Couverture de GEOEC_049

Article de revue

Les menaces : nouveaux concurrents et outils juridiques pour protéger le “made in”

Pages 37 à 49

Notes

  • [1]
    Voir Monde Économie n° 19247 du 12 décembre 2006, consacré au phénomène de la délocalisation du luxe.
  • [2]
    Voir « Les logiques de délocalisation dans le luxe : motivations, accélérateurs et freins », par Maxime Koromyslov, université de Nancy 2, Cahier de recherche, n° 2007-04.

Introduction : l’identification des périls

1La mondialisation a entraîné une redistribution des cartes du jeu dans le secteur du luxe. Ainsi, largement dominé par les pays occidentaux, le secteur connaît deux formes d’intrusions. La première est la concurrence directe par la contrefaçon. C’est un mal ancien, bien connu et difficilement maîtrisable, nonobstant les armes juridiques à la disposition des propriétaires de marques de luxe ou de modèles (le design est lui aussi l’objet d’attentions). Le second est parfois en rapport avec le premier, mais il est plus insidieux et connaît plusieurs variantes. Il s’agit du développement d’alternatives crédibles aux marques traditionnelles qui peuvent être le fait d’entreprises sous-traitantes à qui ont été confiées certaines étapes du processus d’élaboration du produit de luxe.

2La tentation a été de plus en plus grande pour les industries du luxe de profiter des différentiels des coûts de production notamment sur la main-d’œuvre pour délocaliser leurs entreprises dans les pays en voie de développement au risque de déflorer l’identité même du produit fabriqué. Tel est notamment le cas dans le secteur de l’habillement et de la mode. Ce phénomène, encore mal connu du grand public, commence à être étudié dans la presse et à l’université [1]. Ainsi plusieurs exemples sont édifiants : « hier, Lacoste a été l’un des premiers à délocaliser vers la Chine (Lavaud, 2004) ; aujourd’hui, Céline (groupe LVMH) se tourne vers la Chine pour la production de certains sacs à main (Galloni et al., 2005) ; Hermès effectue la phase de roulotage de ses carrés à Madagascar ; Dior fabrique une partie de ses sacs à main en Italie ; côté italien, Valentino (groupe Marzotto) réalise certains articles prêt-à-porter en Égypte [2]… ».

3Les menaces affectant l’image de marque du “made in” sont donc à la fois internes et externes. Une vision trop simpliste réduirait la problématique à une simple confrontation entre entreprises de la zone communautaire et celles qui sont situées à l’extérieur, alors qu’en réalité, la mondialisation entraîne une redistribution des facteurs de production à la fois en dehors et en dedans de cette zone économique de référence. À trop vouloir « jouer » avec le « Monopoly » mondial des facteurs de production, les entreprises du luxe n’auraient-elles pas elles-mêmes fragilisé leur fondement ou ouvert une brèche aux entreprises des pays en voie de développement ?

4Est-ce à dire que la notion de “made in” est devenue surannée du fait de cette internationalisation ? Il serait prématuré de l’affirmer tant il est vrai que les « révolutions économiques » sont devenues rapides. Il faut aussi compter sur des facteurs nationaux de « résistance ». Si nous prenons l’exemple de la lingerie de luxe, la corporation a lancé la marque collective Lingerie française précisément pour faire face à une concurrence étrangère s’exerçant sur les coûts de production et afin de mettre en exergue la qualité de fabrication nationale. Quelques PME résistent encore dans le Nord de la France grâce à cette stratégie alors même que le secteur connaît des restructurations sans précédents qui poussent à la mondialisation des ventes et à la délocalisation des facteurs de production.

5C’est précisément pour tenir compte de cet « espace » stratégique et le protéger, que le droit a dû s’adapter en passant d’une approche purement nationale à une approche communautaire beaucoup plus efficace, ce qui a entraîné corrélativement une amélioration des législations internes.

