Notes
-
[1]
André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, Paris, Armand Colin, 1913 ; Paul F. Lazarsfeld, Bernard Berelson et Hazel Gaudet, The People’s Choice, New York, Columbia University Press, 1944.
-
[2]
Claude Dargent, « Les catholiques français et le Front national », Études, n° 12, 2016, p. 19-30.
-
[3]
Voir par exemple Guy Michelat et Michel Simon, Classe, religion et comportement politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1977.
-
[4]
Yann Raison du Cleuziou, Une contre-révolution catholique. Aux origines de la Manif pour tous, Paris, Seuil, 2019, p. 22.
-
[5]
Gaël Brustier, Le Mai 68 conservateur. Que restera-t-il de la manif pour tous ?, Paris, Les éditions du Cerf, 2014.
-
[6]
Céline Béraud et Philippe Portier, Métamorphoses catholiques. Acteurs, enjeux et mobilisations depuis le mariage pour tous, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2015.
-
[7]
Yann Raison du Cleuziou, Qui sont les cathos aujourd’hui ? Sociologie d’un monde divisé, Paris, Desclée de Brouwer, 2014.
-
[8]
Didier Fassin et Dominique Memmi (dir.), Le gouvernement des corps, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 2004.
-
[9]
Rémi Lenoir, « À propos de la généalogie de la morale familiale », Actuel Marx, n° 37, 2005, p. 43-54.
-
[10]
Anne Kupiec, « Karl Mannheim, l’utopie et le temps », Mouvements, n° 45-46, 2006, p. 89.
-
[11]
Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie : comment les élites françaises fabriquent le problème musulman, Paris, La Découverte, 2013.
-
[12]
Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 2, n° 2-3, 1976, p. 3-73.
-
[13]
Caroline Baudinière, « Une mobilisation de victimes illégitimes. Quand les épurés français de la Seconde Guerre mondiale s’engagent à l’extrême droite », Raisons politiques, n° 30, 2008, p. 21-39.
-
[14]
Joseph R. Gusfield, Symbolic Crusade : Status Politics and the American Temperance Movement, Urbana, University of Illinois Press, 1963.
-
[15]
Éric Agrikoliansky et Annie Collovald, « Mobilisations conservatrices : comment les dominants contestent ? », Politix, n° 106, 2014, p. 7-29.
À propos de…
Yann Raison du Cleuziou, Paris, Seuil, 2019, 384 p.
1La sociologie électorale a souligné depuis longtemps l’existence d’une corrélation entre l’appartenance religieuse et les comportements électoraux [1]. Comme l’explique Claude Dargent, il n’existe pas une religion qui serait intrinsèquement plus progressiste ou plus conservatrice qu’une autre : le positionnement politique des différents groupes religieux est davantage corrélé aux positions sociales qu’ils occupent au sein d’un espace national donné et à l’histoire des structures sociopolitiques de cet espace [2]. En l’occurrence, en France, dans un pays longtemps qualifié de « fille aînée de l’Église », les études sociologiques constatent que les catholiques votent majoritairement à droite [3]. Toutefois, comme le souligne Yann Raison du Cleuziou dans son ouvrage, les « marges progressistes » au sein de l’Église catholique sont « scrutées » par les chercheurs qui y voient le signe de probables changements [4]. Or, en 2012, l’opposition de nombreux catholiques au « mariage pour tous » rend visible un militantisme conservateur encore vivace. L’émergence de la Manif pour tous (LMPT) engendre la surprise et suscite alors l’intérêt des champs politiques et académiques. Tandis que le politologue Gaël Brustier qualifie le mouvement de « Mai 68 conservateur [5] », Céline Béraud et Philippe Portier n’hésitent pas à parler de « métamorphoses catholiques [6] ».
