Notes
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[*]
Le texte ci-dessous a conservé sa forme de conférence. Il mériterait de plus amples développements, même si certains ont pu être abordés dans le débat qui a suivi.
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[1]
Alfons Vansteenwegen : Théories et pratiques post-modernes : lecture critiquein Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratique de réseaux, De Boeck Université, n° 19,1998.
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[2]
Cet aspect a fait l’objet de plus amples développements dans mon étude « L’intentionnalité en chair et en os » in « S’apparaître à l’occasion d’un autre – Etudes pour la psychothérapie » L’exprimerie, 2004.
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[3]
voir en particulier le concept de « résonance morphique » dans l’œuvre de Sheldrake.
1Sollicité par la Société Française de Gestalt pour intervenir au sein de
journées d’études consacrées à l’articulation du social et du psychothérapeutique, plusieurs angles de réflexion s’offraient à mon choix :
Comment certains psychothérapeutes, prolongeant ainsi leurs options
éthiques, humanistes, peuvent s’engager dans la vie de la citéau travers
de responsabilités politiques, sociales, humanitaires.
2Comment certains psychothérapeutes sortent de la relation duelle pour participer à des Institutions sociothérapeutiques ou socio-éduca-tives.
3Comment certaines approches psychothérapeutiques peuvent volontiers prendre en compte (ou non) la dimension sociale et contextuelle de l’existence des patients.
4Ces voies d’approche m’ont semblé relativement fréquentées et, hormis les témoignages d’engagements spécifiques, m’ont paru donner lieu à des propos certes généreux mais plus proches d’une langue de bois caritative que d’une théorisation rigoureuse articulée avec la psychothérapie.
5C’est pourquoi j’ai choisi de présenter quelques balbutiements centrés sur la rencontre psychothérapeutique même, c’est-à-dire notre pratique quotidienne. Si nous admettons qu’elle puisse être considérée comme un processus d’influence, il m’apparaît primordial de regarder comment et vers quoi peut tendre cette modalité relationnelle. [*]
« Depuis quelques semaines, dit-il, je me pose la question d’ar-rêter ma thérapie, parce que je trouve que je n’avance plus, je tourne en rond, je perds mon temps… » « Pourriez-vous être conscient de la façon dont vous vous y prenez pour que les choses n’avancent pas ?»
7En prenant le risque de la caricature et de l’interprétation puisque j’abstrais cette interaction de tout contexte, examinons ce que peut ainsi dire ce psychothérapeute et qui demeurerait implicite, replié dans sa réponse : il est évident que, si les choses n’avancent pas, vous seul y êtes pour quelque chose, il est non moins évident que je ne saurais être mis en cause et que je mets toute ma compétence au service de votre progrès, mais je suis limité par vos résistances au changement.
8Par définition, la résistance est localisée du côté du patient.
9Le psychothérapeute est un expert de la vie psychique et, comme tel, il comprend des aspects de l’expérience de son patient auxquels ce dernier n’a sans doute pas accès.
10Il a donc plus de pouvoir et plus de compétence que le patient, et sa limite n’est que la limite de la coopération du patient.
11Si le patient n’ouvre pas telle ou telle composante de son expérience, la raison en est à chercher dans ses résistances et ses mécanismes de défense.
12La conception de l’homme de ce thérapeute contient l’idée que nous sommes des êtres séparés, chacun responsable de lui-même. Cette séparation précède l’indifférenciation, l’intégration de l’expérience de ce qui est parfois nommé « interne » et « externe »…
13Le « Prends la responsabilité de ce qui t’arrive », implicite dans l’injonction de ce thérapeute, indique que cette responsabilité appartient à l’individu puisque l’individu précède la relation.
14Le thérapeute adopte donc une perspective « objectiviste », c’est-à-dire que l’autre est « objet » de ses interventions, de ses compétences, de son savoir.
15Pour comprendre ce qu’un patient dit au psychothérapeute, ce dernier doit se référer à la façon dont le patient considère son histoire, fût-elle immédiate. Il y a à rechercher en amont de l’énoncé. Le thérapeute évoqué ci-dessus entend donc les propos de son patient en termes de « fonction personnalité » du self (c’est-à-dire qu’il entend son patient lui dire qui il pense être), et non en termes de « fonction ça » qui manifesterait comment, peut-être de façon balbutiante et voilée, une demande, une quête, une recherche de direction pour l’avenir, c’est-à-dire en aval du moment présent.