6Mais cette évolution est encore insuffisante face aux nouveaux défis du xxie siècle et il semble que l’avenir consiste à intégrer les critères du développement durable dans la stratégie de défense des marques de luxe, laquelle n’est pas contradictoire avec l’idée d’une relocalisation de la production près des consommateurs.

Le renforcement de l’approche nationale par l’approche communautaire

7Les techniques usuelles de protection des éléments de propriété intellectuelle de l’industrie de luxe ont rencontré leurs limites avec la mondialisation et une « communautarisation » des dispositifs de protection s’est avérée indispensable pour en renforcer la portée pratique.

8Toutefois, l’évolution des marchés est tellement rapide qu’en quelques années, de nouvelles techniques de vente sont apparues, notamment sur Internet, mettant à l’épreuve les marques de luxe fragilisées dans leur contrôle des distributeurs lesquelles se retournent vers le juge communautaire.

La nécessaire « communautarisation » des techniques traditionnelles de protection

9En dehors d’une démarche collective des États, il n’y a point de salut. La défense de la spécificité et de l’identité d’une marque passe par sa reconnaissance communautaire pour lui donner toute sa portée.

Une communautarisation des outils de protection

10Les entreprises du luxe sont traditionnellement très soucieuses de protéger leur image de marque ainsi que le design de leurs produits. Pour ce faire, il existe des techniques bien connues des juristes de la propriété intellectuelle et industrielle : le dépôt de marques (pour le nom, le logo, l’enseigne…), de brevets (pour les procédés techniques de fabrication), de dessins et modèles (le design peut être protégé de cette manière). La protection peut être à durée déterminée (brevets) ou indéfiniment renouvelables (marques).

11L’adaptation la plus efficiente est la prise en charge de la défense de la propriété industrielle et incorporelle non plus seulement sur le seul territoire d’un État mais sur celui d’une communauté d’États. En effet, pour mieux défendre le “made in”, il faut mettre en place des dispositifs qui sont extrinsèques au seul cadre national trop contingent et peu efficace sur un marché de consommateurs qui se moque des frontières. La concurrence étant internationale, les instruments de défense juridique se doivent également de l’être…

12C’est ainsi que sont apparus la marque communautaire, le quasi « brevet européen ». Par ailleurs, un encadrement a été mis en place de façon à harmoniser les droits déjà existants sur le plan national. Pour en favoriser son essor, les frais d’inscription font l’objet de mesures de réduction. Ainsi, le coût de la marque communautaire diminue de 40 % à partir du mois de mai 2009 et son dépôt permet aujourd’hui de protéger une marque dans les 27 pays de l’Union européenne !

13Ces outils traditionnels de protection ont même été adaptés à des comportements spécifiques au secteur du luxe, comme par exemple le parasitisme commercial de marques notoires. Il ne s’agit pas ici de s’attaquer de front à une marque déposée, mais d’utiliser sa renommée dans un secteur d’activité différent. Bien évidemment, cette tactique qui n’est pas frontale peut porter préjudice à la marque de luxe et une réplique a été mise en œuvre par les juristes. Ainsi, quand bien même une classe d’activité n’aurait pas été protégée pour une marque, si celle-ci est notoire, la protection juridique s’étend même à ces classes non prévues initialement dès lors qu’un risque de confusion est possible dans l’esprit du consommateur.

14Parallèlement sont apparues d’autres protections liées à la provenance géographique des produits vendus.

15Ainsi, une première approche individuelle est connue sous le terme de « marque géographique ». Il s’agit tout simplement d’associer le nom protégé par la marque à une localisation afin que le consommateur puisse faire le lien immédiatement entre le produit et son origine, qui est supposée être le plus souvent un gage supplémentaire de qualité.

16Le Code de la propriété intellectuelle français (CPI) prévoit expressément à l’article L. 711-1 que « peuvent notamment constituer un tel signe […] les noms patronymiques et géographiques ». Mais dans ce domaine tout n’est pas accessible. Certains lieux géographiques appartiennent aux communes qui peuvent s’opposer à leur utilisation par des entreprises. Le titre confère en effet « un monopole qui protège en application de l’article L. 713-2 du CPI de la reproduction l’usage ou l’apposition d’une marque, sauf autorisation du propriétaire ». Par ailleurs, la marque ne doit pas donner une fausse idée au consommateur sur la provenance réelle du produit qu’il achète sinon il s’agirait d’une démarche trompeuse motivant des recours judiciaires.

