libéral pousse à l’instrumentalisation de l’autre. Nous sommes de plus en plus sollicités par des personnes incapables de vivre des liens de réciprocité. Centrées sur leur besoin de s’affirmer, elles manquent d’empathie pour autrui. Elles recherchent la réussite, l’admiration et sont toujours déçues. Elles répètent des relations infructueuses. Comment sortir de ces impasses narcissiques ?

2La Gestalt-thérapie propose d’éveiller la personne à ce qui se joue à la frontière contact, de la confronter à ses impasses égotistes et de l’aider à un ajustement créateur. J’ai observé les limites d’une telle conception dans certains troubles de la personnalité. Nous risquons de laisser la personne dans une conscience de son trouble sans en découvrir l’origine profonde.

3Dans un échange à ce propos, Robert Misrahi m’évoquait la nécessité pour chacun, d’entamer une conversion réflexive, qui amène à la réciprocité dans les relations. Mais quelles sont les conditions pour entamer cette conversion ?

4La lecture de H. Kohut a été décisive dans ma compréhension de ces problématiques. Je voudrais montrer que pour certains, cette ouverture à la réciprocité n’est possible qu’après la reconnaissance, au sein d’une relation thérapeutique, des souffrances vécues dans l’enfance.

5Après avoir situé le contexte sociétal actuel, puis défini une éthique de la relation, j’aborderai la conception de H. Kohut sur le narcissisme. Quelques exemples cliniques viendront illustrer l’utilisation de ces concepts. Enfin j’examinerai les conditions qui permettent d’enraciner la réciprocité dans les relations interpersonnelles.

PSYCHOTHÉRAPIE ET CONTEXTE SOCIAL

6Dans « Gestalt-thérapie» [1] de F.Perls et P.Goodman, on trouve peu de développements sur la question de l’autre. Le fond épistémologique est orienté vers un modèle biologique de satisfaction des besoins. À l’extrême, l’autre est considéré comme un environnement qui, s’il s’avère insatisfaisant pour soi, peut être abandonné. La fameuse prière de Fritz Perls [2] au plus fort d’une démarche en réaction contre une société puritaine en est un symbole. Il y a affirmation des besoins individuels face à un système social marqué par les idéologies moralistes et par un asservissement de l’homme à la machine. Il convient de replacer cette pensée dans son contexte. À cette époque, on pourrait dire qu’il y avait trop « d’autre », trop de pressions, trop de normes. Aujourd’hui, c’est différent. Nous observons les dégâts d’une pensée qualifiée « d’unique», qui affirme une idéologie individualiste et compétitive. La sociologie clinique analyse ses effets pervers : épuisement des individus au travers de modèles d’excellence, harcèlement, dépressions individuelles… etc. L. Sennet affirme que « le moi de l’individu est devenu son propre fardeau». J. P. Legoff [3] parle de « démocratie post totalitaire ». Il insiste sur la violence psychologique du management moderne. Nous assistons à des formes subtiles de négation de la personne. À trop centrer sur la recherche d’un bonheur hédoniste, n’a-t-on pas contribué au délitement du lien social ? N’a-t-on pas encouragé les dérives utilitaristes où l’autre est un moyen pour atteindre nos buts ?

7En proposant une théorie révisée du Self, Gilles Delisle a remis l’accent sur l’interdépendance des liens et sur la construction du sujet au travers de ses liens passés et actuels. Cette théorie établit des ponts entre la Gestalt-thérapie, les théories du développement et des troubles de la personnalité. Le concept de fonction personnalité se rapproche d’une identité stable, avec des façons deconcevoir le monde, les autres, et soi au sein de ce monde. Pas de Self sain sans processus d’intériorisation et sans construction d’un Soi-sujet capable de penser, d’agir et de concevoir un projet de vie personnelle et sociale.

8Aujourd’hui, dans ce contexte d’hyper-individualisme, il est indispensable de revisiter cette question de l’autre et de chercher des ponts entre une approche clinique et une éthique du lien.

LA QUESTION DU SUJET ET DE L’AUTRE

9

« La seule chose qui puisse devenir fatale à l’homme, c’est de croire à la fatalité. » Martin Buber.

Apports de la phénoménologie

Une éthique de la compréhension

10 Nous allons nous appuyer ici sur Robert Misrahi en particulier dans son ouvrage « Qui est l’autre ? » [4].

11Il insiste sur la nécessité de « nous libérer des grands systèmes métaphysiques… qui tentaient d’inscrire le sort de l’individu dans une vaste fresque pessimiste et tragique dans laquelle un indépassable destin ou une aveugle fatalité annihilait à jamais tout espoir de liberté » p. 81.

12Il propose la méthode phénoménologique avec deux exigences :

  • Substituer la compréhension à l’explication dans la connaissance de l’homme et de ses actes individuels et sociaux.
  • Affirmer que seule une description de la conscience active du sujet est en mesure d’éclairer réellement le rapport de l’individu à ses actes.

13C’est en se référant au sujet qu’une théorie de la relation est possible, « seul un sujet peut comprendre un sujet, et ce que peut comprendre la phénoménologie, ce sont seulement les actes des sujets » p. 82.

14La phénoménologie vise donc à relier l’acte à sa propre motivation en dégageant un sens qui lui est immanent. Ce sens n’est pas donné a priori ni explicitable en se référant à des théories socio-logiques ou psychologiques. Le sens se construit avec une recherche spécifique pour chaque sujet. En psychothérapie telle que nous la concevons, cette recherche s’effectue à deux au sein d’un dialogue où l’un est au service de l’autre.

15Rappelons que pour la phénoménologie, la conscience est intentionnalité, elle se manifeste comme mouvement vers le monde. Elle est aussi une « activité donatrice de sens» [5]. Le sujet effectue des choix et des constructions parmi un environnement vaste, selon ses préoccupations du moment. Ainsi, Fabrice Del Dongo, héros de Stendhal, peut traverser la bataille de Waterloo sans conscience de ce qui s’y déroule. Étant occupé à la recherche de son aimée, il prête à peine attention à l’événement. La conscience est donc intentionnelle, elle opère des réductions, « en posant son objet, la conscience sait en même temps qu’elle pose un acte de perception, ou d’imagination, ou de raisonnement » [6].

16Comment se passe la prise de conscience de l’autre en tant que sujet ?

17Pour Husserl, c’est à l’intérieur de soi que la conscience de ce qui est étranger se déploie. La conscience de l’autre comme ego, n’est pas issue de l’extérieur de la conscience, mais constituée par l’ego à l’intérieur de lui-même. Ceci nous permet de comprendre que chaque expérience de l’autre est unique pour chaque sujet. « La phénoménologie comme égologie met donc en évidence le fait que l’existence de l’autre est posée comme certaine et évidente par une expérience intérieure à moi-même» [7].

18Par conséquent, nous induisons l’existence d’une autre conscience. Autrui comme conscience n’est saisi que par une perception indirecte. Lorsque nous saisissons autrui, c’est un autrui avec lequel nous sommes en relation. La conscience saisit donc une expérience complexe que Husserl appelle un « accouplement». Ces deux consciences qui échangent leur expérience, supposent une activité analogique, qui est « la compréhension intuitive immédiate… (qui)… perçoit dans le corps de l’autre une réalité analogue à la sienne et opère alors le transfert de sa propre existence comme conscience, à l’existence de l’autre comme corps doué de conscience d’une façon analogue» [8]. L’aperception c’est aussi la conscience que, à l’intérieur du corps de l’autre, situé làbas, se trouve en effet une conscience analogue à celle qui est vécue « ici » par l’ego. Dans les faits, il y a saisie immédiate de la coexistence de deux êtres humains, que Husserl appelle aperception.

19Tous les contenus ultérieurs de la relation présupposent la conscience de l’autre et cette évidence de la coexistence, face à face, ici et là-bas, d’un ego et d’un alter ego.

La réflexivité, un apport de la logique

20Mais, comment comprendre l’autre comme intériorité, si je le saisis seulement comme extériorité ? Par une structure de la conscience, répond Robert Misrahi, la réflexivité. Le sujet n’est pas séparé de lui-même, mais peut se mettre à distance de soi.

21Par la réflexivité, le sujet dispose d’une capacité d’inverser toutes les opérations de conscience. « C’est parce que l’individu est une réflexivité capable d’opérations logiques réversibles qu’il est en mesure de saisir intuitivement en l’autre une conscience identique à la sienne (en miroir) mais de direction inverse» [9]. Ceci explicite la notion de conception unitaire de deux consciences en présence qui « s’aperçoivent » mutuellement selon le terme de Husserl.

22Merleau-Ponty exprime une idée très proche lorsqu’il écrit que dans la communication, il y a un « être à deux » et « autrui n’est ici pour moi ni un simple comportement dans mon champ transcendental, ni d’ailleurs moi dans le sien, nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde » [10].

23C’est dans ce côté insaisissable, mais que l’on présuppose identique (dans ce côté insaisissable) que réside la liberté de chaque sujet, mais sans doute aussi le manque. De là, naît peut-être le désir de rencontre d’une conscience autre, identique en son fondement, car humaine, mais inaccessible en direct.

Le point de vue existentiel

24

« Ma vie en vérité commence le jour que je l’ai rencontrée. »
Louis Aragon, Roman inachevé.

La rencontre selon Martin Buber

25 L’approche humaniste refuse une vision déterministe de l’homme.

26Elle critique les théories sociologiques ou pulsionnelles qui réduisent l’individu à ses conditions de production biopsychosociale. Martin Buber souligne combien les anciens déterminismes religieux sont remplacés actuellement par de nouvelles idéologies scientistes, qui privent l’homme de sa liberté :« La pensée biologiste et la pensée historiste de notre temps, si différentes qu’elles se croient l’une de l’autre, ont collaboré à former une croyance à la fatalité plus tenace et plus angoissante que tout ce qu’on avait connu auparavant » [11]. Il insiste sur la puissance des idéologies darwiniennes, économiques, psychologiques qui affirment que l’homme « est lié à un devenir inéluctable contre lequel toute résistance est illusoire » [12]. Dans ce contexte, pense Buber, l’homme chosifie son rapport au monde et à l’autre. Cet autre est assigné à des fins matérielles, de domination ou de plaisir. Il est vu et utilisé comme un moyen. C’est le monde du Je-Cela ou « L’homme devenu un Je, qui dit Je-Cela, se plante en observateur devant les choses au lieu de les placer en face de lui pour l’échange vivant des fluides réciproques » [13]. Dans cette attitude face à l’autre, ce dernier est le plus souvent réduit à un objet plaisir et M. Buber interroge toutes ces relations « dans lesquelles l’un n’est nullement présent à l’autre, ne se représente pas à lui, où chacun se borne à jouir de soi-même à propos de l’autre » [14]. Il affirme que c’est par la rencontre que l’on atteint la plénitude, à condition d’engager ce qu’il appelle une « révision », que Robert Misrahi comprend comme une conversion éthique. C’est le passage du « Je-Cela » au « Je-Tu ». C’est la réciprocité, comme fondement de la rencontre de deux consciences, sans calcul, ni utilisation, ni domination. Cela suppose une décision libre de chacun, d’entrer dans une relation réciproque. Cela suppose une conscience éthique qui décide de s’élever elle-même, d’élever l’autre au stade de sujet véritable, et de déployer un dialogue ouvert. Un véritable travail réflexif et existentiel sur soi est indispensable. « Le dialogue n’est pas un échange immobile d’opinions variées et variables, il est la recherche commune et responsable d’une vérité qui commence radicalement par la reconnaissance de l’autre comme sujet libre et personnel » [15].