16Nous pourrions continuer à décliner ainsi nombre d’autres postulats implicites contenus dans une simple question du thérapeute.
17Perls insistait pour que ses patients transforment leurs questions en affirmations car, soutenait-il, toute question contient une affirmation implicite. Si cette hypothèse de travail a un quelconque fondement, elle doit pouvoir s’appliquer également au thérapeute. En accord avec cette hypothèse, je soutiens à mon tour que tout énoncé du psychothérapeute, toute interrogation adressée au patient, révèle la carte du monde du thérapeute. Il y dit sa conception de l’homme et du monde, il énonce sa conception de la psychopathologie et de la pathogenèse, il dit sa conception du changement et donc la façon dont lui-même compte infléchir la situation.
18Des questions, en apparence, aussi anodines que : « qu’est-ce que vous ressentez ?», « quand cela a-t-il commencé ?», « est-ce que ceci peut vous rappeler un épisode de votre enfance ?»… manifestent les prémisses, les aprioridu psychothérapeute, et par là même ses perspectives quant au changement.
19Un entretien conduit par un psychothérapeute est simultanément de l’information prise et de l’information donnée. Les patients captent cette information, même s’ils n’en sont pas conscients. C’est la raison pour laquelle les psychothérapeutes etles analystes ont remarqué depuis longtemps que les patients jungiens faisaient des rêves jungiens, les kleiniens des rêves kleiniens etc., et ce phénomène ne se limite pas au rêve mais à l’ensemble de l’expérience.
20Quelle est donc l’information que je souhaite donner à mes patients ? Est-ce que je souhaite leur dire, par exemple : « c’est en allant revisiter votre histoire que nous trouverons les clefs ouvrant à votre changement d’aujourd’hui. », « la conscience immédiate et l’expression de votre ressenti, émotions et sentiments, sont indispensables à votre évolution. », « vous seul êtes responsable de ce que vous vivez. », et ainsi de suite ?
QUELLE RÉALITÉ ?
21La réalité n’est pas un donné. La réalité en situation thérapeutique non plus. La réalité se construit. C’est une construction sociale et relationnelle et non une construction de l’individu isolé. Cette différence est de taille et établit d’ailleurs la ligne de fracture entre le mouvement constructiviste et le constructionisme social car, pour ce dernier, la communication doit être conçue comme un processus de construction de la réalité sociale partagée par les acteurs sociaux.
22Le constructivisme, initié par George Kelly en 1955 et largement repris ensuite par des auteurs comme Maturana ou Watzlawick, est une position épistémologique qui considère que la « réalité » est fondamentalement un « construit intellectuel » dû aux a prioriscientifiques que l’on ne peut pas ne pas avoir lorsque l’on « perçoit » et lorsque l’on « met en forme », pour rendre intelligible, ce fameux « réel ». Les grilles de perception et d’interprétation dont se sert une personne sont fondamentalement liées aux théories, aux concepts et à toute l’expérience dont elle dispose au moment de son questionnement, de son investigation, de sa construction de sens.
23Le constructionisme social, mouvement aux multiples sources – dont le constructivisme – et représenté principalement par Gergen et McNamee, d’une certaine façon prolonge cette perspective constructiviste mais en même temps rompt avec elle lorsqu’il affirme que c’est dans la relation, dans l’intersubjectivité, dans le dialogue que se construit cette réalité, et non dans la seule psyché. Si on pousse la logique de cette épistémologie, on pourra dire qu’il n’y a pas « d’entités réelles, pas de faits à connaître, pas de systèmes à comprendre et pas de structures ni de règles à mettre à jour. Il y a seulement des individus parlants et communicants qui, ensemble, construisent une réalité, laquelle naît à travers un processus langagier » (1).
QUELQUES CONSÉQUENCES POUR LA PSYCHOTHÉRAPIE
24Dans cette logique, l’évolution de chacun sera ouverte ou fermée selon les termes utilisés dans les propos qui seront construits pour comprendre son expérience.