17Une seconde approche est connue sous le terme de « marque collective ». Il s’agit de protéger des signes qui caractérisent l’origine géographique (par exemple « Lingerie française »), le matériau utilisé, le mode de fabrication, la qualité ou d’autres caractéristiques communes aux produits ou services de différentes entreprises utilisant la marque collective (acception qui peut d’ailleurs varier d’un État à l’autre). Le dépôt d’une marque collective de certification doit comprendre un règlement déterminant les conditions auxquelles est subordonné l’usage de la marque. Malgré ces exigences légales, la marque collective n’est pas une garantie absolue de qualité et certaines dérives ne sont pas à exclure. Tout dépendra en effet de la précision du règlement et de la capacité des titulaires de la marque à le respecter à la lettre… sous peine de tromper le consommateur.

18Une autre technique plus spécifique est apparue dans les pays soucieux de protéger leur « terroir » et d’en faire un atout concurrentiel : les AOC correspondent aux appellations d’origine protégées (AOP) du droit communautaire pour les produits agricoles et denrées alimentaires (les vins et spiritueux en font également partie depuis que les réformes du droit européen, intervenues au cours de l’année 2008, ont unifié les régimes de signes d’origine et de qualité). Or, la reconnaissance de l’AOC est désormais la première étape de la procédure d’enregistrement communautaire, mais l’AOC ne peut pas exister indépendamment du système communautaire car les produits auxquels une AOC a été reconnue doivent solliciter (sic) le bénéfice d’une AOP. Si celui-ci est refusé, le produit perd son AOC (Code rural, art. L. 641-10).

Une communautarisation des procédures de répression ou de sanctions

19L’action en contrefaçon de nature répressive permet de sanctionner un véritable droit de propriété sur une invention, une marque. Il s’agit d’une procédure qui conduit à infliger des sanctions pénales à l’égard du délinquant. Elle est assortie de mesures complémentaires comme la confiscation du produit contrefaisant mais aussi la responsabilisation du consommateur qui peut être traité comme un « complice » en achetant sciemment une contrefaçon dont il connaît l’origine douteuse.

20Ces techniques juridiques sont relativement anciennes et ont dû connaître des adaptations par rapport aux nouvelles techniques de distribution qui font par exemple usage des techniques de vente sur Internet et qui chamboulent les modes de distributions traditionnels : franchises, concessions de marques, etc.

La recherche d’une meilleure coordination des actions nationales

21Le plan européen de lutte contre la contrefaçon peut encore être singulièrement renforcé. C’est le sens de la récente intervention de la Commission européenne qui a préconisé fin 2008 des contrôles plus efficaces et une meilleure coordination des principaux acteurs. La France a d’ailleurs bien compris l’utilité de cette démarche communautaire et l’a mise en exergue lors de sa présidence du Conseil de l’Union (discours du 9 septembre 2008).

Une jurisprudence européenne conciliante

22Les grandes marques de luxe peuvent également se féliciter de décisions de justice récentes qui confortent leurs droits.

23Ainsi, la maison de luxe française Christian Dior Couture a défendu devant la Cour de Justice européenne avec succès le point de vue suivant lequel une marque « peut s’opposer à la revente de ses produits de prestige par des soldeurs » (arrêt du 23 avril 2009). En l’espèce, l’affaire est d’autant plus exemplaire que Christian Dior Couture avait consenti une licence à la SIL (Société industrielle lingerie) et c’est cette dernière qui avait écoulé la marchandise en proie à des difficultés économiques. Le juge communautaire estime par conséquent que cet accord « n’équivaut pas à un consentement absolu et inconditionné du titulaire de la marque ».

24Bien évidemment, une telle décision qui renforce le contrôle des marques sur leur distribution assoit l’opposabilité des marques déposées.

Des instances nationales plus accessibles

25L’évolution vers une meilleure efficience de la répression de la contrefaçon se traduit parfois par une extension étonnante de la compétence territoriale des juridictions nationales. Ainsi tel tribunal français pourra avoir connaissance d’une action en contrefaçon même lorsque le dommage a été principalement commis dans un pays étranger. La Cour de cassation a validé cette compétence internationale dans un arrêt en 2009 (1re Civ., 25 mars 2009, FS-P+B+I, n° 08-14.119) alors même que c’est la plaignante qui avait fait livrer les produits contrefaisants sur le sol français afin de faire constater l’infraction par un huissier de justice.

26Là encore, c’est le droit communautaire des conflits de juridiction qui a été mis à profit, en matière délictuelle et quasi-délictuelle puisqu’il prévoit que le tribunal compétent est bien conformément à l’article 5-3 du règlement n° 44/2001 du 22 décembre 2000 dit « Bruxelles I » celui du « lieu où le fait dommageable s’est produit ». De ce point de vue, le fait que cette action puisse n’être que préventive (car le marché français n’était pas encore concerné directement par les actes de contrefaçon) n’a pas privé le juge français de ses moyens de répression, ce qui améliore la lutte contre les copies illicites sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne en évitant les cloisonnements judiciaires par État.

La mise à l’épreuve des règles de protection communautaires face à l’évolution des nouveaux marchés dématérialisés

27Le cloisonnement des marchés, qui favorisait les techniques de vente traditionnelles (franchises, concessions) permettant de contrôler les modes de présentation des produits, leur intégration dans un espace visuel commun, la formation des vendeurs ainsi que le prix de revente, a littéralement « explosé » avec le développement de l’Internet qui remet en question les approches anciennes. Certains produits restent localisés par leur processus de fabrication mais leur distribution suit désormais des circuits infiniment plus complexes que par le passé, instillant une perte de contrôle de la part des marques sur leur « progéniture »…

28L’image de marque est au cœur de cette dualité moderne : d’un côté on ne peut que reconnaître l’appel des marchés qui poussent à augmenter les ventes en utilisant des techniques modernes, et de l’autre il existe un souci légitime des marques de luxe de conserver une certaine maîtrise de leur image et des modes de distribution.

29Plusieurs décisions judiciaires témoignent de la prise en compte par les magistrats de ces nouvelles techniques et de la tentation qui existe de s’inscrire dans le sillage de marques connues pour promouvoir d’autres entreprises.

Le défi de l’extra-territorialité des ventes sur Internet

30Sur la procédure, un premier obstacle devait être surmonté : celui de l’apparente extra-territorialité des sites de commerce électronique. Or, il faut que les comportements contrefaisants restent accessibles à la répression. C’est la raison pour laquelle la jurisprudence a évolué pour tenir compte de la spécificité des nouveaux marchés. Elle a développé le concept de site « accessible sur le territoire national », qui permet aux tribunaux de sanctionner des ventes de produits français effectuées par un site Internet en Espagne. Une action en contrefaçon est donc recevable en France contre la société espagnole exploitant le site web (1re Civ., 9 déc. 2003, Bull. civ. I, n° 243 ; D. 2004. AJ. 276, obs. Manara).

Le défi du parasitisme commercial

31Le parasitisme est connu en droit français comme une forme plus subtile d’imitation des signes permettant d’identifier une marque de luxe. Il ne s’agit jamais de copies serviles mais plutôt de suivre le sillon commercial déjà creusé par une entreprise qui a lourdement investi pour faire connaître son identité au grand public.

32Avec la dématérialisation des techniques de vente, cette théorie a retrouvé de nouveaux terrains d’élection. Sur le fond, deux condamnations récentes ont été infligées en France à un célèbre moteur de recherche sur Internet par le Tribunal de grande instance de Lyon (« Rentabiliweb ») et le Tribunal de grande instance de Paris (affaire « Citadines ») pour contrefaçon de marque ; le système de suggestion de mots clefs de « Google » permettait d’utiliser des marques sans l’accord de leur titulaire.

33La contrefaçon trouve ainsi un nouveau terrain d’élection dans le commerce électronique et ses formes les plus originales, comme un site d’enchères de renommée mondiale. Un premier jugement, rendu par le Tribunal de grande instance de Troyes, donnait gain de cause au groupe de luxe Hermès qui portait plainte pour la vente de sacs contrefaits sur le site de vente en ligne « eBay ». L’enjeu pécuniaire était toutefois faible… Mais quelques jours plus tard, le groupe de luxe LVHM remportait un important succès contre la même société « eBay » en obtenant sa condamnation à 40 millions d’euros pour contrefaçon ! La juridiction saisie avait en effet jugé que le site portait atteinte au réseau de boutiques des marques de cette société.

34Ainsi, la position d’eBay qui se retranchait derrière le fait « qu’un prestataire de stockage n’intervient ni dans le contenu des annonces, ni dans le paiement et la livraison des articles vendus sur son site » était considérée comme indéfendable et ne constituait plus une arme imparable contre les attaques des grands groupes du luxe. La justice a également été saisie d’une demande du groupe de cosmétiques L’Oréal.

35On le constate, les menaces résultant de la dématérialisation des techniques de vente sont bien réelles, mais elles ne sont rien face à une autre menace bien plus fondamentale qui est la perte « d’éthique » du secteur du luxe, perdu dans le jeu de « Monopoly » des facteurs de production. L’irruption du développement durable dans chaque secteur de l’économie sera-t-elle le facteur régénérateur tant attendu ?

Le sursaut éthique du luxe par l’intégration de la problématique du développement durable associée au “made in”

36Selon Jean-Marie Pelt, professeur de biologie végétale à l’université de Nancy et éminent « lanceur d’alerte » en matière d’écologie : « l’homme doit vivre avec la nature et non pas hors sol. Il doit faire passer l’être avant l’avoir ; tout ne peut pas se décider à l’aune de l’économie. » Il semble que le luxe perde de vue l’une de ses principales vertus, l’immatériel cédant souvent le pas au pur matériel… La durabilité des modèles de luxe est devenue une vertu « ringarde » devant l’assaut du consumérisme. Désormais, avoir une seule montre est devenu une idée anachronique, quel que soit le prestige de la marque qui en est le fabricant.

37Il semble néanmoins que nous arrivions à un tournant fondamental, favorisé par l’émergence de pensées hétérodoxes se développant dans le sillage de la dernière crise économique mondiale. On peut ainsi lire avec profit le sociologue américain Ronald Inglehart qui a créé une théorie, encore sujette à discussions aujourd’hui, sur la montée de valeurs « immatérielles » dans les sociétés postindustrielles. Les consommateurs pourraient ainsi orienter leur choix vers des biens dépassant la première nécessité et intégrer des valeurs nouvelles comme la protection de l’environnement et le développement durable. Mais comment le luxe pourrait-il s’intégrer dans cette nouvelle vision éthique du monde ? C’est le défi qui s’impose à lui à l’orée du xxie siècle…

38Cette analyse quasi-philosophique rejoint d’une certaine manière l’analyse marketing… Les délocalisations dans ce secteur risquent d’avoir un impact sur le comportement des consommateurs. Certains jugent ces pratiques comme étant « immorales » et « inacceptables » car elles compromettent la congruence (cohérence) « luxe-pays ». « Ainsi, en cas de délocalisation, les produits de luxe dont les caractéristiques les plus citées sont le niveau de qualité irréprochable, le prix élevé, la rareté, la beauté, la superfluité, le rêve ainsi que le respect de l’histoire et des traditions dans l’élaboration des produits (voir, notamment, Dubois et al., 2001 ; Lipovetsky et Roux, 2003 ; Dubois et Paternault, 1995), perdent en qualité et en valeur perçues pour le consommateur. L’image de marque ainsi que les évaluations globales des marques et produits en ressortent également affectées, ce qui conduit inévitablement à une baisse dans les intentions d’achat (Koromyslov, 2007a) » (voir Maxime Koromyslov, supra).

39Dans ce contexte, le développement durable pourrait devenir l’arbitre ultime…

La nécessaire réconciliation entre luxe et développement durable

40Le développement durable trouve ses sources programmatiques dans la déclaration de Rio en juin 1992 qui a posé les jalons d’une nouvelle éthique économique à l’échelon international en amplifiant la portée de la déclaration de Stockholm de 1972. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de simples principes, mais de réalités prégnantes qui se traduisent par une modification de fond de la législation et par une planification territoriale (notamment à travers les Agendas 21 pour les collectivités territoriales). Les entreprises du luxe ne peuvent plus se désintéresser de la question qui est devenue centrale, elles se sont saisies de cette nouvelle problématique.

Une recherche éthique « captée » par les opérateurs du luxe

41Les rapports entre luxe et développement durable n’avaient rien de spontanés. L’esprit de lucre, le sens de la démesure, la futilité voire la superficialité, paraissaient devoir mal s’accommoder avec les exigences éthiques du développement durable. La réconciliation semble toutefois s’opérer, plus rapidement que prévu.

42D’abord pour une simple raison : l’industrie du luxe n’a pas le choix, les perspectives du développement durable semblent étendre leur empire sur l’ensemble de l’économie, tout au long du cycle de vie du produit. Il est même parfois devenu très chic de suivre la mode éthique et ainsi de redécouvrir des « produits authentiques » comme si le luxe avait perdu une partie de son « aura » et cherchait à la retrouver en profitant de l’éthique du commerce équitable et de l’écologie.

43La consécration de cette tendance s’est traduite par l’annonce pour le mois de mai 2009 du premier salon du luxe et du développement durable, appelé « 1.618 Paris » ou “1.618 Sustainable luxury fair” et qui a bénéficié du soutien du ministère de la Culture et du WWF. La plupart des secteurs y ont été représentés et notamment l’éco-hôtellerie et SPA de luxe, le design, le mobilier, l’automobile, la joaillerie, le bien-être, les nouvelles technologies, et l’alimentation… Joli plan de communication, association fumeuse de deux tendances contradictoires et paradoxales ?

44L’avenir nous renseignera sur la pérennité de ces engagements éthiques. Mais qui aurait pu penser il y a quelques années que l’hôtellerie de luxe puisse se saisir de cette problématique dans les salons internationaux et notamment à Monaco en 2009 où la chambre des experts Monégasques a exploré le thème du développement durable ? Aussi la question de l’interaction possible entre les vertus “made in” et l’écologie du xxie siècle semble s’imposer aujourd’hui comme une problématique « naturelle » qui ouvre de nouvelles perpectives de réflexion.

Une interaction possible entre le “made in” et le développement durable

45Un nouveau discours se fait jour prônant la réappropriation de l’outil de production par les pays consommateurs. Il justifie a posteriori de manière fort opportune le choix de certaines grandes marques de luxe de conserver leur implantation dans leur pays d’origine. Ainsi pour des questions de contrôle de qualité et de communication avec les artisans, Christian Blanckaert, P.-D.G. d’Hermès International, avait exclu toute délocalisation de la production vers la Chine.

Les outils juridiques de cette « réconciliation »

46Il ne suffit pas de prôner des réformes, encore faut-il les mettre en application ! Nous ne sommes encore, dans bien des domaines, que dans une prospective annonciatrice mais pas encore dans un changement de mœurs global. Néanmoins, certaines « pistes » émergent, donnant lieu à des décisions ayant une portée contractuelle ou réglementaire.

Des engagements volontaires d’entreprises

47De plus en plus d’entreprises, tous secteurs confondus, y compris donc le luxe, se désignent comme « socialement ou écologiquement responsables ». Il existe depuis plusieurs années déjà des programmes pour réduire l’empreinte écologique auxquels ont souscrit des entreprises pilotes. Telle société annonce ainsi qu’elle ne souhaite vendre que des productions agricoles respectueuses de l’environnement et dépourvues de pesticides. Telle autre société hôtelière annonce l’ouverture d’un concept nouveau d’hébergement écologique dans le secteur du luxe. Même le secteur très traditionnel du vin est touché par ce mouvement de fond et découvre les délices de la certification « biologique ».

48La démarche est générale puisqu’elle touche également à l’empreinte écologique d’un produit, c’est-à-dire la quantité de CO2 qu’il est nécessaire d’émettre dans l’atmosphère pour fabriquer et acheminer le produit près de son lieu de consommation.

49Cette tendance de fond a rendu nécessaire une remise en ordre des labels, dont certains pouvaient passer pour fantaisistes. Les certifications bénéficient désormais d’une meilleure visibilité et ne découlent pas du simple bon vouloir de quelques producteurs réunis en association ou comité…

La mise en avant des certifications environnementales agréées par l’Union européenne

50Des certifications officielles et délivrées par des organismes agréés sont désormais connues de consommateurs après une longue période de gestation. Il s’agit principalement de l’éco-label européen (1992) qui est le label écologique officiel de l’Union européenne. Il existe parallèlement des certifications concernant le management environnemental, tels que la norme ISO 140001, ou la certification EMA.

51L’Union européenne s’emploie aujourd’hui à éviter les risques de confusion entre les différentes appellations existantes. Comme la réglementation prévoit, à partir de janvier 2009, l’obligation d’apposer un logo spécifique afin d’identifier les produits issus de l’agriculture biologique, il fallait trouver un logo qui se distingue des spécialités traditionnelles garanties (STG), indications géographiques protégées (IGP) et autres appellations d’origine protégées (AOP).

L’intégration du facteur « transport » dans les marchés et la « relocalisation »

52Jusqu’à présent largement méconnus dans les procédures de marchés publics communautaires et internes, les critères environnementaux s’imposent peu à peu à l’occasion de révisions législatives. Le Grenelle de l’environnement en France a fait l’effet d’un accélérateur sur les prises de conscience.

53Une idée intéressante suit son cours, qui consisterait à tenir compte du facteur « transport » dans les commandes. Dans le cadre de l’examen devant le Sénat du projet de loi « Grenelle 1 », et plus particulièrement de l’article 44 qui traite du rôle des collectivités en matière de développement durable, le groupe socialiste a obtenu que l’État étudie, « en accord avec le droit communautaire, le moyen de renforcer la possibilité offerte par le Code des marchés publics de prendre en compte l’impact environnemental des produits ou des services liés à leur transport ».

54On le voit, les schémas classiques du commerce international avaient favorisé une délocalisation massive des facteurs de production, voire une dispersion pour un même produit avec tous les excès que cela pouvait induire : utilisation d’une main-d’œuvre sous-payée, maladies professionnelles faute de surveillance, exploitation de l’homme (voir l’exemple repris dans la presse d’une grande marque de sport et de ses sous-traitants qui emploient des ouvrières à des salaires de misère…). Le secteur du luxe risquait d’y perdre une partie de son âme et acheter un produit de prix a désormais un prix moral en plus du prix de fabrication… En outre la logique du “made in” y a perdu tout sens concret, un produit étant parfois fabriqué dans plusieurs pays qui n’ont aucun rapport avec l’histoire de la marque et son hagiographie. Il semble que les exigences du développement durable contribuent au contraire à une relocalisation et une reconnaissance des « racines » vraies du produit de luxe dans un souci d’économie des ressources naturelles et de rapprochement entre le producteur et le consommateur.

Notes

  • [1]
    Voir Monde Économie n° 19247 du 12 décembre 2006, consacré au phénomène de la délocalisation du luxe.
  • [2]
    Voir « Les logiques de délocalisation dans le luxe : motivations, accélérateurs et freins », par Maxime Koromyslov, université de Nancy 2, Cahier de recherche, n° 2007-04.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.81

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions