Notes
-
[1]
Voir Jean-Loup Samaan, « Le Dialogue méditerranéen à l’épreuve du Printemps arabe », Brahim Saidy (dir.), L’OTAN et le Maghreb, L’Harmatan/FRS, 2014, p. 167-184.
-
[2]
Partnership for Progress and a Common Future with the Region of the Broader Middle East and North Africa, Sea Island, Georgia, June 9, 2004, Seal Island Summit Documents.
-
[3]
Voir Abdennour Benantar, Le Moyen-Orient en quête d’un ordre régional (1945-2000), L’Harmatan/FRS, Paris, 2015, p. 264-270.
-
[4]
Jean-François Coustillière (dir.), « Le 5+5 face aux défis du réveil arabe », Les cahiers de Confluences, L’Harmattan, Paris, 2012.
-
[5]
Paul Rivlin, Arab Economies in the Twenty-First Century, Cambridge University Press, 2009.
-
[6]
Samir Radwan, Jean-Louis Reiffers (coordinateurs), « Le Partenariat euroméditerranéen, 10 ans après Barcelone : acquis et perspectives », FEMISE Network, Institut de la Méditerranée, 2005.
-
[7]
Le programme MEDA (1995) visait à mettre en œuvre, à travers un cadre financier, les mesures de coopération destinées à aider les pays tiers méditerranéens à procéder à des réformes de leurs structures économiques et sociales et à atténuer les effets du développement économique sur le plan social et environnemental.
-
[8]
Voir le remarquable ouvrage dirigé par Erwan Lannon, Les défis de la politique européenne de voisinage, Collège d’Europe, Peter Lang, Bruxelles, 2012, qui est encore aujourd’hui la référence sur cette question.
-
[9]
L’Union pour la Méditerranée officiellement lancée, Le Monde, 13 juillet 2008.
-
[10]
Voir Dorothée Schmid, La politique méditerranéenne de l’UE, au risque de l’UPM, VII seminariointernacional sobre Seguridad y Defensa en el Mediterraneo, Conflictosregionales y estrategias de seguridad, Eduard Soler i Lecha&FadelaHilali (eds.), CIDOB, ColleccionMonografias, Barcelona, 2009, p. 37.
-
[11]
Ce qui n’était pas le cas lors de la conférence de Barcelone de 1995 qui mélangeait des pays européens en voie d’adhésion, la Turquie, les pays arabes et Israël.
-
[12]
Rien d’étonnant que la révolution tunisienne ait commencé à Sidi Bouzid, au centre du pays, chez les plus défavorisés et les oubliés.
-
[13]
http://www.unhcr.fr/pages/4aae621d7cf.html ; il faut, qui plus est, rappeler que le HCR ne compte que les réfugiés qui s’enregistrent !
-
[14]
D’où la participation du souverain aux festivités du 14 juillet 2008 avec également Bachar el-Assad…
-
[15]
Voir notre article : « La fin de la Méditerranée ? Conséquences des révolutions arabes », Les Cahiers de la Méditerranée, « Recompositions géopolitiques en Méditerranée : un défi pour les MediterraneanStudies », n°89, Décembre 2014, p. 57-68.
-
[16]
Jean-François Daguzan, « Les conséquences stratégiques de la crise en Asie », F. Heisbourg (dir.), Les conséquences stratégiques de la crise, Odile Jacob, Paris, 2010, p. 57-86.
-
[17]
Euromed Report n°78 du 23 juin 2004, http://europa.eu.int/comm/external_relations/euromed/publication.htm
-
[18]
Kristina Kausch & Richard Youngs (eds.), Europe in the Reshaped Middle East, FRIDE, Madrid, 2012, p. 166.
