Couverture de GEOEC_045

Article de revue

L'Europe à l'heure des choix : réciprocité vs protectionnisme

Pages 119 à 127

Notes

  • [*]
    Bernard Carayon, député du Tarn, président de la fondation d’entreprises Prometheus.
  • [1]
    On définira, ici, le développement durable comme la mesure de la performance économique, environnementale et sociétale.
  • [2]
    Bernard Carayon, Patriotisme économique, de la guerre à la paix économique, éditions du Rocher, juin 2006.
  • [3]
    Rapport de la Banque centrale chinoise du 24 février 2008.
  • [4]
    Le « Buy American Act » prévoit, pour tous les marchés publics, que la moitié des biens achetés soient fabriqués ou assemblés sur le sol américain.
  • [5]
    Heuschrecken.

1Face à l’instabilité d’un monde « post-libéral », à la réalité de la compétition internationale, et au poids grandissant des nouveaux acteurs de la mondialisation, il serait vain d’imaginer que la France dispose des moyens d’agir seule. Pour partie, l’économie mondiale est désormais soumise à des flux financiers qui s’affranchissent de toute gouvernance, dont le seul intérêt n’est plus uniquement le profit à court terme, dans le cadre de mécanismes internationaux de régulation sur lesquels la France pèse peu. Il en est de même pour tout ce qui relève désormais des compétences de l’Union européenne.

2L’Europe, comme le reste du monde, est confrontée à deux défis majeurs et immédiats. Celui, d’abord, d’obtenir, par une concertation mondialisée, les possibilités d’une croissance durable [1] : des stratégies collectives et des partenariats, et des efforts dans les domaines de la recherche et de l’innovation sont cruciaux. Celui, ensuite, d’assurer sa sécurité, tant du point de vue traditionnel de la défense du territoire que de celui de nouvelles menaces économique qui pèsent sur l’Union. On découvre alors, à l’instar de certains de nos concurrents, que libéralisme et défense des intérêts stratégiques nationaux ou régionaux ne seraient pas incompatibles… Il s’agit là de la notion de « patriotisme économique » que j’ai défendue depuis 2003 dans deux rapports au Premier ministre et dans un ouvrage, Patriotisme économique, de la guerre à la paix économique[2]. La plupart des États ont habillé cette notion d’un discours qui s’inspire d’une théorie libérale justifiant l’effacement de l’État dans l’activité économique, tout en mettant en place, en catimini, les institutions, les outils et les méthodes qui associent, en amont, les pouvoirs publics et les entreprises, dans la recherche, le financement et l’influence, voire dans la régulation des investissements étrangers…

3Par la nature de leur activité, les fonds d’investissement exploitent les développements techniques en s’appuyant sur l’infrastructure informatique mondiale, la financiarisation extrême du capitalisme actuel, l’existence de « quasi-États », souvent des « paradis fiscaux » considérés par certains économistes comme un mal nécessaire, et des législations spécifiques locales qui leur assurent, au nom de l’attractivité économique, une entière opacité. Outre leur opacité de gestion et de méthode, les avatars des fonds sont doubles : dans certains cas, certains États sont attaqués par des fonds « vautours » qui, en rachetant les créances de pays en développement, ne font pas un pari économique sur la situation du pays débiteur et son évolution, mais investissent massivement en frais d’avocat, chargés d’imaginer des tactiques procédurales permettant d’amener le débiteur à capituler et payer le tout, ou presque ; dans d’autres cas, sujet d’inquiétude mondiale, l’excédent de liquidités d’un État (manne pétrolière pour les monarchies du Golfe, la Russie ou le Venezuela, forte augmentation des réserves de change en Chine) l’incite à créer un fonds « souverain » chargé de prendre des participations dans les entreprises étrangères. Là encore, finalités politiques et économiques ne sauraient être démêlées tant les fonds souverains se situent au cœur de problématiques géoéconomiques.

L’ouverture économique à l’épreuve des fonds souverains

4Paradoxalement, l’émergence des fonds souverains (Sovereign Wealth Fund), dans sa dimension politique, a contraint les États européens au débat sur leur degré d’ouverture économique. Face aux fonds souverains la question est posée : peut-on sacrifier l’ouverture économique en faveur d’une protection d’intérêt politique ?

5Ici et là, des voix se dressent pour rappeler la grammaire de l’ouverture des marchés et du libéralisme économique. Le secrétaire général de la CNUCED, Supachai Panitchpakdi, s’inquiète que les États du Nord au détriment des pays du Sud s’engagent dans la voie du protectionnisme au moment où les craintes d’une récession globale se font jour. Le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, met en garde contre une montée du protectionnisme dans l’Union européenne, alors que la croissance chinoise est perçue comme une menace. Dans le même temps, les candidats à l’investiture démocrate aux États-Unis, dénoncent la trop grande ouverture de l’ALENA…

6« Investisseurs indépendants », « associés tranquilles », « pas spéculateurs » : les fonds souverains tels que les décrivent leurs propres dirigeants ne seraient qu’un produit nouveau du capitalisme mondialisé. En Chine, le Premier ministre, Wen Jiabao assure qu’il fera « tout son possible pour permettre aux fonds investis à l’étranger d’être transparents ». Il s’agit plutôt d’une réponse au renforcement, par les États-Unis et l’Union européenne, de leur examen des investissements des fonds nationaux [3]. Et une étude du think tank californien Sovereign Wealth Fund Institute souligne, qu’à l’exception de la Norvège, le degré de transparence des fonds souverains est inversement proportionnel à leur vocation politique et stratégique. En réponse, le FMI, en collaboration avec l’OCDE, la Commission européenne et la Banque mondiale, ont prévu d’examiner un programme de travail sur le sujet. Le G8 demande un code de conduite, naturellement « volontaire », pour le commissaire européen chargé du commerce, Peter Mandelson et le Directeur du Département monnaie et marchés de capitaux du FMI, Jaime Caruana.

7La question de l’ouverture des marchés et, a fortiori, de la protection des actifs stratégiques, reste au cœur des préoccupations des États qu’ils soient de tradition libérale ou de tradition autoritaire.

  • Aux États-Unis, la tradition du buy American, exacte opposée du libéralisme économique, existe depuis… 1933 ! [4] Sa portée a été toutefois atténuée par l’« accord plurilatéral sur les marchés publics » de 1994. En 1953, le Small Business Act, devenu Small Business Developpement Innovation Act en 1982, permet d’assurer aux PME une part minimale dans les marchés publics. Les objectifs initiaux sont d’accorder aux PME 23 % des contrats directs, et 40 % de la sous-traitance. Aujourd’hui, les PME américaines décrocheraient environ 40 % des marchés publics, contre 11 % en moyenne en France et 5 % en Europe. La loi américaine, enfin, permet de bloquer des OPA jugées contraires aux intérêts stratégiques du pays, définis comme garants de la « sécurité nationale ». Notion qui ne possède pas de définition juridique mais bien une portée politique puisque, depuis 1988, le Committee on Foreign Investments in the US (CFIUS) peut recommander d’interdire tout projet d’investissement qui mettrait en péril la « sécurité nationale ».
  • En Chine, le gouvernement central est conscient de la nécessité de s’appuyer sur les entreprises à « capitaux étrangers » puisqu’elles représentent 22 % de son PIB. Le 10 décembre 2007, la Chine a confirmé qu’elle allait tripler les quotas d’investissements alloués aux investisseurs institutionnels étrangers pour les porter à 30 milliards de dollars, comme convenu en mai lors de son dialogue économique de haut niveau avec les États-Unis. Cependant, le gouvernement chinois accepte mal qu’une entreprise étrangère prenne le contrôle d’un de ses ?eurons industriels. Depuis 2006, la Chine a durci sa politique à l’égard des investissements étrangers. Le président de l’université du Peuple de Pékin affirme par exemple que « trop de présence étrangère dans les entreprises publiques peut mettre en danger la sécurité économique et nuire à son développement ». Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que diverses administrations chinoises aient retardé ou suspendu sans explication plusieurs investissements phares, comme la prise de participation majoritaire de Seb dans Supor Cookware, ou encore l’entrée d’Arcelor Mittal dans le capital de l’aciériste Laiwu, ou enfin l’offre lancée par Carlyle sur Xugong, équipementier du BTP. Une nouvelle étape a été franchie récemment avec la loi anti-monopole, adoptée le 30 août 2007 par le Congrès national du peuple et qui rentrera en vigueur le 1er août 2008. Cette loi exige que désormais les achats de compagnies chinoises par des entreprises ou investisseurs étrangers soient soumis à des enquêtes de sécurité nationale. En outre, cette loi comporte une clause de sécurité nationale qui permet aux pouvoirs publics d’autoriser ou non l’acquisition d’une entreprise chinoise par une société étrangère. Cette loi illustre parfaitement la modernisation du capitalisme chinois.
  • La Russie de Vladimir Poutine mène une politique commerciale offensive, jouant la carte de ses atouts énergétiques. En 2005, le Premier ministre russe annonçait une réforme des investissements et chargeait le gouvernement Russe de préparer un projet de loi limitant les investissements étrangers dans les secteurs de l’économie liés à la sécurité nationale. Le 14 septembre 2007, la Douma a voté, en première lecture, un texte visant à réglementer les « investissements étrangers dans les sociétés ayant une importance stratégique pour la défense et la sécurité de l’État ». Le texte, voté en deuxième lecture le 21 mars 2008, prévoit que toute entreprise étrangère privée souhaitant acheter plus de 50 % d’un groupe dans un des 42 secteurs d’ importance stratégique devra obtenir l’autorisation d’une commission composée de représentants des ministères responsables de l’économies et de la sécurité nationale. Pour les compagnies publiques étrangères, l’autorisation devra être obtenue dès le seuil de 25 % franchi. Les principaux secteurs concernés sont le nucléaire, les techniques de codage d’informations confidentielles, l’armement, l’aéronautique et l’espace, la prospection géologique des ressources naturelles et l’extraction dans les gisements dits « d’importance fédérale », ainsi que la pêche. L’édition et le secteur des médias (télévision, presse écrite et radio) figurent également dans la liste, mais seuls les médias les plus importants sont concernés, avec par exemple un tirage de plus d’un million pour les périodiques. La loi concerne également les monopoles des services à l’exception de certains services de télécommunications, de la poste, de la distribution d’énergie. Il est également important de souligner que ce document fait aussi état de certains interdits, dont le plus important est l’inadmissibilité de la vente à des étrangers d’entreprises et de biens relevant de la propriété fédérale. Ce texte devra encore être approuvé en troisième lecture, puis par le Conseil de la Fédération, avant d’être paraphé par le président.
  • Le dispositif allemand, issu du modèle de capitalisme « rhénan » constitue, enfin, un système efficace de protection des intérêts nationaux, sans qu’aucun discours intempestif n’effraie les investisseurs étrangers ou les parangons de l’ouverture à tout crin. Il s’appuie sur trois dimensions : d’une part, la détention d’entreprises par des capitaux familiaux ; d’autre part, un réseau de participations croisées entre ces entreprises allemandes ; enfin, le poids des länder dans l’actionnariat de certaines entreprises. Si la coalition gouvernementale réunie par Angela Merkel éprouve de réelles difficultés à établir un consensus sur les problèmes de politique intérieure, il est remarquable de constater à quel point sociaux-démocrates et conservateurs se sont rapidement mis d’accord sur la stratégie à adopter pour protéger l’industrie nationale contre les investissements étrangers. Les fonds d’investissements étant plus connus, en Allemagne, sous le nom de « criquets » [5]. Un accord solide entre l’Union chrétienne-démocrate et le Parti social-démocrate a été conclu sur un projet visant à protéger les secteurs mettant en cause « la sécurité nationale » et les infrastructures stratégiques des fonds étrangers. Projet de loi selon lequel le gouvernement pourrait à l’avenir barrer la route à des investisseurs étrangers s’ils menacent « la sécurité nationale » ou « l’ordre public ». Ce projet, qui vise principalement les fonds spéculatifs, les fonds souverains (contrôlés par des États) et les entreprises étrangères, donnerait à Berlin un droit de veto face au rachat de plus de 25 % d’une entreprise allemande. Face à un investisseur étranger qui lui présenterait officiellement son projet, le gouvernement allemand aurait quatre semaines pour se prononcer. Mais si Berlin découvre qu’un investisseur étranger a pris plus de 25 % du capital d’une entreprise allemande sans le prévenir, le projet prévoit un délai de trois mois après l’opération pour son évaluation par le gouvernement, et la possibilité d’annuler la transaction a posteriori, selon le quotidien. Le 10 janvier 2007, le Frankfurter Allgemeine Zeitung annonçait pourtant un assouplissement des mesures prévues, suite aux pressions de la Commission européenne…

Le rôle du politique

8Au regard des enjeux stratégiques, économiques et sociaux de l’ouverture des marchés et de la réciprocité des échanges, le rôle du politique, acteur du marché et de sa régulation de montrer l’exemple et de proposer aux entreprises des dispositifs vertueux.

9Les entreprises européennes sont parmi les leaders mondiaux dans les secteurs des infrastructures, des transports, de l’énergie, de la transmission et distribution d’électricité, de l’eau, des services urbains, etc. Elles doivent en partie cette prospérité aux règles de passation des marchés publics au sein de l’Union européenne, et plus largement au marché unique européen, qui leur offre un espace sans frontières pour investir et croître, tout en les soumettant à des règles strictes en matière de concurrence. En organisant des compétitions ouvertes et en les incitant ainsi à toujours plus d’innovation et de performance, le marché unique et les règles européennes de passation des marchés publics les préparent au mieux à la concurrence internationale et à la projection sur les marchés extérieurs.

10Cependant, alors même que le marché unique européen est considéré comme le plus ouvert au monde, ces entreprises européennes rencontrent des difficultés importantes pour accéder à ces marchés extérieurs. Ainsi, il n’existe pas de réciprocité d’ouverture des marchés publics entre l’UE et la plupart de ses grands partenaires. Et les entreprises européennes se retrouvent en concurrence avec des entreprises étrangères sur le marché européen, alors même que ces entreprises étrangères bénéficient de marchés domestiques protégés.

11La présidence française de l’UE constitue, à ce titre, une réelle opportunité de trouver les voies et moyens de convaincre les partenaires de l’UE d’accepter une plus grande réciprocité d’ouverture de leurs marchés publics. L’objectif est que les entreprises européennes, habituées à la concurrence sur le marché unique européen, puissent également faire valoir leurs atouts à l’étranger. Il s’agit pour l’UE d’exiger de ses partenaires une réciprocité d’ouverture, et non une réciprocité de fermeture des marchés publics.

12Face à une telle situation – et afin d’obtenir de ses partenaires commerciaux une véritable réciprocité d’ouverture des marchés publics – l’UE devrait tout d’abord placer la question des marchés publics au cœur de ses négociations commerciales.

13Les marchés publics sont aujourd’hui à l’ordre du jour des négociations ouvertes, depuis mai 2007, avec la Corée du Sud, et ALSTOM s’en félicite. Le Canada appelle également de ses vœux de nouvelles négociations commerciales avec l’UE mais regrette que la Commission européenne ne lui prête qu’une oreille distraite. Dans un tel contexte, il serait utile que les autorités nationales et communautaires fassent comprendre au Canada qu’une disposition à ouvrir les marchés publics de leurs Provinces serait sans aucun doute une attitude de nature à convaincre les autorités européennes d’ouvrir des négociations commerciales avec le Canada.

14S’agissant de la Chine, il semblerait qu’elle envisage d’ouvrir des négociations en vue de signer l’Accord sur les marchés publics : cette négociation devrait être l’occasion d’imposer une levée des barrières visibles et invisibles qui freinent l’accès des entreprises européennes.

15Le cas du Japon est plus complexe, en raison des difficultés que nous rencontrons à mettre en évidence l’existence de barrières visibles. Force est pourtant de constater que le marché japonais est l’un des plus fermés au monde (tous secteurs confondus). S’agissant du secteur du transport plus particulièrement, l’usage excessif que font les autorités japonaises de l’exception relative aux « mesures de sécurité opérationnelle » pourrait constituer un premier point d’accroche.

16La question d’une Europe ouverte ou protectionniste n’a pas vraiment de sens, au moment où les européens ont le plus souvent le sentiment d’une Europe « offerte ». L’économie japonaise, par exemple, ne recueille que 2 % d’actifs étrangers alors que près de la moitié des capitaux de la place de Paris le sont. Au cours de la période 2002-2004, la France a été le quatrième pays d’accueil des investissements étrangers, et le quatrième pays d’origine. En France, les groupes étrangers représentent plus d’un quart de l’emploi industriel, contre moins de 20 % en Allemagne, en Espagne, en Italie et aux États-Unis.

En guise de conclusion

17Cette situation de fait n’empêche pas que soit analysée la situation actuelle, avec raison et dans le souci de la défense de nos intérêts. En l’espèce, la promotion de nos valeurs d’ouverture réciproque, de respect du droit et de transparence des marchés internationaux coïncide parfaitement avec la défense de nos intérêts. Pourquoi nous en priver ? En matière de commerce international, le Président de la République a donné le cap : la règle, c’est la réciprocité. La réciprocité, ce n’est pas le protectionnisme. Et l’UE doit exiger de ses partenaires une réciprocité d’ouverture, et non une réciprocité de fermeture. La réciprocité, c’est le bon sens : tous les grandes nations libérales ont une politique d’intervention de l’État.


Date de mise en ligne : 01/12/2011

https://doi.org/10.3917/geoec.045.0119

Notes

  • [*]
    Bernard Carayon, député du Tarn, président de la fondation d’entreprises Prometheus.
  • [1]
    On définira, ici, le développement durable comme la mesure de la performance économique, environnementale et sociétale.
  • [2]
    Bernard Carayon, Patriotisme économique, de la guerre à la paix économique, éditions du Rocher, juin 2006.
  • [3]
    Rapport de la Banque centrale chinoise du 24 février 2008.
  • [4]
    Le « Buy American Act » prévoit, pour tous les marchés publics, que la moitié des biens achetés soient fabriqués ou assemblés sur le sol américain.
  • [5]
    Heuschrecken.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions