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Article de revue

Le patriotisme économique, erreur géoéconomique ?

Pages 85 à 96

Notes

  • [*]
    Mourad Oubrich est professeur à l’université d’Ottawa (Canada), Éric Pomès est doctorant en droit international à l’Institut du droit de la paix et du développement de l’université de Nice, Sophia Antipolis.
  • [1]
    Ainsi, Franck Riboud, lors de la présentation des résultats du groupe Danone a déclaré : « Une des meilleures défenses contre les attaques boursières, c’est la culture d’entreprise : chez Danone, elle fait partie de nos avantages compétitifs. Mais cela n’a rien à voir avec du patriotisme économique ».
  • [2]
    Pierre Beckouche, Le territoire de la globalisation – cours de géoéconomie régionale, p. 12 ; Joseph E. Stiglitz, Principes d’économie moderne, Bruxelles, De Boeck, 2000, p. 866.
  • [3]
    Edward N. Luttwak, Le rêve américain en danger, Paris, Éditions Odile Jacob, 1995.
  • [4]
    Bernard Esambert, La guerre économique mondiale, Paris, Olivier Orban, 1991.
  • [5]
    Pascal Boniface, Les guerres de demain, Paris, Seuil, 2001, p. 120.
  • [6]
    Voir notre ouvrage, La conquête de marchés, le rôle des États, Paris, l’Harmattan, 2004.
  • [7]
    Guy Caron de la Carrière, « Guerre économique », dans Dictionnaire de la mondialisation, Pascal Lorot (dir.), Paris, Ellipses, 2002, p. 218.
  • [8]
    Paul R. Krugman et Maurice Obstfeld, Économie Internationale, 3e édition, Bruxelles, De Boeck, 2001, pp. 168-177.
  • [9]
    « Patriotisme économique, en quête de définition », La Revue Parlementaire, n° 889.
  • [10]
    La question qui se pose est de comprendre pourquoi de telles activités peuvent se créer ailleurs alors qu’on éprouve des difficultés à le faire en France.
  • [11]
    Christian Harbulot, « De la légitimité du patriotisme économique », Revue internationale et stratégique, janvier 2005.
  • [12]
    Ainsi la définition de la puissance donnée par Susan Strange : « pouvoir conféré à un État par la capacité d’offrir, de refuser ou de menacer la sécurité […] ; la capacité d’offrir, de refuser ou de demander des crédits […] ; la capacité de déterminer la localisation, le mode et le contenu de la production manufacturière […] ; la capacité d’influencer les idées et les croyances […] » citée par Jean-Jacques Roche, Relations internationales, 2e édition, Paris, LGDJ, 2001, p. 108.
  • [13]
    Edward N. Luttwak, Le rêve américain en danger, op. cit.
  • [14]
    Jean-Louis Levet, Jean-Claude Tourret, La révolution des pouvoirs. Les patriotismes économiques à l’épreuve de la mondialisation, 2e édition, Paris, Economica, 1992 ; Christian Harbulot, La machine de guerre économique, Paris, Economica, 1992.
  • [15]
    Com., 8 février 1972, Bull.civ.IV, p. 61.
  • [16]
    Elie Cohen, La tentation hexagonale, Paris, Fayard, 1996, Rapport du commissariat général du plan, La nouvelle nationalité de l’entreprise, Paris, La Documentation française, 1999.
  • [17]
    Pierre Jacquet, Option Finance, n° 874, 13 mars 2006.
  • [18]
    Jean-Jacques Rosa, « Patriotisme économique ou souverainisme corporatiste ? », La Revue Parlementaire, n° 887,
  • [19]
    Géopolitique de l’Europe, Bernard Elissade (dir.), Paris, Nathan, 2006, p. 252.
  • [20]
    Ibid., p. 244.
  • [21]
    Paul A. Samuelson et William D. Nordhaus, Économie, Paris, Economica, 2000, p. 727.
  • [22]
    « Patriotisme économique, en quête de définition », op. cit.
  • [23]
    Jean-Jacques Rosa, « Patriotisme économique ou souverainisme corporatiste ? », La Revue Parlementaire, n° 887.
  • [24]
    Mourad Oubrich, « L’intelligence économique au service d’un dispositif géoéconomique », Le matin, 27 mai 2006.
  • [25]
    Jean-Louis Levet et Jean-Claude Tourret, La révolution des pouvoirs. Les patriotismes économiques à l’épreuve de la mondialisation, op. cit., p. 123.
  • [26]
    Christian Harbulot, « De la légitimité du patriotisme économique », op. cit.
  • [27]
    Amartya Sen, Un nouveau modèle de développement, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 15.
  • [28]
    Guy Caron de la Carrière, « Aménagement du territoire », dans Dictionnaire de la mondialisation, Pascal Lorot (dir.), Paris, Ellipses, 2002, p. 460.
  • [29]
    Pierre Jacquet, op. cit.
  • [30]
    Elie Cohen, La tentation hexagonale, op. cit., p. 115.
  • [31]
    Dominique Guellec, Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, 5e édition, Paris, La découverte, collection « Repères », n° 161, 2003, p. 92.
  • [32]
    Ensemble des infrastructures possédées par les collectivités publiques (transport, barrage) et de certains services comme la sécurité ou l’éducation, Dominique Guellec et Pierre Ralle, ibid., p. 52.
  • [33]
    Paul R. Krugman et Maurice Obstfeld, op. cit., p. 168.
  • [34]
    Elie Cohen, La tentation hexagonale, op. cit., p. 110.
  • [35]
    Thierry Montalieu, Économie du développement, Paris, Bréal, 2001, p. 80.
  • [36]
    Géopolitique de l’Europe, op. cit., p. 247.
  • [37]
    Géopolitique de l’Europe, op. cit., p. 251.
  • [38]
    « La France vit une révolution silencieuse dans l’intelligence économique », Le Monde, 21 avril 2004.
  • [39]
    « Une quinzaine de secteurs et 119 technologies considérés comme sensibles », Le Monde, 07 décembre 2004.
  • [40]
    La conquête de marchés, le rôle des États, op. cit.