2Une contre-révolution catholique. Aux origines de la Manif pour tous s’inscrit dès lors dans ce contexte académique. Les mobilisations « anti-loi Taubira » sont l’occasion pour Yann Raison du Cleuziou, maître de conférences en science politique à l’université de Bordeaux et spécialiste de la politisation du catholicisme en France, d’étudier plus largement l’histoire politique des marges conservatrices au sein de l’Église catholique. Après avoir souligné en 2014 l’hétérogénéité des profils « idéal-typiques » des « catholiques engagés [7] », l’auteur propose une analyse spécifique du « catholicisme observant » en retraçant son histoire de 1970 à 2018. Reprenant une catégorie déjà mobilisée dans ses précédents travaux, il désigne ainsi l’un des profils de catholiques les plus disciplinés dans leurs pratiques religieuses et les plus respectueux vis-à-vis de l’autorité des formes instituées. Percevant les évolutions sociétales comme une potentielle « décadence » en rupture avec la tradition chrétienne, ces « catholiques observants » ont été particulièrement engagés dans la Manif pour tous. Cet ouvrage foisonnant mais à la fois très accessible invite à s’interroger sur l’identité de ces catholiques conservateurs, leurs idées ainsi que leurs répertoires d’action. Comment expliquer le renforcement de l’influence du traditionalisme chez les catholiques les plus pratiquants ? Quel est le poids politique de ces « observants » ? Comment se positionnent-ils au sein des débats sur la laïcité ? Qu’est-ce que le conservatisme ? Et pourquoi paraît-il se renouveler ? Ce sont autant de questions que soulève Yann Raison du Cleuziou.
3Si la « cuisine méthodologique » élaborée par le chercheur pour répondre à ces interrogations n’est pas explicitée, la lecture de l’ouvrage et des notes de bas de page permet de constater que l’enquête retrace l’histoire des idées observantes en se fondant sur un nombre conséquent de matériaux discursifs. En effet, la recherche s’adosse à une importante littérature scientifique et, surtout, invite le lecteur à s’immerger au cœur de la pensée catholique conservatrice en analysant les discours produits par ses représentants sur plusieurs décennies. Les ouvrages de Jean-Paul II et de Benoît XVI sont notamment étudiés, ainsi que les prises de parole de la Conférence des évêques de France ou certaines notes doctrinales de la Congrégation de la doctrine de la foi. L’auteur n’en oublie toutefois pas la production des idées de la part de « laïques » qui contribuent également à la diffusion de la pensée catholique observante et à l’interprétation des consignes doctrinales. Sont ainsi étudiés les discours d’acteurs associatifs, les ouvrages d’auteurs lus dans l’« univers catholique » comme Michel Houellebecq ou Jean-Claude Guillebaud et des revues ou des blogs tels que Famille chrétienne, Valeurs actuelles, Liberté politique ou Le salon beige. La presse nationale est également mobilisée pour analyser la manière dont ces « observants » sont perçus dans l’actualité.
4Parmi les recherches menées sur les marges conservatrices depuis la Manif pour tous, l’originalité de l’ouvrage tient en partie à la manière dont ces marges sont envisagées au sein de l’Église catholique. L’auteur entend en effet démontrer que, si ces marges restent une minorité numérique parmi l’ensemble des catholiques, elles constituent le groupe le plus important chez les pratiquants hebdomadaires et l’un des plus mobilisés. Dès 1988, Jean-Yves Camus explique qu’il est nécessaire de distinguer ce qu’il appelle les catholiques « intégristes » des catholiques « traditionalistes »8. Les catholiques « intégristes », en refusant tout compromis avec l’« esprit du siècle », ont été progressivement exclus des institutions ecclésiastiques et ont perdu leur capacité d’influence. En revanche, les catholiques « traditionalistes », intransigeants dans le domaine de la pratique cultuelle, sont restés fidèles à la hiérarchie romaine. Selon Yann Raison du Cleuziou, dans un contexte d’affaiblissement des pratiques religieuses et de défections d’un nombre croissant de fidèles, ce sont ces catholiques traditionalistes « observants » qui sont les plus à même de perpétuer leur foi et de la transmettre sur plusieurs générations. Dès lors, les observants constitueraient aujourd’hui, par leur ampleur nouvelle, la matrice des évolutions de l’Église, contrairement à ce que l’on aurait pu croire il y a encore quelques décennies.
5Dans une première partie, l’ouvrage s’attache à donner des éléments d’explication de la montée en puissance du catholicisme observant entre le début des années 1990 et les années 2000. Il montre que les évolutions sociétales des dernières décennies ont provoqué un sentiment de marginalité chez les catholiques, sentiment qui aboutit à un « redéploiement intransigeant » de ces derniers et à la création de nouveaux registres d’opposition. Dans une deuxième partie, Yann Raison du Cleuziou étudie la manière dont les catholiques observants vont chercher à peser sur le champ politique mais également comment ce dernier, surtout à droite, se recompose autour d’enjeux que les catholiques vont chercher à lui imposer. Enfin, la troisième et dernière partie du livre traite du renforcement global du conservatisme dans un contexte de remise en cause de l’« idéologie du progrès » et de la multiplication des discours politiques identitaires entre 2007 et 2018. Si on peut regretter une analyse parfois surplombante, l’ensemble de l’ouvrage a le mérite d’interroger les mutations du catholicisme en proposant une histoire des idées contextualisée, non déconnectée des répertoires d’action mobilisés.
Une histoire des idées catholiques conservatrices
6Yann Raison du Cleuziou inscrit indéniablement son ouvrage dans le domaine de l’histoire des idées politiques. En l’occurrence, ce sont les idées du catholicisme « observant » et son histoire qui sont appréhendées avec finesse au prisme d’un sujet central lors des « manifs pour tous » : celui de la morale familiale et sexuelle. Le livre retrace en effet les différentes prises de position conservatrices de l’Église et de ses adeptes sur la contraception, l’interruption volontaire de grossesse, l’euthanasie ou encore l’homosexualité. À travers l’étude des écrits et des discours de ces conservateurs, l’auteur dépeint leur goût pour les hiérarchies et les solidarités locales et affinitaires, leur refus du relativisme et leur méfiance à l’égard des interventions étatiques. Le livre ne se limite toutefois pas à la seule analyse textuelle des écrits « observants » et cherche également à les replacer dans le contexte qui les a engendrés et dans lequel ils prennent sens. Le contexte des années 1970, au cours desquelles les progrès technologiques et médicaux incitent l’État à instaurer un « gouvernement des corps [8] » constitue l’une des principales explications avancées par Yann Raison du Cleuziou du renouvellement de la rhétorique familialiste catholique. Comme le montre Rémi Lenoir, l’Église catholique commence à imposer une certaine morale familiale dès le ive siècle en prenant des mesures interdisant par exemple « la répudiation des femmes stériles, les mariages consanguins […], l’adoption des enfants, la polygamie, le divorce [9] ». Toutefois, l’Église est concurrencée sur cette question par la bourgeoisie de robe au cours du xixe siècle. À partir des années 1960, le « familialisme d’État » rompt définitivement avec les fondements du « familialisme d’Église » qui est dès lors incité à développer ses propres concepts. Selon Karl Mannheim, la « mentalité conservatrice » a la spécificité de ne s’intéresser aux idées que lorsque l’ordre établi est menacé : « ce fut son adversaire libéral qui, pour ainsi dire, la poussa dans cette arène de combat » [10]. Les nombreux rappels, effectués sous le pontificat de Jean Paul II, de l’importance de la loi naturelle ne sont donc pas dépourvus de « force illocutoire » et sont à comprendre comme une action face à la légalisation de l’avortement et au développement de la contraception. Or, de l’adoption du pacte civil de solidarité (PACS) jusqu’au « mariage pour tous », les positions ecclésiastiques sont progressivement marginalisées et cette marginalisation renforce un sentiment d’exclusion qui va se traduire par un accroissement du poids des « observants ». Si la pensée des catholiques conservateurs paraît donc dépassée, il est toutefois intéressant de constater que sa réception est paradoxalement facilitée par les circonstances spécifiques du début du xxie siècle. En effet, le contexte de la crise écologique donne une nouvelle résonance à leur méfiance affichée envers le progrès, et la construction du « problème musulman [11] » entraine une multiplication des références aux « racines » chrétiennes dans les discours politiques dont ils peuvent potentiellement bénéficier. Si le livre met alors en évidence que l’évolution de la pensée catholique conservatrice résulte de stratégies de redéfinition, il rappelle surtout qu’il s’agit de stratégies d’adaptation face à des circonstances que les observants ne maîtrisent pas eux-mêmes nécessairement.