25Tout énoncé d’une personne acquiert son sens – provisoire – par ce qui vient ensuite, par la « supplémentation » pour reprendre un terme de Derrida, qu’apporte son interlocuteur. L’adjonction faite par le psychothérapeute n’acquiert elle-même son sens que lorsque le patient aura lui-même supplémenté cette parole ou cet acte du thérapeute et ainsi de suite. Chaque interaction est donc une fermeture progressive en même temps qu’elle est une ouverture de possibles.
26Notre responsabilité de psychothérapeute est donc imposante dans le choix des mots et des représentations que nous manions dans la relation à nos patients, dans le choix de la logique, fût-elle implicite, qui organise notre pensée et notre réponse.
27Quelles sont les convictions qui organisent tel ou tel thérapeute. Par exemple : la mémoire contient-elle les traumas ou invente-t-elle les traumas ? Un patient est-il « victime » de son traumaou de sa manière de se souvenir ? Ou encore : les émotions peuvent-elles être « rétrofléchies » et, par là même, stockées. Si elles sont stockées, peut-on faire l’économie d’un appui fondamental sur le concept d’inconscient ? Quelle conception ai-je de la temporalité ? Dans cette conception, le concept de régression a-t-il sa pertinence ? La répétition existe-t-elle ou est-ce ma construction de la réalité ? Comment puis-je concilier approche globale et théorie des polarités ? etc.
28Les croyances véhiculées par les individus fabriquent leurs réalités et les réalités sont maintenues à travers l’interaction sociale qui, en retour, confirme les croyances qui prennent alors leurs sources dans le social. Cela vaut pour l’homme de la rue, cela vaut pour nos patients, cela vaut aussi pour nous, psycho-thérapeutes, qui maintenons nos croyances et nos prémisses au travers de nos interactions sociales, nos journées d’études et nos publications.
29Les mots du patient sont supposés être le reflet de SAréalité.
30C’est une thèse d’obédience constructiviste. Ces mots reflètent les traditions, la communauté culturelle et le système de relations, c’est ce que corrige le constructionisme social.
31Certes ces mots et ces représentations ont été construits dans la relation, mais ils n’ont pas seulement été : ils le sont au moment où ils sont prononcés ! Ils sont construits aussidans la relation à l’interlocuteur. Et la Gestalt-thérapie fait donc un pas de plus à l’aide de la perspective de champ : ces mots parlent aussi de la situation ici-maintenant et par là témoignent du locuteur aussi bien que de son destinataire, sans qu’il soit possible de les attribuer immédiatement, de manière individuée.
32Quoi de plus Gestalt-thérapique, en somme, que cette délocalisation, ce décentrement de l’homme, ce refus de la primauté de l’individu sur le contacter ?C’est toute la radicalisation initiée par Goodman sur la base des intuitions de Perls que je tente ainsi de prolonger.
33Je remarquai, il y a quelques jours, un fait anodin et banal au cours d’un entretien d’enseignant diffusé dans un flash d’informations à la radio. Il y était question des objectifs poursuivis par l’éducation et, même s’il était fait usage de la langue de bois, le bois choisi n’était pas innocent. On y parlait, pour l’éducation nationale, du projet de former des individus autonomes et responsables. Quoi de plus noble, en somme… mais dans un renversement figure-fond saisissant, je réalisai soudain que je n’avais jamais entendu nos éducateurs, enseignants et autres formateurs de la jeunesse évoquer parmi leurs objectifs celui de former des individus capables de lien! Cela ne fait pas partie du discours, fût-il préfabriqué, de notre époque, cela ne fait sans doute pas partie des valeurs préconisées dans la culture dominante. L’individualisme est un effet pervers du développement de l’individu, je dirais même un échec de cette perspective car, pour moi, l’autonomie n’a de sens que dans la reliance.
LA RELATION THÉRAPEUTIQUE MODÉLISE LE CHANGEMENT SOCIAL
34Ce changement social, qui ne peut que sans cesse s’entreprendre avec un autre, à deux ou plus, peut et doit s’expérimenter dans la rencontre thérapeutique. Je voudrais en articuler quelques paramètres supplémentaires en essayant de les décliner autour des trois caractéristiques essentielles du self telles que Perls et Goodman nous les proposent : spontané, de mode moyen, engagé dans la situation.
Spontané
35La spontanéité du psychothérapeute, qui n’a bien entendu pas grand-chose à voir avec la réactivité, l’impulsivité ou le n’importe quoi érigé en éthique, est un ingrédient majeur dans la constitution de la situation thérapeutique. L’exigence de contrôle a souvent été imposée au patient, comme à tout un chacun au fil de son histoire, et a ainsi contribué à la genèse de sa pathologie. La rencontre d’une situation simple, détendue et pourtant créative, ouvre un espace au lâcher prise et à un certain dégagement de la honte d’être celui ou celle que l’on est.
36Cette spontanéité est aussi ce qui nous rapproche des pouvoirs créateurs de l’enfant : curiosité, action, improvisation, jeu, flexibilité, imaginaire, étonnement, prise de risque, rencontre avec l’inconnu et la nouveauté, création, mise en acte, expérimentation… ingrédients majeurs de la relation thérapeutique selon la Gestalt-thérapie.
37Le self est décentré puisque, selon les termes même de Goodman, il se trouve là où se trouve l’action. Si on veut bien jouer avec les différentes connotations du terme, je dirais volontiers que la Gestalt-thérapie est une psychothérapie « excentrique » (en opposition à « concentrique », certes, mais aussi en tant qu’incitation à une errance dans les marges).
De mode moyen
38Ce qui signifie, sommairement parlant, actif et passif à la fois, émetteur et récepteur dans le même acte communicationnel, comme l’enfant en situation de jeu ou l’artiste en situation de création qui ont servi de référence paradigmatique à l’élaboration de notre conception du self. C’est également le principe qui est à l’œuvre dans notre concept de frontière-contact, ainsi que dans celui d’ajustement créateur puisque ce dernier concept implique que, dans une même opération, on soit à la fois transformé et transformateur.
Engagé dans la situation
39Il n’est pas de self sans engagement dans une situation, selon les propositions théoriques de nos fondateurs. Sur les formes de l’engagement du thérapeute dans la situation thérapeutique, il y aurait beaucoup à dire. Il me paraît plus que temps de reconnaître haut et fort qu’il n’est pas de « neutralité », fût-elle « bienveillante », car dès que deux êtres sont en présence, s’engage un processus d’influence réciproque. Bien entendu, l’influence n’implique pas, de la part du psychothérapeute, la préconisation de certains choix au patient mais elle exige que les processus d’introjection soient regardés de près et ne soient peut-être pas aussi rapidement voués aux gémonies comme cela a pu être le cas dans certaines périodes de l’histoire de la psychothérapie en général et de la Gestalt-thérapie en particulier. Influence ne veut pas dire suggestion. Un psychanalyste, même des plus orthodoxes, manie l’influence autant que n’importe quel psychothérapeute et il serait plus que souhaitable que nombre d’entre eux sortent de la dénégation à cet égard. Jacques-Alain Miller, au début des débats législatifs sur le statut du psychothérapeute, soutenait auprès de qui voulait l’entendre que la différence entre psychanalystes et psychothérapeutes résidait dans l’usage fait par ces derniers de la suggestion et du placebo. Quel déni qu’il puisse exister de la suggestion en psychanalyse ! Et si par placebo, il faut comprendre que « c’est la relation qui soigne et non la substance », alors oui ! nous manions une forme de placebo, ce qui ne veut pas non plus dire « séduction » !
DE QUELQUES AUTRES ASPECTS DE NOTRE MÉTHODE
40À ces commentaires reposant sur les trois caractéristiques traditionnelles du self, je voudrais adjoindre quelques réflexions complémentaires sur certains autres aspects de la situation thérapeutique et de nos concepts qui me semblent d’importance pour notre propos.
41L’exemple caricaturé avec lequel je commençais, comme d’autres techniques traditionnelles d’une certaine Gestaltthérapie, la réappropriation des projections par exemple, voire le dialogue avec la chaise vide, relèvent bien souvent, à mes yeux, de ce que j’appellerais une « individuation prématurée » reposant sur une « responsabilité prématurée ».
