Notes
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[1]
C. Patten, East and West, Londres, Pan Books, 1999, p. 379.
-
[2]
Les réticences s’expliquent principalement par les effets possibles de cette interdépendance grandissante sur les relations politico-stratégiques dans la région. Sur cette question, lire D. S. Lee et S. E. Kim, “Ties that Bind ? Assessing the Impact of Economic Interdependence on East Asian Alliances”, Pacific Focus, Vol. 26, n°2, août 2011, pp. 206-235.
-
[3]
Sur la question de cette retenue dans la relation entre les deux pays, lire l’excellent ouvrage de R. Rosecrance et G. Guoliang (eds.), Power and Restraint. A Shared Vision for the USChina Relationship, New York, Public Affairs, 2009.
-
[4]
F. Lemoine, « La montée en puissance de la Chine et l’intégration économique en Asie », Hérodote, n° 125, printemps 2007, p. 64.
-
[5]
Pour une bonne présentation de ces trois décennies, lire C. Puel, Les trente ans qui ont fait la Chine, Paris, Buchet-Castel, 2011.
-
[6]
Sur ce point, lire Asian Development Bank, “The Rise of Asia’s Middle Class”, in Key Indicators for Asia and the Pacific, 2010.
-
[7]
Ibid.
-
[8]
E. Lefeuvre, « Quelle menace la Chine représente-t-elle pour les États-Unis ? », Le Monde, 11 octobre 2012.
-
[9]
Chiffres du Trésor américain, “Major Foreign Holders of Treasury Securities”, www.treasury.gov/resource-center/data-chart-center/tic/Documents/mfh.txt.
-
[10]
“Cometh the Dragon : China Begins to Spend its Cash”, The Economist, 12 novembre 2010.
-
[11]
I. Bremmer, Every Nation for Itself. Winners and Losers in a G-Zero World, Londres, Portfolio, 2012,, p. 63.
-
[12]
S. Halper, The Beijing Consensus : How China’s Authoritarian Model Will Dominate the Twenty-First Century, New York, Basic Books, 2010, p. 217.
-
[13]
G. Chin et E. Helleiner, « China as a Creditor : A Rising Financial Power ? », Journal of International Affairs, vol. 62, n° 1, automne-hiver 2008, p. 92.
-
[14]
Cité dans « Hillary Clinton en Chine : se relever ou tomber ensemble », Ria Novosti, 27 février 2009.
-
[15]
Ces deux termes désignent généralement aux États-Unis les experts et observateurs qui se méfient de la montée en puissance chinoise, et ceux qui s’en accommodent.
-
[16]
A.F. Krepinevich, 7 Deadly Scenarios. A Military Futurist Explores War in the 21st Century, New York, Bantam, 2009, p. 173.
-
[17]
G. Garrett, “G2 in G20 : China, the United States and the World after the Global Financial Crisis”, Global Policy, Vol. 1, n°1, 2010, pp. 29-39.
-
[18]
R. Zoellick et J. Y. Lin, “Recovery rides on the ‘G2’”, The Washington Post, 6 mars 2009.
-
[19]
Z. Brzezinski, “The Group of Two that Could Change the World”, Financial Times, 13 janvier 2009.
-
[20]
Bien qu’historien, Ferguson s’est particulièrement penché sur les questions économiques et financières, offrant une intéressante perspective historique qui permet de mieux saisir la réalité (ou non) de la Chinamérique. Lire N. Ferguson, The Ascent of Money : A Financial History of the World, New York, Penguin, 2008.
-
[21]
N. Fergusson et M. Schularick, « Chimerica’ and the Global Asset Market Boom », International Finance, vol. 10, n° 3, 2007, p. 228.
-
[22]
N. Ferguson et M. Schularick, “The End of Chimerica”, Working paper 10-037, Harvard Business School, 2009.
1Nombreuses sont les études qui annoncent une confrontation inévitable entre les États-Unis et la Chine. S’appuyant sur la montée en puissance de la Chine et l’opposition de ses intérêts avec ceux de Washington, mais aussi sur les capacités militaires de ces deux pays, ces analyses estiment que la guerre aura lieu tôt ou tard, et pour certaines dans un avenir proche. Pour autant, quand on regarde de près la rivalité, réelle, entre les deux pays, on ne peut que constater qu’elle pourrait revêtir un tout autre visage, alternant compétition et interdépendance. Prenons l’exemple des relations économiques et commerciales. Les deux premières économies de la planète ont-elles nécessairement vocation à être des rivales ? Après tout, pas nécessairement. Sont-elles irrémédiablement amenées à coopérer ? Sans aucun doute. Mais dans le même temps, cherchent-elles à prendre l’ascendant sur l’autre ?