1Depuis le début des années 1990, nous assistons dans les pays occidentaux et les pays du sud les plus avancés (les autres se débattant pour survivre) à d’âpres débats à propos du rôle que doit avoir l’État dans la compétition économique, et plus particulièrement dans les secteurs stratégiques. Mondialisation oblige, les entreprises ne peuvent plus (mais le veulent-elles réellement [1] ?) être protégées par les frontières étatiques. La période actuelle est à la fois génératrice d’opportunités (conquête de marchés extérieurs) et de risques pour les secteurs non compétitifs.

2Quinze ans après la fin de la Guerre froide, un constat s’impose. La mondialisation a remplacé le communisme comme fondement des politiques occidentales et, comme lui en son temps, elle nourrit toute une littérature fondée sur la peur des citoyens et des États de voir leur niveau de vie ou leur identité touchés par ce processus. Ce constat ne peut être balayé d’un revers de la main, comme le font les défenseurs zélés de l’ultra libéralisme. Étant légitime, cette constatation est au contraire le point de départ des réflexions politiques ayant pour objet la structuration du monde à venir et la place que chacun des acteurs, États, entreprises et individus, doit y tenir. Une première constatation s’impose pour les pouvoirs publics : la mondialisation a entraîné l’inadéquation entre espace institutionnel et fonctionnel [2] ; la marge de manœuvre et d’initiative de ces derniers s’est considérablement réduite en raison de la « déterritorialisation » occasionnée par la mondialisation.

3Partant de ce constat, plusieurs débats ont nourri des réflexions que l’on peut classer en trois catégories. Les premières qualifient la période de guerre économique. Des auteurs, tels qu’Edward Luttwak [3] ou Bernard Esambert [4], ont théorisé au début des années quatre-vingt-dix la guerre économique, qui peut être définie comme « une stratégie agressive fondée sur l’utilisation des allocations économiques afin de parvenir à la réalisation des objectifs nationaux » [5] ; les États se doivent, dès lors, de soutenir leurs entreprises nationales dans la lutte économique mondiale, sous peine d’être relégués au rang d’États ateliers. L’économie est comprise comme un jeu à sommes nulles où il ne peut y avoir qu’un gagnant. Sans rentrer dans le débat sur l’existence ou non d’une telle guerre, qui est surtout un débat sémantique [6], la réalité qu’il sous-tend est, elle, bien réelle [7]. Personne ne peut aujourd’hui nier le fait que certains marchés stratégiques sont remportés grâce à l’aide très active des gouvernements.

4Toutefois, le concept de guerre économique n’explique pas réellement l’économie actuelle. Son défaut principal est de fusionner l’intérêt de l’État et celui des entreprises nationales. Plus encore, en réduisant le champ économique à un champ de bataille, il peine à expliquer le bien fondé des nombreuses coopérations existantes entre entreprises de nationalités différentes. Ces précisions faites, force est de constater que la situation économique actuelle, parfois marquée par une certaine déloyauté, est loin de répondre aux standards libéraux. Une réflexion forte sur la place de l’État dans l’organisation de l’économie doit dès lors être menée. C’est cette tâche que se sont assignées les deux autres approches. La deuxième approche voit s’ouvrir une nouvelle ère, celle de la géoéconomie ; la troisième, et la plus récente, synthétisant les deux premières, parle de la nécessité du patriotisme économique. L’apparition de cette notion doit beaucoup au député Bernard Carayon dont les réflexions menées dans plusieurs rapports, commandés par le Premier ministre, font ressortir que la France, et pourquoi pas l’Union européenne, devraient faire preuve de patriotisme économique. Cette notion laisse perplexe. En effet, sans rejeter au fond une argumentation par ailleurs pertinente, ce nouveau concept a de quoi apeurer et rendre méfiants nos partenaires. Or, les mots sont souvent révélateurs des pensées réelles de leur concepteur.

5Face au flou de la notion, un effort de définition et de compréhension est nécessaire. La question posée par le patriotisme économique est en premier lieu de savoir si l’État doit intervenir dans l’économie. Si tel est le cas, il faut être capable d’une part d’expliciter le pourquoi (le fait-il dans l’intérêt général ou pour répondre à des intérêts particuliers ?), et d’autre part, de déterminer le comment et les risques encourus. La problématique commune à ces trois approches de la mondialisation est de s’interroger sur le rôle que peut et que doit jouer l’État pour conserver, voire accroître, son rang mondial.

6L’État ne peut en effet se désintéresser (au sens de laisser faire le marché) de la production des hautes technologies par les entreprises nationales. Mais cet intérêt ne doit pas non plus, et c’est le risque, tomber dans le corporatisme ou le protectionnisme. Au contraire, il doit donner naissance à des politiques volontaristes ou, mieux encore, à des politiques ayant des effets externes [8]. Outre ces politiques, l’État doit pouvoir offrir une certaine sécurité à ses entreprises, non en déclenchant des actions offensives agressives, mais en les aidant à faire face aux menaces que constituent les procédés parfois déloyaux de leurs concurrents aidés par leurs États. Pour effectuer cette différence, nous devons appliquer en ce domaine les enseignements de la guerre juste. Juste cause, c’est-à-dire ne répondre que dans l’hypothèse d’une déloyauté avérée, et proportionnalité, c’est-à-dire répondre à l’attaque de manière à la faire cesser, à réparer d’éventuels dommages, sans aller plus loin que nécessaire dans la réponse apportée.

7Par conséquent s’il est certain que l’État, garant du bien commun, doit s’intéresser aux phénomènes économiques, son intervention doit se limiter à établir les conditions de la sécurité économique du pays et non s’immiscer dans la concurrence entre entreprises.

Le terme patriotisme économique : danger pour l’État ?

8Un concept ne peut servir de fondement à une politique que si sa définition est précise. La difficulté que pose justement le patriotisme économique est qu’il est porteur de confusion. Il semble suggérer que l’État français souhaiterait rétablir un certain protectionnisme au bénéfice de certains secteurs. La méfiance qui entoure ce concept est d’autant plus compréhensible que, comme le souligne fort justement le député Arnaud Montebourg, « parler de patriotisme économique, c’est parler du rapport entre l’action publique, la politique et le marché » [9].

9Dès lors, quelle peut être la définition du patriotisme économique ? Il s’agirait pour l’État d’aider ou de préférer la production de certaines entreprises – celles qui, à son avis, sont importantes pour l’intérêt national. Il ne s’agirait pas de protectionnisme mais de soutien, soit à des secteurs clés pour l’avenir national [10], soit à des secteurs clés connaissant des conditions de concurrence déloyale.

10Mais pourquoi, alors que depuis un certain nombre d’années est enseignée la supériorité du libre-échange et du marché par rapport aux interventions étatiques, une politique patriotique dans le domaine économique serait-elle nécessaire ?

11Pour Christian Harbulot [11], la légitimité d’une telle politique est l’accroissement de puissance que permet l’autonomie stratégique. L’État doit alors raisonner, selon le député Bernard Carayon, en termes de dépendance stratégique et d’atteinte à la souveraineté. Pour ces auteurs, faute d’une telle attitude, la France hypothèque son avenir. Ces propos sont à la fois pertinents et limités. Pertinents, car aujourd’hui la notion de puissance ne se limite plus à la puissance militaire. Les variables économiques et culturelles revêtent également une forte importance [12]. Si la France, par manque de vision stratégique, prend du retard dans les technologies du futur et voit corrélativement sa place dans l’économie mondiale se réduire, elle hypothéque son avenir et ses chances de faire entendre son projet. Or, les analyses d’Edward Luttwak nous apprennent que certaines technologies (dites de souveraineté [13]), sont primordiales pour un État qui veut s’imposer à l’heure de la mondialisation. Et en regardant les politiques des pays leaders dans ces technologies, les États-Unis et le Japon par exemple [14], on s’aperçoit que ces États ont des politiques de soutien ciblées. Dès lors, pourquoi la France se pose-t-elle autant de questions pour adopter des démarches similaires ?

12La réponse à cette question relève de l’existence de quatre freins et d’une difficulté. Le premier frein tient à la prise de conscience tardive, en France, des conséquences économiques de la fin de la Guerre froide et de la réticence au partage de l’information qui caractérise la culture française. Le deuxième frein à la définition de politiques volontaristes tient à la définition de plus en plus difficile de la nationalité des entreprises. Les entreprises, avec la globalisation, semblent raisonner au niveau mondial et non plus au niveau d’un territoire limité. Se pose ainsi la question de savoir si les entreprises ne deviennent pas totalement étrangères aux notions de nation et de territoire.

13La nationalité d’une entreprise est une notion floue. En effet, juridiquement en France, la nationalité d’une entreprise est définie par le lieu de son siège social ou, en cas de doute, les juges recherchent son siège réel, qui est le lieu depuis lequel la société est gouvernée, le lieu de sa direction financière et administrative [15]. Or, la multiplication des localisations d’une entreprise rend ces critères difficiles à appliquer ; l’identité nationale des entreprises n’est plus évidente. En outre, leur activité étant internationale, l’aide des États pour renforcer leurs entreprises historiquement nationales, permet en même temps un renforcement des entreprises étrangères auxquelles elles sont liées. Airbus est l’illustration parfaite de ce paradoxe : entreprise européenne aidée par les gouvernements européens qui, de plus en plus, fait travailler des sous-traitants américains. L’établissement de la nationalité de l’entreprise pose dès lors problème [16], l’identité supposée entre intérêt national et intérêt du « champion national » devient discutable. Ainsi, pour Robert Reich la nationalité des entreprises est anachronique, car le capital de celles-ci est souvent détenu par des actionnaires étrangers. Ainsi, près de 50 % du capital du CAC 40 est détenu par des investisseurs étrangers [17]. Bien plus encore, quel serait l’avantage de conserver un capital français comme l’illustre l’affaire de la fusion entre Suez et Gaz de France. Comme le fait remarquer Jean-Jacques Rosa « qu’est-ce que le patriotisme économique ? Il est présenté par le gouvernement comme une défense des intérêts du pays, des entreprises françaises, et de leurs salariés. Ces intérêts seraient mieux servis par des actionnaires et managers français que par des actionnaires et managers belges, britanniques, américains, chinois ou italiens. Une telle différence apparaît a priori peu plausible, sachant que les actionnaires (quelle que soit leur nationalité) ont pour objectif la maximisation de la valeur de l’entreprise, tandis que les dirigeants, qui ont légitimement le devoir de les servir, doivent poursuivre le même but » [18]. Faut-il a contrario conclure de ce raisonnement que certaines entreprises, au regard de leur intérêt pour l’indépendance nationale, devraient se voir appliquer un droit dérogatoire ? Or, il est peu probable que de telles entreprises bénéficient d’une quelconque exception quant au droit issu de l’Organisation mondiale du commerce. La définition de la nationalité et le droit de l’OMC sont donc deux obstacles importants à la définition de politiques volontaristes.

14Le troisième frein tient au processus d’intégration européenne. Ce processus est mené selon l’idéologie libérale pour qui l’intervention étatique dans le marché est forcément contre-productive. La conséquence de ce postulat est la restriction voire l’interdiction faite aux États de recourir à de telles politiques faussant le jeu de la concurrence. Comme l’a fait remarquer le député Bernard Carayon « l’UE s’est construite sur la base d’une politique concurrentielle rétive à la constitution de champions nationaux ou communautaires ». Plus fondamentalement encore, la contradiction entre le projet européen et les politiques volontaristes tient dans le choix de croissance effectué par les pays membres depuis 1957. Au lieu de mener une politique de croissance tournée vers l’innovation à l’instar des États-Unis, le projet européen a misé sur une croissance par la création et l’homogénéisation d’un grand marché continental [19]. Ce choix s’est traduit par une augmentation de l’écart de croissance et de productivité entre les États-Unis et l’Union européenne. Ainsi depuis le début des années 1990, alors que la productivité a crû de 2,2 % en moyenne par an aux États-Unis, cette augmentation n’a été que de 1,4 % pour l’Union européenne [20]. Or, l’accroissement du niveau de vie d’un pays est déterminé par sa productivité [21]. Le respect de la concurrence et le choix de modèle de croissance interdisent, ou, au mieux, retardent, la définition de politiques volontaristes qui seraient nécessaires à un accroissement du niveau de vie des populations et de la compétitivité européenne.

15Quatrième et dernier frein, le risque de représailles. Le député Pierre Méhaignerie juge ainsi le terme patriotisme économique « porteur de confusion sur le nationalisme, le protectionnisme ; porteur de représailles et qui engendre la méfiance de nos voisins européens » [22].

16Ces quatre freins détaillés, il reste à examiner la difficulté que pose le patriotisme économique : quels secteurs et quelles entreprises pourraient en bénéficier sans tomber dans le corporatisme [23] ? Comment définir si une entreprise est« souhaitable » pour un État ? De prime abord, on pourrait soutenir que ce sont les entreprises qui sont primordiales à l’indépendance de l’État. Mais ce qui est important pour l’État n’est pas pour autant déterminé. À notre avis, ce qui définit de telles entreprises, ce sont les activités primordiales à l’ère de la mondialisation telles que la biochimie, les techniques et technologies ayant trait à l’environnement, la communication, les entreprises de culture… Pour ce faire, ce dont un État a besoin, c’est d’un dispositif géoéconomique [24] qui façonne son environnement dans le long terme et non d’un patriotisme économique qui fait ressembler l’État à un pompier sauveteur sans stratégie à long terme, se contentant d’arbitrer entre les différents groupes de pression au détriment d’une action publique efficace [25].

La posture géoéconomique, nécessité pour l’État

17Christian Harbulot justifie le patriotisme économique comme un moyen pour l’État de maintenir son développement grâce à la détermination d’objectifs géoéconomiques [26]. Ceci est, à notre avis, à la fois vrai et faux. Faux car il utilise le concept de patriotisme économique qui obscurcit le réel enjeu. L’enjeu est bien de permettre à la France, d’une part, d’avoir une croissance économique suffisante pour accroître son rang international tout en maîtrisant son indépendance et, d’autre part, d’améliorer son développement – entendu comme l’accroissement des possibilités offertes à la population [27]. Or, pour parvenir à ce résultat il n’est nul besoin de recourir à des créations sémantiques et conceptuelles. Il existe suffisamment d’outils et de démarches, tel l’aménagement du territoire ou les sciences économiques, qui permettent d’atteindre les objectifs définis, comme le soulignait d’ailleurs la commission Solow pour qui l’État, par des politiques d’infrastructures, d’éducation, de recherche, peut améliorer la compétitivité des États-Unis. Pour assurer une certaine unité à cette « boîte à outils » nous avons à notre disposition la géoéconomie. Cette dernière traduit « l’investissement de l’État » dans la conduite de stratégies économiques. Ainsi, l’aménagement du territoire peut être compris comme une traduction géographique de ces stratégies [28]. Loin du protectionnisme que sous-tend le patriotisme économique, ces stratégies ont pour but de rendre attractif le territoire afin d’attirer et de maintenir une activité productive innovante et à forte valeur ajoutée, ainsi que de créer et conserver des emplois qualifiés et bien rémunérés. Pour y parvenir, les politiques à mener, loin des « barbouzeries » souvent prescrites, consistent en des efforts d’enseignement de recherche, d’infrastructures, de fiscalité [29]… Le but est d’attirer des entreprises sur le territoire sans que l’État n’intervienne dans le fonctionnement de l’entreprise [30].

