Notes
-
[1]
Vers un égal accès des femmes et des hommes aux responsabilités professionnelles : la part des femmes dans les conseils d’administration et de surveillance, HCE et CSEP, 10 février 2016.
-
[2]
Ethics and boards, ESSEC, experts comptables, Le Péchon, etc.
-
[3]
B. Grésy, La vie en rose, pour en découdre avec les stéréotypes, Paris, Albin Michel, 2014.
-
[4]
A. Amintas, A. Junter, « L’égalité prise au piège de la rhétorique managériale », Cahiers du genre n°47, 2009.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Wright et al., Adler, 2001.
-
[8]
Ibid.
-
[9]
T. Breda, Féminisation et performances économiques et sociales des entreprises, Rapport IPP n°12, décembre 2015.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
Watson et al., 1993.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
« Women Matter : La mixité, levier de performance de l’entreprise », McKinsey&Company, 2007.
-
[14]
Breda, 2015, Op. Cit.
-
[15]
C. Post et K. Byron, « Women on boards and firm financial performance : a metaanalysis », Academy of management journal 2015, vol.58 n°5, 2015.
-
[16]
Ibid.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
Breda, 2015, Op. Cit.
-
[19]
Junter, 2009, Op. Cit.
1On pourrait dire que tout va bien.
234 % de femmes dans les conseils d’administration et de surveillance du CAC 40 en 2015, soit le triple du score de 2009, 32 % dans le SBF 120. La loi Copé-Zimmermann relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes dans les conseils d’administration et de surveillance et à l’égalité professionnelle du 27 janvier 2011 a produit ses effets. 2017, date à laquelle les conseils d’administration de près de 900 entreprises devront comporter 40 % du sexe sous-représenté, peut être attendue avec sérénité. Et la Commission européenne conforte notre optimisme puisqu’elle place la France, en 2015, parmi les champions de l’accès des femmes aux postes de gouvernance, au premier rang avant la Lettonie et la Suède [1].
3Las ! Cette euphorie masque bien des pièges, et il importe de les identifier pour pouvoir adhérer sans réserve à ce courant d’optimisme généré par la fameuse loi dite « sur les quotas ».
Un bilan en demi-teinte
4La France sur la première marche du podium pour la place des femmes dans les conseils d’administration ? Oui, mais il ne s’agit que des grandes capitalisations boursières. Pour les entreprises qui ne font pas partie du SBF 120 et surtout pour les entreprises de taille intermédiaire, on peut parler de terra quasi incognita car la loi concerne toutes les sociétés anonymes et les sociétés en commandite par actions cotées et non cotées, ayant, pour le troisième exercice consécutif, 500 salariés et plus et un chiffre d’affaire annuel ou un total de bilan supérieur à 50 millions d’euros.
5Et c’est là que font irruption plusieurs systèmes de méconnaissance un peu alarmants.
6Méconnaissance des pouvoirs publics sur le nombre exact et l’identité des entreprises concernées. Certes, des organismes extérieurs [2] réalisent des enquêtes annuelles sur les grandes capitalisations boursières, voire, très rarement, sur le compartiment B et C des sociétés cotées. Mais qu’en est-il des sociétés non cotées ? Les chiffres glanés au fil de ces enquêtes et surtout les données obtenues par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes et le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, lors de leur dernier rapport sont moins encourageants : 28 % de femmes dans les conseils d’administration et de surveillance des sociétés cotées dans leur ensemble et 14,2 % pour les sociétés non cotées. Pour nombre d’entre elles, l’échéance de 2017 ne sera pas tenue et, plus gênant encore, nous n’en saurons rien si le système de remontée d’informations n’est pas radicalement revu.