1La coopération euro-méditerranéenne fête ses vingt ans. Elle avait été engagée dans l’enthousiasme en novembre 1995 sur la base de la déclaration de Barcelone, à l’issue de la Conférence qui réunissait fin octobre les membres de l’Union européenne de l’époque et les États du Sud et de l’Est de la Méditerranée (sans la Libye mais avec la Jordanie). Ce Partenariat euro-méditerranéen (PEM) se voulait à la fois un très ambitieux projet de sécurité et de co-développement. Vingt ans plus tard, le bilan est plus que mitigé. Le Partenariat euro-méditerranéen a disparu, remplacé par une Union pour la Méditerranée (UPM) voulue par le président Sarkozy. Mais cette initiative mal ficelée n’a pas – même si sa forme subsiste – résisté à la crise économique et financière mondiale et aux révolutions arabes consécutives. Par ailleurs, le conflit israélo-palestinien a bloqué ab initio le processus politique et le développement n’a pas suivi. Après les crises de confiance réciproques consécutives au 11 septembre 2001 et à la guerre d’Irak, aux printemps arabes et aux guerres civiles qui leur ont succédé, des observateurs s’interrogent sur la nécessité de continuer un processus parfois considéré comme moribond vis-à-vis d’une zone vécue comme exclusivement porteuse de problèmes. Par ailleurs, l’élargissement européen a redessiné les contours de cette initiative qui confronte désormais les pays arabes, l’Albanie, la Turquie et Israël à une Europe élargie.
2Certes tout n’est pas à jeter en bloc. En dépit de véritables lacunes, le PEM avait contribué à maintenir un ensemble de liens entre les rives. Un véritable maillage à tous les niveaux (villes, associations, ONG, etc.) s’est créé. Le programme financier fut, et demeure, un ballon d’oxygène pour des économies en crise structurelle. Il convient donc de questionner, en cette date anniversaire, le sens et la pertinence de la coopération euroméditerranéenne, et de regarder les voies et moyens de relance à un moment où Sahel et Moyen-Orient se rejoignent dans une spirale terroriste et conflictuelle et que les situations politiques et économiques de la plupart des pays de la zone sont aux plus bas.
Un processus ambitieux mais vite paralysé
3Le triptyque initial du PEM était très ambitieux. Il envisageait une progression conjointe de la sécurité, de l’économie et du volet politicosocial (volet 3 de la Déclaration de Barcelone). Malheureusement, la réalité du conflit israélo-palestinien a vite bloqué ce processus. La « dispute » algéro-marocaine sur l’avenir du Sahara occidental n’a rien arrangé, la question chypriote non plus. En fait, la seule dimension politique qui ait survécu finalement est le maintien des réunions des ministres des Affaires étrangères, plus proches, d’ailleurs, du dialogue de sourds que de l’échange, car la seule présence des représentants israélien et palestinien suffit à bloquer toute forme de débat. Le point d’orgue de la dégradation du volet sécurité de Barcelone (volet 1) fut l’échec de la conférence de Marseille de novembre 2000 et le renvoi aux calendes grecques de la Charte pour la paix et la sécurité qui aurait dû être le chapeau institutionnel de ce qui ne fut qu’une déclaration de principes. Les anniversaires successifs ne firent que constater cette dégradation progressive.
4Le dialogue méditerranéen de l’OTAN (DMO), lancé en même temps, a profité des faiblesses du PEM en matière de sécurité pour avancer. Moins ambitieux politiquement et géographiquement, plus pragmatique et limité à de la formation, de l’échange et du débat en matière de défense et de sécurité, le DMO a pris une vitesse de croisière. Le sommet d’Istanbul de 2004 en a renforcé l’image globale. De leur côté, les pays participants le perçurent comme un forum de plus pour échanger et pour bénéficier de la formation gratuite. Cependant la plupart des pays arabes participants semblent réticents du fait de la participation d’Israël. La présence de ce pays exclut de facto toute possibilité d’approfondissement. Le DMO est donc resté limité dans sa portée et dans ses effets [1].