2Incontestablement, ce constat sous forme de théorème suffit à lui seul à résumer la situation dans laquelle se retrouvent actuellement les deux pays, entre interdépendance de facto et volonté de suprématie de moins en moins masquée. C’est sans doute l’un des moments qui caractérise ce que certains qualifient de transition hégémonique, mais il est difficile de savoir combien de temps ce moment placé sous le signe de l’interdépendance est-il supposé se maintenir. Cette interdépendance n’est pas nouvelle, et elle détermine en grande partie les relations entre les deux pays dans le domaine économique et commercial. Comme l’écrivait déjà en 1999 Chris Patten, « la Chine ne bougera pas sans l’Amérique et l’Amérique ne bougera pas sans la Chine. Ils sont enfermés ensemble. Un accord entre eux est vital pour sauver le siècle » [1]. Ce constat n’a fait que se confirmer depuis.
3La relation économique et commerciale entre les États-Unis et la Chine est à la fois particulière et symbolique des tendances actuelles. Elle est symbolique parce que l’interdépendance des économies avec la Chine est une situation qui dépasse très largement l’exemple américain. De fait, on peut même considérer, à de rares exceptions près, que l’ensemble des économies de la planète est aujourd’hui interdépendantes avec l’économie chinoise. Cette réalité est encore plus forte dans le cas des économies les plus puissantes, et qui font actuellement face à des risques de crise à grande échelle. Elle est par ailleurs très importante en Asie du Nord-Est, malgré les réticences politiques des voisins de la Chine [2].
4Cette relation est dans le même temps particulière en raison non seulement de l’importance de ces deux géants, mais aussi de leur incompatibilité supposée sur les questions économiques, qui s’explique par leurs différentes trajectoires politiques. A priori, rien ne semble ainsi destiner les États-Unis et la Chine à travailler étroitement ensemble sur les questions économiques et commerciales. Nous pouvons ainsi considérer que cette relation, malgré son importance grandissante et son caractère incontournable, s’est établie par défaut plus que par choix. Dans ces conditions, il convient de s’interroger sur les situations qui pourraient mettre à mal cette relation, la manière dont elle est perçue à Pékin comme à Washington, et les alternatives. Les deux économies sont-elles ainsi parvenues à un stade de leur coopération ou tout retour en arrière serait impossible ? Sont-elles dans l’obligation de se soutenir mutuellement, au risque de voir leur propre économie décliner, et avec dans le même temps un impératif de retenue dans l’affirmation de leurs différences et divergences ? [3] En d’autres termes, le temps de la « Chinamérique » caractérisant la grande association et la complémentarité de Washington et Pékin serait-il amené à perdurer ?
L’interdépendance économique : quelle réalité ?
5L’interdépendance économique entre les États-Unis et la Chine s’explique en grande partie par le caractère complémentaire des deux économies au cours des trois dernières décennies. Elle est dès lors le résultat d’une convergence d’intérêts, dont l’entrée de la Chine dans l’OMC est la meilleure illustration. Mais qu’en est-il aujourd’hui de cette réalité, et quels sont les points sur lesquels les perceptions chinoises et américaines concernant cette interdépendance ont évolué ?
6La montée en puissance économique de la Chine n’est pas simplement le résultat des réformes indispensables et spectaculaires engagées par Deng Xiaoping à partir de 1978. Pékin a suivi de près l’ascension de ses voisins, notamment le Japon. Le « miracle japonais », qui a permis à ce pays de passer en deux décennies d’un état de ruines à celui de puissance économique majeure, est l’inspiration de la Chine en matière de décollage économique, après avoir été celle de Taiwan et de la Corée du Sud. L’émergence de la Chine s’est inscrite dans ce « modèle » et elle a notamment puisé dans l’expérience de ces dragons un élément essentiel de sa stratégie qui consiste à combiner des industries exportatrices dynamiques et la protection des industries locales. Mais ces dragons n’étaient pas de taille à déstabiliser durablement l’économie mondiale, juste à y participer. La Chine, elle, accède au rang de grande puissance économique, à la faveur de son poids démographique, avant même d’avoir achevé son « rattrapage » économique [4].
