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Article de revue

L'Afrique en marche

Pages 85 à 100

1Le grand basculement du monde commence à se produire au lendemain de la chute du mur de Berlin. À cette date, l’âme du monde devient capitaliste. La Chine, après la tragédie de la place de Tian’anmen, qui se déroule de mai à juin 1989, comprend qu’il lui faut s’adapter à un monde nouveau : refusant de toucher à la structure communiste du pouvoir, elle choisit le développement économique. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), devenus les chefs de file des pays émergents, décident de s’organiser pour construire un nouvel ordre mondial. Lors du 5ème sommet des BRICS, qui s’est tenu les 26 et 27 mars 2013, à Durban, en Afrique du Sud, la décision a été prise de créer, en 2014, une banque d’investissement des BRICS, afin de permettre aux grands pays émergents de s’affranchir de la tutelle de la Banque mondiale, jugée trop pro-occidentale. L’idée est de faire basculer le leadership mondial, économique et politique, de Washington à Pékin, Moscou, New Delhi, Brasilia ou Durban, car la croissance du monde se situe désormais ailleurs qu’en Occident.

2L’Afrique, qui a longtemps été un continent humilié, comprend tout l’intérêt que représente pour elle ce grand basculement du monde. Elle profite déjà de la croissance des BRICS qui sont avides de matières premières, minerais et produits agricoles. En 2006, se tient le premier sommet Chine-Afrique. De continent humilié, l’Afrique, qui connaît aujourd’hui, en moyenne, un taux de croissance de 5,5 %, devient un continent courtisé. Pour les anciens pays riches, au bord de la récession, les vecteurs de la croissance se situent hors de leurs frontières. En France, dans le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP), les grands groupes comme Vinci, Bouygues et Eiffage, qui ne peuvent plus espérer être portés par les seuls marchés que leur offre l’hexagone, préparent un retour en force en Afrique. Leur avenir en dépend, car, si le XXe siècle a été le siècle des idéologies sanguinaires, le XXIe sera celui des guerres économiques. Dans ce contexte, l’Afrique est devenu un continent émergent.

3Deux livres ponctuent l’histoire récente de l’Afrique et montrent son évolution : 1962, L’Afrique noire est mal partie, de René Dumont, l’ingénieur agronome qui, dans l’euphorie de la décolonisation, dresse un constat peu encourageant sur une Afrique subsaharienne qu’il parcourt en homme de terrain, mais aussi en théoricien visionnaire ; 2011, Le Temps de l’Afrique, de Jean-Michel Sévérino, l’ancien dirigeant de l’Agence française de développement (AFD), et Olivier Ray. Entre ces deux livres, près de 50 ans se sont écoulés. Celui de René Dumont a été écrit dans le contexte des indépendances politiques ; celui de Sévérino et Ray dans le contexte de de la deuxième indépendance de l’Afrique, l’indépendance économique. D’ailleurs, l’Union africaine, depuis la grande réforme de 1999-2002, met l’accent sur le développement économique. Le grand basculement de l’Afrique vers l’économie se situe au moment même où le monde entre dans le XXIe siècle, même si la pauvreté et la violence y sévissent encore, si les principes de bonne gouvernance ne s’appliquent pas partout et si, à l’échelle du continent, l’intégration économique reste embryonnaire malgré les efforts de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ou de la Communauté de l’Afrique de l’Est. Mais, sur 54 États africains, nombreux sont ceux qui répondent aux critères d’évaluation de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en matière de développement. Un pays comme la Côte d’Ivoire envisage une croissance à deux chiffres. Les nouveaux dirigeants africains savent que l’Afrique se situe désormais au centre des grands enjeux mondiaux. De façon évidente, l’Afrique subsaharienne participe aujourd’hui pleinement à la mondialisation, devenue pour elle un instrument de modernisation qui contribue à réduire l’inégalité des niveaux de vie avec les pays développés. En effet, la mondialisation des échanges fait que l’inégalité entre l’Afrique et l’Europe est aujourd’hui moindre qu’autrefois, même si l’Afrique subsaharienne, contrairement à la Chine, n’exporte pas vers les pays riches des produits manufacturés. Les raisons qui expliquent cette baisse de l’inégalité mondiale sont les suivantes : les investissements des multinationales en Afrique, un continent qui offre une main-d’œuvre à faible coût, la hausse du prix des matières premières désormais mises en exploitation et une amélioration de la gouvernance. Désormais, géopolitique et géoéconomie font de l’Afrique un continent émergent. Longtemps ignorée, l’Afrique est aujourd’hui sur le devant de la scène internationale et elle est l’objet de toutes les attentions. Décideurs publics et privés du monde entier, qui viennent proposer leurs services, attendent, dans l’antichambre des chefs d’États africains, d’être reçus. Les raisons qui expliquent cette formidable mutation de l’Afrique sont au nombre de quatre :

