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Article de revue

La diffusion du concept de développement durable

Pages 77 à 94

Notes

  • [1]
    Friedam M., Capitalism and freedom, Chicago, University of Chicago Press, 1962.

1La mondialisation, les crises financières, les nouvelles craintes écologiques, l’épuisement des ressources naturelles sont autant de mutations économiques qui démontrent la nécessité de dépasser les approches traditionnelles de l’économie qui se restreignent, pour le moment, aux problèmes de croissance.

2Les récentes affaires, telles que Michelin, Total ou Enron, ont soulevé la question sur la part de responsabilité de l’entreprise face à la société et son environnement.

3Preuve que le changement est en train de s’opérer, au début des années 2000, certaines agences de notation refusaient de prendre en compte les actions des entreprises dirigées vers le développement durable, sous prétexte d’une perte d’efficacité, se traduisant en termes de performances financières. En effet, les études recherchant une éventuelle corrélation entre performance sociale et performance financière offraient des résultats divers et souvent contradictoires (Gabriel P. et Gabriel P., 2004).

4Sen mentionnait, dans son essai L’économie est une science morale, que celle-ci est fondée sur deux piliers : la responsabilité sociale et la possibilité pour les différentes parties prenantes de participer aux processus politiques et sociaux.

5Désormais l’économie entre dans une nouvelle phase : celle de la responsabilisation des agents économiques et de la moralisation des affaires. Il faut dépasser le concept d’individu utilitariste en considérant l’agent économique comme principal acteur social (Sen, 2003).

6À l’issu de la Seconde Guerre mondiale, la mission des entreprises était de produire plus pour l’ensemble de la population. La préoccupation principale des entreprises était l’organisation de la production et le profit, symbole absolu de la réussite. Aujourd’hui, la société civile demande aux entreprises d’aller au-delà de leur mission purement économique et elle regarde dans quelle mesure il est moralement possible de dégager des profits sans licencier ou exploiter, en respectant l’environnement. La bonne gestion de l’entreprise devient donc le synonyme d’une conduite morale de ces dirigeants.

7La contribution de l’entreprise au développement durable passe par une responsabilité pluridimensionnelle qui touche les sphères de la vie économique et sociale.

8Cette notion de responsabilité se fonde sur le fait qu’il y existe des interdépendances fortes entre les individus, ce qui implique des obligations réciproques liées aux relations économiques, politiques et sociales qu’ils entretiennent mutuellement.

9La mondialisation des échanges soulève un autre problème, celui de la création d’un langage commun autour de la problématique du développement durable. Les approches des entreprises en matière de responsabilité sociale ou environnementale sont culturellement biaisées ; il y a donc une réelle nécessité d’avoir un ensemble commun de normes et de critères auxquels les dirigeants des entreprises peuvent se référer afin de communiquer sur leurs actions responsables. Cette nécessité se traduit dans la pratique par la création et la diffusion d’un référentiel commun sous forme de normes et de certificats, qui permettent à la fois aux partenaires directs de l’entreprise ou à la société civile dans son ensemble, de savoir si l’entreprise adopte une démarche responsable envers la société et son environnement.

10La nécessité d’un langage commun dans la normalisation a été identifiée pour la première fois lors du processus de création des normes qualitatives. L’appréciation de la qualité est en effet une construction sociale et culturelle. Il en résulte une diversité des interprétations, qui amène à la nécessité de développer un référentiel commun.

11Il faut cependant éviter d’instrumentaliser le concept de développement durable pour se créer une image socialement responsable.

12À titre d’exemple, au début des années 2000, on assiste à l’apparition aux États-Unis de fonds d’investissement à caractère religieux ou philanthropique qui pratiquaient la sélection de l’investissement par la morale. On s’interroge sur l’existence d’actionnaires socialement responsables. Amy Domini, l’un des pionniers de l’investissement social, pense que les investisseurs ont le pouvoir de façonner le monde et qu’ils ont aussi le devoir de prendre en compte dans leurs décisions les impacts sociaux et environnementaux de leurs investissements (Capron, Quairel, 2004).

13L’apparition et l’intégration de la norme ISO 14001 (système de gestion environnementale) et de la future norme ISO 26000 portent le débat dans ce sens. L’adoption de cette norme est-elle intégrée dans une démarche sincère d’amélioration de la gestion de l’entreprise par rapport aux aspects environnementaux, ou s’agit-il plutôt d’une pression de la part des actionnaires, ou d’autres parties prenantes, pour donner une image responsable aux entreprises ?

Genèse du concept

14Nous devons la genèse du concept de développement durable au rapport Brundtland (sous le titre Notre avenir à tous), publié en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement. On parle pour la première fois dans ce rapport de la nécessité de lier la croissance économique aux besoins, car elle peut être souvent en contradiction avec les limites écologiques. Selon ce même rapport, la notion de besoin est culturellement et socialement déterminée ; pour assurer un développement durable il faut promouvoir des valeurs qui soutiendront un mode de consommation dans les limites du possible écologique.

15Les impératifs stratégiques sont : la reprise de la croissance, la modification de la qualité de la croissance ; la satisfaction des besoins essentiels en ce qui concerne l’emploi, l’alimentation, l’énergie, l’eau et la salubrité ; la maîtrise de la démographie ; la préservation et la mise en valeur des ressources ; la réorientation des techniques et de gestion de risques ; l’intégration des considérations relatives à l’environnement dans la prise de décisions (rapport Brundtland, 1987).

16Le rapport introduit également pour la première fois dans le discours économique des termes tels que « équité » et « intérêt commun ». La mondialisation est liée à l’universalisation des problèmes, ce qui implique des solutions globales. La capacité des gouvernements à maîtriser l’économie de leur pays est compromise par la progression des interactions économiques internationales.

17Dix ans après, en 1997, dans le cadre du sommet de Rio, on déplace le discours économique vers la responsabilité des entreprises. L’impact de la mondialisation et le rôle grandissant des multinationales sont ainsi unanimement reconnus.

18L’Assemblée générale des Nations unies inscrit l’entreprise au programme de la sixième session de la Commission du développement durable en 1998. Ce document apparaît comme la référence de ce que devrait être la responsabilité sociale des entreprises : « redéfinition des stratégies des entreprises pour inclure le triptyque du développement durable, économique, social et environnemental, dans toutes les divisions (marketing, achats, conception des produits, publicité) et dans toutes les opérations dans le monde entier. » Le développement durable se situe à l’intersection de trois principes fondamentaux : un principe économique qui requiert l’utilisation raisonnée des ressources ; un principe environnemental, celui de la prise en compte de la dimension écologique, et enfin un principe social.

19Cette prise de conscience sur le rôle des entreprises a déterminé des mutations fondamentales en termes de gestion d’entreprise. Les crises récurrentes de la gouvernance des entreprises, la multiplication des débats sur le rôle et les salaires des dirigeants sont les signes les plus visibles d’un changement dans les principes de gestion.

Cadre théorique du concept de développement durable

20Le concept de développement durable a suscité beaucoup de questions au niveau théorique et ce questionnement se traduit par une multitude d’approches.

21Néanmoins, au regard de la littérature spécialisée, nous pouvons constater une réelle convergence vers deux théories : la théorie des parties prenantes (stakeholders) et une approche éthique – ou morale –, qui se traduisent par la suite dans l’avancement de deux approches du développement durable : une logique marchande et une logique civique.

Comment définir la théorie de parties prenantes ?

22À l’origine, une « partie prenante » était une personne à qui l’on confiait une somme d’argent, ou un bien en attendant de déterminer son propriétaire légitime, voire une tierce personne à qui des parieurs confiaient leur argent en attendant de connaître le gagnant.

23On appelle aujourd’hui « partie prenante » tout groupe ou individu qui a une influence sur l’organisation. Cette notion est née d’une exigence de la société civile qui demande aux entreprises de rendre compte de l’impact qu’engendrent leurs actions sur la société.

24Dans les théories sur l’organisation on distingue deux types de parties prenantes : primaires et secondaires.

25Les parties prenantes primaires concernent les acteurs en relation contractuelle avec l’entreprise ; quant aux parties prenantes secondaires, il s’agit d’acteurs situés autour de celle-ci, qui n’ont pas de lien direct mais qui peuvent impacter ses actions (Pesqueux Y. 2002).

26La principale question que soulève la théorie des parties prenantes est celle de l’absence d’une autorité de régulation au niveau national ou supranational. Dans ces conditions, où l’on relève un désengagement de plus en plus accentué de l’État de la vie économique et une influence des grandes multinationales, il est nécessaire de trouver une nouvelle forme de gouvernance.

27Sous la pression des parties prenantes, les entreprises publient et diffusent des rapports de développement durable destinés à faire le point sur leurs pratiques sociales. Ils s’adressent non seulement aux actionnaires mais aussi aux clients, fournisseurs, employés, société civile, ONG, etc.

28La négation de la responsabilité de l’entreprise est de plus en plus sanctionnée par les parties prenantes.

29On constate aujourd’hui au niveau théorique un déplacement d’une vision des shareholders versus stakeholders, ou actionnaires contre parties prenantes.

30Dérivée de cette théorie de parties prenantes, certains économistes expliquent la diffusion du concept de développement durable par la théorie des réseaux. Les parties prenantes s’organisent sous forme de réseaux et participent avec les représentants de l’État aux réflexions ou aux négociations internationales.

31Bien que cette théorie soit la plus courante dans la littérature spécialisée, les critiques à son égard dénoncent le pouvoir d’influence de certaines parties prenantes au détriment de la légitimité des intérêts. Les groupes de pression ont acquis ces dernières années un poids incontestable et leurs actions ont de plus en plus d’impact sur l’activité des entreprises.

32Selon l’approche morale du développement durable, l’entreprise doit agir de manière responsable tout simplement parce qu’il est de son devoir de le faire, et on considère que ce qui est bon pour l’entreprise est bon pour la société.

33Pour les tenants de cette approche, il s’agit de développer le sens éthique et de donner un sens aux valeurs. Ils dénoncent le mythe de l’entreprise amorale, qui s’intéresse uniquement aux profits. Cette théorie éthique de l’entreprise s’oppose aux thèses de la main invisible d’Adam Smith ou à la théorie de régulation par l’État de Galbraith, qui situent l’esprit éthique ou responsable hors de l’entreprise.

34Selon la thèse de la main invisible, soutenue par l’économiste libéral Friedman, c’est la dynamique du marché libre et compétitif qui moralise le comportement corporatif. Par rapport aux aspects de morale et de responsabilité sociale dans la gestion de l’entreprise, Friedman déclarait : « il existe peu de courants aussi dangereux pour les fondements de notre société libre, que l’acceptation par les dirigeants de l’entreprise d’une conception de responsabilité sociale autre que de servir le mieux possible les intérêts de leurs actionnaires [1]. »

35L’intrusion de dimensions morales dans les processus économiques passe encore dans les yeux de certains économistes pour une véritable « transgression ». Pour certains, parler d’éthique en gestion est une absurdité. Le monde des affaires n’obéit qu’à la loi du profit et est exempt d’interrogations éthiques : « les affaires sont les affaires. »

36La théorie du gouvernement attribuée à Galbraith, montre que c’est la régulation étatique qui moralise le comportement des entreprises.

37Dans les deux cas, on rejette l’idée que la firme puisse avoir un jugement moral indépendant au titre d’acteur dans la société et on situe la responsabilité corporative, l’éthique, la moralité ou la conscience en dehors de l’entreprise.

38Bien que cette approche soit moralement la plus intéressante, car il s’agit avant tout d’une démarche sincère de la part des entreprises, il y a des voix qui soutiennent le fait que « l’adhésion morale au développement durable n’est pas durable. Elle doit être intéressée, épicurienne et même hédoniste, profitable » (D. Bidou).

39En pratique, la diffusion du principe de développement durable réunit les deux mondes : celui de l’action économique, fondée sur la recherche du profit, et celui de la morale sur les principes de vie collective.

La diffusion du concept de développement durable

40Depuis l’introduction du concept de développement durable dans les préoccupations des diverses parties prenantes, on a identifié plusieurs étapes quant à sa diffusion (Gabriel, 2002).

41Une première étape consiste à l’identification du problème : suite aux diverses catastrophes écologiques, les associations et la société civile dans son ensemble dénoncent les problèmes environnementaux. Il s’agit d’une phase de confrontation en termes d’identification de problème et de solutions proposées.

42La deuxième phase est celle de l’élaboration d’un cadre de légitimité procédural et d’un cadre interprétatif. Il s’agit d’une négociation entre les diverses parties prenantes et la construction d’un cadre institutionnel formé par un ensemble homogène de règles. On assiste au cours de cette phase à la création d’un ensemble de référentiels communs, formé principalement par des normes et des certificats.

43La troisième étape est celle de la clôture institutionnelle. Il s’agit dans cette phase de mettre en place et de renforcer les règles précédemment négociées. Cette mission d’implémentation revient aux dirigeants des entreprises qui, sous la pression des parties prenantes, doivent les faire accepter par l’ensemble des parties prenantes cibles. N’ayant pas participé au processus des négociations précédentes, les agents individuels resteront fidèles à leur modèle dominant de pensée et s’opposeront par la suite à toute tentative d’introduction de nouvelles règles. Une grille de lecture institutionnaliste nous permettra de mieux comprendre la contradiction et le conflit qui existe souvent entre les agents économiques et les acteurs externes qui font pression sur les entreprises pour que celles-ci s’engagent dans une démarche environnementale.

44Dans les lignes suivantes, nous nous intéresserons principalement aux deux dernières phases de diffusion du concept de développement durable, celle de la création d’un cadre normatif et celle de l’implémentation et de conflit normatif.

Un référentiel commun formé par une multitude des normes, standards et certificats…

45Dans les années 1980 et 1990, plusieurs événements largement médiatisés, comme la catastrophe de Bhopal ou le naufrage de l’Erika, ont remis en cause la confiance du public envers les entreprises industrielles.

46À titre d’exemple, en 1991, sous la pression de parties prenantes apparaît la Charte pour le développement durable signée par les dirigeants des groupes chimiques mondiaux, sous l’égide de la Chambre de commerce internationale. Cette charte exige de la part des entreprises signataires la prise comme engagement de préserver « la durabilité des ressources ».

47Suite aux pressions sociétales, on assiste alors à la multiplication de publications de chartes, de codes éthiques ou de rapports environnementaux.

48Afin de réduire la confusion et d’harmoniser dans une large mesure les règles de communication des informations sociétales, le Global Reporting Initiative travaille à la conception et à la construction d’un cadre de référence commun. Les indicateurs utilisés couvrent six domaines globaux : l’environnement, les Droits de l’homme, les conditions de travail, la société, la responsabilité du fait des produits et l’économie.

49Bien qu’ayant une action positive, les critiques dirigées vers ces nouveaux outils de communication environnementale montrent l’absence de vérification externe (principalement pour les codes éthiques), ou des problèmes de pondération des critères, des sources d’informations limitées ou le risque de subjectivité dans la notation.

50Si la question de la transparence sur les actions des entreprises a été soulevée par la société civile, ce sont les entreprises qui ont identifié la nécessité d’élaboration d’un référentiel commun. Afin d’adopter une démarche de développement durable, les entreprises ont besoin d’un accompagnement et d’outils qui leur permettent de définir leurs orientations et leurs actions. La norme doit fournir aux entreprises des documents de référence pour faciliter leurs activités.

51Ce référentiel commun est en majeure partie constitué de normes et de certificats ; aujourd’hui la normalisation touche chaque marchandise et chaque processus de la vie quotidienne.

Comment définir une norme ?

52Cette notion a été définie par décret en 1984 comme étant « une donnée de référence, résultant d’un choix collectif raisonné, en vue de servir de base d’entente pour la solution de problèmes répétitifs » (F. Mispelblom Beyer, 1999).

53

« La norme a le statut ontologique d’une convention sociale à demi consciente. Elle existe sous la forme d’un ensemble de règles, assimilées individuellement… Elle est à demi consciente, ce qui revient à dire qu’elle fonctionne normalement sans réflexion, mais que son statut et les problèmes qu’elle soulève peuvent être l’objet d’une réflexion et d’un examen conscients de la part du locuteur à n’importe quel moment. »
(Bossong G., 1996)

54La normalisation consiste dans un processus de formalisation et de partage d’un savoir pratique.

55Au sens large du terme, les normes environnementales sont considérées comme un moyen de communication entre des entreprises, ou entre celles-ci et les parties prenantes, au même titre que le langage et l’écriture sont des moyens de communication individuelle normés qui participent à la compréhension réciproque. La norme exprime ainsi les valeurs et les préférences des acteurs étatiques et non-étatiques sur la scène internationale (Graz, 2004).

56Selon l’Organisation mondiale du commerce, les normes devraient garantir « la transparence, l’ouverture, l’impartialité, le consensus, l’efficacité, la pertinence, la cohérence et tenir compte des préoccupations des pays en développement ». Les normes internationales appartiennent à l’infrastructure de la mondialisation et, selon des estimations, elles affectent jusqu’à 80 % du commerce mondial (Graz, 2002).

57Il apparaît ainsi que la certification d’une entreprise qui opère sur un marché international devient la condition sine qua non de sa compétitivité. Les procédures de standardisation et de normalisation se situent au cœur des enjeux de la concurrence internationale.

58Les néo-institutionalistes mettent en évidence les avantages de la normalisation à travers le prisme des coûts de transaction. La normalisation peut être considérée comme une garantie institutionnelle assurant un niveau de confiance supérieur et réduisant le risque de l’opportunisme.

59Au niveau de la certification, nous pouvons constater deux évolutions qui ont lieu simultanément.

60Auparavant, les spécifications techniques demeuraient largement du ressort du cadre réglementaire de la loi nationale. Ce cadre cède aujourd’hui du terrain face aux normes volontaires élaborées par un ensemble d’organismes publics ou privés à l’échelle internationale (Graz, 2004).

61En deuxième lieu, la normalisation a été longtemps confinée aux domaines de l’ingénierie, de l’économie industrielle ou du droit. Il s’agissait principalement d’analyser le contenu, les performances, les spécifications techniques sur tel ou tel produit et les obligations légales qui en découlent dans le domaine de la sécurité, de la santé et de l’environnement.

62Désormais la normalisation s’étend aux thèmes du management et de l’organisation.

63Dans ce sens, la norme ISO 14001, ou la future ISO 26000, s’intéresse à la gestion de l’entreprise et à la façon dont la direction s’implique dans la gestion environnementale. Elles sont considérées comme la base indispensable qui permettra le dialogue entre les entreprises et les différentes organisations.

64Les motivations qui conduisent les entreprises à adopter le système ISO 14001 s’articulent autour des deux dimensions traditionnellement prises en compte dans l’analyse stratégique de l’environnement externe de l’entreprise, à savoir : prévenir les menaces (réduction des risques de crise, anticipation des normes réglementaires, etc.) et saisir les opportunités (amélioration de l’image de l’entreprise, réponse aux exigences des clients, économies de matières et d’énergie, etc. (Boiral, 2002)).

65La norme internationale ISO 14001 est apparue en septembre 1996. Elle prescrit les exigences relatives à un système de gestion environnementale permettant à une entreprise de formuler une politique et des objectifs prenant en compte les exigences législatives et les informations relatives aux impacts environnementaux significatifs.

66Elle permet de bien structurer la démarche de mise en place d’un système de management environnemental, d’en assurer la traçabilité et d’y apporter la crédibilité découlant de la certification par un organisme extérieur accrédité.

67La future norme ISO 26000 est considérée comme le futur référentiel universel sur la question du développement durable et de la responsabilité sociétale d’une organisation (entreprise, collectivité, association, etc.).

68Sa sortie finale, prévue en 2010, définit les concepts, les principes, les domaines fondamentaux et la mise en œuvre opérationnelle d’une démarche de responsabilité sociétale.

69Les sept principes de cette nouvelle norme sont : rendre compte, transparence, comportement éthique, parties prenantes, respect de la loi, respect des normes internationales et respect des Droits de l’homme. Selon ses concepteurs, il s’agit d’intégrer les trois piliers du développement durable au bon management de l’entreprise.

70Au niveau de la théorie des organisations, la norme ISO 14001 constitue un changement de paradigme. Les dirigeants des entreprises introduisent pour la première fois, d’une façon formelle, la dimension durable dans les stratégies à moyen et long terme. Par sa rigueur, la norme représente une « technologie managériale » proposant des pratiques de gestion environnementale éprouvées, précises et efficaces (Boiral, 2006).

71La norme identifie les aspects environnementaux. Elle préconise le développement de programmes de formation pour les employés ou les gestionnaires, et prévoit la constitution de documentations sur les pratiques de gestion environnementale. Elle se base ainsi sur des principes de management rationnels, définis de façon très formelle, rigoureuse et auxquels l’ensemble de l’organisation doit souscrire (Boiral, 2006).

72Bien qu’en lui-même le système de gestion environnemental représente un pas en avant par rapport aux systèmes de management dits traditionnels, par la prise en considération des aspects environnementaux et sociaux, on constate néanmoins un véritable décalage entre les effets préconisés et la situation réelle, mis en évidence par de nombreuses études (très souvent contradictoires) sur la norme ISO.

73Certaines d’entre elles mettent en avant les effets bénéfiques de la norme sur les innovations technologiques, l’amélioration de la sécurité des procédés et la réduction des risques d’accidents environnementaux. D’autres travaux montrent que la norme permet surtout d’améliorer l’image, de répondre aux exigences des parties prenantes et d’instaurer la confiance entre les partenaires d’échange. Au niveau de la reconnaissance externe, la certification ISO permet d’améliorer l’image de l’organisation et de démontrer son engagement environnemental auprès des pouvoirs publics, des citoyens ou encore des groupes écologistes (Boiral, 2004).

74D’autres études indiquent encore que l’application de la norme peut avoir des effets moins évidents.

75L’exemple de certaines entreprises dans la production de pâte à papier montre que la performance environnementale des usines certifiées est moins bonne que celles des usines non-certifiées (Boiral, 2004).

76Une étude sur l’entreprise Alcan (chimie) a également montré que peu de responsables ont mentionné le fait que la conformité à la norme pouvait conduire à l’amélioration des « performances environnementales » de l’entreprise (Boiral, 2004).

77Une autre recherche sur une multinationale d’aluminium affirme que le processus de certification apporte, surtout en interne, plus de bureaucratie, de contraintes et de contradictions avec les tendances générales du management, alors que les effets restent très incertains.

78Des études ont également montré des écarts importants par rapport aux bénéfices environnementaux de la norme et les résultats effectivement obtenus.

79La critique la plus fréquente à l’encontre du système ISO 14001 concerne le fait que la mise en œuvre du système de gestion ISO n’apporte aucune garantie d’amélioration de la qualité environnementale. Le concept de « performance environnementale » est ainsi défini par rapport au système de gestion et non en fonction des résultats à atteindre (Boiral, 2000).

80Selon une enquête réalisée au Japon en 2004, 83 % des entreprises japonaises ont adopté la norme ISO 14001 avec l’objectif de maximiser les profits à long terme, sous les contraintes budgétaires et les pressions des parties prenantes par rapport aux aspects environnementaux. Les entreprises japonaises considèrent cette normalisation contraignante et contraire à leur approche d’amélioration. Néanmoins, elles l’adoptent dans le but unique de conquérir des nouveaux marchés. Dans ce contexte, les dirigeants ne souhaitent pas adopter la norme à moins d’y être contraints par le siège social, les clients ou les parties prenantes (Nishitani K. 2009).

81La même enquête a révélé sans surprise qu’en 1996, l’année de l’apparition de la norme, seules les entreprises de grande taille, celles orientées vers le commerce international et regroupant un actionnariat varié, ont adopté la norme ISO 14001.

82Ce paradoxe entre les pressions externes et l’efficacité incertaine de certaines pratiques a été mis en lumière par l’approche néo-institutionnaliste. Selon elle, les pressions institutionnelles conduisent les organisations à adopter des modèles de management ou des structures similaires et à devenir ainsi « isomorphiques » (Boiral 2004).

… mais assujetti à des nombreux conflits internes ou externes

83Le processus de normalisation est encore sujet à de nombreux conflits, qu’il s’agisse de conflits internes lors de l’implémentation, mais aussi externes lors des négociations qui ont lieu entre les diverses parties prenantes.

84Au niveau des pressions externes, tout d’abord, le système européen de normalisation (comme celui de la plupart des pays de l’OCDE ou des pays en développement) se situe dans le sillage des institutions officielles telles que l’ISO, tandis que le système nord-américain repose sur un système complexe formé par des centaines d’organismes privés de nature sectorielle. Il existe aujourd’hui un véritable conflit en termes de normalisation internationale entre les États-Unis et l’Europe, principalement dû à l’existence de systèmes juridiques opposés (Graz, 2004).

85L’élaboration de ces normes s’effectue donc sur la base de rapports de force mondiaux entre États, organismes gouvernementaux et publics, groupes industriels dominants et, tant que ces rapports ne sont pas clairement établis, les discussions autour de ces problématiques restent tendues (Mispelblom, 1999).

86Au niveau microéconomique, l’adoption d’une certification soulève des questions supplémentaires et les études sur les effets de l’adoption de celle-ci démontrent qu’au niveau de l’entreprise, l’adoption de la certification implique régulièrement la gestion de la contestabilité de la part des salariés et la prise en compte d’un potentiel de conflit par les dirigeants.

87Ce conflit surgit principalement du fait que le concept de développement durable est un concept à la fois macroéconomique et macrosocial, et que les valeurs durables ont été portées par d’autres acteurs. Le milieu des affaires s’y est intéressé, sous la pression de certaines de leurs parties prenantes venant du milieu extérieur de l’entreprise (Capron, Quairel, 2004). Les salariés qui n’ont pas participé aux négociations préalables s’opposent à toute tentative de changement, qui implique souvent des lourdeurs administratives.

88Une lecture néo-institutionnelle sur la diffusion du concept de développement à l’intérieur des entreprises peut s’avérer très utile pour expliquer principalement le confit et l’opposition entre les dirigeants et les salariés.

89Les institutionnalistes estiment que dans le processus de diffusion du concept de développement durable, il s’agit de remplacer des normes de conduite ancestrales par de nouvelles règles, sous la pression des parties prenantes, donc un changement institutionnel. Celui-ci implique automatiquement une désintégration, qui a principalement lieu dans le but de répondre aux pressions institutionnelles externes. Dans ce cas précis de diffusion de développement durable, il s’agit de pressions exercées par les parties prenantes. Ces interactions, au niveau macroéconomique, annulent l’équilibre qui existe entre les divers acteurs économiques.

90Ils appellent ce processus le « changement institutionnel » ; il s’agit à la fois d’une transformation au niveau des institutions formelles, telles que les normes ou les directives, mais aussi au niveau informel.

91Le comportement économique de tout agent individuel s’inscrit nécessairement au sein de sa propre « théorie de la manière dont le monde fonctionne » et de sa « carte mentale » (Hofstede, 1987). Celles-ci se renforcent et se transforment progressivement en règles abstraites individuelles et assimilables.

92Les néo-institutionnalistes mettent en évidence la persistance de certaines règles informelles en contradiction avec celles formelles, suite à une évolution de ces dernières. Cette contradiction constitue une source de conflit.

93Selon les néo-institutionnalistes, la source du changement peut être exogène, mais celle qui reste fondamentale réside dans le processus d’apprentissage (North, 1990). Les normes doivent être graduellement intégrées dans le comportement individuel. North estime que l’ampleur du processus d’apprentissage détermine la vitesse du changement et que le type d’apprentissage précise la direction du changement.

94Au niveau de l’implémentation du concept de développement durable dans la gestion des entreprises, le processus de changement suppose un fort engagement de la direction générale, qui souhaite faire évoluer la culture organisationnelle dans le sens d’une performance multidimensionnelle. Les acteurs principaux de ces changements sont les directeurs de développement durable. Ils cherchent ainsi à créer une interactivité entre les différents services opérationnels. Dès lors, un processus d’apprentissage se met progressivement en place (Capron, Quairel, 2006). Les nouvelles règles et procédures sont intégrées dans la gestion quotidienne de l’entreprise.

Conclusions

95Nous pouvons conclure sur le constat que l’intégration du concept de développement durable dans la gestion de l’entreprise en est encore à ses débuts. La diffusion de ce concept s’accompagne d’une véritable révolution dans les systèmes de gouvernance de l’entreprise. Nous nous dirigeons de plus en plus vers une définition partenariale de l’entreprise, associant salariés, dirigeants, actionnaires, clients, collectivités locales et État.

96Par rapport à l’introduction du système de gestion environnementale, le développement durable ne doit pas être réduit à un ensemble d’indicateurs auxquels l’entreprise doit répondre. Ces indicateurs sont certes les premiers pas vers l’introduction du concept de développement durable dans les préoccupations des entreprises, mais ils doivent être accompagnés d’actions qui soutiennent une démarche active.

97Les confrontations entre les diverses parties prenantes au niveau national ou international, ainsi que les conflits au niveau microéconomique, peuvent faire péricliter les actions menées dans ce sens car le concept de développement durable peut être rejeté par les parties refusant de s’inscrire ainsi dans une approche économique du problème.

98On estime que les approches de développement durable, l’intégration conflictuelle dans la gestion de l’entreprise, doivent se faire par une médiation des politiques publiques, seules habilitées à définir l’intérêt général et le bien commun (Capron, Quairel, 2006).

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Date de mise en ligne : 01/12/2011

https://doi.org/10.3917/geoec.049.0077

Notes

  • [1]
    Friedam M., Capitalism and freedom, Chicago, University of Chicago Press, 1962.

Domaines

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