Le travail philosophique d’ouverture à l’autre

27On distinguera donc nettement entre la communication technologique qui vise des buts pragmatiques et la communication existentielle qui vise la compréhension mutuelle entre deux consciences, « la communication véritable est le lien personnel qui nous lie à une autre conscience lorsque… l’autre devient la condition de la "substantialité" de notre conscience » [16].

28Quelles sont donc les conditions de la relation authentique si souvent nommée dans nos groupes ?

29R. Misrahi en formule quatre : la disponibilité existentielle; l’intégration de la liberté de l’autre; la connaissance compréhensive de l’autre; l’intelligibilité singulière et le sens du désir.

30La relation existentielle est donc une relation où chacun des deux sujets s’engage à se montrer, à privilégier l’autre et sa liberté, à se laisser étonner, à écouter, à se défaire de ses représentations explicatives et réductrices pour aller dans le mystère d’autrui. «La rencontre, dans la pleine acceptation de son sens, est cet évènement dans lequel et par lequel deux sujets qui se reconnaissent mutuellement décident ensemble d’entrer intentionnellement dans un monde extrême, désormais commun » [17].

31Cette position philosophique concernant l’altérité est clairement énoncée par Gabriel Marcel : « … Rien ne fera que les autres ne soient pas ma pensée des autres… Je crois que c’est précisément cette position qu’il faut refuser radicalement. Si j’admets que les autres ne sont que ma pensée des autres, mon idée des autres, il devient absolument impossible de briser un cercle qu’on a commencé par tracer autour de soi » [18]. C’est le cercle appauvrissant de l’égotisme où la personne n’est en relation qu’avec elle-même dans un processus où l’autre n’est qu’une projection d’une partie de soi. Dans un simulacre de communication, cette partie de soi sera réassimilée comme s’il s’agissait de l’autre. Dans ce cas, je suis en relation avec l’idée a priori que je me fais de l’autre mais « l’idée de l’autre ce n’est plus l’autre en tant qu’autre, c’est l’autre en tant que rapporté à moi, que démonté, que désarticulé ou en cours de désarticulation» [19].

32C’est la chosification, où l’autre est réduit à une pensée ou assujetti à mon désir. L’autre comme sujet n’existe pas, son désir est nié. « Au contraire, en traitant l’autre comme toi, je le traite, je le saisis comme liberté; je le saisis comme liberté, car il est aussi liberté et non pas seulement nature. Mais d’autre part c’est en tant que liberté qu’il est véritablement autre; en tant que nature en effet il m’apparaît identique à ce que je suis moi-même en tant que nature ».

Le désir et la joie

33Le désir est l’essence de la conscience, et la phénoménologie est la méthode qui permet la description et la compréhension du désir. Le sujet est convié à affirmer sa liberté de conscience et d’action. Mais cette liberté est vaine, si elle reste individualiste. En cela, Misrahi propose un dépassement des existentialistes comme Sartre, qui laissent l’homme dans une conception solitaire et tragique de la vie, confronté à l’absurde, avec comme seule issue de s’inventer un sens à sa vie. Pour Sartre, selon la formule bien connue, « l’enfer c’est les autres». Pour Misrahi à l’inverse, c’est sur la possibilité d’une relation véritable, que repose l’accomplissement de l’existence. La construction de liens authentiques et réciproques, la recherche commune de valeurs autour de l’enrichissement de la culture et de l’esprit, le choix d’un « préférable absolu » comme la joie, redonnent des perspectives pour le présent et l’avenir.

34Comme psychothérapeute engagé dans une pratique et une théorie, qui donnent toute sa place aux relations dans la construction du sujet, je me sens proche de cette pensée. Elle fournit un cadre réflexif et rappelle les dangers d’une position exclusivement liée aux savoirs. Elle offre un cadre éthique pour la relation. Elle nous invite à réfléchir sur les risques d’instrumentation de l’autre.

35Pour autant, nous permet-elle de saisir puis de traiter les formes pathologiques que prennent certaines relations ? Je ne le pense pas et ce n’est pas son objet. Comment comprendre que certaines personnes soient entravées dans leur accès à des relations de réciprocité ? Comment accompagner ces sujets qui restent centrés sur eux-mêmes et qui répètent des échecs relationnels ? Comment aider ces personnes dévorées par le manque, qui utilisent l’autre, le nient, parfois le maltraitent ?

36La phénoménologie n’aborde pas la question du développement du sujet et en particulier le passage de l’état de nourrisson à l’état d’adulte. Les recherches en biologie, en psychologie de l’enfant, ont montré l’extrême complexité des étapes de construction du sujet humain. Le sujet émerge très progressivement dans un processus d’interaction avec les autres significatifs de son histoire. De cette histoire il est à la fois objet et sujet. La psychopathologie de l’enfant nous a montré à quel point ce développement peut être entravé précocement, et aboutir à des formes d’expression souffrantes. « L’être soi» émerge très progressivement à partir d’échanges biologiques, affectifs et sociaux, qui se déroulent sur plusieurs années, dont nous ne gardons qu’un souvenir très partiel. Il s’agit d’un long travail conjoint de différentiation entre l’enfant et son environnement qui comporte des phases critiques. Les enjeux narcissiques font partie de ces enjeux essentiels dans la construction du sujet et de sa relation à l’autre. Ainsi pour certains, se pose la question des conditions pour accéder à une relation d’altérité.

37Quelles sont les conditions pour entamer cette conversion telle que la définit Robert Misrahi ?

38Nous postulons que pour certaines personnes, des enjeux fondamentaux du Self sont restés en friche depuis l’enfance. « Nous adoptons donc comme position heuristique que, dans l’univers clinique… les sujets portent en eux-mêmes des situations inachevées résultant de dilemmes précoces de contact, que, partant, ils ont perdu l’unité originelle de conscience et que le rétablissement de cette unité fournit sinon un objectif atteignable, du moins une orientation générale à la psychothérapie» [20].

39Quand le Self a perdu son unité, les représentations de l’autre sont largement perturbées. L’autre est recherché mais rarement trouvé au sein d’une relation ouverte et réciproque. Les enjeux inachevés s’infiltrent dans la relation. Il s’agit d’une recherche non intentionnelle pour reproduire et compléter des souffrances dont l’origine est ancienne.

40Les pathologies narcissiques sont un exemple frappant de cet échec à entrer avec l’autre dans une relation d’échange réciproque.

LE DYSFONCTIONNEMENT NARCISSIQUE

41Lorsque l’autre n’est configuré que comme au service de soi.

L’angoisse liée à l’existence de l’autre

42Nous rencontrons des personnes qui pensent avoir cette ouverture à l’autre. Elles pourraient comprendre intellectuellement cette philosophie existentielle. Néanmoins, elles éprouvent les pires difficultés dans leurs relations concrètes. Nous poserons donc comme hypothèse que les conversions nécessaires pour s’engager vers le dialogue et une reconnaissance de l’autre s’appuient sur une personnalité suffisamment construite au plan affectif.

43Engager la relation à l’autre dans la réciprocité suppose de contenir l’angoisse liée au nouveau, d’accepter le désordre, parfois la tempête, puis d’assimiler cette nouveauté induite par l’autre comme liberté. C’est ce que nous appelons en Gestalt l’ajustement créateur. J’insiste sur le phénomène d’angoisse lié à la nouveauté et à l’ouverture de soi vers un toi. À mon sens cet ajustement créateur est précédé d’angoisse. Cet échec à l’ouverture, à cette prise de risque de la rencontre, c’est cela la marque du trouble de la personnalité. C’est la spécificité de la personne perturbée, de répéter les mêmes schèmes relationnels, de recréer un monde infernal, en attribuant la responsabilité aux autres. Le monde du « Je -Tu» décrit par Buber sera souhaité, voire intellectuellement compris, sans être pour autant assimilé. L’échec n’est pas dû à un refus de coopérer ou à une mauvaise foi du sujet. Ce serait faire fi de la souffrance dépressive, de l’angoisse de morcellement, de l’angoisse du vide. On observe des reproductions relationnelles complexes, dont le sens échappe au premier abord, et qui nécessiteront un long travail conjoint de reconnaissance entre le consultant et le psychothérapeute. Dans ces reproductions, l’autre est parfois configuré comme un partenaire privé de son altérité, convié àse mettre au service de besoins fondamentaux du Self, besoins méconnus par la conscience immédiate. Parfois, il s’agit même de nier l’autre, pour pouvoir exister. La relation à l’autre est ainsi fortement liée à l’estime de soi et à la construction d’un Self à la fois solide et fluide.

44L’angoisse liée au plein contact, doit donc être reconnue et assimilée. Elle ne pourra l’être que par l’émergence d’un sujet, qui s’estime suffisamment, puis soit capable aussi d’estimer l’autre.

45Le concept de narcissisme emprunté à la mythologie par Sigmund Freud, puis enrichi par Heinz Kohut au sein de sa psychologie du Self, m’apparaît essentiel pour décrire et comprendre ces besoins fondamentaux de personnes blessées dans les étapes précoces de leur évolution affective. Une longue discussion serait nécessaire pour distinguer le concept de Self du concept de sujet des philosophies existentielles. Disons simplement que ces notions ne se recouvrent pas. Nous définirons ici le Self comme une structure interne et processuelle de contact[21], permettant à l’individu de nouer ses liens avec l’environnement. On pourrait dire que le Self est au service du sujet et que, lorsqu’il dysfonctionne, le sujet sera en peine dans sa croissance, et donc dans son lien avec les autres.

Evolution du concept de narcissisme chez Kohut

46Chez Freud, le narcissisme est conçu comme un pallier évolutif, destiné à être dépassé, pour céder la place à l’amour objectal. Le fonctionnement du psychisme est décrit en fonction des structures, moi, surmoi, ça, et du conflit entre ces instances. Sur la base de ses observations cliniques avec des patients narcissiques qui ne cadrent pas avec cette vision théorique, Heinz Kohut [22] rapporte le narcissisme, non au moi, mais à une entité plus large, le Self. Dans cette conception, le narcissisme ne disparaît pas pour céder la place à l’amour objectal, mais il persiste, et évolue toute la vie. Le narcissisme devient ainsi une notion centrale du développement du Self. Pour lui, durant toute notre vie, nous avons besoin de gratifications narcissiques, qui maintiennent notre image et notre estime de nous-mêmes. Le narcissisme n’est donc pas incompatible avec l’investissement d’autrui.

47Kohut part de l’idée que, lors des premières relations avec son environnement, l’enfant ne conçoit pas l’autre, l’objet, comme séparé mais comme faisant partie intégrante de son psychisme. L’objet (non encore représenté comme un autre), remplit pour le psychisme de l’enfant une fonction qui est d’assurer la continuité du Self. La première relation de l’enfant à l’objet est donc une relation narcissique où le parent est le support du Self en construction de l’enfant.

48Renouvelant la théorie de Freud, il amène le concept de Selfobject[23].

49On pourrait définir le Selfobject, comme les situations où l’autre est au service du Self, sachant que dans les étapes précoces, l’autre n’est pas encore un autrui dans la conscience, mais plutôt un support régulier pour les besoins fondamentaux. Pour Freud, ces besoins sont essentiellement pulsionnels. Pour Kohut, les besoins du Self sont essentiellement de relation, de continuité, et de sens.

50Le Selfobject renvoie donc à toute expérience relationnelle narcissique où l’autre est au service du Self.

51Le rôle des parents est de fournir à l’enfant des gratifications narcissiques indispensables à sa construction. Progressivement ces relations gratifiantes vont s’intérioriser. Ce sont ces relations qui deviennent une expérience intérieure constitutive du Self. Ces relations positives intériorisées, deviennent alors le fondement de l’estime de soi, et de la confiance dans des relations avec l’autre.

52Le Selfobject n’est pas aimé au sens habituel du mot, il est nécessaire à une bonne cohésion du Selfdans un moment de l’existence, il s’agit d’une fonction.

53Pour Kohut, dans la théorie générale du fonctionnement du psychisme, ce qui est premier, c’est le Self, indissociable du Selfobject. C’est le rapport Self/Selfobject qui est la matrice du développement psychique. C’est donc le lien à l’autre, avant que celui-ci ne soit représenté comme un autre dans la réciprocité existentielle, telle que la définit Misrahi.

54Ces Selfobject sont donc des personnes concrètes et non des représentations internes. Kohut tente ainsi de créer un modèle théorique mixte qui allie le pulsionnel et le relationnel. Comme chez Winnicot, la relation réelle et les capacités communicationnelles des parents sont essentielles pour un développement sain.

55Le but du développement humain n’est pas la recherche du plaisir, mais plutôt le renforcement et la cohésion du Self. La conservation du Self en santé est le moteur fondamental des conduites de chacun. La menace la plus profonde, c’est la perte du sentiment de son unité interne et de sa continuité.

Définition du Self selon Kohut

56Le Self est défini comme la partie de la personne qui confère le sens de l’individualité. Le Self a un besoin constant de réponses adéquates des Selfobject selon son stade d’évolution. Le Selfkohutien est aussi l’ensemble des représentations de soi dans différentes circonstances.

57Il s’agit donc d’une structure, qui émerge dans les interactions, et selon les réponses de l’environnement. Il serait formé dans la seconde année de la vie et constitué d’ambitions, d’idéaux et d’une tension entre ces deux pôles.

58Notons que le Selfobject se distingue de l’objet au sens freudien :
si l’autre est cible de colère, d’amour, c’est un objet, s’il maintient la cohésion, la force et l’harmonie personnelle, c’est un Selfobject. Les deux dimensions du rapport à l’autre se renforcent, mutuellement. L’amour d’objet enrichit le Self et le Self vigoureux permet d’éprouver de l’amour. Nous avons besoin de Selfobject durant toute la vie et particulièrement dans les circonstances difficiles. Par exemple, la musique peut être un soutien, tout comme un bon livre, ou une pratique artistique. Mais cela suppose un bon niveau d’intégration du Self qui s’est complexifié, et qui peut ainsi puiser des ressources dans l’environnement, lorsqu’il est en danger de fragmentation.

59Comme Winnicott, Kohut affirme que la source de la pathologie est un arrêt du développement consécutif à une défaillance de l’environnement humain, en tant que fonction, sur un temps suffisamment long. Un déficit structural s’en suit, accompagné de clivages et de défenses pour protéger ce qui reste du Self. Dans ces cas, le Self va chercher à se compléter dans un effort parfois pathologique, avec des relations, où l’autre sera contacté pour satisfaire des besoins archaïques. La personne installe alors un processus de manipulation de l’environnement pour recevoir des réponses empathiques. Le problème est qu’elle le fait en reproduisant les schémas relationnels désastreux qu’elle a subis. La recherche est juste, mais les moyens sont inadéquats, et aboutissent à des reproductions pathogènes. C’est de la réceptivité du milieu et de nouvelles interactions que dépendra l’issue pathologique ou non.

Les besoins fondamentaux pour un développement optimal

60Kohut identifie cinq besoins fondamentaux pour un développement optimal du Self.

61

  • Le pôle des besoins grandioses et exhibitionnistes.
    C’est la fonction Selfobject miroir de la mère qui reflète la fierté et l’admiration. L’enfant ressent alors; « Je suis parfait et tu m’admires ». Si la frustration est progressive, l’enfant acquiert la capacité à prendre la relève, son Self n’aura plus besoin d’approbation externe. Celle-ci deviendra internalisée sous forme d’estime de soi et de sentiment de vitalité. Parvenus à maturité ces besoins prendront la forme de conduites auto affirmatives et de poursuites d’ambitions.
  • Le pôle des besoins d’idéalisation.
    Ce pôle montre l’énergie qui circule vers le Selfobject fort et apaisant qui permet l’idéalisation. L’enfant a un besoin normal d’admirer, de rechercher de la force et des réponses apaisantes : « Tu es parfait et je fais partie de toi». Inévitablement, le Selfobject idéalisé sera parfois désappointant ou non disponible et à ces occasions, les fonctions du Selfobject vont s’internaliser. L’enfant acquiert graduellement sa propre capacité à se calmer.
  • Le pôle des besoins d’alter ego ou de jumelage.
    C’est le besoin du Self d’être semblable à une autre personne, la simple présence d’un autre dans le même espace psychologique. Les talents et les habiletés se développent ainsi : un enfant et un adulte qui travaillent ensemble à une activité. Fournir un miroir dans l’action à un enfant qui montre ses habiletés est un facilitateur important dans la maturation.
  • Le besoin d’adversaire : c’est le besoin de disponibilité d’un adversaire avec qui s’affirmer et se confronter sans perdre les réponses de soutien et sans détériorer la relation.
  • Le besoin d’efficacité; expérimenter que l’on a un impact sur le Selfobject. On peut modifier son point de vue, il prend en compte nos apports dans sa vie. Nous lui apportons quelque chose. C’est un besoin de confirmation.

62Globalement, l’enfant a besoin de réponses empathiques selon les contacts en cours et les étapes de développement du Self. Une frustration très graduée de ces besoins permettra la progression et le remplacement graduel du Selfobject et de ses fonctions par le Self et ses fonctions internes.

63Notons bien que cette définition ne correspond pas au Self de Perls et Goodman. Kohut affirme l’importance d’une identité et d’une structure interne permettant la cohésion de cette identité.

APPROCHE CLINIQUE

Situations de la vie courante

64

  • Une enfant vient raconter ses succès à l’école, sa mère lui parle de ses propres succès. Elle éclipse ainsi ceux de sa fille. Réponse inadéquate dans le besoin de miroir et du soi grandiose.
  • Un petit garçon, désireux d’idéaliser son père, lui demande de lui parler de ses victoires. Ennuyé et honteux de lui, le père détourne la conversation. Évitement dans le domaine des besoins d’idéalisation.
  • Un garçon plus grand, veut bricoler avec son père qui lui confiera toujours les tâches subalternes. Blessure infligée au Self autour de sentiments d’humiliation de ne pas se sentir considéré à l’égal.
  • Des parents ne tiennent pas sur un contrat ou une limite. Les besoins d’une confrontation avec des adversaires réels ne sont pas respectés. Altération du sens des limites, risque de mépris envers les parents.
  • Des parents ne prennent jamais en compte l’avis de l’enfant sur les activités familiales. L’enfant ne peut éprouver son impact sur la situation. Altération de ses besoins d’éprouver sa force et son efficacité.
    Répétées, ces réponses peu empathiques, entraînent des distorsions, à l’origine de déficiences chroniques du Self. Selon les types de carences, on aura différentes pathologies.

Un effondrement par perte du Selfo bject

65Je prendrais l’exemple d’un jeune homme, qui a fait un grave épisode dépressif, consécutif au mariage de sa sœur, avec un de ses amis. Une première psychothérapie l’avait amené à croire qu’il avait été jaloux, avec un désir œdipien et incestuel vis-à-vis de cette sœur. Cela le culpabilisait énormément. Un second épisode dépressif surgit un an plus tard avec des idées de suicide. Un travail en groupe permit alors une autre compréhension de son lien avec sa sœur. Mettant en scène son système familial, il apparut qu’il avait été privé du soutien d’un père dépressif, et de sa mère, qui s’était installée au chevet de ce père. Se plaçant auprès de sa sœur dans la sculpture de groupe, il est surpris de son expérience intérieure de joie profonde. Un travail de dialogue avec cette sœur révéla que c’est dans cette relation, qu’il avait trouvé un déploiement positif de soi. Le frère et la sœur se soutenaient mutuellement dans une famille où l’énergie était tournée vers le père dépressif.

66Lorsque cette sœur part, le jeune homme est privé de son Selfobject dans ce moment vulnérable de l’adolescence. Il se sent devenir inutile, privé d’être important pour quelqu’un. Son Self alors se fragmente, et il s’effondre. En thérapie de groupe, il commence à identifier comment il a peu reçu de gratifications de son père, et comment il a protégé sa mère, en ne lui demandant rien. La relation refuge avec la sœur lui a permis de survivre, mais pas de structurer un Self intégré. Il y a déficit dans le pôle idéalisation et dans le pôle alter ego, « jamais mon père même quand il allait mieux ne m’a associé à son activité ». Par contre avec sa sœur, il pouvait s’éprouver comme une personne utile, efficace et elle le considérait comme un alter ego.

67Dans son propre mariage, il se trouve en difficulté lorsque sa femme attend un enfant. Il n’en veut pas, ne se sent pas capable d’assumer cette fonction paternelle. Il ne peut s’idéaliser et ne se voit que comme faible. « Comment aurais-je pu m’occuper de ma femme et d’un enfant alors que moi-même je ne m’estime pas ! » Plus tard, il peut accueillir cet enfant, mais craint toujours de retomber dans la dépression et de lâcher cet enfant. On peut observer une reproduction. Celle-ci est complexe car sa femme, l’ayant vu dépressif, ne lui demande plus rien. Le cercle infernal est en place, il n’est plus un alter ego pour elle et ne se sent plus renforcé dans son utilité.

68Le travail en groupe permet une expérience émotionnelle avec une femme, qui lui assure qu’elle l’a senti très présent et soutenant avec elle, lorsqu’elle s’est sentie perdue. Il ne la croit pas. Elle se met en colère. Il est surpris : « Je n’en reviens pas, je te crois, personne ne m’a donné autant d’importance par une simple colère ».

69On observe ici une première expérience réparatrice où le Selfse renforce en assimilant une expérience où il peut se sentir fort et admiré par une consœur de groupe. Les expériences de réciprocité avec son épouse et son enfant étaient émotionnellement impossibles, ceci en fonction d’une expérience de soi fragmentée et souffrante. Il y a pourtant chez cet homme une grande quête de perfection : « j’ai toujours cru que l’on devait s’améliorer et se débrouiller seul, c’est pour cela que mon échec est insupportable».

70Au début, il se tient assez loin de moi en m’observant. Je me sens attentif et disponible sans rien enclencher de trop rapide. Je pense qu’il craint une relation trop envahissante et déséquilibrée. C’est le paradoxe de l’égalité et de la réciprocité. Engagées trop vite par un des partenaires, alors que l’autre est dans des besoins plus anciens, elles risquent de court-circuiter une expérience fondamentale indispensable au client.