7Méconnaissance des entreprises elles-mêmes sur leurs obligations légales et notamment sur le système à deux vitesses instauré par la loi de janvier 2011. Car la règle des 40 % ne s’applique qu’aux conseils d’administration de plus de huit membres. En dessous, c’est la règle d’un écart inférieur à deux qui prévaut, aboutissant parfois à des exigences bien moindres que le 40 % brandi comme l’arme absolu du quota. Pour un conseil de quatre membres, 25 % du sexe sous-représenté suffisent ; 33 % pour six membres. Les exigences sont donc plus faciles à remplir, à condition toutefois de le savoir, et les entreprises de taille intermédiaire, moins dotées que les grandes entreprises en ressources humaines, n’ont pas toutes intégré cette information. Qu’en sera-t-il en 2020, date à laquelle la loi Copé-Zimmermann s’appliquera également aux sociétés cotées et non cotées de 250 salariés et plus ?
8Méconnaissance de surcroît des stratégies de contournement mises en place par les entreprises pour échapper aux quotas : certaines changent de statut juridique et deviennent des sociétés par actions simplifiée, statut non soumis à cette obligation légale ; d’autres diminuent le nombre d’administrateurs pour n’avoir à faire entrer qu’une à deux femmes dans les conseils ; d’autres encore déplacent le pouvoir dans d’autres conseils, souvent informels, instaurant ainsi une gouvernance à deux vitesses.
9Ignorance enfin de l’article 8 de la loi du 27 janvier 2011 qui introduisait une délibération annuelle obligatoire au sein des conseils d’administration sur la politique d’égalité professionnelle et qui a été peu suivie d’effets. Que dire également du fait que cette question demeure secondaire aux yeux des partenaires sociaux ? Pour eux, la gouvernance est un sujet à part, un sujet de cadres supérieurs déjà fort bien dotés, qui ne saurait occulter le cœur-même de la négociation collective sur l’égalité professionnelle, laquelle concerne les femmes dans l’entièreté de leur condition de salariées, y compris et surtout la précarité croissante de leur mode d’accès et d’être au travail. Quant aux sanctions, la nullité de la nomination d’un conseil mal composé et le non-versement des jetons de présence, elles relèvent d’une procédure civile peu facilement mobilisable. Qui aura intérêt à agir pour dénoncer un manquement à la règle des quotas ?
10Sans compter que l’effet d’entraînement de cette loi sur la gouvernance interne des entreprises n’est pas encore au rendez-vous. La place des femmes dans les comités de direction et les comités exécutifs a péniblement dépassé le seuil des 10 % : en mars 2016, on compte 11,9 % de femmes dans les Comex et les Codir du CAC 40, soit une progression de 0,4 point par rapport à 2015 et 14,2 % dans le SBF 120 soit une progression de 0,1 point pour la même période. Le partage du pouvoir n’est pas advenu.
11Et pourtant, cette loi est bonne. Elle est indispensable. Elle doit être appliquée. Pourquoi une telle conviction ?
Des changements palpables
12C’est que si les résultats ne sont pas toujours au rendez-vous, cette loi a créé un mouvement sans doute irréversible. Les quotas officiels rendent la monnaie de leur pièce aux quotas invisibles de la cooptation masculine et ils le font entourés des garde-fous de la jurisprudence européenne : priorité au sexe sous-représenté, oui, mais à compétence égale et pour une période transitoire.
13Plus encore, les quotas rendent les femmes légitimes dans leur ambition d’accéder aux plus hauts postes de responsabilité. Ils sont les meilleurs antidotes au syndrome de Cendrillon, au sentiment d’imposture qui plombent la confiance des femmes en elles-mêmes, plongées depuis l’enfance dans le bouillon de culture des stéréotypes de sexe qui les conduisent à privilégier le lien social du dedans plutôt que la prise de risque au dehors. C’est ce qu’on appelle « la menace du stéréotype », mise en évidence en 1995 par les américains Steel et Aronson. Les stéréotypes fragilisent le sentiment de compétence personnelle des individus car « le seul fait de savoir que l’on est censé être moins bon, – ne dit-on pas que les femmes sont peu aptes au leadership ? –, compte tenu de son groupe d’appartenance, crée une pression évaluative qui contrarie et réduit la capacité de travail et la confiance en soi [3] ». Au contraire, les quotas permettent aux femmes d’échapper à l’invisibilité : « si j’ai un quota, c’est que je le vaux bien », pourraient dire les femmes, ou encore « J’ai un quota, donc je suis ».
14L’arrivée des femmes dans les conseils d’administration a impulsé surtout des évolutions de fond, structurelles, fidèles en cela au mode opératoire de la mise en œuvre de l’égalité : chaque fois que des changements sont impulsés en son nom au sein de l’entreprise, que ce soit dans les process (outils de portabilité, d’accessibilité) ou dans les relations de travail, ils servent à l’ensemble des salariés, femmes ou hommes et font monter le niveau général de satisfaction et de confiance.
15On peut parler tout d’abord d’une professionnalisation réelle du métier d’administrateur. Cette conséquence des quotas fonctionne un peu comme une ruse de l’histoire. Dès qu’il est question, en effet, de faire accéder les femmes à des instances de gouvernance, les chantres du scepticisme vis-à-vis de l’égalité, les adeptes du clonage et de l’entre-soi crient à l’absence de viviers, au risque d’incompétence et de dévalorisation de la fonction. Et c’est tout le contraire qui se produit : pas de femmes ? Certes, il y en a si peu parmi les président(e)s directeur/rices généraux/ales et les grands actionnaires. Mais l’enjeu est bien d’aller les chercher dans d’autres cercles d’excellence, lesquels font précisément écho à la nécessaire représentation de l’hétérogénéité des parties prenantes dans un conseil d’administration. Mais surtout, voilà qu’est clairement posée la question qui n’effleurait même pas les esprits du temps de l’entre-soi masculin : en quoi consiste le métier d’administrateur ? Quelles sont les compétences recherchées ? Quelles formations mettre en place ? Et voilà que fleurissent les viviers sous l’impulsion d’associations comme la Fédération des femmes administratrices ; et voilà que se développent des organes de formation, portés par exemple par l’Institut français des administrateurs (IFA) ou l’ESSEC et qui accueillent pour la plupart des femmes mais aussi des hommes.
16Ainsi, d’autres profils apparaissent car les femmes recrutées sont plus jeunes, d’origine plus souvent internationale, plus diversifiées dans leurs compétences, en un temps où le digital, le juridique, la capacité à prendre en compte les besoins de la société civile requièrent des talents renouvelés.
Un accompagnement toutefois indispensable : contrôle et performance
17Il s’agit donc d’une bonne loi qui a impulsé des changements notoires mais qui demeure fragile car insuffisamment accompagnée. C’est là que le rapport du Haut Conseil à l’égalité et du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes prend tout son sens. Accompagnement et contraintes demeurent les deux clés de la réussite. Pour éviter que cette loi ne parte à vau l’eau, il faut créer une cellule ad hoc au sein du ministère de l’Économie et des Finances pour consolider les données de l’ensemble des entreprises privées cotées et non cotées, en partenariat avec l’autorité des marchés financiers (AMF) pour les sociétés cotées. Cette cellule pourrait lancer des procédures d’alerte aux entreprises négligentes ou méconnaissant la loi. Et puis, toute opération menée sur le terrain et permettant de mettre en vis-à-vis l’offre et la demande est essentielle comme, par exemple, l’expérience « Carrefour des mandats », à destination des entreprises intermédiaires dans les différentes régions, qui a à sa disposition un site et l’annuaire des femmes candidates.
18Et surtout, il faut clarifier le débat car le « prêt-à-penser [4] » au terme duquel l’égalité passe pour un facteur de performance des organisations se répand vite. Il faut éviter le piège subtil et pervers d’une alliance égalité et performance dépourvue des précautions méthodologiques qui s’imposent et qui n’élimine pas radicalement une dérive essentialiste trop souvent constatée : la complémentarité des sexes dans l’exercice de la gouvernance.
19Car cette dynamique indispensable des quotas ou des objectifs chiffrés de progression bafouille dès qu’il s’agit de poser la question qui fâche : mais pourquoi faut-il absolument des femmes aux postes de gouvernance ? Parce que c’est juste ? Parce que c’est bon pour les affaires ? L’égalité devenue business case, c’est bien ou c’est mal ? Comment rassembler le souci d’équité et les exigences économiques, mâtinés ainsi de l’aura de la responsabilité sociétale et du développement durable ? Quel discours activer pour à la fois être compris dans le monde du travail et donc user des mots appartenant au logiciel de l’entreprise, comme celui de performance, sans pour autant instrumentaliser le droit ? Comment éviter de susciter l’ire des expertes en égalité, gardiennes du temple, prêtes à s’indigner dès que le mot d’égalité, voire de mixité, – outil de l’égalité sans en être une condition suffisante – s’approche un peu trop près de celui de performance ? Pour elles, l’égalité, c’est l’égalité. Point de salut en dehors de cette équation.
20Or la voie du salut est étroite dans cette nouvelle doxa managériale, d’autant que les concepts demeurent fragiles. Si la définition de l’égalité, donnée notamment par le Conseil de l’Europe dès 1998, « l’égale visibilité, autonomie, responsabilité et participation des deux sexes à/dans toutes les sphères de la vie publique et privée », est claire car elle a le mérite de tirer le principe d’égalité du côté de l’émancipation des individus, d’articuler le privé et le public et de soutenir une dynamique du changement [5], il n’en est pas de même pour la notion de performance, construction théorique qui ne répond pas à une définition unanimement partagée.
21Mais cette voie du salut existe bel et bien car le discours sur l’égalité entre les femmes et les hommes contribuant à la performance apparaît en effet comme un discours orthodoxe en gestion ou du moins « comme un discours fortement cohérent et concordant avec ce qui est généralement reçu comme étant les principes de la théorie des organisations [6] ».
22Trois justifications du couple égalité-performance semblent pouvoir être raisonnablement adoptées à cet égard. Trois d’entre elles sont en revanche à prendre avec des pincettes ou à rejeter hardiment.
L’effet image
23L’égalité éclaire positivement le paysage des entreprises qui deviennent exemplaires et donnent des signaux positifs aux actionnaires, aux salariés et aux clients. L’intégration des femmes à des postes de direction peut être interprétée comme un indicateur de bonne gestion par les marchés financiers et un indice de compétitivité des firmes [7]. La performance est étroitement connectée « à la légitimité de l’entreprise, dont les valeurs et les normes doivent coïncider avec celles des parties prenantes [8] », valorisant ainsi l’image de l’entreprise dans le cadre de sa responsabilité sociale.
L’effet équilibre
24L’égalité est un vecteur de satisfaction au travail et d’intégration des salariés. En favorisant la qualité des relations de travail entre salarié(e)s et en portant une attention soutenue aux conditions de travail, les politiques managériales, parce qu’elles renforceraient leur estime de soi et en conséquence leur motivation au travail, emprunteraient un détour ayant des effets positifs sur la productivité et le rendement des salarié(e)s. D’où une convergence entre aspirations à l’égalité et contraintes d’efficacité. À cela s’ajoute un effet de gestion du temps. Les femmes assument 80 % des tâches domestiques et les deux tiers du temps parental. Seule une autre organisation du travail et la prise en compte de la parentalité à long terme peut permettre un équilibre des temps de vie. Ainsi le lien entre la place des femmes dans les organisations et/ou gouvernance et la performance sociale en termes de confiance envers les dirigeants, adhésion aux valeurs et satisfaction au travail s’avère positif [9]. Or on peut penser qu’une meilleure performance sociale liée à l’accès des femmes à la gouvernance peut se traduire tôt ou tard en meilleure performance économique.
L’effet vivier des talents
25Les deux tiers des diplômés du troisième cycle sont des femmes. Elles représentent un vivier de talents dont aucune organisation ne peut se passer, dans une période où la globalisation des marchés exige des talents renouvelés. La lutte contre les stéréotypes de sexe, qui forment autant d’obstacles cognitifs à l’identification et la reconnaissance des compétences des femmes, constitue l’un des leviers de la performance des organisations car les femmes sont un élément moteur de l’investissement en capital humain. Si les femmes sont discriminées dans leur accès à l’emploi, cela signifie qu’à qualification égale, elles ont moins de chances d’être embauchées. Dès lors, l’accroissement du nombre de femmes aux postes de gouvernance peut être synonyme d’un remplacement d’hommes par des femmes plus compétentes et irait alors de pair avec une augmentation du niveau de qualification au sein des entreprises, lequel pourrait suffire à induire de meilleures performances économiques [10].
26Trois arguments sont en revanche beaucoup plus douteux d’autant qu’ils risquent d’être dénaturés.
L’effet miroir
27Les femmes représentent la moitié de l’humanité et donc la moitié des salarié(e)s et client(e)s potentiels. En intégrant des femmes aux postes de responsabilité, l’entreprise améliore à la fois ses capacités d’adaptation stratégique mais aussi ses aptitudes à innover [11]. Cet argument repose sur un principe de variété ou d’hétérogénéité. « La variété rencontrée dans l’environnement de l’entreprise (et notamment les besoins et aspirations des clients) doit se retrouver en interne pour obtenir un bon co-alignement stratégique entre l’organisation et son environnement et favoriser ainsi le fait que des réponses adaptées soient offertes par l’organisation à une variété de demandes [12]. » S’ajoute aussi à cet effet miroir, une « mise à l’agenda » : femmes et hommes n’ont pas les mêmes vies puisque la grande majorité des hommes n’exercent pas leur coresponsabilité parentale et sous-traitent gratuitement aux femmes la moitié des tâches ménagères qu’ils devraient effectuer. Dès lors, les priorités peuvent être différentes. Ces arguments sont en partie recevables mais risquent d’être dévoyés s’ils sont sous-tendus par une opération de naturalisation des préoccupations et des compétences des femmes et des hommes. Et puis, comme pour la représentation nationale, une femme ou un homme est capable de représenter l’entièreté de l’humaine condition et n’est pas voué à se faire le porte-parole de ce qui est considéré comme les intérêts de son seul sexe d’appartenance.
L’effet rentabilité
28Depuis plus de dix ans, et notamment avec la large diffusion des analyses produites par des cabinets anglo-saxons comme Catalyst et MacKinsey, il est d’usage d’établir une corrélation, et non une causalité, entre la place des femmes dans la gouvernance et la rentabilité financière globale des entreprises mesurée par les indicateurs comptables classiques : productivité du travail, profit par salarié, rentabilité des actifs (ROA) et rentabilité des investissements (ROI). Pour MacKinsey, les entreprises ayant la plus forte mixité dans l’équipe de direction, comparées à la moyenne de leur secteur ont eu, entre 2003 et 2005, une rentabilité des fonds propres supérieure de 10 %, un résultat d’exploitation moyen supérieur de 48 %, ainsi qu’une croissance boursière multipliée par 1,7 [13]. D’après la revue Travail, genre et sociétés, les structures du CAC 40 comptant plus de 35 % de femmes cadres ont connu, entre 2002 et 2006, une croissance de 23 % de leur chiffre d’affaires, contre seulement 14 % pour celles présentant un taux inférieur. De nombreux autres indicateurs, comme la productivité, la rentabilité et la création d’emplois ont été analysés, débouchant à chaque fois sur les mêmes conclusions. Chez Renault, où l’encadrement est plus féminisé que chez Peugeot (23 % contre 18,6 %), les performances économiques affichent une meilleure santé : 11 % de croissance contre 4 %, et une productivité de 295 365 euros contre 271 335 euros. Même constat au sein de l’Observatoire de la féminisation créé par Michel Ferrary en 2014 : les entreprises qui dépassent la moyenne du nombre de femmes cadres (qui se situe à 30,34 %) ont une rentabilité opérationnelle bien supérieure à celles qui n’approchent pas de cette moyenne. C’est le cas par exemple d’Hermès ou de BNP Paribas qui disposent de plus de 45 % de femmes cadres et sont plus performantes qu’ArcelorMittal ou Thales où le pourcentage de femmes cadres chute à moins de 20 %. La formule désormais bien connue, « si Lehmann Brothers avait été Lehmann Sisters, on aurait évité la crise », fait toujours florès.
29Certes les analyses évoquées sont beaucoup plus nuancées que l’usage qui en est souvent fait mais l’assimilation implicite entre ces signaux boursiers et financiers et la performance apparaît fortement réductrice. L’absence de lien entre féminisation et performance économique et financière est ainsi soulignée dans des études récentes [14] qui s’étonnent même qu’un tel lien puisse s’imaginer car ce sont les compétences professionnelles qui expliquent que les entreprises sont plus ou moins performantes ; or femmes et hommes ne se distinguent ni par leur niveau de formation, ni par leurs compétences fondamentales. D’ailleurs, en qui concerne les fonctions de direction, les femmes ont même un handicap lié à leur déficit d’expérience puisqu’elles n’occupent que rarement ces postes de responsabilité. Mêmes conclusions dans une méta-analyse [15] récente sur le lien entre la place des femmes dans les conseils d’administration et la performance financière des entreprises, portant sur 140 études, qui montre ainsi que celui-ci est proche de zéro. Et pourtant, une relation positive apparaît dans les entreprises qui mènent une politique de parité plus marquée et négative pour les autres, sans doute, disent les auteurs, parce que les différences sociétales de sexe dans le capital humain peuvent influencer les projections de gains potentiels dans les entreprises qui ont davantage de femmes aux postes de direction. On retrouve ici l’effet image et l’effet vivier des talents évoqués plus haut.
30De fait, le fonctionnement d’une organisation intègre des éléments de complexité et d’interaction qui s’interposent entre égalité professionnelle et performance. « Si le critère de la valeur actionnariale continue d’être défendu par certains comme l’ultima ratio du pilotage des entreprises, celle-ci apparaît du moins comme la résultante de facteurs multidimensionnels [16] » et notamment la satisfaction des clients, la qualité des prestations et la productivité des employés. De plus, faire le pari de la mixité s’accompagne souvent d’un plus grand sens de l’innovation, d’une prise de risque assumée. Et la valeur financière s’analyse alors comme un indicateur de synthèse rendant compte des performances de l’organisation dans différents espaces.
L’effet complémentarité
31Dernier effet, et le plus dangereux, qui se glisse dans tous les discours sur le caractère incomparable du leadership au féminin, celui de la complémentarité des femmes et des hommes au plus haut niveau de la gouvernance, promouvant une androgynie douteuse et, dans tous les cas, fossoyeuse de l’égalité. Voilà que les femmes seraient devenues les plus à même de répondre aux critères de la nouvelle gouvernance. Leur sens du lien social, de la négociation, leur empathie correspondraient ainsi aux qualités exigées pour un leadership moderne, très vite qualifié de féminin. Mais les femmes sont-elles paires ou complémentaires ? Il faut trancher. Choisies pour leur plus-value, les femmes sont enjointes à performer leurs différences, à les théâtraliser, les rentabiliser et même à les surjouer comme au théâtre baroque.
32N’y a-t-il pas là encore du sexisme, certes bienveillant, mais comportant le même risque de catégorisation abusive alors que les compétences n’ont pas de sexe ? L’écueil est double : celui de l’instrumentalisation de l’égalité au nom de la performance et celui de la naturalisation des talents qui rejoue la division sexuelle des tâches. Ce faisant, il engage les femmes dans une sorte de « care professionnel » qui les cantonne aux fonctions de ressources humaines, de communication et les éloignent du nerf de la guerre : leadership, stratégie et finances. Que penser des théories de la spécificité du management féminin si ce n’est qu’elles permettent de réunir dans un même ensemble doctrinal naturalisation des différences sexuelles et poncifs sur le management post-taylorien [17] ?
33Mais alors, femmes et hommes, tous pareils ? Oui pour les compétences, non pour les comportements sociaux construits par tous les acteurs et lieux de socialisation. La littérature récente en économie expérimentale [18] documente largement les différences entre femmes et hommes dans les organisations, à quatre niveaux : les femmes seraient plus altruistes mais montreraient moins de goût pour la compétition, la prise de risque et la propension à négocier. Women don’t ask affiche ainsi dans son titre le célèbre ouvrage de Babcock et Laschever, paru en 2003, et qui parvient à quantifier un écart important entre les demandes des femmes et des hommes. Mais les comportements inverses, prêtés aux hommes et servant à exclure les femmes du monde du pouvoir, sont-ils toujours facteurs de performance dans une organisation ? Ne sont-ils pas souvent des vecteurs d’échec collectif en nuisant à la cohésion sociale ? Dans le même ordre d’idées, la méta-analyse citée plus haut trouve également une relation positive entre place des femmes dans les conseils d’administration et deux responsabilités importantes dévolues à ces conseils : le contrôle et l’investissement stratégique. Plus sérieuses, les femmes dans leur mandat d’administratrice ?
34Voilà que l’on renoue ici avec les arguments pleins de souffre de l’égalité dans la différence, arguments acceptables à la marge si on les historicise, si l’on dit que les femmes sont nouvelles dans ces lieux de gouvernance, qu’elles sont donc affamées alors que les hommes sont un peu rassasiés, que leur énergie vivace et leur capacité d’étonnement sont celles d’outsiders face aux insiders qui vivent de leurs rentes de situation. Alors, se dessine un nouvel effet, le plus sûr car inscrit dans une histoire et non dans une nature, l’effet outsider.
35L’effet outsider est le produit inattendu du sexisme, des tentatives de maintenir les femmes en dehors de la sphère du pouvoir, que seuls les quotas peuvent casser. Les hommes ont longtemps refusé la complicité professionnelle, ont renâclé à ce que nous soyons des paires. Dès lors, c’est précisément à cause du sexisme, de l’exclusion que nous devenons outsiders et, de facto, faisons circuler une énergie nouvelle au faîte des organisations. L’accès des femmes aux postes de gouvernance permet dès lors une meilleure gestion du risque car il y a rupture du système de connivence, du système de clonage, de l’implicite. Les femmes ne sont pas pour autant duplices. Elles sont, pour un certain temps encore, des outsiders.
36Y a-t-il dès lors instrumentalisation du droit ? Comme le dit Annie Junter [19], « la mobilisation de la logique de la performance s’inscrit dans la continuité de ces interactions entre le droit et les impératifs de marché. La nouveauté tient dans l’inversion des logiques entre les deux types de rationalité économique et juridique ». Alors même que la présence des femmes aux postes de gouvernance est un droit qui leur est acquis pour des raisons d’équité, cette présence est renvoyée à une justification économique. Le droit à l’égalité des sexes est traité comme un investissement immatériel dont la rentabilité doit être démontrée pour en justifier l’application. C’est là la pierre d’achoppement.
37Mais si les liens entre place des femmes aux postes de responsabilité et performance économique et financière sont difficiles à démontrer, performance sociale, afflux de compétences et jeu de l’innovation par rupture du système de connivence et effet outsider sont bien au rendez-vous. La recherche de l’équité demeure première mais des justifications latérales proches du langage de l’entreprise sont également mobilisables, sans reniement ni trahison.
Notes
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[1]
Vers un égal accès des femmes et des hommes aux responsabilités professionnelles : la part des femmes dans les conseils d’administration et de surveillance, HCE et CSEP, 10 février 2016.
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[2]
Ethics and boards, ESSEC, experts comptables, Le Péchon, etc.
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[3]
B. Grésy, La vie en rose, pour en découdre avec les stéréotypes, Paris, Albin Michel, 2014.
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[4]
A. Amintas, A. Junter, « L’égalité prise au piège de la rhétorique managériale », Cahiers du genre n°47, 2009.
-
[5]
Ibid.
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[6]
Ibid.
-
[7]
Wright et al., Adler, 2001.
-
[8]
Ibid.
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[9]
T. Breda, Féminisation et performances économiques et sociales des entreprises, Rapport IPP n°12, décembre 2015.
-
[10]
Ibid.
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[11]
Watson et al., 1993.
-
[12]
Ibid.
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[13]
« Women Matter : La mixité, levier de performance de l’entreprise », McKinsey&Company, 2007.
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[14]
Breda, 2015, Op. Cit.
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[15]
C. Post et K. Byron, « Women on boards and firm financial performance : a metaanalysis », Academy of management journal 2015, vol.58 n°5, 2015.
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[16]
Ibid.
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[17]
Ibid.
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[18]
Breda, 2015, Op. Cit.
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[19]
Junter, 2009, Op. Cit.