42Si nous sommes inscrits dans une perspective de champ et acceptons l’hypothèse du « contact comme expérience première » avec laquelle s’ouvre notre ouvrage fondateur, cela veut dire que nous avons à repartir, méthodologiquement parlant, d’un indifférencié initial, la fameuse « indifférenciation créatrice » empruntée par Perls à Friedlander et qui caractérise le champ comme totalité. Que le ressenti ou l’expérience du moment soit immédiatement imputé à celui qui l’énonce relève d’un préjugé théorique auquel la Gestalt-thérapie vient opposer un autre préjugé théorique : c’est le produit de la situation, une coproduction donc, et il s’agit d’opérer à partir de là une différenciation progressive et provisoire, l’individuation, en écartant autant que faire se peut (c’est-à-dire en définitive relativement peu !) l’intervention de la fonction personnalité du self. Cette dernière est en effet prompte à s’appuyer sur les représentations antérieures du « qui je sais que je suis », qui est d’ailleurs plutôt un « qui je sais que j’étais », et à en chercher dans le moment présent une confirmation. Cette confirmation ne peut que fermer l’ouverture possible à la nouveauté et ainsi ne rien permettre dans l’ordre d’un changement enraciné dans la prise en compte de l’expérience vécue ici-maintenant. Cette individuation prématurée n’est ainsi plus un processus d’individuation mais une fixation sur cette illusion que l’on nomme « individu » (2).
43Ce que je vis ici et maintenant est le produit de notre rencontre, de la situation, et en tant que tel, parle autant de moi que de vous. C’est, certes aussi le produit de mon histoire, ou plus exactement de ma représentation d’aujourd’hui de mon histoire, mais celle-ci est tellement riche et complexe que toutes sortes d’expériences la constituent, y compris les plus contradictoires. C’est le moment présent, la résonance de forme (3) du moment présent avec certains constituants de mon histoire qui va éveiller ces éléments et les mobiliser sous forme de souvenirs ou de processus appris. Prendre seul la responsabilité de ce que je vis constituerait une dénégation de vous et de votre impact sur la situation et sur mon expérience. Le self ne précède pas le contact. Il crée le contact et se crée dans le contact, en mode moyen. Lévinas a clairement établi la différence entre « être responsable » et « prendre la responsabilité » et je nous invite à y revenir pour affiner cette problématique. Chacun est totalement responsable de l’autre mais n’a pas toujours pour autant à le « prendre en responsabilité ». Mais la contribution possible de l’œuvre de Lévinas à la théorie et à la pratique de la psychothérapie mériterait de plus amples développements.
44Un autre exemple : un certain type de maniement de ce qu’on appelle, souvent à tort, l’awareness, puisqu’elle est la conscience immédiate et implicite du champ. Il est des formes de travail de l’awareness, de questions ou de commentaires du psychothérapeute qui plongent volontiers le patient dans la honte. L’invitation à être conscient de telle posture, geste ou processus conduit nombre de patients à y associer un vécu de reproche « Je ne devrais pas… je devrais être conscient (c.a.d. plus contrôlé), je ne suis pas qui je devrais être, etc. ». Nombre de patients m’ont ouvert les yeux à cet égard.
45La problématique de la honte constitue une exceptionnelle occasion d’œuvrer dans une perspective de champ. En effet, la honte est une expérience qui fondamentalement nous isole, nous enferme dans un trou de souris, cherche à nous extraire du regard de l’autre; elle est vécue comme relevant en propre du soi-même. Pourtant, il n’est pas de honte sans un autrui, un autrui – le honnisseur – qui génère ce vécu ou ravive la plaie. L’apparition de honte dans la situation thérapeutique est donc une chance de recadrer au niveau interactionnel ce qui est expériencié abusivement ou prématurément comme personnel, intime, intrapsychique. Encore faudrait-il que le thérapeute soit lui-même au clair avec ses propres modalités de défense ou de dégagement de la honte. Ainsi, pour revenir à nouveau sur l’interaction que j’évoquais au départ, il est clair que le patient qui me dit qu’il n’avance plus vient me titiller au niveau de ma propre honte, même si cela demeure non conscient. Il est non moins clair que « tous les moyens seront bons » pour éviter d’éprouver la honte de mes insuffisances, de mon incompétence et que mon moyen « favori » pour m’en défendre consistera volontiers àm’en débarrasser en plongeant l’autre dans la honte, assurant ainsi et illusoirement ma supériorité et mon expertise.
46Au lieu de cela, connaître et reconnaître mon système de défense, oser en ouvrir quelque chose dans sa mise en œuvre dans mon contacter de ce patient et dans la création commune à laquelle nous sommes attelés me semble dénoter une autre conception du monde, de la rencontre et de la relation humaine. Cela dénote un autre projet de société, fondé sur le lien, l’influence mutuelle, l’interdépendance et la solidarité, la construction jointe.
CONCLUSION
47Si je crois que seuls le contact et la rencontre peuvent être constitutifs et transformationnels, et qu’il n’est de sujet que dans et par le contact, la rencontre et le dialogue, une première tâche s’impose à moi, psychothérapeute, et m’amène inévitablement à m’appliquer cette conception de l’homme : ce que je me complais à me raconter en termes d’identité depuis une soixantaine d’années rend fondamentalement compte des contacts, situations et rencontres successives ET de la manière dont cette expérience s’est métabolisée en moi, sachant que cette intégration de l’expérience est elle-même une poursuite du contact et non une expérience solipsiste. Ce que nous appelons « self » – qui, comme nous le rappelle volontiers Perls en maintes occasions, est une fonction qui appartient autant à l’organisme qu’à l’environnement et donc ne saurait être assimilé au « moi » – ce self, donc, est l’organisateur de ces expériences. « Je » ne suis donc qu’un co-organisateur de l’expérience, quelle qu’elle soit.
48Je crois qu’une psychothérapie réussie est un processus dans lequel les clients changent leurs prémisses, changent les modalités conversationnelles dans lesquelles ils sont impliqués, changent leur récit… en un mot changent de paradigme. Cette transformation s’opère à l’occasion d’un psychothérapeute qui peut en offrir les conditions de possibilité, puisque lui-même aura su opérer cette mutation et être ainsi présent dans les rencontres.
BIBLIOGRAPHIE
- GOLDBETER-MERINFELD E. (sous la dir. de) : Constructivisme et constructionisme social, Cahiers Critiques de thérapie familiale et de pratique de réseaux n° 19, DeBoeck Université, Louvain La Neuve, 1998.
- GERGEN K. J. : An invitation to Social Construction, Sage Pub. London, Thousand Oaks Ca, New Delhi, 1999 – Le constructionisme social, une introduction, Delachaux et Niestlé, Lonay, Suisse, 2001. – Construire la réalité - un nouvel avenir pour la psychothérapie, Seuil, Paris, 2005.
- LEVINAS E. : Entre nous, Essais sur le penser-à-l’autre, Grasset, Paris, 1991.
- MCNAMEE S. & GERGEN K. J. eds. : Therapy as Social Construction, Sage Pub. London, Thousand Oaks Ca, New Delhi, 1992.
- PERLS F.S., HEFFERLINE R. etGOODMAN P. ( 1951) : Gestaltthérapie, Nouveauté, excitation, développement, trad. franç. L’exprimerie, Bordeaux, 2001.
- ROBINE J.-M. Gestalt-thérapie, la construction du soi, L’Harmattan, Paris, 1998 – S’apparaître à l’occasion d’un autre, L’exprimerie, Bordeaux, 2004.
Notes
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[*]
Le texte ci-dessous a conservé sa forme de conférence. Il mériterait de plus amples développements, même si certains ont pu être abordés dans le débat qui a suivi.
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Alfons Vansteenwegen : Théories et pratiques post-modernes : lecture critiquein Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratique de réseaux, De Boeck Université, n° 19,1998.
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[2]
Cet aspect a fait l’objet de plus amples développements dans mon étude « L’intentionnalité en chair et en os » in « S’apparaître à l’occasion d’un autre – Etudes pour la psychothérapie » L’exprimerie, 2004.
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[3]
voir en particulier le concept de « résonance morphique » dans l’œuvre de Sheldrake.