18On sait que la croissance provient de l’accumulation du capital physique, technologique et humain [31]. Dès lors, l’action de l’État doit être de favoriser la création de ces facteurs de production. Afin d’atteindre ce but, l’État doit créer un environnement attractif pour les entreprises, conditionné par la qualité du capital public [32]. Ce capital public fournit un cadre dans lequel vont pouvoir se déployer les entreprises. Le rôle de l’État est bien de gérer et de fournir les infrastructures nécessaires à l’économie. C’est à lui en effet que revient de gérer de tels aménagements (routes…) générateurs d’économies externes qui peuvent permettre la création de districts industriels [33]. Le gouvernement français s’est lancé dans ce genre de politique avec la création des pôles de compétitivité.

19Le rôle de l’État stratège en géoéconomie est donc de définir un cadre facilitant la localisation d’entreprises prédéfinies [34]. Pour y parvenir, plusieurs instruments sont à sa disposition. Le plus simple concerne la fiscalité. En offrant une fiscalité avantageuse, l’État peut espérer décider certaines entreprises à venir s’installer sur son territoire. Ainsi, dans l’Union Européenne, la France, qui connaît une croissance faible et qui se plaint des délocalisations, a un taux d’imposition sur les bénéfices de 35 %. Au contraire, l’Irlande, qui est dans une phase de croissance soutenue, a une imposition en ce domaine de 12,5 %. Mais réduire la fiscalité n’est évidemment pas suffisant pour convaincre les entreprises ; le rôle de l’État est de créer des facteurs plus fondamentaux pour une entreprise. Un des plus importants réside dans une politique d’éducation adaptée. La qualification de la main-d’œuvre est un avantage indéniable pour attirer une entreprise qui sera ainsi certaine de la bonne absorption de son capital [35]. On voit ici l’importance de l’État stratège qui aura su anticiper dans ses politiques d’éducation l’évolution des besoins du marché. À cette main-d’œuvre qualifiée doit s’ajouter une politique de recherche/développement ambitieuse car c’est elle qui permet d’avoir des entreprises fortes et une économie en expansion sur le long terme. En ce domaine, l’État dispose de nombreux instruments qui vont de l’avantage fiscal à la commande publique, notamment dans le domaine de la défense. Or, force est de constater qu’en la matière, l’Union européenne est loin derrière les autres puissances économiques. Alors qu’elle consacre 1,9 % de son PIB à la R&D, les États-Unis et le Japon y consacrent respectivement 2,8 % et 3,12 % [36].

20Sans cette R&D, un État est condamné à faire du suivisme technologique ou à se transformer en pays atelier. Situation d’autant plus préoccupante pour l’UE que le nombre de chercheurs dans la force de travail est inférieur à celui des États-Unis et du Japon. Il est en France de 2,5 % contre 6,7 %et 6 % respectivement aux États-Unis et au Japon. Consciente de ce double défi, l’UE, à Lisbonne en 2000, a marqué dans l’ Agenda 2010 sa volonté de devenir le premier pôle technologique mondial [37]. Dans la réalité, les actes sont loin des ambitions affichées. En effet, dans le budget communautaire de 2007-2013, le poste des politiques internes (recherche, éducation, innovation et compétitivité) représente 7,8 %, contre près de 40 % pour celui des dépenses agricoles.

21Ce sont ces démarches dynamiques et volontaires qui donneront les clés aux gagnants de la mondialisation, et non le repli dans un patriotisme économique dangereux pour l’image d’un État. Toutefois, il ne peut être ignoré que si cette politique d’attractivité du territoire est primordiale, certaines entreprises sont la cible d’attaques peu loyales de la part de leurs concurrents, parfois aidés par leurs États.

22Dans ces hypothèses, l’État doit établir une protection pour ses entreprises. Deux cas de figures peuvent être envisagés. Le premier est celui des OPA dans des domaines considérés comme sensibles pour la sécurité nationale. L’intervention, dans cette hypothèse, doit avoir pour objectif de garantir la continuité et la sécurité de la production visée, notamment en ce qui concerne les recherches et innovations qu’elle implique. Le système américain prévoit ainsi qu’un investisseur étranger rachetant une entreprise sensible n’a pas accès à ses laboratoires et ne peut en changer la direction [38]. La France, par la loi du 1er août 2003, s’est dotée d’un tel système de contrôle des investissements étrangers dans les entreprises intéressant la sécurité nationale et l’ordre public [39]. Ici, le but est de protéger, non une entreprise pour elle-même, mais une production en ce qu’elle a de vitale pour la sécurité nationale.Le second cas de figure est la perte d’un marché par une entreprise française en raison d’une concurrence déloyale. L’État doit ici intervenir, si un État étranger a joué un rôle actif. Il doit alors utiliser ses services, notamment de renseignement, pour faire de la contre ingérence et rétablir une sorte de loyauté dans la concurrence internationale [40].

23***

24Loin d’être un outil pertinent dans la mondialisation, le patriotisme économique peut être au contraire un risque pour l’État qui l’utiliserait. Sans ignorer les pratiques déloyales qui subsistent dans le commerce international, mieux vaut, dans le contexte actuel, établir des politiques d’attractivité du territoire, seules capables d’attirer, par les avantages qu’elles procurent, les productions souhaitables pour les économies nationales.

25Que l’on se place du point de vue du patriotisme économique ou de l’analyse géoéconomique, les activités sensibles ou souhaitables doivent dans les deux cas être définies par le pouvoir politique. Se pose alors la question de la capacité de l’État à être un stratège et à anticiper sur le futur. Seul un partenariat entre les entreprises, grandes, moyennes ou petites, et l’État peut y parvenir.


Date de mise en ligne : 01/12/2011.

https://doi.org/10.3917/geoec.045.0085

Notes

  • [*]
    Mourad Oubrich est professeur à l’université d’Ottawa (Canada), Éric Pomès est doctorant en droit international à l’Institut du droit de la paix et du développement de l’université de Nice, Sophia Antipolis.
  • [1]
    Ainsi, Franck Riboud, lors de la présentation des résultats du groupe Danone a déclaré : « Une des meilleures défenses contre les attaques boursières, c’est la culture d’entreprise : chez Danone, elle fait partie de nos avantages compétitifs. Mais cela n’a rien à voir avec du patriotisme économique ».
  • [2]
    Pierre Beckouche, Le territoire de la globalisation – cours de géoéconomie régionale, p. 12 ; Joseph E. Stiglitz, Principes d’économie moderne, Bruxelles, De Boeck, 2000, p. 866.
  • [3]
    Edward N. Luttwak, Le rêve américain en danger, Paris, Éditions Odile Jacob, 1995.
  • [4]
    Bernard Esambert, La guerre économique mondiale, Paris, Olivier Orban, 1991.
  • [5]
    Pascal Boniface, Les guerres de demain, Paris, Seuil, 2001, p. 120.
  • [6]
    Voir notre ouvrage, La conquête de marchés, le rôle des États, Paris, l’Harmattan, 2004.
  • [7]
    Guy Caron de la Carrière, « Guerre économique », dans Dictionnaire de la mondialisation, Pascal Lorot (dir.), Paris, Ellipses, 2002, p. 218.
  • [8]
    Paul R. Krugman et Maurice Obstfeld, Économie Internationale, 3e édition, Bruxelles, De Boeck, 2001, pp. 168-177.
  • [9]
    « Patriotisme économique, en quête de définition », La Revue Parlementaire, n° 889.
  • [10]
    La question qui se pose est de comprendre pourquoi de telles activités peuvent se créer ailleurs alors qu’on éprouve des difficultés à le faire en France.
  • [11]
    Christian Harbulot, « De la légitimité du patriotisme économique », Revue internationale et stratégique, janvier 2005.
  • [12]
    Ainsi la définition de la puissance donnée par Susan Strange : « pouvoir conféré à un État par la capacité d’offrir, de refuser ou de menacer la sécurité […] ; la capacité d’offrir, de refuser ou de demander des crédits […] ; la capacité de déterminer la localisation, le mode et le contenu de la production manufacturière […] ; la capacité d’influencer les idées et les croyances […] » citée par Jean-Jacques Roche, Relations internationales, 2e édition, Paris, LGDJ, 2001, p. 108.
  • [13]
    Edward N. Luttwak, Le rêve américain en danger, op. cit.
  • [14]
    Jean-Louis Levet, Jean-Claude Tourret, La révolution des pouvoirs. Les patriotismes économiques à l’épreuve de la mondialisation, 2e édition, Paris, Economica, 1992 ; Christian Harbulot, La machine de guerre économique, Paris, Economica, 1992.
  • [15]
    Com., 8 février 1972, Bull.civ.IV, p. 61.
  • [16]
    Elie Cohen, La tentation hexagonale, Paris, Fayard, 1996, Rapport du commissariat général du plan, La nouvelle nationalité de l’entreprise, Paris, La Documentation française, 1999.
  • [17]
    Pierre Jacquet, Option Finance, n° 874, 13 mars 2006.
  • [18]
    Jean-Jacques Rosa, « Patriotisme économique ou souverainisme corporatiste ? », La Revue Parlementaire, n° 887,
  • [19]
    Géopolitique de l’Europe, Bernard Elissade (dir.), Paris, Nathan, 2006, p. 252.
  • [20]
    Ibid., p. 244.
  • [21]
    Paul A. Samuelson et William D. Nordhaus, Économie, Paris, Economica, 2000, p. 727.
  • [22]
    « Patriotisme économique, en quête de définition », op. cit.
  • [23]
    Jean-Jacques Rosa, « Patriotisme économique ou souverainisme corporatiste ? », La Revue Parlementaire, n° 887.
  • [24]
    Mourad Oubrich, « L’intelligence économique au service d’un dispositif géoéconomique », Le matin, 27 mai 2006.
  • [25]
    Jean-Louis Levet et Jean-Claude Tourret, La révolution des pouvoirs. Les patriotismes économiques à l’épreuve de la mondialisation, op. cit., p. 123.
  • [26]
    Christian Harbulot, « De la légitimité du patriotisme économique », op. cit.
  • [27]
    Amartya Sen, Un nouveau modèle de développement, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 15.
  • [28]
    Guy Caron de la Carrière, « Aménagement du territoire », dans Dictionnaire de la mondialisation, Pascal Lorot (dir.), Paris, Ellipses, 2002, p. 460.
  • [29]
    Pierre Jacquet, op. cit.
  • [30]
    Elie Cohen, La tentation hexagonale, op. cit., p. 115.
  • [31]
    Dominique Guellec, Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, 5e édition, Paris, La découverte, collection « Repères », n° 161, 2003, p. 92.
  • [32]
    Ensemble des infrastructures possédées par les collectivités publiques (transport, barrage) et de certains services comme la sécurité ou l’éducation, Dominique Guellec et Pierre Ralle, ibid., p. 52.
  • [33]
    Paul R. Krugman et Maurice Obstfeld, op. cit., p. 168.
  • [34]
    Elie Cohen, La tentation hexagonale, op. cit., p. 110.
  • [35]
    Thierry Montalieu, Économie du développement, Paris, Bréal, 2001, p. 80.
  • [36]
    Géopolitique de l’Europe, op. cit., p. 247.
  • [37]
    Géopolitique de l’Europe, op. cit., p. 251.
  • [38]
    « La France vit une révolution silencieuse dans l’intelligence économique », Le Monde, 21 avril 2004.
  • [39]
    « Une quinzaine de secteurs et 119 technologies considérés comme sensibles », Le Monde, 07 décembre 2004.
  • [40]
    La conquête de marchés, le rôle des États, op. cit.
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