5Avec la guerre d’Irak, l’initiative américaine du « Greater Middle East », appelée lors du Conseil du G8 de Sea Island « Broader Middle East », est apparue s’inscrire dans le cadre d’une reprise en main globale de l’espace arabo-musulman par les États-Unis. Pesé à cette aune, le PEM ne valait plus très cher. Au demeurant, une bonne partie des « recettes » de coopération du PEM avaient été purement et simplement copiées par les Américains et transposées dans leur problématique globale. Les difficultés inhérentes à la gestion calamiteuse de la guerre d’Irak réfrénèrent les intentions initiales. Finie la démocratisation coercitive, on s’achemina vers des processus assez banals de coopération et de libre échange. L’exemple du PEM fut d’ailleurs rappelé dans les conclusions du sommet de Sea Island [2]. Le retrait militaire engagé à partir de 2013 par le président Obama ne changea pas la donne [3] !
6Finalement, c’est le processus 5+5, lancé à l’initiative de la France à la fin des années 1980 qui a survécu le mieux. Ce processus non contraignant qui permet aux représentants des pays de la Méditerranée occidentale d’échanger souplement des informations et de lancer des initiatives concrètes, y compris dans le domaine de la défense, continue de bien fonctionner et s’est même étoffé. C’est sa souplesse qui en fait sa principale qualité [4].
Des économies sinistrées
7Les choix économiques des pays du sud et de l’Est méditerranéen (PSEM) après leur accession à l’indépendance ont largement déterminé leur destin. Quelle que soit la voie néo-libérale ou, majoritairement, néo-socialiste choisie – et à l’exception notable d’Israël – les pays méditerranéens installèrent tous des contrôles de change contraignants qui rendirent les échanges prisonniers des bureaucraties d’État et favorisèrent la fuite des capitaux et de l’épargne vers les pays européens. Une forme de « découplage monétaire » se mit alors en place et ne fit que s’amplifier.
8Les échanges ont surtout été concentrés sur les armements, les équipements lourds, les produits énergétiques, les matières premières et les gros contrats de travaux publics. Cette structuration des échanges n’eut pas d’effets industrialisants majeurs en Méditerranée sauf pour la Turquie et Israël. Ainsi, en dépit des ressources pétrolières, et mis à part ces deux pays, les niveaux de vie n’ont pu, nulle part, se rapprocher de ceux de l’Europe de l’Ouest. Les écarts se sont le plus souvent creusés et l’économie des PSEM est désormais fortement dépendante de l’Union européenne.
9Soixante-dix années après la Seconde Guerre mondiale, quarante ans après la décolonisation, le bilan économique méditerranéen est très médiocre alors que dans le même temps l’Asie décolle. L’utilisation abusive des revenus tirés des économies de rente pour garantir la stabilité politique des régimes en place a favorisé de redoutables effets pervers. Au fil du temps, l’industrie méditerranéenne s’est, dans l’ensemble, spécialisée soit dans les filières classiques des pays en développement (textile, cuir ou agro-alimentaire d’exportation), soit dans la production de biens de consommation peu compétitifs et de construction (sauf la Turquie), et, pour certains pays, dans les productions liées aux activités extractives ou énergétiques. Seul Israël a développé une industrie de haute technologie.
10Il en résulte que l’industrie des PSEM (à l’exclusion d’Israël et de la Turquie) est soit sinistrée, soit insérée par le bas dans les échanges internationaux (textile, cuir notamment en raison de la concurrence massive asiatique et spécifiquement chinoise), soit déconnectée du marché mondial, et donc, non concurrentielle [5]. Qui plus est, l’instabilité consécutive aux printemps arabes a aggravé les conditions économiques (fuite des touristes, des capitaux, des délocalisations, etc.) Or, ce sont désormais des millions d’emplois qu’il faut créer pour faire vivre une population, désormais plus nombreuse que la rive nord et dont la moitié, presque dans tous les pays, a moins de quinze ans. L’enjeu du développement est donc stratégique.
11En raison des instabilités locales ou des échecs économiques, les apports de capitaux extérieurs aux fins d’investissement sont restés très limités. Les entreprises d’État continuent dans l’ensemble d’être fortement déficitaires, et la fuite – considérable – des capitaux qui en résulte est favorisée par le biais des réseaux d’échanges financiers et commerciaux souterrains et informels. La tentation de l’émigration est enfin également très forte, d’autant que de très nombreuses familles ne survivent que par les aides qu’apportent leurs émigrés.
12Des carences se ressentent aussi dans le domaine des services (services financiers, cabinets d’affaires, consultations, assurances etc.). Il s’agit là de tous les services fondés sur les connaissances et le savoir-faire qui sont, pour les pays avancés, les viviers d’emplois du futur. De même, l’absence de systèmes financiers efficaces rend difficile entre autres l’émergence de capacités entrepreneuriales privées significatives.
13Le rapport du réseau des économistes euro-meditérranéens (FEMISE) sur dix ans de processus Euromed (coopération régionale et intégration entre les pays méditerranéens) est assez édifiant. Bien que l’essentiel des problèmes économiques de la zone méditerranéenne ne lui soient pas imputables, force est de constater que les objectifs du PEM n’ont pas été atteints. Tous les pays, à l’exclusion d’Israël, demeurent bien en deçà du seuil des pays à revenu intermédiaire (4 780 de dollars PPA pour les PSEM contre une moyenne de 5 800 de dollars) [6]. La stratégie économique qui visait à créer un effet d’attraction par une nouvelle compétitivité des produits industriels du sud et des investissements européens délocalisés, appuyés sur un ajustement réglementaire et structurel (démantèlement tarifaire, levée des barrières douanières et fiscales) n’a pas porté ses fruits. Au contraire, dans l’ensemble : « les pays développés (y compris les pays européens) ont rendu un peu plus difficile l’accès à leur marché. ». Les réformes entreprises dans des pays comme la Tunisie (qui s’est appliquée à réaliser le plan drastiquement) ou le Maroc, ont entraîné la destruction de centaines de PMI-PME. Seuls les financements bilatéraux prévus au titre du programme MEDA [7] apportent un ballon d’oxygène à des économies en grande difficulté.
14Situation inusitée, en Europe c’est désormais le poids de la dette qui grève les capacités de développement et qui empêche la mise en œuvre de politiques dynamiques. L’accumulation de cette dette croissante, surtout après la crise de 2008, a obéré les budgets des États de la plupart des pays méditerranéens d’Europe (mais pas seulement). Les réformes engagées pour la réduction de cette dette ou l’absence de réformes ont, dans tous les cas, touché les couches défavorisées des pays concernés, encourageant la montée des mouvements protestataires. Depuis la crise économique et financière, les pays européens se déchirent autour des solutions à apporter à leurs problèmes ; ce qui les rend d’autant moins perméables à une prise en charge du problème des autres !
La politique de voisinage : gommer la spécificité méditerranéenne
15Avec l’absorption des pays de l’est de l’Europe et l’émergence d’une nouvelle frontière à l’Est, l’UE a mis en place à partir de 2003 un cadre politico-juridique de coopération : la politique de voisinage (PEV). Cette approche a pour intérêt de normaliser la démarche de coopération en lui donnant des référents communs. Ce référentiel reprend en compte la philosophie politique et économique de l’Europe et un certain nombre de critères en matière de sécurité (essentiellement sur le terrorisme et la prolifération des armes). Les États doivent adhérer à ce corpus théorique pour bénéficier en contrepartie de l’aide européenne. Mais ce caractère théorique trouve des points d’application très pratiques telle la mise en application des règles de base fixée par l’UE (mise en conformité des législations, réforme des administrations, fiscalité, douane, etc…).
16La principale qualité de la PEV a été d’égaliser pour tout État les conditions d’accès à la coopération européenne. Mais cette qualité fut vécue aussi comme un défaut majeur pour nombre d’observateurs. De fait, il fut largement reproché à la PEV de nier les spécificités nationales et régionales et, finalement, de considérer que l’Ukraine valait le Maroc, et la Moldavie, la Tunisie, en gommant les processus historiques de coopération et les liens spécifiques établis de longue date. Au final la PEV fut perçue comme un instrument visant à éliminer le Partenariat euro-méditerranéen [8]. Paradoxalement, c’est dans l’objectif de mieux reprendre en compte cette spécificité que la France s’attacha à « tuer » le PEM pour lui substituer une nouvelle politique ambitieuse : l’Union pour la Méditerranée.