7Les mutations économiques et sociales que connait la Chine depuis trois décennies [5] ne sont donc pas inédites, puisque même ses voisins en ont connu de semblables, avec souvent même des transformations politiques profondes (dans les cas de la Corée du Sud et de Taiwan) qui ne semblent pas encore d’actualité en Chine. Mais compte-tenu de l’immensité de ce pays et de l’importance de sa population, il s’agit d’un évènement historique qui bouleverse totalement les équilibres internationaux. Une Chine puissante, ce n’est ainsi pas, pour le moment du moins, une Chine riche (par habitants), mais une Chine qui globalement s’impose comme un acteur incontournable de l’économie internationale. En parité de pouvoir d’achat, la Chine devancera les États-Unis dès 2016, même s’il faudra attendre encore quelques années avant que le PIB chinois ne rattrape, puis dépasse, celui des États-Unis. Il ne s’agit cependant que de chiffres, pouvant masquer la réalité. La Chine est ainsi devenue grande puissance avant d’être riche, ce qui est une première dans l’histoire économique moderne, même si on ne saurait négliger l’émergence d’une classe moyenne chinoise [6], et même si elle a déjà pratiquement éradiqué la pauvreté (avec un taux d’environ 2,5 % aujourd’hui).
8En plus de ces caractéristiques, la mondialisation confère à la montée en puissance de la Chine des ressorts inédits, puisque l’expansion considérable de ses capacités de production et d’exportation dépend très largement des firmes étrangères qui y investissent massivement. Les entreprises japonaises furent les premières à y investir, dès les années 1960, suivies par les firmes taiwanaises (qui représentent aujourd’hui une part considérable de l’activité économique, avec près de deux millions de Taiwanais vivant de l’autre côté du détroit), puis après l’entrée à l’OMC les groupes occidentaux. L’économie chinoise est exceptionnellement ouverte compte tenu de sa taille et de son niveau de développement : le commerce extérieur représente plus de 60 % du PIB chinois, contre environ 18 % du PIB américain et 21 % du PIB japonais. Les interdépendances tissées avec son environnement sont de fait extrêmement fortes, et cet environnement s’étend aujourd’hui à l’international [7]. Difficile encore de dire si la Chine réussit là où le Japon a finalement échoué, mais les différences entre les deux pays plaident plutôt en faveur de cette option.
9La Chine partage cependant avec le Japon dans ses années de croissance un point commun : le rôle central des États-Unis, même si celui-ci ne s’exerce pas pour les mêmes motifs. De fait, la croissance du Japon dans les années 1950 n’est pas que le simple résultat des investissements américains combinés à la culture économique du Japon d’avant-guerre. Engagé aux côtés des États-Unis dans la Guerre froide, et placé en première ligne de la confrontation idéologique avec le communisme en Asie orientale, le Japon est rapidement perçu comme une priorité à Washington, et de nombreux efforts sont consentis afin d’éviter de voir l’archipel basculer dans l’autre camp. Une parité monétaire, très favorable au Japon, est alors fixée : 1 dollar pour 360 yens. Elle perdurera jusqu’en 1971 et la fin du système de Bretton Woods, et contribuera de manière décisive à garantir la compétitivité des produits japonais. En ce qui concerne la Chine de ces trois dernières décennies, c’est la puissance de sa balance commerciale avec les États-Unis qui lui a permis en grande partie d’atteindre les chiffres exceptionnels de croissance qui ont caractérisé cette période. Par son avantage comparatif indéniable en matière de coût salarial, la Chine a non seulement détruit les industries manufacturières locales peu sophistiquées mais aussi entraîné une vague massive de délocalisations, qui comme nous l’avons vu dans la partie précédente inquiète jusqu’au sommet de l’éxécutif américain (et ailleurs). Enfin, sa politique de taux de change (quasi) fixe s’est traduite par une accumulation de réserves sous la forme de bons du Trésor américains [8]. Fin 2011, la Chine détenait ainsi pour 1 134 milliards de dollars d’obligations américaines (devant le Japon, avec près de 1 000 milliards) [9].
10La balance commerciale entre les deux pays est désormais, de façon sans doute irréversible, à l’avantage de Pékin, et ce malgré les efforts américains visant à réduire la dépendance des importations de produits chinois. L’ancien Secrétaire au trésor américain Timothy Geithner s’efforça pendant la première Administration Obama à ce que les États-Unis et la Chine puissent trouver une grande variété d’intérêts communs à bâtir une économie mondiale plus forte et plus résistante pour obtenir une croissance plus équilibrée, un système financier plus stable, moins enclin à la crise, ainsi qu’un système commercial mondial plus ouvert avec un équilibre des bénéfices et des responsabilités juste. Dès sa première tournée asiatique en février 2009, quelques jours seulement après l’investiture de Barack Obama, la Secrétaire d’État Hillary Clinton avait fait part à son homologue chinois Yang Jiechi des mêmes intentions, annonçant la couleur des relations entre les deux pays sous l’Administration démocrate. Les États-Unis sont aujourd’hui non seulement conscients de la toute puissance économique de la Chine, mais également intéressés par défaut par un partenariat plus important, avec des bénéfices pour les deux parties. L’Administration Obama n’a jamais caché ses intentions : puisque la Chine continue de monter en puissance de manière irrésistible, et puisqu’elle sera bientôt première puissance économique mondiale, les États-Unis doivent agir avec opportunisme, et étendre leur coopération jusqu’à créer une situation d’interdépendance. Il s’agit là d’une manœuvre tout à fait louable, l’interdépendance profitant toujours à l’économie la plus faible, le fort n’ayant finalement que peu de bénéfices à en tirer. Il s’agirait dès lors d’une stratégie économique motivée par la peur du déclin, et la recherche d’alternatives pour s’arrimer à la croissance chinoise et ne pas être décroché. C’est ce qu’on appelle opportunément à Washington la stratégie du pivot asiatique, dont la Chine est bien évidemment le principal objectif.
11Cette volonté de Washington fait écho à celle de Londres dans la première moitié du XXe siècle, quand les États-Unis étaient identifiés comme la future puissance majeure, et les déboires européens de la Seconde Guerre mondiale n’ont fait qu’accentuer cet opportunisme britannique dans la redéfinition du monde qui suivit le conflit le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité. La situation est également, toutes proportions gardées, assez semblable. En 1945, le Royaume-Uni était totalement exsangue, tandis que les États-Unis rayonnaient de toute leur puissance. À l’heure actuelle, les États-Unis n’en finissent pas de voir s’accumuler les conséquences néfastes d’une crise économique qui semble interminable, tandis que la Chine continue d’afficher une bonne santé économique insolente. Voilà une similitude dans les attitudes qui confirme cette thèse d’un passage de relais de la puissance économique entre le géant sur le déclin et celui qui s’y substitue.
12C’est donc, comme Londres en 1945, la coopération que recherche actuellement Washington dans sa relation économique avec Pékin, coopération rendue d’autant plus incontournable que la dette publique américaine, les perspectives de croissance et les risques d’une nouvelle crise contraignent les États-Unis à ménager leur partenaire. Un pragmatisme souvent montré du doigt par ceux qui, à Washington, s’inquiètent de la montée en puissance chinoise, mais qui semble inscrit dans les choix politiques outre-Atlantique, quelle que soit leur origine politique. Même en faisant pression au Congrès, on imagine ainsi difficilement les Républicains amorcer un virage à 180° sur la question de la relation économique avec la Chine, et ce malgré les effets d’annonces, en particulier en période pré-électorale - et donc pour ne pas dire en permanence.
13De son côté, la Chine a longtemps recherché l’interdépendance économique avec les États-Unis, et cela lui a permis à la fois de voir sa croissance augmenter à un rythme soutenu, mais aussi d’intégrer l’OMC et de retrouver un statut de puissance économique de premier plan. Parvenue à un stade supérieur de son développement, la Chine commence à se tourner vers d’autres partenaires, notamment les pays dits du Sud, qui voient leur part dans les exportations chinoises croître à grande vitesse. Pékin investit également depuis 2005 des sommes importantes sous formes d’investissements, en s’appuyant sur ses extraordinaires réserves de devises [10]. On constate ainsi que si, au cours des dix dernières années, la Chine est devenue de plus en plus incontournable pour l’économie américaine, l’importance du marché américain a décliné pour la Chine, en comparaison avec l’irrésistible montée en puissance d’autres marchés.
14Le temps de l’interdépendance économique se conjuguerait donc, déjà, au passé ? Comme Ian Bremmer le rappelle à juste titre dans son remarquable essai sur l’absence de leadership mondial, « les économies américaine et chinoise avancent désormais dans des directions totalement différentes, après avoir posé les jalons d’une interdépendance » [11]. Ce constat est partagé par Stephen Halper, qui estime que « Washington et Pékin divergent profondément sur la façon dont le monde doit fonctionner. Washington voit la politique et l’économie profondément entrelacées et guidées par des valeurs communes largement partagées. Pékin croit que la politique et l’économie doivent demeurer séparées » [12]. Assimiler cette différence de perception est essentiel pour comprendre l’attitude de ces deux pays dans leurs échanges, que ce soit entre eux ou avec le reste du monde.
La « Chimérique » : réalité ou fantasme ?
15Quel que soit le regard qu’ils portent sur Pékin, les experts de l’économie chinoise s’accordent généralement sur le fait que l’interdépendance entre les États-Unis et la Chine pourrait, soit en se renforçant soit en diminuant, aggraver les effets de la crise économique internationale. Gregory Chin et Eric Helleiner notent ainsi que « les intérêts de la Chine ont été transformés par sa dépendance croissante vis-à-vis du système monétaire international basé sur le dollar » [13]. En d’autres termes, Pékin ne peut se satisfaire d’une crise économique aux États-Unis, et les multiples déclarations d’officiels chinois faisant état des inquiétudes de Pékin à l’égard de la mauvaise santé de l’économie américaine ces dernières années furent à ce titre révélatrices. De fait, et en dépit des avantages qu’elle peut en tirer, il n’est pas dans l’intérêt de la Chine de voir une grande puissance comme les États-Unis (de même que l’Union européenne) s’enfoncer dans une crise durable. Il en va de ses exportations, mais aussi des équilibres internationaux qu’elle entend modifier peu à peu, mais pas bouleverser de manière hasardeuse. Il serait dès lors erroné de considérer que Pékin se réjouit des déboires économiques que rencontrent les puissances occidentales.
16Lors de sa visite à Pékin en février 2009, Hillary Clinton a à ce titre rappelé que la réalité rend nécessaire pour la Chine l’achat de bons du Trésor américains (qui constituent l’essentiel des réserves chinoises de devises). Elle a appelé la Chine à continuer de financer ainsi le budget des États-Unis, car, pour que les Chinois puissent accélérer de nouveau leurs exportations vers le marché américain, l’Amérique doit stimuler son économie. Les bons du Trésor sont ce stimulant, notamment ceux achetés par les Chinois. Pour Hillary Clinton, « la Chine reconnaît notre interdépendance. Clairement, nous allons nous en sortir ou tomber ensemble » [14]. On note d’ailleurs que « malgré leurs différences, presque tous les China Watchers ou Pandas kissers [15], se sont depuis longtemps accordés sur une chose : le leadership chinois a besoin d’une croissance économique rapide pour assurer sa légitimité [16] ». Et cette croissance a besoin d’une chose : les consommateurs américains. Plus généralement, les deux pays ne peuvent s’ignorer, et la crise impose plus que jamais qu’ils travaillent ensemble.
17Pendant le premier mandat du président américain, de nombreux commentateurs virent dans les rencontres à répétition entre Obama et Hu Jintao, les fondements d’un G2 regroupant les États-Unis et la Chine, et dominant l’économie mondiale [17]. Déjà, en mars 2009, le président de la Banque mondiale Robert Zoellick et l’un des économistes en chef de l’organisation, Justin Yifu Lin, publièrent un article dans lequel ils estiment que la sortie de la crise internationale doit nécessairement passer par un partenariat accru entre Washington et Pékin, afin d’en faire le moteur du G-20 [18].
18L’idée d’un G2 fut avancée par plusieurs experts, et relayée par l’ancien Conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, qui a plaidé en faveur d’une relation plus étroite, et plus institutionnalisée entre les deux pays, afin d’apaiser les différends et d’unir les forces pour répondre aux défis globaux, avançant même l’idée que « l’union de ces deux pays pourrait changer le monde » [19]. Entre espoirs suscités par l’émergence du G2 et tentative de définir ce à quoi pourraient ressembler les relations internationales dans un avenir proche, les partisans d’un G2 estiment qu’aucune décision importante engageant l’ensemble du monde ne pourra désormais être prise sans l’accord de Washington et Pékin, les autres puissances jouant un rôle secondaire. Cette perspective est particulièrement sensible dans le domaine économique, compte-tenu de l’importance de ces deux pays.
19Le terme de « Chinamérique » fut pour sa part inventé par l’historien Niall Ferguson et l’économiste Moritz Schularick, en référence aux interactions entre la Chine et les États-Unis, et les implications sur le reste du monde. Ce terme est une autre manière de décrire le G2, en insistant d’avantage sur la relation étroite et la situation d’interdépendance entre les deux pays [20]. Offrant une définition de la Chinamérique, Fergusson et Schularick écrivaient en 2007 : « Pensez à une économie appelée ‘Chimérique’ : la somme de la Chine, l’économie émergente qui connaît la plus forte croissance, et l’Amérique, l’économie développée la plus avancée financièrement. La « Chimérique » représente seulement 13 % des terres émergées, mais un quart de la population mondiale et un tiers de son PNB. Et de plus, elle est à l’origine de 60 % de la croissance cumulée du PNB mondial au cours des cinq dernières années » [21]. Cette définition est indicative en ce qu’elle repose essentiellement sur les données chiffrées entre les deux pays, qui imposeraient de facto un partenariat plus étendu entre Pékin et Washington. Les deux auteurs se sont cependant, à la lumière des différends entre les deux pays, interrogés sur « la fin de la Chinamérique », enterrant du moins provisoirement une réalité politico-économique qui semble de fait ne pas décrire la rivalité entre Washington et Pékin [22].
20C’est en tout cas au niveau des échanges économiques et commerciaux que les ambitions américaines semblent à la fois très marquées et réalisables. Il faut dire que les pays d’Asie disposent d’un potentiel important et que les États-Unis resteront encore la première puissance économique mondiale pendant plusieurs années, voire plus en fonction des opportunités et des choix de Washington. C’est donc en suivant une stratégie régionale, et non en focalisant exclusivement sur tel ou tel partenaire, que les États-Unis pourraient voir leur politique asiatique être couronnée de succès, dans son volet économique et commercial du moins. Il est cependant possible, et utile, de critiquer la Chinamérique, ou de considérer qu’elle a vécu. Les échanges commerciaux offrent à cet égard le meilleur exemple des modifications profondes de la relation sino-américaine au cours de la dernière décennie, et confirment la diminution de l’importance que l’économie américaine représente pour la Chine. Si les États-Unis restent, de loin, le premier importateur de produits chinois, la force des exportations américaines vers la Chine est significative (et en constante progression) mais affiche des résultats nettement moins spectaculaires. La balance commerciale reste ainsi très nettement déficitaire pour Washington, et cette tendance devrait s’aggraver. Dans le même temps, on note l’importance relative des États-Unis comme exportateur vers la Chine, en comparaison avec les pays asiatiques, qui exportent nettement plus vers Pékin que ne le fait Washington.
21L’augmentation du déficit commercial américain avec la Chine s’explique ainsi par l’augmentation des importations de produits chinois, mais aussi dans le même temps par la multiplication d’autres partenariats commerciaux pour Pékin. La Chine est devenue en l’espace d’une décennie un acteur économique et commercial majeur sur l’échiquier mondial, là où elle n’était encore lors de son entrée à l’OMC qu’un pays dépendant essentiellement du marché américain. Cette tendance s’est accompagnée d’une augmentation exponentielle des bons du Trésor américains détenus par la Chine, qui fait donc de Pékin le principal créditeur de Washington. Cette situation a pour effet de créer une asymétrie entre les deux pays, qui a toujours existé, mais était traditionnellement à l’avantage de Washington. Or, la situation a été modifiée vers 2007, quand la Chine est entrée dans une nouvelle phase de son développement économique (en rattrapant le PIB des puissances européennes notamment) tandis que les États-Unis rencontraient les premiers problèmes de ce qui sera identifié quelques mois plus tard comme une crise économique. Ce moment est crucial, en ce qu’il marque la mutation de l’interdépendance vers un autre paradigme, porteur d’incertitudes.
22La Chine et les États-Unis ne peuvent, dans la situation actuelle, s’ignorer et se développer dans des mondes à part. Il n’y a pas, comme au temps de la Guerre froide, de séparation de deux mondes économiques distincts qui n’ont pas d’influence l’un sur l’autre. En ce sens, il y a une interdépendance entre Pékin et Washington, mais il s’agit d’une interdépendance systémique, qui relève du G20 plus que d’une relation particulière entre les deux pays, et à laquelle les autres grandes puissances sont invitées.
23Dans leur relation économique et commerciale, on constate cependant que cette interdépendance appartient au passé, et que si la dépendance est encore très forte - voire renforcée - du côté américain, elle s’est considérablement réduite côté chinois. Cette nouvelle réalité a pour effet d’accentuer les inquiétudes liées à un « syndrome chinois » pour Washington.
Notes
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[1]
C. Patten, East and West, Londres, Pan Books, 1999, p. 379.
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[2]
Les réticences s’expliquent principalement par les effets possibles de cette interdépendance grandissante sur les relations politico-stratégiques dans la région. Sur cette question, lire D. S. Lee et S. E. Kim, “Ties that Bind ? Assessing the Impact of Economic Interdependence on East Asian Alliances”, Pacific Focus, Vol. 26, n°2, août 2011, pp. 206-235.
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[3]
Sur la question de cette retenue dans la relation entre les deux pays, lire l’excellent ouvrage de R. Rosecrance et G. Guoliang (eds.), Power and Restraint. A Shared Vision for the USChina Relationship, New York, Public Affairs, 2009.
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[4]
F. Lemoine, « La montée en puissance de la Chine et l’intégration économique en Asie », Hérodote, n° 125, printemps 2007, p. 64.
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[5]
Pour une bonne présentation de ces trois décennies, lire C. Puel, Les trente ans qui ont fait la Chine, Paris, Buchet-Castel, 2011.
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[6]
Sur ce point, lire Asian Development Bank, “The Rise of Asia’s Middle Class”, in Key Indicators for Asia and the Pacific, 2010.
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[7]
Ibid.
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[8]
E. Lefeuvre, « Quelle menace la Chine représente-t-elle pour les États-Unis ? », Le Monde, 11 octobre 2012.
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[9]
Chiffres du Trésor américain, “Major Foreign Holders of Treasury Securities”, www.treasury.gov/resource-center/data-chart-center/tic/Documents/mfh.txt.
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[10]
“Cometh the Dragon : China Begins to Spend its Cash”, The Economist, 12 novembre 2010.
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[11]
I. Bremmer, Every Nation for Itself. Winners and Losers in a G-Zero World, Londres, Portfolio, 2012,, p. 63.
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[12]
S. Halper, The Beijing Consensus : How China’s Authoritarian Model Will Dominate the Twenty-First Century, New York, Basic Books, 2010, p. 217.
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[13]
G. Chin et E. Helleiner, « China as a Creditor : A Rising Financial Power ? », Journal of International Affairs, vol. 62, n° 1, automne-hiver 2008, p. 92.
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[14]
Cité dans « Hillary Clinton en Chine : se relever ou tomber ensemble », Ria Novosti, 27 février 2009.
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[15]
Ces deux termes désignent généralement aux États-Unis les experts et observateurs qui se méfient de la montée en puissance chinoise, et ceux qui s’en accommodent.
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[16]
A.F. Krepinevich, 7 Deadly Scenarios. A Military Futurist Explores War in the 21st Century, New York, Bantam, 2009, p. 173.
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[17]
G. Garrett, “G2 in G20 : China, the United States and the World after the Global Financial Crisis”, Global Policy, Vol. 1, n°1, 2010, pp. 29-39.
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[18]
R. Zoellick et J. Y. Lin, “Recovery rides on the ‘G2’”, The Washington Post, 6 mars 2009.
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[19]
Z. Brzezinski, “The Group of Two that Could Change the World”, Financial Times, 13 janvier 2009.
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[20]
Bien qu’historien, Ferguson s’est particulièrement penché sur les questions économiques et financières, offrant une intéressante perspective historique qui permet de mieux saisir la réalité (ou non) de la Chinamérique. Lire N. Ferguson, The Ascent of Money : A Financial History of the World, New York, Penguin, 2008.
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[21]
N. Fergusson et M. Schularick, « Chimerica’ and the Global Asset Market Boom », International Finance, vol. 10, n° 3, 2007, p. 228.
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[22]
N. Ferguson et M. Schularick, “The End of Chimerica”, Working paper 10-037, Harvard Business School, 2009.