7Afin de comprendre la montée en puissance du catholicisme observant, Yann Raison du Cleuziou retrace donc le contexte externe au champ religieux mais il montre également l’existence de ses recompositions internes. Le lecteur découvre en effet que le clergé a connu des évolutions et n’est plus le même que celui des années post-68. Les jeunes prêtres, moins nombreux, sont plus traditionnels, peuvent porter la soutane et votent davantage à droite. L’auteur s’attarde également sur les sources internationales du renouvellement de la pensée théologique et philosophique en étudiant les écrits importés en France de plusieurs penseurs anglo-saxons.
8Ainsi, la multiplication des sources d’analyse permet de mettre en lumière la pluralité des agents qui participent à la production de l’idéologie observante et de ne pas tomber dans l’écueil consistant à appréhender cette pensée comme homogène et cohérente dans le temps. Ces acteurs convergent sur certains points fondamentaux mais peuvent prendre des positions divergentes sur d’autres points, comme celui de la place à accorder à l’islam ou à la chrétienté dans la société française. Par exemple, les évêques se présentent davantage comme des régulateurs de l’ensemble du champ religieux et estiment que le catholicisme doit faire primer les valeurs du vivre ensemble sur sa spécificité propre, tandis que certains militants observants s’indignent d’une minimisation des particularités de la doctrine catholique et invitent au contraire la France à assumer son histoire chrétienne. Dès lors le lecteur a-t-il un aperçu de la complexité des idées catholiques observantes et de la variété des agents qui participent à leur production. Cependant, on peut regretter l’absence d’une analyse en termes de réseaux qui aurait permis d’établir des liens entre ces agents et d’identifier de potentiels « lieux neutres » producteurs de sens commun [12]. De plus, la dimension sociale de l’histoire des idées de ces conservateurs aurait probablement gagné à être davantage développée. En effet, si on peut supposer que la plupart des agents mentionnés sont d’obédience catholique, leurs caractéristiques sociales sont rarement mobilisées. Yann Raison du Cleuziou explique par exemple le conservatisme de certains acteurs par leur « tempérament » et leur vécu d’une « expérience rebelle » sans prendre en compte leurs positions sociales qui pourraient pourtant davantage expliquer les raisons de leur engagement en faveur d’un certain ordre traditionnel. L’étude des caractéristiques sociales des agents mobilisés aurait également pu apporter des éléments de réponse aux divergences idéologiques précédemment évoquées. Les catholiques observants ont-ils des parcours sociopolitiques similaires ? Existe-t-il des distinctions sociales entre les personnes qui gravitent autour de cette nébuleuse ? Et, le cas échéant, ces distinctions peuvent-elles apporter un nouvel éclairage sur les luttes internes repérées ? Ces questions restent pour le moment non élucidées. Au-delà des divergences idéologiques internes, l’ouvrage évoque aussi les divergences qui peuvent exister à propos des modes d’action à adopter. Civitas privilégie par exemple les actions « coup de poing », tandis que l’Église se désolidarise d’un mouvement jugé trop clivant et agressif. L’étude dépeint avec beaucoup de détails la pluralité des répertoires d’action mobilisés, qu’il aurait été intéressant d’éclairer par les ressources sociales dont disposent les acteurs engagés.