L’enjeu raté de l’Union pour la Méditerranée
17En arrivant au pouvoir, Nicolas Sarkozy avait fait de l’UPM un l’élément principal de sa politique extérieure. Alors candidat à l’élection présidentielle, il avait, dans le discours de Toulon du 7 février 2007, posé les bases d’une « Union méditerranéenne ». Après un démarrage difficile dû aux erreurs de communication, notamment vis-à-vis de l’Allemagne et de l’Union européenne, le nouveau projet fixait finalement, le 13 juillet à Paris, ses axes de travail et d’action ; puis à la conférence des ministres des affaires étrangères à Marseille, les 3 et 4 novembre 2009, les prémices de sa structure institutionnelle [9].
18Les différents discours du président français pour proposer une nouvelle initiative en Méditerranée se sont fondés (discours de Toulon, puis de Tanger) sur une critique radicale du Partenariat euro-méditerranéen – mettant en avant le caractère bureaucratique et euro-centré du processus engagé en 1995. La proposition française fut d’y substituer une initiative politique, marquée par l’égalité des partenaires des deux rives et la réalisation de « projets concrets » (sic).
19Au plan institutionnel, son organisation a mis en place une co-présidence entre un dirigeant de la rive nord, désigné selon les mécanismes de représentation en vigueur au sein de l’UE, et un dirigeant de la rive sud, désigné par consensus dans les États concernés. Le président égyptien et le président français furent les deux premiers co-présidents. Pendant les négociations, la Ligue arabe émergea comme partenaire [10]. Au final, l’UPM est désormais la réunion des membres de l’Union européenne, de la Turquie en processus d’adhésion, des pays arabes et d’Israël [11].
20Les résultats de ce nouveau montage ne sont pas fait attendre longtemps. Le processus politique se retrouva immédiatement paralysé suite à la guerre de décembre 2008 contre le Hamas à Gaza. Par ailleurs, ce modèle intergouvernemental s’étant appuyé sur les personnalités autoritaires des régimes en place (Moubarak, Bachar Al-Assad, Ben Ali, etc.), les révolutions arabes firent le reste. Enfin, au plan économique, l’appel aux fonds souverains du Golfe se heurta aux réalités de la crise économique et financière. Aujourd’hui, installée à Barcelone et doté d’un secrétariat pléthorique (représentant la diversité méditerranéenne) l’UPM se contente de gérer quelques projets.
Un défi économique et stratégique insurmontable ?
21Les pays du monde arabe semblent frappés par l’immobilisme, les réformes structurelles, quand elles ont été lancées, restent au milieu du gué. La région apparaît comme « pétrifiée », dans l’incapacité d’imaginer un nouveau modèle de développement économique lui permettant de sortir de la quasi-stagnation où elle est plongée depuis les années 1980. Face à elle l’Asie a explosé et est la seule région du monde à résister partiellement à la crise. Vingt ans après la Déclaration de Barcelone, (a été oublié l’objectif de zone de co-prospérité partagée), la convergence économique notamment avec les voisins du Nord, n’est pas au rendez-vous. La vision euroméditerranéenne reste une illusion à défaut de systèmes productifs dynamiques, de bureaucraties efficaces et d’élites porteuses. La libéralisation économique entamée dans le cadre de l’ajustement structurel et du cadre de Barcelone – inégal selon les pays – n’a guère bénéficié aux populations. De la même façon, l’inégalité persiste, quand elle ne se creuse pas un peu plus, entre les secteurs protégés et les secteurs traditionnels (notamment les campagnes [12]) – ceci influant sur la détérioration du cadre environnemental. La non-émergence de sociétés de la connaissance est un des éléments majeurs de cet échec structurel. L’investissement étranger, également négligeable en volume, n’est toujours pas au rendez-vous avec tout ce qu’il implique, outre la finance, en termes d’ingrédients du développement. Enfin, la crise lamine les économies fragiles qui doivent vivre avec la réduction de l’aide au développement, le ralentissement de l’activité mondiale, la chute des transferts des migrants et, pour certains pays, le retour massif des travailleurs migrants chassés du Golfe et de Libye et, enfin, les réfugiés (1 million en Tunisie et en Jordanie, 1,8 au Liban, 1,9 millions en Turquie, à prévoir selon le HCR pour décembre 2015) [13].
22Cette situation institutionnelle dégradée ne serait rien si elle ne s’inscrivait pas dans un ensemble conflictuel et de déstabilisation aggravée :
- les « révolutions arabes » ont débouché sur des situations conflictuelles (guerres civiles et ouvertes) et de fragmentation étatique (Libye, Syrie, Irak, Yémen, Somalie, etc.). Les groupes islamistes (Al-Qaïda et surtout l’État islamique) ont fait leur lit de cette déstructuration.
- le soi-disant « processus de paix israélo-palestinien » est au point mort. Aujourd’hui, la situation est plus mauvaise qu’avant les accords d’Oslo. Toutes les voies de négociations ont été épuisées et la Palestine politique n’existe plus sauf à Gaza, dans les mains fragiles du Hamas ; la Palestine géographique n’est plus qu’un puzzle. Aucun des deux protagonistes (mais lesquels au juste ?) ne veut ni ne peut conclure. La population, désespérée, n’a plus le choix qu’entre l’exil et la révolte spontanée. De ce lit de braises, l’état islamique tente de se faire un tremplin…
- au Maghreb, si l’Algérie et le Maroc maintiennent un équilibre peut-être fragile, la Tunisie qui a su trouver un équilibre institutionnel, subit les coups de boutoirs des islamistes armés dans une situation économique catastrophique. À l’Est, l’Egypte tente de se reconstruire à partir du nouveau régime constitué par le Maréchal Al-Sissi mais là aussi la crise économique dure alors que les groupes armés frappent dans le Sinaï et que les Frères musulmans entrés en clandestinité continuent leur combat par le terrorisme.
- au Sahel, la situation a dérapé après la chute de Kadhafi, les groupes algériens et sahéliens se sont déplacés dans cette zone pour s’attaquer aux États les plus faibles. Seule la France ou presque fut à même d’y apporter une réponse directe en les chassant du Mali (opération Serval) et en élargissant son action à l’ensemble sahélien (opération Barkane) ; mais la situation totalement dégradée en Libye et au Nigéria avec BokoHaram (qui pousse sur le Tchad et le Cameroun) en fait le siège d’une instabilité structurelle.
- enfin, la bataille pour la puissance régionale a commencé entre des pays comme l’Arabie saoudite (appuyée par les monarchies du Golfe), l’Iran (appuyé par le Hezbollah) et la Turquie. Ce grand maelström géopolitique s’inscrivant dans le mouvement d’affaiblissement stratégique des occidentaux et la montée de l’intervention russe et de l’influence chinoise.
Que faire ?
23Il est essentiel de changer d’échelle. Au plan géopolitique, la Méditerranée se révèle désormais un espace trop petit, qui ne prend pas en compte les interactions majeures avec le Sahel, avec le Moyen-Orient et le Golfe, mais aussi avec la mer Noire. N’oublions pas que la distance à vol d’oiseau entre Grozny et Alep est de 1 000 kilomètres. Par ailleurs il est intéressant de rappeler le modèle paradoxal développé sous la Présidence Sarkozy qui avait tenté de faire financer les projets de l’UPM par le Qatar, sans que celui-ci soit institutionnellement partie prenante de l’initiative française [14]. C’était sans le vouloir, confirmer l’interaction des zones. Aujourd’hui, Golfe, Méditerranée, Sahel forment un continuum stratégique qui doit être traité comme tel.
24Cette évolution nécessaire ne veut pas dire que toute la coopération antérieure doit être jetée avec l’eau du bain – des centaines d’initiatives positives, de la grande à la toute petite, dans le Partenariat euro-méditerranéen se sont structurées d’un côté et de l’autre de la Méditerranée depuis 1995. Un maillage considérable s’est progressivement créé ainsi qu’un savoir-faire administratif précieux des processus de coopération. Il convient maintenant de nettoyer ces acquis d’un verbiage faussement consensuel qui bloque l’ouverture de nouvelles pistes [15].
25C’est à partir de la différence, de l’interconnexion et de la complémentarité qu’il faut construire. L’Europe n’est pas un espace fini, la Méditerranée non plus. Il faut également intégrer dans la réflexion une dimension conflictuelle qui n’existait pas à ce niveau auparavant.
Une périphérisation en marche
26Ni l’Europe, ni les pays méditerranéens n’ont conscience aujourd’hui qu’ils sont menacés d’un risque majeur de « périphérisation ». De l’Atlantique, l’axe stratégique du monde s’est déplacé vers l’Asie-Pacifique. En dépit des performances économiques européennes, la capacité de l’UE à peser en tant que telle sur les destinées du monde devient de plus en plus faible. Sans compter les pays de la rive sud qui sont désormais les victimes des délocalisations asiatiques [16]. Quant aux hydrocarbures, pour ceux qui en détiennent, ils sont un miroir aux alouettes qui ne durera pas très longtemps. Il y a donc, pour l’avenir, un enjeu majeur de déconstruire une relation qui fonctionne artificiellement pour en rebâtir une nouvelle basée sur de réelles fondations.
27La coopération euro-arabe pourrait être une piste riche d’avenir. En 1974, elle avait été lancée sur l’angoisse d’un avenir sans pétrole et sur la découverte via l’embargo pétrolier de 1973 de la puissance nouvelle de nations longtemps méprisées. Aujourd’hui, elle se comprendrait davantage dans une logique des interconnexions de zones qui ne peuvent plus être exclues de l’analyse stratégique et économique. Comment penser la Méditerranée sans faire le lien avec le Moyen-Orient et le Golfe à l’Est, le Sahel et la Corne de l’Afrique au Sud, et la mer Noire au Nord ? Dans cette perspective, pour l’Union européenne, un début de réponse serait peut-être à trouver dans le « Partenariat stratégique » du Conseil de l’Union européenne de juin 2004 « Entre l’UE et la région méditerranéenne ainsi que le Moyen-Orient » qui avait été élaborée juste après la guerre d’Irak et immédiatement oubliée [17]. Elle était riche de perspectives notamment dans ses analyses sur le lien avec le Golfe. Il conviendrait donc de donner de la chair à ces réflexions en les reliant aussi avec le Sahel car les années qui s’avancent vont être difficiles pour tous !
28Le problème de la « périphérisation » est donc double : d’une part, après la prise de conscience, pour mettre en place une politique qui lutte contre la marginalisation politico-stratégique de l’Union européenne ; et d’autre part, suite à ce premier constat, pour intégrer les périphéries de la Méditerranée (Sahel, Golfe) dans une politique générale. Cette réponse ne peut plus être essentiellement économique, comme l’avaient trop vite suggéré quelques observateurs [18]. Que la France ait dû assumer presque seule la guerre au Mali et ses suites est aussi insupportable que laisser les pays européens limitrophes des zones de crise seuls avec les problèmes de réfugiés. La réponse ne peut être que politique et aussi militaire !
29Mais on est en droit d’être inquiet. Les événements d’Ukraine ont replacé la ligne de front stratégico-diplomatique en Europe et à l’Est alors que les conflits parcourent désormais le Sud et l’Est méditerranéen ! Les États membres, déjà affaiblis par la crise économique et financière, auront-ils la capacité ou même la volonté de s’ouvrir vers le Grand Sud, L’incapacité à mettre en place une petite intervention militaire européenne en Centre-Afrique permet d’en douter ; celle de répondre d’une même voix au défi lancé par Daech d’un côté et la Russie de l’autre, également. Les tragiques événements du 13 novembre et suivant à Paris vont-ils créer l’éléctrochoc nécessaire ? La proposition du Président de la République qui propose une action européenne conjointe (diversement accueillie soit militairement soit politiquement incapables) semble trouver un écho auprès de la Russie, des États-Unis et des pays de la zone méditerranéenne élargie. Nécessité va peut-être faire loi malgré tout, puisque le mot guerre a été prononcé. Et donc pour cela, il est évident que cette reconstruction que nous avons évoquée, va passer par d’autres ruines plus tangibles que celle d’une idée…
Notes
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[1]
Voir Jean-Loup Samaan, « Le Dialogue méditerranéen à l’épreuve du Printemps arabe », Brahim Saidy (dir.), L’OTAN et le Maghreb, L’Harmatan/FRS, 2014, p. 167-184.
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[2]
Partnership for Progress and a Common Future with the Region of the Broader Middle East and North Africa, Sea Island, Georgia, June 9, 2004, Seal Island Summit Documents.
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[3]
Voir Abdennour Benantar, Le Moyen-Orient en quête d’un ordre régional (1945-2000), L’Harmatan/FRS, Paris, 2015, p. 264-270.
-
[4]
Jean-François Coustillière (dir.), « Le 5+5 face aux défis du réveil arabe », Les cahiers de Confluences, L’Harmattan, Paris, 2012.
-
[5]
Paul Rivlin, Arab Economies in the Twenty-First Century, Cambridge University Press, 2009.
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[6]
Samir Radwan, Jean-Louis Reiffers (coordinateurs), « Le Partenariat euroméditerranéen, 10 ans après Barcelone : acquis et perspectives », FEMISE Network, Institut de la Méditerranée, 2005.
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[7]
Le programme MEDA (1995) visait à mettre en œuvre, à travers un cadre financier, les mesures de coopération destinées à aider les pays tiers méditerranéens à procéder à des réformes de leurs structures économiques et sociales et à atténuer les effets du développement économique sur le plan social et environnemental.
-
[8]
Voir le remarquable ouvrage dirigé par Erwan Lannon, Les défis de la politique européenne de voisinage, Collège d’Europe, Peter Lang, Bruxelles, 2012, qui est encore aujourd’hui la référence sur cette question.
-
[9]
L’Union pour la Méditerranée officiellement lancée, Le Monde, 13 juillet 2008.
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[10]
Voir Dorothée Schmid, La politique méditerranéenne de l’UE, au risque de l’UPM, VII seminariointernacional sobre Seguridad y Defensa en el Mediterraneo, Conflictosregionales y estrategias de seguridad, Eduard Soler i Lecha&FadelaHilali (eds.), CIDOB, ColleccionMonografias, Barcelona, 2009, p. 37.
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[11]
Ce qui n’était pas le cas lors de la conférence de Barcelone de 1995 qui mélangeait des pays européens en voie d’adhésion, la Turquie, les pays arabes et Israël.
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[12]
Rien d’étonnant que la révolution tunisienne ait commencé à Sidi Bouzid, au centre du pays, chez les plus défavorisés et les oubliés.
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[13]
http://www.unhcr.fr/pages/4aae621d7cf.html ; il faut, qui plus est, rappeler que le HCR ne compte que les réfugiés qui s’enregistrent !
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[14]
D’où la participation du souverain aux festivités du 14 juillet 2008 avec également Bachar el-Assad…
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[15]
Voir notre article : « La fin de la Méditerranée ? Conséquences des révolutions arabes », Les Cahiers de la Méditerranée, « Recompositions géopolitiques en Méditerranée : un défi pour les MediterraneanStudies », n°89, Décembre 2014, p. 57-68.
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[16]
Jean-François Daguzan, « Les conséquences stratégiques de la crise en Asie », F. Heisbourg (dir.), Les conséquences stratégiques de la crise, Odile Jacob, Paris, 2010, p. 57-86.
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[17]
Euromed Report n°78 du 23 juin 2004, http://europa.eu.int/comm/external_relations/euromed/publication.htm
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[18]
Kristina Kausch & Richard Youngs (eds.), Europe in the Reshaped Middle East, FRIDE, Madrid, 2012, p. 166.