  • une meilleure stabilité politique ;
  • une meilleure gestion de l’économie ;
  • le « boum » démographique avec une croissance de la population qui est la plus rapide au monde ;
  • la richesse de son sous-sol.
La Chine a très tôt mis en place une « stratégie africaine » pour sécuriser ses approvisionnements en énergies, matières premières et produits agricoles. L’Afrique bénéficie pour l’instant de la demande qui vient des grands pays émergents. Mais les nouveaux amis de l’Afrique ne sont-ils pas des prédateurs plus dangereux que les anciens pays colonisateurs ? La vigilance s’impose pour les élites africaines, si les décideurs publics et privés ne veulent pas que l’Afrique soit à nouveau pillée.

L’Afrique en marche

4L’avenir des grandes entreprises se joue-t-il encore en Occident ? Rien n’est moins sûr. Pour de nombreux experts, il se joue plutôt dans les pays émergents, en particulier en Afrique, qui connaîtra, en 2013, malgré la crise mondiale, une croissance qui, selon les pays, se situe entre 5 et 10 %. Une croissance à deux chiffres n’est pas impossible pour certains pays comme la Côte d’Ivoire. Malgré les difficultés qui demeurent, en particulier les conflits étatiques et/ou ethniques, la corruption, l’instabilité politique, les grandes entreprises ont décidé d’investir en Afrique, car les opportunités sont nombreuses, les marchés s’ouvrent et les pays qui adoptent les principes de bonne gouvernance sont de plus en plus nombreux. Tous les secteurs intéressent les grands groupes : la santé, la banque, la distribution, la téléphonie mobile, l’agro-industrie, les infrastructures, les matières premières.

La population

5Le boum démographique est fulgurant. Avec un milliard d’habitants en 2009, deux milliards en 2050, quatre milliards à la fin du siècle, l’Afrique connaît la plus forte croissance démographique au monde avec, dans les pays les plus pauvres, des taux de fécondité parmi les plus élevés. La moitié de la population a moins de 25 ans. Pour cette population, déjà avide de progrès économique, de justice sociale et de démocratie, les besoins sont énormes. Déjà, une classe moyenne se développe à grande vitesse et consomme. L’Afrique est, aujourd’hui, d’une certaine manière, l’Europe des années 1960. L’urbanisation, qui croît de 4 % par an, témoigne de la métamorphose de l’Afrique. L’Afrique des villages devient une Afrique des villes.

Les infrastructures

6Dans les domaines des infrastructures, du bâtiment et des transports, la demande est très forte. Au Nigéria, moins de 30 % de la population a accès à l’électricité et moins de 60 % à l’eau. Des grands groupes français comme Bouygues, Vinci ou Alstom, déjà installés en Afrique, veulent renforcer leur présence. EDF est intéressée. Une entreprise d’État chinoise (200 000 salariés), partout présente dans le monde, cherche à obtenir des marchés en Côte d’Ivoire. Les Brésiliens sont très actifs.

Les villes / le logement

7L’Afrique connaît aujourd’hui une urbanisation galopante. La « ville durable », la « ville fertile », la « ville réversible » sont autant de concepts qui demandent à être mis en œuvre pour le développement des villes africaines. Les décideurs publics et privés doivent faire de l’Afrique un laboratoire d’idées pour la définition des villes du futur.

La forêt africaine

8Cette forêt africaine a disparu en Afrique de l’Ouest, elle est encore abondante en Afrique centrale, la forêt étant l’une des principales ressources des deux Congo. Préserver la forêt africaine est une nécessité. La filière bois doit s’inscrire dans une logique de développement durable, ce que fait le Ghana, le Gabon. La Côte d’Ivoire commence à agir dans ce domaine.

L’énergie

9À côté des importantes ressources énergétiques dont elle dispose, l’Afrique doit s’engager sur la voie du développement des énergies renouvelables, comme le fait le Kenya avec le parc d’éoliennes installé sur le lac Turkana. Les pays producteurs de pétrole doivent gérer la manne pétrolière pour la mise en œuvre d’un développement harmonieux.

L’eau

10L’eau est le principe essentiel de la vie : les Occidentaux en parlent, les africains la portent, car l’eau ne manque pas en Afrique, mais elle n’arrive pas là où sont les hommes, les terres agricoles. L’eau fait partie des programmes prioritaires des gouvernements en Afrique. La Côte d’Ivoire mène, dans ce domaine, une politique volontariste. Veolia et Suez cherchent à renforcer leur présence en Afrique, mais la concurrence est vive. De nouveaux opérateurs arrivent. En même temps, il faut que l’Afrique apprenne à faire plus avec moins d’eau, ce que font déjà les paysans éthiopiens.

La banque

11Le marché est immense, quand on sait que seulement 20 % des ménages subsahariens utilisent les services d’une banque. Les opérateurs historiques, comme la Société Générale, multiplient les ouvertures d’agences. Mais les banques africaines, comme les banques nigérianes, marocaines, camerounaises ou gabonaises, cherchent à conquérir des parts de marché. Si la concurrence entre les établissements bancaires est forte, les besoins de l’Afrique sont tels que le marché offre des opportunités formidables.

La téléphonie mobile

12L’Afrique, qui fait partie des priorités des grands opérateurs comme le français Orange, le britannique Vodaphone, l’égyptien Orascom et le sud-africain MTN, est le deuxième marché mondial de la téléphonie mobile. Particulièrement adapté à l’Afrique, ce secteur se caractérise par son innovation foisonnante. Sur 54 pays africains, 25 concentrent 91 % des investissements. Le marché est loin d’être saturé, mais les opérateurs doivent diversifiés l’offre de services à travers des applications nouvelles. Une évidence : c’est en Afrique que s’invente la téléphonie mobile bon marché, accessible et répondant aux besoins réels et aux problématiques de développement du continent.

La distribution

13L’émergence d’une classe moyenne dans de nombreux pays multiplie le nombre des nouveaux consommateurs. Le géant américain WalMart s’implante en Afrique via le groupe sud-africain Massmart, dont il détient 51 % du capital. Le dynamisme du secteur de la grande distribution est réel au Maroc et en Afrique du Sud. Mais pour ce secteur d’activité, le contexte est encore incertain, comme en témoigne l’échec de Carrefour en Algérie. L’approche doit être mieux ciblée sur des segments de clientèles.

L’agro-industrie

14L’Afrique attire tous les investisseurs dans ce domaine qui est pour le continent un formidable vecteur de croissance et de sécurité alimentaire. Ce secteur exige un investissement massif de capitaux. Des grands groupes, comme Nestlé ou le français Castel, multiplient les investissements.

Les matières premières

15L’Afrique est riche de ses matières premières (30 % des réserves mondiales, un sol inexploité, des « terres rares »). La part mondiale de l’Afrique dans l’exploitation et l’exportation des matières premières reste très faible. On peut s’attendre à un développement considérable de ce secteur.

Les terres

16Les terres africaines sont dégradées à 65 %, car sa consommation a bondi de 92 % ces dernières années. L’Afrique pourra-t-elle alimenter correctement la population actuelle, alors que 30 % d’Africains sont aujourd’hui mal nourris et que cette population va doubler en 2050 ?

Économie et sécurité

17L’enjeu n’est pas simplement économique, il est aussi politique et sécuritaire avec la menace terroriste qui pèse aujourd’hui sur l’Afrique. Quels sont les pays de l’Afrique subsaharienne qui sont véritablement en mesure de déployer des forces offensives contre les jihadistes ? Certes, le Tchad a montré sa capacité d’action, mais, pour assurer sa sécurité, l’Afrique aura encore besoin de ses partenaires occidentaux, comme l’a montré l’épisode malien ou le double attentat contre un site d’Areva et une caserne de l’armée au Niger, le 23 mai 2013. Lors de sa création en 2002, l’Union africaine (UA), qui succède à l’Organisation de l’unité africaine (OUA), créée en 1963, est plus que jamais décidée à régénérer et à unifier l’Afrique. Le 21ème sommet de l’Union africaine, qui s’est tenu du 19 au 27 mai 2013 à Addis Abeba, en Éthiopie, a permis de fêter le cinquantième anniversaire de l’organisation et affirmer la nécessité d’accélérer le développement du continent. L’UA constate que, déjà, 6 des 10 économies du monde ayant les taux de croissance les plus rapides sont africaines. Si les opportunités sont infinies en Afrique, l’UA est consciente qu’il lui faut construire « un continent libéré de la pauvreté et des conflits », selon les propos du Premier ministre éthiopien. L’économie et la sécurité sont en effet étroitement liées. Favoriser le développement économique du continent signifie élaborer en même temps une « architecture africaine de sécurité ». À côté du plan stratégique 2014-2017, le document prospectif à l’horizon 2063 qui est sorti de ce 21ème sommet dessine l’Afrique de demain. L’objectif est bien de favoriser l’émergence d’une Afrique nouvelle. En 1963, lors de la création de l’OUA, il s’agissait d’éradiquer le colonialisme et l’apartheid. Aujourd’hui, les pays africains sont indépendants et la ségrégation raciale a disparu. Paradoxalement, jusque dans les années 2000, le développement et l’influence de l’Afrique sur la scène internationale ont régressé. Tout semble commencer aujourd’hui.

18Après le temps des célébrations – 2010 la célébration du cinquantenaire des indépendances et 2013 la célébration du cinquantenaire de l’OUA –, il est temps pour l’Afrique de se mettre en ordre de marche pour jouer le rôle qui doit être le sien dans la mondialisation, rôle économique certes, mais rôle politique aussi. Le secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique (CEA), monsieur Carlos Lopes a déclaré, lors du sommet d’Addis Abeba : « Tout comme nos ancêtres ont jeté les bases de notre dignité et nous ont libéré de l’oppression, nous avons la responsabilité collective de mettre en place des fondements solides pour la prospérité des générations présentes et futures ». Le contexte économique est favorable à une renaissance africaine.

Vers une prise de conscience

19Les élites africaines ont pleinement conscience que l’économie, la sécurité, la bonne gouvernance et la démocratie sont les vecteurs d’une croissance durable dans une Afrique en marche. Le Ghana, parce qu’il a choisi de mettre en œuvre les principes d’un développement durable, est devenu le pays le plus prospère d’Afrique avec une croissance de 13,7 % en 2011. Mais, au même titre que l’Union européenne à 27 est ingouvernable, une Union africaine avec 54 États capables de s’entendre reste un vœu pieu. L’impossible « gouvernement politique africain », – l’Europe politique existe-telle ? –, se double encore d’un « gouvernement économique africain » impossible. Les 50 ans de l’Union africaine ne sont-ils pas, en réalité, 50 ans de désunion ?

20La seule voie réaliste est celle de l’intégration régionale. L’Afrique de l’Ouest, dans sa cohérence géographique et linguistique et une Côte d’Ivoire fer de lance de l’économie, offre un champ d’expérimentation fécond, à condition que les pays de la CEDEAO acceptent d’avancer d’un même pas. L’Afrique de l’Est, futur acteur-clef de la géopolitique énergétique avec le Mozambique et la Tanzanie, et l’Afrique centrale, déjà organisée au sein de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEMAC), ont-elles la volonté, chacune dans leur sous-région, de mettre en œuvre une logique d’intégration ? L’Afrique aura, à l’évidence, besoin d’énormes investissements en matière d’infrastructures ; mais aussi en matière d’éducation, car il s’agit bien d’élever les niveaux de compétence de l’État, des administrations et des entreprises. La faible capacité d’influence dans la sphère économique s’explique, pour les entreprises africaines, par un niveau de compétence insuffisant. Comment encadrer efficacement l’activité gazière et pétrolière pour les États d’Afrique de l’Ouest ou du Golfe de Guinée ? L’investissement dans la formation et les ressources humaines pour élargir la capacité des États, des administrations et des entreprises apparaît comme une nécessité. L’exploitation off-shore du gaz et du pétrole, au large des côtes de la Tanzanie et du Mozambique demandera un haut niveau d’expertise et de compétence.

21Comment créer, soutenir et maintenir les compétences dont l’Afrique, victime de l’exode des cerveaux, a besoin ? En 2004, l’Unesco a publié un rapport particulièrement intéressant intitulé La Fuite des compétences en Afrique francophone. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a montré que plus de 1 000 experts internationaux travaillent au Burkina Faso, alors que les nationaux diplômés sont au chômage. Les ressources humaines ont autant d’importance que les ressources naturelles. Le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD) prend en compte la question centrale de l’exode des compétences, exode qui creuse le fossé des connaissances entre l’Afrique et le reste du monde. Or, prendre place dans la mondialisation suppose un haut niveau de compétence, ne serait-ce que pour transformer et valoriser sur place les ressources naturelles, faire fonctionner un État et une administration efficaces, développer des entreprises créatrices d’emploi et de richesses. La Côte d’Ivoire a su valoriser le réseau très actif des anciens élèves ivoiriens des grandes écoles françaises, afin d’élever le niveau d’expertise de l’État et des administrations. Malgré l’action de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), la France n’est pas assez présente au cœur de ce réseau, formidable levier d’influence. La Chine et les États-Unis sont beaucoup plus actifs dans ce domaine.

Le choix du développement durable

22Lors du 25ème sommet France-Afrique, qui s’est tenu, en mai 2010, à Nice, sur le thème de la place de l’Afrique dans la mondialisation, a été organisé, en parallèle, une réunion des chefs d’entreprise français et africains chargés de réfléchir sur la place du secteur privé dans le développement économique. L’ouverture de la manifestation à des acteurs non-étatiques a permis de sortir ce genre d’événement des discours convenus qui tournent à vide lors de cette « grand-messe traditionnelle » longtemps réservée à la France et à ses anciennes colonies. Cette nouvelle orientation donnée aux sommets France-Afrique permet d’installer le développement économique à une place rectrice, sans oublier que le progrès social est la seule finalité de l’économie. Peut-on accepter qu’il existe en Afrique des pays riches, à forts revenus avec la manne pétrolière, avec des populations pauvres qui n’ont pas accès à des biens universels comme l’éducation, la santé, la sécurité alimentaire, l’eau, l’énergie, mais aussi l’emploi ?

23Dans le grand basculement du monde, l’Afrique est en marche, c’est une évidence. Le livre de Sévérino et de Ray, Le Temps de l’Afrique, sans occulter les défis que doit relever chaque jour le continent noir, témoigne de cette vitalité nouvelle, multiforme, qui caractérise l’Afrique aujourd’hui. Cette Afrique d’aujourd’hui, les idéologues en parlent, avec des grilles de lecture anciennes, les dirigeants politiques et les chefs d’entreprise responsables la font, accompagnés par une société civile organisée. Le développement économique de l’Afrique est aujourd’hui une réalité. Mais il lui faut s’assurer un développement équilibré en cherchant à atteindre les objectifs du développement durable. L’urgence en matière de lutte contre la pauvreté, la nécessité de répondre aux besoins alimentaires des populations, fournir de l’énergie, développer les infrastructures, soigner, éduquer, tout cela oblige l’Afrique à raccourcir le temps d’adaptation aux exigences du développement, afin de répondre aux attentes des populations. L’aide des pays riches est nécessaire dans deux domaines : les financements et les transferts de « technologies vertes ». La filière bois, par exemple, doit devenir un modèle en matière de gestion forestière responsable et de commerce responsable du bois avec des priorités sociétales et environnementales, mais aussi en matière d’emplois. De nombreuses ONG dénoncent, en Afrique, un trafic de bois illégal. Valoriser les bois tropicaux, en assurer une gestion responsable : tels sont les deux objectifs. En Côte d’Ivoire, la Société de développement forestier (SOFEFOR), placée sous l’autorité du ministre des Eaux et Forêts, mène une politique qui vise à préserver l’équilibre nécessaire entre les intérêts économiques de l’État et les exigences d’une gouvernance forestière responsable contre la dégradation environnementale du pays. La forêt ivoirienne, estimée à 16 millions d’hectares en 1963, ne couvre plus aujourd’hui que 2 millions d’hectares, soit 17 % du territoire.

24Ce qui est vrai pour la filière « bois » en Afrique est vrai pour toutes les ressources naturelles, en particulier les ressources énergétiques comme le pétrole et le gaz. À l’heure où tout le monde se précipite en Afrique, il est important aussi que l’Afrique ne se laisse pas déposséder de ses richesses naturelles par de nouveaux prédateurs, souvent plus avides et plus cyniques que les anciens colonisateurs. Dans une économie mondialisée qui s’est financiarisée, le profit à court terme est un obstacle au développement durable.

La place de l’Afrique dans la mondialisation

25L’Afrique n’est plus aujourd’hui le continent oublié de la mondialisation. Mais, ce qui manque le plus à l’Afrique aujourd’hui, ce sont des grandes voix, des leaders charismatiques capables de porter la parole du continent noir sur la scène internationale, mais aussi un message d’intégration à l’intérieur même de l’Union africaine. Continent de plus en plus ouvert aux échanges internationaux, l’Afrique voit affluer, à côté des anciennes puissances coloniales, de nouveaux investisseurs comme les Chinois, les Indiens, les Brésiliens, les pays du Golfe Persique, attirés par les ressources agricoles, minières ou énergétiques, mais aussi par l’acquisition de terres agricoles. Le « boum » démographique laisse prévoir la naissance d’un grand marché stimulé par une classe moyenne et aisée qui s’accroît sans cesse et qui vit dans les grandes villes. L’intégration de l’Afrique dans les flux de la mondialisation se confirme, portée par les dynamiques nouvelles que sont Internet et la téléphonie mobile. Longtemps marginalisée, l’Afrique ne vit plus aujourd’hui repliée sur elle-même, elle s’ouvre au monde, à l’économie, à la démocratie, aux échanges internationaux.

26Ni afro-pessimisme, ni afro-optimisme, mais le regard que nous devons porter sur l’Afrique est un regard neuf, car plus personne ne peut se permettre de sous-estimer le continent noir au moment où les économies des anciens pays riches entrent en récession et où celles de la Chine et de l’Inde s’essoufflent. En même temps, si l’Afrique veut bénéficier pleinement de la mondialisation, elle doit opérer des réformes structurelles importantes, pays par pays, mais dans chaque ensemble sous régional. L’Asie représente un modèle de développement avec l’importance qu’elle a su accorder à l’éducation, aux nouvelles technologies, à la stabilité macro-économique, à la création d’un environnement favorable à l’investissement, à la lutte contre la pauvreté. Mais le moteur du développement de la Chine et des « dragons » asiatiques, à partir des années 1960-1970, a été l’exportation de produits manufacturés, ce qui n’est pas encore le cas de l’Afrique aujourd’hui. Si le poids de l’Afrique dans les échanges internationaux est encore trop faible, voire insignifiant, c’est parce que la différence de productivité entre économies développées et l’économie africaine est encore trop importante. L’Afrique ne représente que 2 % du commerce mondial, un peu moins de 2 % pour la production et 1 % des investissements mondiaux. Cette situation est aggravée par le poids de la dette extérieure et les réductions de l’aide au développement, l’instabilité politique, le faible développement social notamment en matière d’éducation et de santé, la faiblesse du secteur bancaire, les États défaillants, etc.

27Le chemin le plus sûr pour prendre place définitivement dans la mondialisation, en dehors de la réussite de quelques individus ou entreprises, est l’élargissement en Afrique des zones de libre-échange fondé sur une meilleure cohérence régionale. L’Afrique de l’Ouest doit multiplier les projets de développement conjoints au-delà de l’égoïsme à court terme des États et des différences ethniques régionales. Les mécanismes d’intégration et de coopération économique, vecteurs d’une croissance saine et durable, supposent, beaucoup plus que des aides extérieures, une bonne politique économique qui est toujours systémique par opposition à une vision parcellaire, sectorielle, qui génère des actions publiques fragmentées, incohérentes. L’aide extérieure est un leurre, voire un piège, si les États africains n’améliorent pas leur politique économique. Or, une bonne politique économique ne se réduit pas à la somme de toutes les politiques sectorielles.

28La mondialisation peut être pour l’Afrique la pire et la meilleure des choses. Mécaniquement, l’Afrique bénéficie aujourd’hui de l’accroissement des échanges internationaux et des besoins des pays émergents. Ce n’est pas suffisant pour bâtir une croissance saine et durable. À côté de la politique économique conduite par chaque pays, il est nécessaire de conduire, d’abord à l’échelle régionale, à travers les institutions qui existent, des politiques économiques communes. Ensuite à l’échelle du continent, des politiques redistributives pour accompagner le développement des pays les plus pauvres. L’Afrique dispose de sept grandes zones économiques : l’Afrique du Nord (5 pays), la CEDEAO (15 pays), la CEMAC (6 pays), le Marché commun de l’Afrique de l’Est et du Sud (COMESA, 19 pays), la Communauté des États sahélo-sahariens (CEN SAD, 27 pays), la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC, 15 pays), l’Union économique et monétaire Ouest-Africain (UEMOA, 8 pays). Ces sept zones économiques constituent un point d’ancrage nécessaire pour mener des projets communs. S’agit-il de transformer l’Afrique en une immense zone de libre-échange absolu, afin de tenir les promesses d’enrichissement du néo-libéralisme ? D’abolir toutes les frontières ? Dans l’ensemble de son œuvre, en particulier dans ce long et magnifique poème « Cahier d’un retour au pays natal ». Césaire, poète et dramaturge martiniquais, affirmera toujours être le porte parole d’une Afrique « sans voix et sans visage ».

29L’abolition des frontières sous les injonctions du marché n’est pas le chemin le plus sûr pour lutter contre les inégalités et la pauvreté. La mondialisation se réduit aujourd’hui à une stratégie commerciale dominée par les pays riches et les puissances émergentes comme la Chine. L’Afrique, pour éviter tous les pièges d’une économie mondialisée et sortir de la « mondialisation de la pauvreté », doit faire entendre sa « voix », se donner un « visage ». Or, rien n’est plus compliqué que de parler d’une même voix pour les 54 États d’une Afrique en marche dans le grand basculement du monde.

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