Une « riposte » politique des militants « observants »
9L’un des objectifs de l’ouvrage est de retracer le processus de production et de circulation des idées observantes dans le contexte dans lequel elles s’inscrivent. Si ces idées ont connu des évolutions, les répertoires d’action mobilisés également. Yann Raison de Cleuziou l’illustre parfaitement en replaçant l’histoire de l’idéologie catholique observante dans les luttes concrètes qu’ont pu mener les militants de cette cause dans l’espace et dans le temps. Au-delà des répertoires d’action mobilisés par les observants lors de la Manif pour tous, l’ouvrage retrace également les luttes antérieures menées par les militants catholiques conservateurs. Dans les années 1990, les actions en opposition à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) puis au PACS se multiplient. Elles se structurent autour de différents mouvements et associations comme Les survivants, le Collectif des maires de France pour le mariage républicain ou les Associations familiales catholiques.
10L’auteur dépeint avec brio les stratégies d’adaptation des mobilisations familialistes aux mobilisations qui les conteste. La lutte entre les partisans du « mariage pour tous » et leurs opposants est en partie une lutte de classification où chacun tente de s’approprier la catégorie de « victime ». En effet, comme l’explique Caroline Baudinière, cette catégorie renvoie au jugement normatif et à la question du juste et de l’injuste [13]. Les observants sont considérés par la plupart de leurs détracteurs comme des « victimes illégitimes » car ils sont accusés de s’opposer à l’acquisition de nouveaux droits. Le livre montre alors comment ces militants catholiques cherchent à retourner ce stigmate en parlant de « cathophobie » et en s’appropriant le répertoire d’action des minorités, minorités dont ils ont à présent le sentiment de faire partie. Dans les années 1990, les mouvements de la jeunesse observante utilisent le chant, la danse et les codes de leur génération pour s’opposer à l’IVG et rompre avec l’image d’un combat vieillissant et dépassé. Yann Raison du Cleuziou invite d’ailleurs le lecteur à envisager LMPT comme un « mouvement de statut [14] » dont l’enjeu principal pour ses militants est d’apparaitre légitimes en s’éloignant de l’image rétrograde et intolérante que les médias ont pu donner d’eux. Ainsi, à l’aube des mouvements « anti-mariage gay », Frigide Barjot et d’autres militants n’hésitent pas à se réapproprier les codes de leurs adversaires pour se légitimer et reconnaissent l’existence de l’amour homosexuel. Ils propagent également des slogans aux accents progressistes tels que « Touche pas à mon pape », reprenant directement une formule lancée par SOS Racisme. Comme le précisent Annie Collovald et Éric Agrikoliansky, les mobilisations conservatrices s’articulent « aux politiques progressistes qu’elle[s] entend[ent] dénoncer [15] ». Si la Manif pour tous s’est « droitisée » après l’adoption de la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, cette analyse permet encore de comprendre certaines stratégies de présentation de ce mouvement. En octobre 2019, la campagne de mobilisation de LMPT adopte le rouge et le vert au lieu des habituels bleu et rose, utilisant ainsi l’image révolutionnaire et écologique à son profit.
11Au-delà des actions les plus visibles, l’ouvrage montre que les militants catholiques observants ne se contentent pas de « battre le pavé ». Parallèlement aux manifestations, ces acteurs multisitués participent aux financements d’écoles privées pour diffuser leur idéologie, exercent des activités de lobby ou occupent des postes à responsabilité politique. Dans les années 2000 et jusqu’aux oppositions à la loi Taubira, on constate l’émergence d’organisations non gouvernementales représentant la mouvance conservatrice catholique telle que Europe for Family ou la création de partis politiques comme les Poissons roses ou le Parti chrétien-démocrate présidé par Christine Boutin. La création d’entreprises partisanes n’est toutefois pas la seule possibilité d’avoir un poids politique et l’ouvrage souligne le rôle de « courtiers électoraux » qu’ont pu chercher à s’attribuer différentes revues observantes ou organisations militantes comme la Manif pour tous. Cette dernière n’hésite en effet pas à élaborer différentes chartes à destination des élus, chartes que ces élus doivent signer s’ils veulent obtenir le soutien du mouvement familialiste. Les revues observantes, quant à elles, classent les candidats en fonction de leurs prises de position sur les mœurs familiales et donnent des consignes de vote à leurs lecteurs. Face à ces injonctions, le livre analyse les restructurations du champ politique autour de ces nouveaux enjeux. Il étudie la formation de nouvelles mouvances qui représentent les catholiques observants au sein des partis de droite, comme « Sens commun » au sein de l’UMP ou le « Cercle fraternité » au Front national. Yann Raison de Cleuziou décrit ainsi les tentatives de certains observants de reconstruire leur influence politique tout en restant précautionneux sur l’« efficacité » de ces actions. Comme l’auteur le précise, les élections présidentielles de 2017 ont révélé un électorat catholique pluriel et il est difficile d’évaluer l’influence qu’ont pu avoir ces consignes de vote. Toutefois, il reste à présent à savoir qui est cet électorat et comment les « électeurs ordinaires » ont justement pu percevoir les discours et les propos de ces figures identifiables du catholicisme observant, que Yann Raison du Cleuziou s’est chargé de mettre en lumière.
12En retraçant l’histoire contextualisée des mobilisations conservatrices et leurs mutations, l’ouvrage ouvre ainsi des perspectives de recherche extrêmement stimulantes, pouvant néanmoins laisser sur sa faim le lecteur intéressé par les conditions proprement sociales au principe de ces mobilisations.
Notes
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[1]
André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, Paris, Armand Colin, 1913 ; Paul F. Lazarsfeld, Bernard Berelson et Hazel Gaudet, The People’s Choice, New York, Columbia University Press, 1944.
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[2]
Claude Dargent, « Les catholiques français et le Front national », Études, n° 12, 2016, p. 19-30.
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[3]
Voir par exemple Guy Michelat et Michel Simon, Classe, religion et comportement politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1977.
-
[4]
Yann Raison du Cleuziou, Une contre-révolution catholique. Aux origines de la Manif pour tous, Paris, Seuil, 2019, p. 22.
-
[5]
Gaël Brustier, Le Mai 68 conservateur. Que restera-t-il de la manif pour tous ?, Paris, Les éditions du Cerf, 2014.
-
[6]
Céline Béraud et Philippe Portier, Métamorphoses catholiques. Acteurs, enjeux et mobilisations depuis le mariage pour tous, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2015.
-
[7]
Yann Raison du Cleuziou, Qui sont les cathos aujourd’hui ? Sociologie d’un monde divisé, Paris, Desclée de Brouwer, 2014.
-
[8]
Didier Fassin et Dominique Memmi (dir.), Le gouvernement des corps, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 2004.
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[9]
Rémi Lenoir, « À propos de la généalogie de la morale familiale », Actuel Marx, n° 37, 2005, p. 43-54.
-
[10]
Anne Kupiec, « Karl Mannheim, l’utopie et le temps », Mouvements, n° 45-46, 2006, p. 89.
-
[11]
Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie : comment les élites françaises fabriquent le problème musulman, Paris, La Découverte, 2013.
-
[12]
Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 2, n° 2-3, 1976, p. 3-73.
-
[13]
Caroline Baudinière, « Une mobilisation de victimes illégitimes. Quand les épurés français de la Seconde Guerre mondiale s’engagent à l’extrême droite », Raisons politiques, n° 30, 2008, p. 21-39.
-
[14]
Joseph R. Gusfield, Symbolic Crusade : Status Politics and the American Temperance Movement, Urbana, University of Illinois Press, 1963.
-
[15]
Éric Agrikoliansky et Annie Collovald, « Mobilisations conservatrices : comment les dominants contestent ? », Politix, n° 106, 2014, p. 7-29.