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Article de revue

Révolutions arabes : l'Histoire continue

Pages 65 à 81

Notes

  • [1]
    Le « quartet de médiation » est composé du syndicat UGTT, de l’organisation patronale Utica, de la ligue des droits de l’homme et de l’Ordre des avocats. Il a été mis en place dans le but de finaliser la transition politique par l’adoption d’une nouvelle Constitution et l’organisation d’élections libres et démocratiques.

1La chute brutale, en 2011, des présidents Ben Ali (Tunisie), puis de Moubarak (Égypte) et de Kadhafi (Libye), scelle sans doute la fin d’un cycle historique, celui de la « stabilité autoritaire », se traduisant par le renversement des régimes en place depuis des décennies et l’instauration de nouveaux systèmes politiques, encore en transition.

2Les mouvements de contestation nés en Tunisie fin 2010, avant de gagner le reste de la zone au cours de l’année 2011, sont apparus sous des formes diverses, allant de simples manifestations à de véritables révolutions en Tunisie, en Égypte et en Libye. Ils ont mis fin à une sorte d’exception du monde arabe.

3Manifestement la chute de Ben Ali a fait tomber le « mur de la peur » dans les pays voisins et a généré un effet de souffle d’un bout à l’autre de la Méditerranée. Ce « réveil arabe » a en commun le rejet d’un autoritarisme de plus en plus pesant ; des frustrations économiques et sociales croissantes, favorisant l’entrée en scène des forces islamistes ; et les aspirations nouvelles d’une jeunesse éduquée et massive, adepte des réseaux sociaux - même s’il est excessif de parler de « révolutions Twitter » ou « Facebook ». Malgré ces similitudes, ces événements se déroulent toujours dans un cadre principalement national.

4Dans le cadre de la mission d’information parlementaire sur les révolutions arabes que j’ai conduite - mise en place en 2012 et dont les travaux ont été rendus en décembre 2013 - nous avons pu effectuer de nombreux déplacements sur place et quelque 77 auditions.

5Trois ans après le début de la contestation, où en est-on ?

6Qualifié improprement de « Printemps arabes », cet embrasement du monde arabo-musulman a soulevé d’immenses espoirs et un désenchantement à la mesure de l’enthousiasme suscité. La prudence s’impose donc dans l’analyse d’un mouvement dont nul n’a prévu ni le déclenchement ni les développements aléatoires. Que ce soit en Tunisie, avec, après des mois de crise, le départ d’Ennadha du gouvernement, la formation d’un gouvernement de technocrates et l’adoption d’une nouvelle Constitution ; ou bien en Égypte, avec la destitution du président Morsi par un soulèvement populaire et par l’armée, et l’adoption d’une nouvelle Constitution par référendum les 14 et 15 janvier ; de nouvelles perspectives semblent donc bien s’ouvrir dans ces deux pays.

7Dans l’environnement immédiat de la Méditerranée, la France est au premier chef concernée par ces changements. Il importe de dresser le bilan politique et économique de ces révolutions et d’en tirer les enseignements pour notre politique extérieure.

Les révolutions arabes : quel ancrage démocratique ?

8L’avènement de régimes et de sociétés démocratiques sur l’autre rive de la Méditerranée est un enjeu d’importance.

9Le « réveil arabe » qui porte en lui la fin des « stabilités autoritaires » opère essentiellement dans un cadre national et touche les pays de façon très inégale. Les monarchies constitutionnelles tels que le Maroc et la Jordanie, sont relativement préservées ; l’Algérie a quant à elle connu des troubles violents mais pour l’instant sans lendemain ; les Territoires palestiniens, le Liban et l’Irak, qui se prévalent d’un certain pluralisme politique et dont les enjeux internes sont très spécifiques sont également relativement épargnés. En revanche la contestation en Syrie s’est transformée en une guerre civile sans merci, causant plus de 100 000 morts et des millions de déplacés et de réfugiés. Quant aux monarchies du Golfe, elles restent peu touchées, sans être à l’écart des tensions et turbulences, à l’exception notable de Bahreïn où le soulèvement a été réprimé dans le sang. Quant au Yémen, la transition politique négociée semble encore incertaine.

10Le fait que les tensions n’aient pas conduit partout à des révolutions s’explique par un ensemble de données spécifiques : le Maroc a conduit une révolution par le haut, le Roi Mohammed VI prenant l’initiative d’établir une nouvelle Constitution qui marque un rééquilibrage des institutions sans pour autant passer à une monarchie constitutionnelle ; le passé traumatisant vécu par l’Algérie l’a prémuni d’une aggravation des tensions ; là où en Syrie les divisions ethniques et confessionnelles, une armée prétorienne fidèle au pouvoir ainsi qu’un contexte régional faisant intervenir des puissances extérieures (Iran, Russie, Arabie saoudite, etc.) forment un cocktail détonant ; dans d’autres cas le contexte financier, qui permet d’acheter la paix sociale, a joué ; de même, la forme des institutions et leur ancrage historique et religieux préservent davantage les monarchies que les républiques constituées après les indépendances.

11En revanche, dans trois pays, le « réveil arabe » se traduit par des révolutions conduisant à un changement radical de régime. En Tunisie, l’immolation d’un marchand ambulant à Sidi Bouzid le 17 décembre 2010 entraîne la chute de Ben Ali deux mois plus tard. En Égypte, Moubarak tombe en 17 jours, tandis qu’en Libye, Kadhafi trouve la mort à l’issue d’un long conflit armé de 8 mois.

Une marche vers la démocratie heurtée et contrastée

12Les transitions politiques sont loin d’être linéaires, même si la situation de la Tunisie, en ce début 2014, semble se débloquer avec l’adoption d’une Constitution très balancée qui rejette la Charia. L’idée initiale d’un changement rapide et consensuel, à l’instar de ce qui s’était produit en Europe de l’Est après 1989, apparaît rétrospectivement quelque peu naïve.

13En Tunisie, l’expérience des islamistes d’Ennahda au pouvoir, au sein d’une Troïka réunissant d’autres acteurs issus d’horizons différents, marquée par les assassinats d’opposants – Chokri Belaid le 6 février 2013 et Mohamed Brahmi le 25 juillet 2013 – n’a guère été concluante. Après bien des atermoiements et prenant conscience de son isolement après la destitution du président Morsi le 3 juillet 2013 par l’armée égyptienne en raison de son impopularité croissante, le gouvernement tunisien de l’islamiste Ali Larayedh a fini par remettre sa démission au président Moncef Marzouki. La Tunisie s’est donc dotée ainsi d’un nouveau gouvernement de technocrates, dirigé par Medhi Jomaa, ancien ingénieur, et a voté le 26 janvier une Constitution, célébrée en grande pompe, avant la tenue d’élections avant la fin de l’année. Berceau de la révolution, la Tunisie donne ainsi l’exemple. Mais elle a un atout de taille, une culture politique de compromis et un acteur de poids, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui joue, avec d’autres éléments de la société civile, un rôle de stabilisation très important.

14De son côté, la Libye connaît une phase transitoire institutionnelle des plus incertaines où dominent les forces libérales. Élu en juillet 2012, lors des premières élections libres de Libye, le Congrès général national n’a pas réussi à préparer les élections de la Constituante et les élections générales dans le délai imparti, et a décidé le 7 février de prolonger son mandat jusqu’à fin décembre 2014, malgré les mécontentements. En dépit des hydrocarbures, l’État, décapité avec la chute de Kadhafi, se trouve en situation d’extrême vulnérabilité. Il manque un État, une armée et une police nationale efficaces. Des groupes armés autonomes, les katibas, fonctionnant sur une base locale et tribale, sont maîtres du terrain.

15Enfin, en Égypte, l’État est nettement plus structuré : l’armée, et plus généralement l’administration, ont survécu à la chute de Moubarak et constituent un « État profond » puissant. L’armée est une force économique de premier plan et reste maîtresse du jeu politique. Elle est intervenue pour éviter le chaos du pays alors que l’impopularité des Frères musulmans - qui se sont arrogés les pleins pouvoirs, par un décret du 22 novembre 2012, et ont un bilan économique catastrophique -, était manifeste. Après la destitution du président Mohamed Morsi le 3 juillet 2013, auquel lui succède le président par intérim issu du pouvoir civil, Adli Mansour, l’armée se retrouve en position de force, par la personne du général Fattah Al-Sissi, pour remporter la présidentielle en 2014.

16Quel bilan provisoire ? Aussi tourmentées soient-elles, les transitions font apparaître des avancées capitales même si cet ancrage démocratique recèle des fragilités et laisse subsister la question de l’islam politique.

Des avancées incontestables

17Il y a un acquis essentiel des révolutions : la libération de la parole et de l’espace public, qui ne marquera pas de retour en arrière. Malgré l’existence de « lignes rouges », l’aspiration à la démocratie a conduit à faire sauter la chape de plomb qui étouffait la société civile. On enregistre ainsi le succès des médias sociaux et les formes d’expression multiples d’une société civile extrêmement vivante. Des partis politiques - une centaine en Tunisie -, des associations de défense des femmes ou de droits de l’homme, des syndicats, etc. ont ainsi vu le jour et acquis une réelle influence, qu’il s’agisse des puissants syndicats UGTT ou de l’UCTA, acteurs du quartet de médiation [1] qui a trouvé un terrain d’entente entre Ennahda et ses adversaires en Tunisie, ou du mouvement populaire « Tamarrod », qui regroupe plusieurs millions d’Égyptiens, qui a poussé à l’éviction du président Mohamed Morsi en juillet 2013.

18Les avancées en matière de protection des droits et libertés - liberté de croyance, de conscience, de se réunir et de manifester - ainsi que sur la place des femmes, sont notables. La Constitution égyptienne votée les 14 et 15 janvier 2014 représente globalement une avancée par rapport aux Constitutions antérieures. Certaines dispositions peuvent donner lieu à interprétations ou restrictions : ainsi, le droit d’association est soumis à autorisation préalable, le droit de former un syndicat est limité, l’armée et la justice militaire continuent à bénéficier de droits élargis. Enfin si le cadre civil de l’État est affirmé, « l’islam est la religion d’État » et « les principes de la charia islamique sont la source principale de la législation » selon l’article 2 de la Constitution.

19C’est en Tunisie que la protection de ces droits est la plus avancée : la Constitution votée le 26 janvier 2014, rédigée « avec l’aide de Dieu », sanctuarise la liberté de conscience, l’égalité des droits et la parité homme/femme. Sur ce point, les femmes avaient obtenu de Bourguiba un statut protecteur qu’elles ont conservé. La mouvance islamiste parlait de « complémentarité » et « de la femme, gardienne des valeurs de la famille ». La nouvelle Constitution, on le voit, avec l’égalité entre l’homme et la femme et la parité dans les élections, est bien plus audacieuse.

20Si ces avancées sont incontestables, beaucoup dépendra de l’exercice effectif du pouvoir. Par ailleurs, la question de l’islam politique reste posée. Alors que se profilent d’ici la fin de l’année nombre d’échéances électorales, la polarisation de la scène politique entre islamistes et non islamistes reste forte. L’islamisation de la société est une réalité. Les femmes portant le voile, voire le niqab, sont en nette augmentation, la pression sociale se renforce dans le sens du conservatisme, y compris dans les sociétés les plus avancées.

21Les forces islamistes peuvent se prévaloir du respect des principes démocratiques. Ennahda a montré en quittant finalement le pouvoir qu’il se pliait aux règles du jeu démocratique quand bien même l’exemple égyptien l’a pressé de le faire. Cependant cela ne clôt pas le débat sur leur acceptation réelle des principes démocratiques puisque l’existence d’un agenda caché, qu’attesterait un double discours tenu selon les rapports de force, traduirait en fait une volonté d’islamisation de la société.

22En Égypte, il serait excessif de parler de coup d’État, l’armée venant en renfort d’une demande populaire et s’engageant à organiser des élections libres. La Constitution votée les 14 et 15 janvier par référendum légitime ce processus. Mais la destitution du président Morsi, seul président élu démocratiquement, peut être exploitée par ses partisans alors même qu’une forte répression s’abat sur les sympathisants, élus et chefs de la Confrérie, accusés de terrorisme, pourchassés ou emprisonnés. Ces actes risquent d’entraîner une radicalisation des islamistes et de leur rallier des soutiens issus de la base des salafistes.

23Enfin, ils peuvent tirer bénéfice de leur mise à l’écart de l’exercice du pouvoir, escomptant l’échec des dirigeants en place confrontés à des défis immenses, tant sécuritaires, du fait de l’essor de groupes armés djihadistes, qu’économiques et sociaux. Si après quelques hésitations de départ, les chefs d’État européens et les États-Unis ont apporté leur soutien à la transition égyptienne, qui a la sympathie de l’Arabie saoudite et des Émirats, les Frères musulmans peuvent compter, quant à eux, sur le soutien du Qatar, en Égypte et ailleurs.

Un arrimage économique et social gros de défis pour les pays de la rive Sud de la Méditerranée

24À l’évidence, il y a urgence à traiter les problèmes économiques.

25Le déclenchement des révoltes et révolutions n’était pas lié seulement à des aspirations démocratiques mais aussi à des frustrations économiques et sociales exacerbées : une croissance fortement dégradée depuis 2008, un chômage massif, notamment des jeunes et parmi eux les plus diplômés, des inégalités territoriales colossales, une économie de rente confisquée par des clans. La chute des dictatures est le fruit de cette dégradation économique et sociale qui a rompu le pacte implicite noué avec leur population. Les nouveaux régimes seront eux aussi jugés sur les résultats obtenus. Le piètre bilan des transitions est à la hauteur du mécontentement populaire. Il n’y a pas eu de programme ou de doctrine économique des islamistes, à part « l’islam est la solution » ; les islamistes ont des conceptions économiques fort dissemblables, plus libéraux ici, plus conservateurs ailleurs. L’incurie économique des Frères musulmans en Égypte est pour beaucoup dans le soulèvement de mi-2013 qui a abouti à la destitution du président Mohamed Morsi. En Tunisie, l’incompétence d’Ennadha a laminé sa popularité et eu raison de son maintien au pouvoir.

Un contexte difficile

26Les transitions doivent affronter, tout d’abord, la désorganisation résultant du bouleversement institutionnel et du flou entourant le calendrier de l’organisation des pouvoirs et des élections. Le redressement économique a eu tendance à être relégué à l’arrière plan, la question institutionnelle primant tout. L’aide internationale est malaisée, comme l’ont montré les transactions ardues entre le FMI et l’Égypte sous la présidence Morsi. Autre difficulté, la situation sur le plan sécuritaire est très dégradée. Les crimes de droit commun augmentent, et le terrorisme se développe, profitant des frontières poreuses dans cette zone maghrébo-sahélienne où circulent des trafics en tous genres, notamment d’armes. Ce climat n’est pas propice aux affaires et conduit les acteurs à l’attentisme. Il touche de plein fouet les activités liées au tourisme, vital pour l’Égypte et la Tunisie, qui n’ont pas retrouvé leur niveau d’avant la révolution. Les autorités plaident régulièrement pour une révision des conseils aux voyageurs donnés par le Quai d’Orsay. Enfin et surtout, les régimes doivent faire face à un problème structurel, celui de la démographie. Tous les facteurs d’une crise de transition sont réunis : un taux de fécondité réduit (2 à 3 % en moyenne : 2 % en Tunisie, 3,5 % en Égypte ou en Libye), une part croissante des jeunes dans la population – entre 45 % et 60 % ont moins de 25 ans –, un taux très élevé d’alphabétisation. Les projections démographiques actuelles sont explosives pour certains pays tels que la Syrie, la Jordanie, le Yémen et surtout l’Égypte, le pays le plus peuplé de la région : d’ici 2050, il comptera près de 140 millions d’habitants, contre 85 millions aujourd’hui et 35 millions en 1970. Dans un pays premier importateur mondial de céréales et qui a connu les émeutes de la faim en 1977, la situation est grosse de tensions.

Des perspectives incertaines

27Les économies de ces pays ont des traits communs : une croissance qui reste inférieure à la décennie précédant la révolution - il faudrait 51 millions d’emplois pour absorber la main d’œuvre sur le marché du travail d’ici 2020 -, un chômage de l’ordre de 15 % mais de 30 à 40 % chez les jeunes, y compris les diplômés, ce qui est un facteur de blocage de la société préoccupant, élevé dans les zones délaissées. La situation se caractérise par l’absence de réformes pour redresser l’emploi et le manque d’investissements publics significatifs malgré la pression des bailleurs internationaux. L’augmentation des dépenses publiques (salaires, subventions à l’énergie et aux biens) est largement pratiquée afin d’acheter la paix sociale. En parallèle, la situation des finances publiques se dégrade.

28De fait, les perspectives sont très inquiétantes pour l’Égypte, pays pivot le plus important de la région, du fait de sa structure démographique et de son bilan catastrophique. Il vit sous perfusion économique de l’extérieur, bénéficiant du soutien des monarchies du Golfe et, depuis l’éviction de M. Morsi, de celui de l’Arabie Saoudite (16 milliards de dollars) et des Émirats. Par ailleurs, les États-Unis n’ont pas coupé leur aide, comme ils l’avaient envisagé un temps. L’Égypte se satisfait du sentiment qu’elle est trop importante pour qu’on la laisse tomber (too big to fail). Le nouveau gouvernement a lancé un plan de relance des infrastructures de 3,2 milliards d’euros.

29La Libye, riche en hydrocarbures (95 % des ressources de l’État) pour une population de 6,5 millions d’habitants est le pays le plus riche d’Afrique du Nord en revenus par habitant (11 350 euros). Mais sa rente pétrolière est faiblement axée sur le développement du pays, la dépendance aux hydrocarbures reste très forte et tout projet d’investissement public est entravé par une instabilité institutionnelle forte et une situation sécuritaire extrêmement trouble. Dans un pays marqué par les katibas et les loyautés tribales et locales, tout est, en réalité, à construire.

30C’est finalement la Tunisie qui s’en sort le mieux, avec une classe moyenne importante et éduquée, et une culture politique de compromis. Le dénouement de la crise institutionnelle ouvre une période nouvelle, favorable au retour des investisseurs. Elle peut compter sur l’aide du FMI qui a débloqué les 400 millions de dollars promis en juillet, et celle de la France, 500 millions d’euros sous forme de prêts et de dons.

La Méditerranée, priorité de notre politique extérieure

31Lieu de toutes les ruptures, politiques, économiques et sociales, démographiques, la France a un intérêt majeur au succès des transformations en cours en Méditerranée. Nous avons tout intérêt à voir se développer sur la rive sud des régimes démocratiques, stabilisés dans leurs frontières, consolidés au niveau économique et social. La Méditerranée doit être une priorité de notre action extérieure.

Réinventer un nouveau mode de relations

32Ces changements qui ont surpris notre diplomatie, comme beaucoup d’autres, imposent de nous adapter à une nouvelle donne, en révisant nos modes d’action et nos schémas de pensée. Longtemps nous nous sommes accommodés de régimes autoritaires, au nom de la lutte contre le terrorisme et le fondamentalisme, l’approvisionnement en hydrocarbures, le contrôle de l’immigration, sans prendre la mesure des fissures grandissantes de ce glacis. Nous devons réinventer un nouveau modèle de relations, si nous voulons regagner une influence politique, commerciale et culturelle en perte de vitesse, et ce avant même la révolution de 2011. La richesse et l’importance historique traditionnelle de nos liens avec cette région ne suffisent pas. Il nous faut renforcer nos liens sur tous les plans, en utilisant toutes les ressources de notre diplomatie bilatérale en l’absence d’une prise de conscience par nos partenaires européens de l’importance de cet enjeu. La présence du chef de l’État français à Tunis, seul chef d’État européen à assister à la célébration de la constitution, le 7 février, témoigne ainsi de la volonté de revivifier cette relation privilégiée.

Les axes de la politique extérieure de la France

33La conduite de notre politique extérieure doit obéir ainsi à plusieurs considérations.

34En premier lieu, il n’y a pas de plan global possible. Aucune solution globale générale n’est souhaitable, aussi séduisante pour l’esprit soit-elle. La France doit agir au cas par cas, selon les pays dont les contextes politiques, économiques et sociaux sont spécifiques. Ainsi, les offres de coopération, sur la gouvernance, la formation de policiers comme en Libye, le développement économique ou territorial… relèvent d’une approche pragmatique, selon les demandes et les besoins de chaque pays.

35Ensuite, sans tomber dans le piège de l’indifférence, il faut se garder de toute velléité d’ingérence dans le combat politique qui peut s’avérer contreproductif. En Tunisie, notre diplomatie a sagement évité de prendre parti dans le bras de fer qui opposait Ennahda, majoritaire dans la Troïka, et les partis d’opposition.

36Il est impératif aussi que la France développe ses réseaux. Les relations d’États à États ou de logiques institutionnelles restent, certes, nécessaires mais il faut prendre appui sur la dynamique vivante de la société, riche d’acteurs nouveaux. La jeunesse, nombreuse et éduquée, fortement touchée par le chômage, doit être un relais prioritaire, elle qui a été à la source des révolutions. La France doit pratiquer une politique volontariste d’accueil des étudiants et des jeunes, d’ordre qualitatif. Elle mobilise ses partenaires européens à travers la création de deux mesures phares pour la jeunesse.

37En outre, il est nécessaire que la France élargisse le champ des interlocuteurs possibles, sous réserve de leur acceptation des règles du jeu démocratiques, en évitant de pratiquer des exclusives, tant la situation dans ces pays est évolutive. La France doit ainsi accepter le dialogue avec les islamistes portés au pouvoir avec les révolutions - et en reflux aujourd’hui dans les gouvernements en Tunisie et en Égypte, lesquels sont d’une extrême diversité. Il y a des islams et non un islam, partagés entre courants modérés, conservateurs et salafistes - eux-mêmes partagés en 5 écoles différant d’un bout à l’autre de la Méditerranée. L’amalgame n’est pas de mise non plus en ce qui concerne les forces non islamistes qu’on ne peut taxer de « laïques » sans plaquer un schéma d’analyse erroné.

38Les valeurs de liberté, d’égalité et de dignité, la protection des minorités sont des valeurs universelles que nous défendons et qui sont au cœur des aspirations révolutionnaires. La France doit prendre publiquement position pour exiger leur respect, par exemple dans le cas des chrétiens d’Orient, des coptes en Égypte, discriminés et menacés.

39Enfin, l’outil bilatéral doit être privilégié. Notre action doit déployer toute son efficacité en étant réactive et plus présente ; la concurrence est vive sur le plan économique entre Européens eux-mêmes - en Libye, les Allemands et les Italiens sont à pied d’œuvre. Certes, une action au niveau de l’Union européenne peut s’avérer utile, sur la question israëlo-palestinienne, ou sur des initiatives communes (partenariat énergétique, plan jeunesse, stratégie de colocalisations…) mais la machine de l’Union est laborieuse. Créée en 2008, l’Union pour la Méditerranée, initiative louable de la présidence française, a été intégrée dans le processus de Barcelone : elle est durablement bloquée en raison des questions du conflit israëlo-palestinien et du Sahara occidental qui divise le Maroc et l’Algérie. Elle se recentre sur quelques projets communs difficiles à concrétiser (énergie). La Méditerranée souffre du relatif désintérêt de nos partenaires européens qui privilégient le voisinage oriental et souhaiteraient voir ses crédits (1/3 de la PEV contre 2/3 à la Méditerranée) rehaussés.

40Nous devons privilégier le multi-bilatéralisme, et nous en donner les moyens en rapatriant nos crédits trop largement affectés au multilatéralisme européen.

41En tout état de cause, la crise économique européenne et les transitions difficiles en cours obèrent le renforcement, pourtant ô combien nécessaire, de nos liens avec ces pays.

Conclusion

42Le succès actuel de la transition en Tunisie semble réfuter le pessimisme attaché aux processus de transformations en cours dans les pays de la rive méditerranéenne.

43Cependant la multiplicité des rebondissements politiques, l’ampleur des défis économiques et sécuritaires partout dans la zone invitent à une grande prudence.

44La prégnance des difficultés économiques est certainement le problème qu’il faut traiter de toute urgence. La réussite des transformations engagées et l’ancrage démocratique en dépendent. Ces processus s’inscrivent dans une durée longue, difficile à évaluer, ils sont tributaires d’un cadre national singulier même si un souffle commun les parcourt. L’issue des processus engagés depuis 2011 reste donc largement ouverte et incertaine.

45Pour notre part, nous devons être conscients que nous ne détenons pas les clefs de ces évolutions. Si donc nous ne pouvons prétendre les contrôler, nous pouvons encore les soutenir en ajustant à chaque fois notre mode d’analyse et d’action. Les changements en cours offrent une opportunité historique de coopération que la France doit saisir ! La Méditerranée est notre horizon, de toute évidence, il nous appartient de mettre les voiles toutes dans cette direction. Il est primordial de renforcer nos liens avec les pays de la Méditerranée dont les enjeux sont cruciaux pour notre avenir.


Date de mise en ligne : 04/07/2014

https://doi.org/10.3917/geoec.069.0065

Notes

  • [1]
    Le « quartet de médiation » est composé du syndicat UGTT, de l’organisation patronale Utica, de la ligue des droits de l’homme et de l’Ordre des avocats. Il a été mis en place dans le but de finaliser la transition politique par l’adoption d’une nouvelle Constitution et l’organisation d’élections libres et démocratiques.

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