Un besoin d’alter ego

71Un homme de 37 ans, Bernard. Il arrive avec un sentiment d’échec professionnel. Son travail ne correspond pas à ses attentes. Sa trajectoire scolaire a été brillante, toujours en avance, plus jeune queles autres au sein des classes. Sa mère le pousse vers la réussite : « j’étais le petit génie de la famille ». Il regarde son père travailler, mais n’est pas sollicité à faire avec lui, autour d’un métier dévalorisé par la mère. Il se sent différent, adopte une conduite de provocation vis-à-vis des autres enfants. Les débuts de la thérapie sont centrés sur son travail. Peu à peu, il investit la relation et exprime ses sentiments d’admiration vis-à-vis de moi. La relation se polarise. Il ne sait rien faire, et moi je suis si sûr de moi ! Il le voit dans le groupe. Cette relation idéalisante se maintient puis il me confronte et déclare; « Tu ne comprends pas mon problème». Maintenir puis attaquer l’idéalisation me semble une façon de me faire comprendre comment lui a été idéalisé et combien il en a souffert. « Cela me mettait à part» dit-il plus tard. S’en suivent plusieurs séances très émotionnelles où il exprime sa rage, son refus, « J’en avais rien à foutre de tout ça, qu’on me laisse jouer ! ». Il m’exprime que quand il m’attaque « C’est bizarre mais j’ai le sentiment que je me rapproche de toi, tu deviens plus humain». Je ressens combien il a du souffrir de solitude et je le lui dis. Il évoque alors un sentiment étrange « d’être à part », qui fait l’objet de plusieurs séances. Dans son travail, il se rapproche de certains collègues. Là aussi, il se sentait décalé avec son diplôme supérieur. Il prend alors conscience de cette privation fondamentale de son enfance dans le besoin d’alter ego, qui comprend plusieurs dimensions, être comme les autres, du même âge, du même milieu social, avoir les mêmes jeux, les mêmes rêves. Il évoque alors son angoisse à l’adolescence d’être fou. Fou de décalage, jamais à la bonne place. Et dans la famille, une question lancinante, « tout va bien à l’école ? ». Que répondre qui ne déçoive pas le projet parental ? Pas d’espace pour partager dans un monde familial, où les grandes écoles sont inconnues. Que dire ? On retrouve ici le croisement entre la souffrance psychologique et la souffrance sociale qui se renforcent mutuellement et produisent ce que Max Pagès appelle des amalgames [24]. Les sentiments de honte, difficiles à reconnaître et à nommer, deviennent de plus en plus actifs. Honte d’être différent à l’école, honte de ne plus pouvoir se situer parmi les siens, de ne plus les reconnaître, de les mépriser.

72Dans la relation avec moi, il éprouve un grand besoin de proximité, « J’ai besoin de m’appuyer totalement sur toi, je pense souvent à toi… et j’attends quelque chose de toi sans savoir quoi, ça me gêne de te le dire ». Je lui propose un lien avec sa relation au père. « Mon père, j’allais le voir à l’atelier mais lorsque je lui demandais des conseils il me renvoyait vers ma mère ». « Je n’avais pas de place pour travailler avec lui». Ces besoins d’identification, par des moments d’échanges et de création en commun, avec un adulte significatif, sont essentiels pour l’enfant. Il peut ainsi se sentir reconnu comme alter ego et le vérifier dans un agir concret, où le corps prend sa place. C’est par le corps que Bernard a besoin de ressentir la relation avec moi. En groupe, il s’approche et me touche. Lors d’une pause, nous engageons un chahut qui se termine par une bagarre au sol, avec beaucoup de plaisir mutuel. Dans ce jeu spontané, il éprouve le sentiment d’égalité simple de deux hommes se confrontant. Nous sommes aussi deux adversaires. Plus tard, il me dira en séance individuelle, « Je voudrais être égal à égal avec toi ». Kohut insiste sur l’importance de ce besoin. « On rencontre fréquemment dans l’analyse de personnalités narcissiques des rêves, des fantasmes, ayant trait à une relation avec un pareil alter ego ou jumeau (ou encore des désirs conscients d’une semblable relation)» [25]. Cette ligne de développement de l’alter ego est essentielle entre quatre et dix ans. « L’alter ego renvoie à l’humanité – être humain parmi les humains –, et à l’identité sexuelle à travers l’identification au même – le vrai fils de son père » [26]. Il correspond aussi au pôle des activités et des talents et va conférer au Self un sens de l’initiative.

73Ce besoin demande à être ressenti, reconnu, et mis en relation avec les blessures de l’enfance. Cet exemple nous fait comprendre qu’une expérience corporelle et émotionnelle concrète est essentielle pour incorporer ce sentiment fondamental d’être à l’égal avec un autre significatif. Elle permet une reprise de confiance en soi. C’est l’espace de relation réelle dont parle Gilles Delisle. L’expérience clinique nous indique bien la nécessité, pour certaines personnes, de reprendre un processus de développement, avec des expériences concrètes, au sein de relations contemporaines, qui permettent un travail de sens et de restauration.

Conjuguer la clinique et l’éthique

74Partis du constat d’une augmentation des problématiques narcissiques, nous avons choisi d’en questionner les rapports avec le champ social, puis d’examiner les apports de la phénoménologie et de la philosophie existentielle à la compréhension du lien entre les consciences. Ces réponses sont éclairantes au plan éthique mais n’offrent pas de perspectives d’intervention suffisantes au psychothérapeute sollicité par des personnes en souffrance narcissique.

75Différents travaux ont montré l’importance de situations intolérables se déroulant sur de longues périodes dans les relations précoces. Le Selfcontient des situations pathogènes. Ces zones troublées cherchent à se compléter et induisent des barrages dans le lien avec l’autre. Le lien à l’autre peut alors être au service d’une pathologie, d’un manque : c’est alors l’échec relationnel, la souffrance d’incomplétude qui se reproduit.

76Concernant le narcissisme, la référence à Heinz Kohut est précieuse. Il nous invite à relier en permanence la question du lien à l’autre avec la question de l’estime de soi. Notre écoute des blessures narcissiques de l’enfance et nos hypothèses quant à leur expression, au sein des liens actuels chez nos consultants, nous permet de retrouver avec eux les fils d’expériences affectives douloureuses et clivées. Ces souffrances se revivent au sein de la relation thérapeutique. Ensemble, le thérapeute et le client cherchent à saisir, au fil de l’eau qui coule, les traces et les effets de pollutions, qui peuvent avoir une origine en amont.

77Ce travail conjoint se situe au sein d’une société où les effets conjugués des pressions sociales et de relations précoces centrées sur la réussite se cumulent pour produire des relations où l’autre peut être instrumentalisé, nié, malmené au profit d’une image de soi et de la réussite sociale. Des travaux récents ont montré les effets dévastateurs de relations perverses, vécues au quotidien dans le monde du travail [27].

78Notre approche clinique et humaniste, c’est le refus de la barbarie, où l’on rejette l’autre comme non existant. C’est le refus de la stigmatisation où on le considère comme malade. C’est l’affirmation d’un dialogue où la réciprocité est possible. En ce sens, la relation thérapeutique est aussi une relation réelle. Le psycho-thérapeute se doit toujours d’être attentif au caractère unique et nouveau de cette relation sans s’enfermer dans le savoir. S’il ne s’étonne pas, s’il n’apprend rien, s’il n’est pas bousculé, il y a risque de réification dans une démarche, qui traite l’autre comme un problème. L’éthique, c’est donc la possibilité pour ce duo momentané d’entrer aussi dans une relation existentielle réelle. C’est la possibilité qu’il y ait de l’alter ego et que le psychothérapeute apprenne de la relation avec son client.

figure im1

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • BUBER M. : Je et Tu, Aubier, 1992.
  • DELISLE G. : La relation d’objet en Gestalt thérapie, Les éditions du Reflet, 1998.
  • HIRIGOYEN M. F. : Le harcèlement moral, La violence perverse au quotidien, Ed. Syros, 1998. HUSSERL E. : Méditations cartésiennes, Vrin, 1950. KOHUT H. : Le soi, PUF, 1974.
  • LEGOFF J.-P. : La démocratie post totalitaire, Ed. La Découverte, 2002. MISRAHI R. : Qui est l’autre ?, Armand Colin, 1999.
  • PAGÈS M. : Psychothérapie et complexité, Ed. Desclée de Brouwer, 1993.
  • PERLS F., HEFFERLINE F., GOODMAN P. : Gestalt-thérapie, 1951, L’exprimerie, Bordeaux 2001.
  • OPPENHEIMERA. : Kohut et la psychologie du self, PUF, 1996.

Notes

  • [1]
    F. Perls, F. Hefferline, P. Goodman, Gestalt-thérapie, 1951, L’exprimerie, Bordeaux, 2001.
  • [2]
    « Je suis ma voie et tu suis la tienne. Je ne suis pas en ce monde pour répondre à tes attentes et tu n’es pas en ce monde pour répondre aux miennes. Tu es toi et je suis moi… Et si par chance nous nous rencontrons, alors c’est merveilleux !... Sinon nous n’y pouvons rien ! ».
  • [3]
    D’après Jean-Pierre Legoff, La démocratie post totalitaire, Ed. La découverte, 2002.
  • [4]
    Robert Misrahi, Qui est l’autre ?, Armand Colin, 1999.
  • [5]
    Husserl E., Méditations cartésiennes, Vrin.
  • [6]
    R. Misrahi, Opus cit., p. 85.
  • [7]
    R. Misrahi, Opus cit., p. 86.
  • [8]
    R. Misrahi, Opus cit., p. 88.
  • [9]
    R. Misrahi, Opus cit., p. 91.
  • [10]
    Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p.412, cité par R. Misrahi.
  • [11]
    M. Buber, Je et Tu, Aubier 1992, p. 88.
  • [12]
    M. Buber Opus cit, p. 89.
  • [13]
    M. Buber Opus cit., p. 53.
  • [14]
    M. Buber Opus cit., p. 75.
  • [15]
    R. Misrahi, Opus cit. p. 145.
  • [16]
    R. Misrahi, Opus cit., p. 140.
  • [17]
    R. Misrahi Opus cit., p. 171.
  • [18]
    Gabriel Marcel Journal métaphysique, 11 novembre 1932.
  • [19]
    Gabriel Marcel, Opus cit.
  • [20]
    Gilles Delisle, La relation d’objet en Gestalt thérapie, Les éditions du Reflet,1998.
  • [21]
    Redéfinition du Self par Gilles Delisle, La relation d’objet en Gestalt thérapie, Les éditions du Reflet, 1998.
  • [22]
    H. Kohut, Le soi, PUF 1974.
  • [23]
    La traduction française retenue est « Objet-Soi ».
  • [24]
    M. Pagès, Psychothérapie et complexité, Ed. Desclée de Brouwer, 1993. Ce concept d’amalgame permet de comprendre des nœuds socio-psychiques complexes où des éléments d’affectivité précoces sont intriqués avec des sentiments sociaux liés aux phénomènes de classe. La psychothérapie doit alors intégrer un travail approfondi sur l’histoire sociale et les enjeux liés à cette histoire (humiliation, honte, secrets, etc).
  • [25]
    H. Kohut, Le Soi, Ed. PUF, 1974.
  • [26]
    Agnès Oppenheimer, Kohut et la psychologie du self, PUF, 1996.
  • [27]
    Marie-France Hirigoyen, Le harcèlement moral, La violence perverse au quotidien, Ed. Syros, 1998.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.91

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions