« Tu sais qu’on connaît par la connaissance, mais sais-tu aussi qu’on peut connaître par la non-connaissance ? Contemple cette béance en toi, cette chambre vide où naît la clarté : la bonne fortune et la grâce s’assemblent là où a lieu cet arrêt. Tant que cet arrêt ne se produit pas, tu « galopes assis » – ton corps est immobile tandis que ton esprit bat la campagne. Mais si tu suis ton ouïe et ta vue vers le dedans, en te tenant à l’écartde l’intention et de la connaissance, les esprits viendront t’habiter, et les hommes viendront aussi ! Telles sont les métamorphoses qui se produisent dans les êtres. » [*]
1La rencontre qu’Edith Blanquet nous a proposée dans sonarticle « En guise d’ouverture interpellante suite à l’article de Vincent Béja » me paraît être une entreprise difficile. En effet Edith et moi semblons vouloir emprunter des chemins différents, voire opposés, pour parler de ce qui nous réunit : la thérapie et en particulier la Gestalt-thérapie. Il me semble, si nous voulons parvenir à un véritable dialogue et non simplement entretenir une polémique, que nous n’échapperons pas à une explicitation de nos présupposés respectifs.
2Avant de tenter d’éclaircir les hypothèses qui sont aujourd’hui les miennes sur la nature du changement et ce qu’elles impliquent à mon avis au niveau du travail thérapeutique lui-même, je voudrais auparavant revenir sur un point majeur qui conditionne un tel dialogue. Ce point est le suivant : notre écoute ne doit pas s’arrêter à la forme du discours de l’autre, ni aux significations locales isolées de leur contexte, mais tâcher d’appréhender la signification globale de son discours, chercher à en saisir la visée. C’est en effet à partir du discours d’autrui que les mots employés se teintent de leur signification propre et non à partir de nos références personnelles. Et il faut faire un véritable effort de déprise (epoche) de nos à priori pour que ce discours puisse se déployer aussi en nous et venir éventuellement nous interpeller. C’est cette attitude, qui est d’abord l’effet de notre bienveillance, qui nous permet d’écouter nos clients, de les accompagner et nous évite de vouloir les instruire. Nous ne pouvons nous en dispenser entre collègues si ce n’est en assumant alors le risque du solipsisme et de la controverse inutile.
3Toutefois, il est aussi possible que les difficultés que nous rencontrons à dialoguer proviennent du fait que l’article « L’impasse existentielle – Éléments pour une transition paradigmatique » a été, pour des raisons liées au format de la revue, coupé en deux parties. La première, publiée dans le numéro 24, a gardé le titre initial tout en perdant une grande part des « éléments pour une transition paradigmatique » qui se trouvaient dans la seconde, cette dernière étant parue sensiblement remaniée dans le numéro 25 sous le titre « En passant par la Chine – Quelles racines pour demain ? ».
4Je n’évoquerai donc que brièvement l’article d’Edith, construit essentiellement autour de la critique de certaines expressions et mots tirés de mon texte, dont l’emploi serait impropre ou dont je n’aurais pas compris le sens. Certes, par le biais de cette approche Edith nous propose une intéressante introduction à la pensée de Heidegger mais elle manque par là totalement la mienne. Dois-je dire que j’en ai éprouvé de la frustration ? Par ailleurs la réaction mitigée de certains collègues qui ont été nourris d’existentialisme m’oblige aussi à m’expliquer mieux. L’« ouverture interpellante » proposée par Edith Blanquet se présente donc aujourd’hui comme une occasion de préciser ma pensée et, ce préambule posé, c’est ce que je vais tenter de faire.
5Je dois cependant prévenir le lecteur que les réflexions qui vont suivre ne sont que le reflet d’une gestation toujours en cours (cela s’arrête-t-il d’ailleurs ?). Ce ne seront donc que des ébauches provisoires, synthétiques et certainement trop sommaires, qui seront exposées.
LE PARANORMAL, SYMPTÔME DU CLIVAGE OCCIDENTAL
6En tant qu’occidentaux nous vivons dans un monde d’où le mystère a été très largement évacué et où la personne en tant que structure stable est, comparativement à ce qui se passe dans les sociétés plus traditionnelles, surévaluée. Dans les sociétés dites primitives la personne – en ce qu’elle est conscience réflexive, consciente de sa présence à elle-même – est une construction plus instable, plus fluctuante, une conquête pas toujours assurée d’elle-même et constamment en butte ou en concurrence avec d’autres en ce qui concerne sa propriété, courant le risque de la possession, vivant encore largement et volontiers de la vie collective de la société qui l’a produite et où elle est engagée. Certains chercheurs comme De Martino ont été jusqu’à énoncer, en le démontrant assez largement, que la conscience moderne de l’existence (ex-stare), cette sortie de la personne de cet état où elle ne s’appartient pas encore, s’est construite – lentement et sous la bannière de la Raison – comme une lutte acharnée contre la Magie. L’autonomisation de la Raison est un phénomène dont l’émergence s’est effectué sur la longue durée et n’a pu commencer à se déployer pleinement qu’au cours du XIXe siècle. Et ce, au prix d’un rejet et d’un déni féroce d’une multitude de faits pourtant assez avérés qui laissaient soupçonner que le psychisme humain ne pouvait s’enclore dans son corps ni se réduire à une fonction de ce même corps pris dans sa matérialité. Je citerais ici tous les phénomènes dits aujourd’hui parapsychiques tels que la lucidité magnétique, la télépathie, la prémonition, la télékinésie etc... Tous ces phénomènes ne sont pourtant pas que des élucubrations de marginaux et de farfelus un peu dérangés. L’enquête que Bertrand Méheust consacre à l’histoire de ce rejet par l’institution scientifique (ne devrait-on pas dire « scientiste » ?) dans son livre magistral « Somnambulisme et médiumnité » le prouve largement (1). Il s’est agi d’une bataille acharnée à laquelle certains des plus grands noms de l’époque ont pris part (William James, Henri Bergson, Victor Hugo pour n’en citer que quelques-uns) pour soutenir l’idée que ces faits leur semblaient suffisamment nombreux, les expérimentateurs suffisamment sérieux et les résultats suffisamment avérés, non pour qu’on y adhère aveuglément mais pour qu’on les prenne au sérieux et qu’on les étudie impartialement, quitte à devoir retailler les conceptions trop étroites des rationalistes sur la nature du psychisme et de l’esprit humain.
PENSÉE DUALISTE, EXPÉRIENCE CLIVÉE
7Mais nous savons bien maintenant, et cela au moins depuis Goldstein, comment nos attentes, nos croyances, nos catégories mentales vont contribuer à façonner les phénomènes que nous allons être à même – ou non – d’observer. Et, par voie de conséquence, comment le « réel » d’une culture donnée, loin d’être l’apparition ou le dévoilement d’un quelconque donné objectif, est in fine le résultat d’un rapport de forces entre les acteurs sociaux porteurs des courants de pensée en présence.
8Cette autonomisation de la personne s’est ainsi effectuée sur la base d’une polarisation de la pensée qui a abouti au dualisme. Nous avons tirés sur les couples notionnels jusqu’à les disjoindre; ainsi par exemple de science et religion, raison et irrationnel, adulte et infantile, principe de réalité et toute puissance fantasmatique, matériel et spirituel etc. Et nous nous retrouvons avec une véritable ligne de fracture qui va jusqu’à cliver l’expérience elle-même. Si aujourd’hui notre personne en est ainsi « garantie », quel avantage en retirons-nous dès lors que sa limite se verrouille pour n’être que frontière sans plus de contact avec ce qui nous excède ?
9Si je m’élève contre cette polarisation qui m’apparaît excessive et immature, c’est pour défendre l’expérience et ne pas la tronquer. Anombre d’entre nous la vie a offert de l’extraordinaire, des évènements relevant de ce qu’on appelle le paranormal, des expériences paroxystiques ou de plénitude. Et le merveilleux lui-même ne se résume pas à cet extraordinaire; il se loge au plus intime et au plus banal si toutefois on consent à restaurer un arrière-fond à notre monde. C’est à cette condition que nous retrouvons de la mobilité et que nous contribuons à élaborer une « objectivité taoïste », pour reprendre l’expression de Maslow, dans le sens où celle-ci intègre les prétendues oppositions dans une synthèse d’ordre supérieur .
10Pour le dire très brièvement en revenant à notre actualité, du point de vue de ce combat pluri-centenaire, la psychanalyse n’a dû son émergence et sa survie qu’au compromis que se devait de passer l’Institution avec ce qui la débordait. Au fond elle n’est aujourd’hui que tolérée et les mouvements politiques actuels le soulignent assez qui, sous la bannière des thérapies cognitivocomportementales (les fameuses TCC) et accompagnées des prétentions des neurosciences à réduire les symptômes, tendent à évacuer tout ce qui peut faire ombre à la rationalité scientiste, à commencer par l’inconscient des analystes mais, au-delà aussi, ce qui est central pour les Gestaltistes, à savoir l’ajustement créateur.
11Nous sommes donc pris dans un mouvement de grande ampleur qui relègue à la marge en le dévalorisant, en le labellisant « New Age », en le désignant comme sectaire, dangereux, non scientifique ou je ne sais quoi d’autre encore, tout ce qui n’est pas conforme à l’orthodoxie dominante, tout ce qui, au fond, remettrait en cause nos certitudes d’individus localisés et enfermés dans nos « sacs de peau », pour reprendre une expression issue du bouddhisme. Contrairement à la situation du XIXe et du début du XXe, il n’est plus permis aujourd’hui, par exemple, à un scientifique de s’attaquer de front aux problèmes que pose le paranormal et, parallèlement, il devient de plus en plus délicat de défendre une conception ouverte de la personne dont l’évolution pourrait avoir à passer par des phases d’« anormalité » ou même de simple non conformité.
LE CHANGEMENT : LÂCHER LA RAISON
12Par ailleurs je crois que le changement est un processus d’intégration et d’unification de l’expérience, et non de coupure ou de dissociation. Il nécessite donc d’effectuer – au moins à titre provisoire – un mouvement inverse de ce mouvement millénaire de rejet par la Raison de ce qui ne peut s’intégrer à elle sans la remanier en profondeur et qui semble ainsi la menacer dans son essence. La personnalité névrotique est une personnalité crispée, figée, et qui, sur le fond, est craintive. Elle se raccroche au connu au point de le rabâcher dans des situations pourtant toujours nouvelles. Changer implique donc d’entrer dans le flux de la nouveauté de la vie, d’accueillir ce qui arrive, que ce soit en provenance du dehors comme du dedans de soi. C’est accepter d’être touché, ému, perdu, confus. C’est suspendre l’explicite, le trop explicite, pour faire fond sur l’implicite, le sans parole, l’allusif, le sensible. C’est se dépouiller de l’image de son identité – ce paravent de la peur – pour entrer dans l’acte et dans la respiration. C’est redescendre du néocortex dans le cervelet, la moelle épinière et jusque dans ce second cerveau de quelques milliards de neurones qui se situe à l’emplacement traditionnel du Tan Tien des chinois (du Hara des japonais), c’est-à-dire dans le ventre. C’est retourner à cette conscience primaire qui, au cœur de l’organisme, l’édifie et le fait croître et qui, par de multiples canaux encore mal explorés, le relie à tout ce qui l’entoure, à commencer par autrui.
ET ENTRER EN AWARENESS...
13C’est encore, pour un gestaltiste, savoir sortir du régime de la conscience réflexive dont la tendance est de s’agripper à l’habitus socio-psycho-moteur pour entrer dans l’awareness, cette attention à ce que l’on est en train de faire, cette disponibilité à ce qui nous est donné à vivre. J’ai suggéré dans mon article « En passant par la Chine » comment l’awareness pouvait être entendue comme essentiellement disponibilité, adhésion au mouvement émergent suscité et requis par la situation. C’est une position risquée pour le thérapeute car c’est d’abord sa propre disponibilité, sa propre entrée dans le non connu, qui permet à la situation d’évoluer de manière à produire une résolution nouvelle par le client. Il ne s’agit alors plus d’exister (ex-stare) mais bien de s’immerger dans le flux, de dissoudre temporairement la personnalité (cette superstructure psychique qui fait que l’on se re-connaît) dans une vie plus complète, plus large, plus chatoyante. Il n’est pas rare qu’à l’issue de telles plongées les clients ressortent avec un sentiment de coloration nouvelle du monde environnant, un regard rafraîchi et un corps revigoré. C’est aussi la fonction du sommeil, ce temps où la conscience vigile s’éteint. Plus de conscience réflexive, plus d’ex-stase mais une en-stase plus ou moins profonde d’où nous ramenons parfois, outre du repos et sans même parler des rêves, des enseignements inédits, des décisions subites et parfois, quoique plus rarement, quelque pressentiment ou encore quelque information prémonitoire...
14Que le self émerge de la relation organisme/environnement et qu’il puisse être envisagé comme fonction de définition de la frontière-contact (comme je l’ai avancé ailleurs) a d’importantes conséquences et en particulier celles-ci : que c’est un processus non strictement localisable et que le dessin de la frontièrecontact dispose d’un avenir imprévisible et quasi illimité. Ainsi, sur la base d’une définition très proche, issue de la Gestalt Psychologie, Charles Josey, psychologue universitaire américain pouvait écrire dès 1935 (cf mon article « Gestalt psychologie, self et communauté » rédigé avec la collaboration de Paul Shane dans les Cahiers de Gestalt thérapie) : en tant qu’ensemble de propriétés émergentes du rapport organisme/environnement « le self est un siège de conscience et un canal d’expression du cosmos par lui-même. Comme nos bras, nos jambes et les corpuscules de notre sang sont les excroissances d’un organisme en développement, les organismes sont les excroissances du cosmos. »
15Le self, si son déploiement spontané est entravé, s’il est « rigidifié », reproduit ad libitum la même définition de la frontièrecontact, le même rapport soi/non soi. C’est précisément ce que nous voulons éviter : la reproduction névrotique du connu au sein même du nouveau quotidien. Le mouvement d’intellectualisation de la philosophie occidentale participe de ce mouvement d’hypostase de la Raison, cet avatar de la conscience réflexive, au détriment de la vie pratique et de l’émerveillement.
POUR CONCLURE
16Ce mouvement, si la philosophie qu’il engendre se distancie et se désintéresse de l’awareness et du contact authentique avec autrui et avec le monde – c’est-à-dire si elle n’est que philosophia, amour de la sagesse qui se contente de soupirer derrière la vérité (quelle que soit la forme selon laquelle celle-ci se découvre), c’est-à-dire si elle n’est pas d’abord sagesse ou mouvement vers la sagesse, qui aide à vivre –, après avoir exhaussé la personne hors du flou collectif et de l’indifférenciation, coupe alors cette dernière de tout ce qui n’est pas ce qu’elle croit d’elle et fige la frontière-contact. C’est essentiellement sur ce point que portait ma critique précédente de l’existentialisme, en ce sens que, résumant l’homme à son propre projet pour lui-même – selon le postulat sartrien –, vidant le monde d’arrièrefond et privant l’humanité d’altérité (qu’on conçoive celle-ci comme transcendante ou comme immanente) il aboutit à une impasse dont on ne peut sortir qu’en replongeant dans la vie. C’est à la fois un problème individuel, celui de la névrose, et un mouvement culturel de fond. C’est en quoi « exister » aujourd’hui peut nous gêner et pourquoi il vaut mieux « vivre » et aussi pourquoi il vaut de se retourner vers Tchouang Tseu, Montaigne ou Héraclite.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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