Notes
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[1]
Dans la suite de l’article, les propos rapportés entre guillemets sans mention spécifique de source sont ceux d’Isabel. Ils ont été recueillis lors d’entretiens conduits en mars et avril 2013. Afin de préserver l’anonymat, les noms et les lieux ont été modifiés ou non précisés.
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[2]
Isabel ignore l’obédience exacte de son psychanalyste. Cela n’est pas un obstacle : l’enjeu ici n’est pas de restituer exhaustivement la psychanalyse d’Isabel, mais de me centrer sur un aspect précis (la réminiscence du frère), ainsi que sur les apprentissages implicites retirés de son propre cheminement analytique (ce qu’elle en a fait). Notons que la psychanalyse étant constituée d’écoles diverses, une piste de recherche pertinente serait d’en mesurer les effets socialisateurs divergents.
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[3]
Isabel dispose par exemple d’un certificat d’enterrement, or on a dit à ses parents que Juan avait été incinéré.
1« J’ ai trouvé mon chemin », « ici, je suis en accord avec moi-même »… Ces formules seront familières pour qui recueille des récits militants. Exprimant le bonheur de s’épanouir dans la lutte, d’être à sa juste place et de donner voix à sa profondeur véritable, elles rappellent que la félicité militante est aussi affaire de « réalisation de soi ». Cette énonciation contemporaine du salut individuel, dont il a été dit combien elle devait être prise au sérieux (Siméant 2009), force l’intérêt du sociologue tant elle est marquée du signe de l’aveu. En entretien, en effet, le plaisir de s’accomplir s’énonce souvent comme une vérité intime et dérobée. S’assurant de ce qui est dicible (« je ne sais pas si ça t’intéresse pour ton travail ! »), s’excusant d’invoquer d’autres valeurs que celles associées à la lutte (conviction, désintéressement, solidarité) sollicitant une écoute attentive (regard pénétré, attitude introspective), c’est après force ritualisation de la sincérité que l’enquêté·e s’épanche sur le sentiment de donner « sens à sa vie ». Saisi par la charge de la confidence et disposé à apprécier les expériences sensibles des enquêté·e·s, le sociologue compréhensif est alors enclin à considérer ce bonheur de « se réaliser » avec soin.
2Quelle place lui accorder toutefois dans l’analyse ? Bien que sincère, cet aveu peut paraître trivial et peu heuristique. En plus de manifester une quête de plaisir inhérent à l’engagement militant (Hirschmann 1983), ces épanchements relèvent du discours institué. « Se réaliser » est une injonction qui traverse invariablement les espaces sociaux : effet d’une gouvernementalité néolibérale qui conduit les individus à valoriser les activités sociales investies en fonction de ce que celles-ci procurent en termes d’estime de soi (Feher 2007), la « réalisation de soi » tient de l’argument imposé, incitant le sociologue sceptique à n’y voir qu’une justification disponible et sans relief. Le plaisir avoué de « se réaliser » est ensuite une expression de l’illusion biographique (Bourdieu 1986). Quiconque se penche sur des carrières biographiques sait que les enquêté·e·s mettent rétrospectivement en cohérence leur identité sociale à chaque étape de leur parcours (Voegtli 2004). Pour peu qu’il ou elle s’investisse durablement dans une activité socialisatrice transformatrice, procurant sens et bien-être à son quotidien, il ne sera guère surprenant que l’enquêté·e confie son profond bonheur d’être « à sa place » là où le sociologue le trouvera. Enfin, la prudence peut inciter à ne pas trop en dire. Soucieux de rendre justice aux déclarations des acteurs, et de se dédouaner à la fois de toute velléité psychologisante, le sociologue peut être incité à subsumer – indûment (Lagroye et Siméant 2003) – l’accomplissement de soi dans la catégorie commode de « rétribution symbolique » (Sainteny 1995) et en diluer, par là, sa spécificité.
3Je souhaite démontrer ici que cette expérience a priori vague, banale et insaisissable, est utile pour comprendre les destinées militantes. Cette perspective s’est imposée lors de mes enquêtes sur les engagements mémoriels de « victimes » demandant la « vérité » sur les crimes franquistes en Espagne. Menés au nom d’histoires affectives (souffrances familiales, violences subies), d’imaginaires hérités (la « République ») et de principes de justice (reconnaissance sociale, lutte contre l’impunité), ces engagements concernaient des individus sensibilisés à ces enjeux à une étape avancée de leur vie (tou·te·s avaient entre 35 et 70 ans). Comprendre leur engagement impliquait d’élucider comment leurs parcours sociaux avaient progressivement façonné leur condition de « victime » ou « proche de victime » ainsi que leurs inclinations pour des causes morales et normatives (la mémoire, la vérité). À cette fin, les outils de la sociologie de l’engagement permettaient d’identifier les logiques sociales constitutives de l’adhésion subjective à ces enjeux symboliques (Fillieule et Pudal 2010). Ils éclairaient, sans surprise, que l’engagement actualisait et reconfigurait des dispositions forgées à la croisée de socialisations repérables (familiales, universitaires, professionnelles, militantes, expertes…) et, somme toute, assez abordables pour éclairer les ressorts sociaux des comportements individuels.
4Mais ils révélaient également des inclinations vocationnelles aux ressorts plus délicats à objectiver. Via les mobilisations pour la mémoire et la vérité, en effet, nombre d’enquêté·e·s disaient satisfaire une nécessité intérieure et irrépressible. Loin d’être rhétorique, cette nécessité se manifestait dans les pratiques investies telles qu’écrire un livre de témoignage, enquêter sur le passé familial, rechercher le corps d’un aïeul, ou encore faire un documentaire sur son village d’origine. Par là, les enquêté·e·s se conformaient certes aux pratiques de l’espace mémoriel (témoigner, enquêter, publiciser). Mais ces activités, menées avec une ardeur confinant à l’« obsession » selon certain·e·s, s’accompagnaient également du sentiment d’accomplir un impératif personnel et irréductible, comme s’acquitter d’une dette posthume (accomplir la volonté jamais exprimée d’un défunt), satisfaire un rapport d’obligation à soi (témoigner sans relâche par fidélité envers celui qu’on a été) ou encore accéder, par l’enquête, à une meilleure connaissance de soi. Dans chacune de ces activités se déployait un désir impérieux, singulier, qui procurait la ferme certitude d’être en accord avec soi.
5Ainsi d’Isabel, dont traitera cet article. Sœur jumelle d’un enfant déclaré mort quelques jours après leur naissance, et dont elle soupçonne cinquante ans plus tard qu’il a été volé, Isabel milite avec d’autres familles victimes de « vols de bébés » pour connaître la vérité sur son sort (Encadré). Son engagement pour une cause affective, familiale et collective est aussi vécu comme un travail sur soi : la pratique quotidienne de l’enquête lui permet de mieux se découvrir, d’être à sa « place » et de renouer, dit-elle, avec une identité aussi « véritable » qu’épanouissante [1]. À ne pas tenir compte de son plaisir à cheminer, l’on ne comprendrait rien à sa remise de soi à la cause, ne cessera-t-elle de suggérer.
6Parce qu’elle imprègne les quotidiens militants, l’expérience de l’adéquation à soi mérite examen. Quoiqu’insondable à première vue, elle est justiciable d’une analyse sociologique, dès lors que le sentiment d’« être fait pour ça » implique que l’on a « été fait (au sens de “fabriqué”) pour ça » (Lahire 2018b : 146). Ici, la « réalisation de soi » sera donc considérée comme une expérience qui dérive du plaisir de mettre en œuvre des schèmes et des pratiques qui ont été socialement contractés. Appliquée à mon cas empirique, cette perspective ouvre un double questionnement : qu’est-ce qui dispose l’individu à percevoir la lutte pour la mémoire et la vérité comme un enjeu subjectif et quasi existentiel ? En quoi l’engagement a-t-il constitué un contexte d’expression et de reconfiguration de ce penchant ? S’agissant d’objectiver un ressenti mental, dont on ne peut inférer les conditions de formation a priori, le principal défi qui se pose au dispositionnalisme est de donner un « contenu » à ce qui a été intériorisé. Identifier ce qui a été biographiquement constitutif d’une forme déterminée de rapport à soi implique de repérer des expériences socialisatrices pertinentes, et de justifier qu’on peut méthodologiquement les considérer comme telles. Prétendre que ce rapport à soi constitue une disposition actualisée par l’engagement suppose ensuite d’éclairer la manière concrète dont celle-ci se déploie dans l’expérience militante de l’individu (pratiques, compétences, perceptions).
7Ce travail de repérage et d’objectivation sera consacré ici à la cure psychanalytique qu’a faite Isabel, une expérience constitutive d’une forme de rapport à soi qui éclaire bien des logiques de son engagement ultérieur. J’organiserai mon propos en trois temps. J’introduirai d’abord l’histoire d’Isabel dans ses grandes lignes, afin de montrer que je ne pouvais faire fi de sa cure. La psychanalyse, comme la réflexivité qu’elle génère chez l’acteur, n’étant pas sans troubler le sociologue de l’engagement, j’expliciterai les dilemmes et les choix qui m’ont conduit à considérer la cure comme une expérience de socialisation. Cette approche n’allant pas de soi, j’engagerai ensuite une discussion méthodologique pour montrer qu’en dépit de ses spécificités, la cure n’est pas un obstacle à une approche compréhensive de l’engagement. Après ce détour nécessaire, un retour plus serré sur la quête de vérité d’Isabel indiquera en quoi la cure a forgé des dispositions actualisées et reconfigurées par la lutte militante. En montrant comment l’alignement sur les idiosyncrasies militantes a prolongé et accrédité politiquement cette forme de rapport à soi, et a procuré par là un aussi fort sentiment à « se réaliser » dans la lutte, j’éclairerai pourquoi l’engagement mémoriel et véridictionnel est vécu avec une telle nécessité existentielle. Aussi, en soulignant l’importance de ce ressort discret de l’adhésion militante, cet article défend tout l’intérêt d’une analyse processuelle des formes de l’accomplissement de soi.
L’affaire des bébés volés
À partir de 2010, la cause des « bébés volés » surgit alors que l’Espagne connait d’intenses débats sur le passé franquiste. Ouvrages, documentaires, et ouverture d’une instruction sur les crimes du franquisme par le juge Baltasar Garzón en 2008 avaient publicisé le cas de 30 000 enfants soustraits aux familles républicaines entre 1937 et 1950. Ce contexte donne une visibilité à des individus soupçonnant avoir été adoptés de façon irrégulière, et à des femmes convaincues d’avoir été victimes de vol d’enfant. Les témoignages, très médiatisés, portant cette fois sur des faits survenus à partir des années 1950, troublent des milliers de femmes ayant perdu leur enfant : les faits sont similaires, concentrés dans le temps, justifiés par les mêmes mots (enfant mort d’« otite »), et impliquent les mêmes hôpitaux, docteurs et religieuses. Tout le long des années 2010, suite à des milliers de plaintes déposées contre 80 cliniques, une trentaine d’associations sont créées afin d’aider les familles (mères/pères/sœurs/frères/« adoptés ») dans leurs recherches, les épauler dans leur démarche judiciaire et demander à l’État d’élucider les faits. Les enquêtes sont toujours en cours.
Le cas d’Isabel, ou quand la psychanalyse embrouille le sociologue de l’engagement
Isabel, sœur de « bébé volé »
8En 1963, Isabel et Juan Rodriguez, son faux jumeau, voient le jour dans une maternité de Valence. Alors que sa sœur est bien portante, Juan est en sous-poids et mis en couveuse pendant quelques semaines. Il souffre aussi de petites infections, mais les bilans médicaux sont rassurants et une date est bientôt fixée pour que le nourrisson retrouve son foyer.
9Le jour venu, le docteur annonce la mort du bébé. Il aurait succombé à une méningite. Sous le choc, le père demande des explications et ne comprend pas que l’on n’ait pas pu diagnostiquer la maladie alors que le bébé était surveillé de près. Il demande à le voir, mais on lui rétorque que c’est impossible car le corps est à la morgue. On lui dit de ne pas s’en faire, que l’hôpital se chargera de tout. Détenteur d’une assurance obsèques, le père insiste pour récupérer le corps et annonce qu’il reviendra le lendemain. Le personnel hospitalier lui dit ce jour-là que le corps a été incinéré. Éberluée, la famille exige de sérieuses explications et demande à récupérer les cendres. « On ne les trouve pas », leur répond-on cette fois. Les Rodriguez sortent alors de leurs gonds, manifestent leur colère à qui veut bien les entendre, mais sont invités à quitter les lieux. Sans quoi, ils auraient affaire à la police.
10Ni corps, ni cendres, ni explications. Les parents envisageront bien des hypothèses mais jamais celle, inconcevable, d’un vol : « Comment vas-tu penser à un vol, rappelle Isabel, tu es entre les mains d’un docteur, de religieuses, tu ne peux pas imaginer une seule seconde qu’on va te voler ton enfant à l’hôpital ! » Malgré les silences étranges et les justifications douteuses, la parole légitime de l’institution médicale prime, seule l’incompétence ou la négligence du médecin pouvant donner sens à cette aberration. Tout comme ses proches, Isabel grandira avec la certitude que son frère est mort.
11Chez les Rodriguez, le souvenir de la mort de Juan est entretenu, notamment par la mère, « qui ne s’en remettra pas ». Les frères aussi l’évoquaient. Dans cette fratrie de huit enfants, les aînés étaient quasi adultes au moment des faits et aimaient à se remémorer le « petit frère Juanito ». Cette tragédie faisait même partie intégrante de la destinée sociale des Rodriguez. Au sein de cette famille très modeste, les coups du sort étaient abordés sans fard, affrontés de concert et vécus au premier chef. Être un Rodriguez, c’était se diluer dans un groupe conscient de son histoire accidentée. « La mort de Juan était l’une des nombreuses difficultés qu’on a eu à affronter ensemble, on y faisait face comme pour tous nos problèmes », certifie Isabel pour souligner sa conscience de la disparition. À l’école, d’ailleurs, quand on lui demandait si elle avait des frères et sœurs, Juan était toujours compté, avant qu’elle ne précisât qu’il était décédé.
12Puis la vie continue et après l’adolescence le souvenir de Juan se dissipe. Les études, le travail, la parentalité… relèguent le drame dans une autre vie. « Je n’y pensais plus du tout », confie Isabel. Le détachement de la jeune femme d’alors contraste avec l’obsession qui l’anime depuis les années 2010. À cette époque en effet, Isabel découvre le cas des « bébés volés » du franquisme. La similarité des cas médiatisés lui suggère que son frère a peut-être été volé. Les premières enquêtes sèmeront le trouble et la conduiront à s’engager dans des associations dédiées afin d’élucider une « vérité » familiale et collective.
13Isabel bascule alors dans un nouvel univers social. Peuplé de familles éplorées et d’adultes doutant de leur identité, il n’a d’abord rien d’agréable : la douleur des autres y règne au quotidien. C’est un univers de laissés-pour-compte, aussi : dans le désarroi et peu épaulées, ces familles enquêtent dans le flou et avec peu de moyens. C’est un univers exigeant, enfin : faire reconnaître ce préjudice au statut incertain (Gatti et Revet 2016) c’est collaborer avec des intermédiaires (historiens, juristes), assimiler un nouveau langage (celui du droit et des droits humains), savoir jouer de l’intérêt des médias et nouer des alliances avec d’autres victimes du franquisme (familles de fusillés, anciens détenus) pour désingulariser la cause. Les difficultés de cet univers de lutte ne freineront pas Isabel. Engagée corps et âme, elle intègre les règles du jeu et s’impose en militante respectée. Elle y est prédisposée. Elle peut compter sur la solidarité tant de fois éprouvée de ses frères et sœurs pour surmonter les contrariétés (plainte classée, déni des victimes, découragement). Son sens du collectif (rôle dans la fratrie, déléguée de classe, profession à responsabilité) l’incline au travail associatif et ses hautes études lui fournissent les compétences nécessaires pour répondre aux fastidieuses exigences de l’enquête documentaire. Très sensibilisée aux idéaux de gauche (famille ouvrière ayant souffert du franquisme), elle ne rechigne pas à enquêter sur la mémoire de la dictature. Son insertion socio-professionnelle lui permet d’ailleurs de s’entourer de collaborateurs précieux (historiens, avocats, journalistes) à cette fin. Chemin faisant, cette maîtrise des codes facilite son implantation et la rend visible dans le milieu associatif. La reconnaissance (militante, médiatique, experte) et les gratifications retirées (sociabilités avec les victimes, altruisme) favorisent son maintien dans un univers où les victoires sont aussi rares qu’incertaines.
14La prise de rôle militant d’Isabel actualisait un patrimoine de dispositions (Lahire 2004) éclairant comment elle s’était inscrite et ajustée à un univers de lutte. Pour autant, à elles seules, et sauf à naturaliser son besoin de savoir, ces variables ne pouvaient ni expliquer son ardeur à élucider le sort de son frère, ni son fort penchant pour la quête de vérité, une activité dont elle retirait un profond sentiment d’accomplissement personnel.
15Cette appétence pour la quête de vérité supposait d’envisager une expérience qui avait compté, mais qui ne se livre pas aisément à l’objectivation sociologique. Car bien des années avant sa quête, en effet, Juan avait déjà refait surface dans la vie d’Isabel. C’était lors d’une psychanalyse de sept ans, engagée « pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec mon frère ». La mort de son faux jumeau, évoquée seulement au bout de deux ans de cure, insiste-t-elle pour rappeler son amnésie d’alors, devient centrale au cours des cinq années suivantes. Sans cette expérience, elle ne se serait pas engagée avec autant d’entrain pour le rechercher, certifie-t-elle.
16La certitude réflexive de l’enquêtée rencontrait ma préoccupation de chercheur. Peu convaincu par les engagements soudains, je ne pouvais attribuer celui d’Isabel à la seule découverte brutale de la cause des « bébés volés » et passer outre cette thérapie. Son récit tissait d’ailleurs bien des liens entre sa psychanalyse et son engagement ultérieur. Ainsi, par exemple, du trouble ressenti à l’idée que son frère ait été volé : alors que la cure lui avait révélé que la « mort » de son frère avait été un évènement refoulé, l’ayant jusqu’alors empêchée de cheminer, l’hypothèse qu’il fût encore en vie effritait soudainement à ses yeux tout ce sur quoi elle s’était reconstruite. Ce retour sur soi fort déroutant, j’y reviendrai, l’a particulièrement incitée à enquêter, me dira-t-elle d’emblée. Et puis en un mot comme en cent : du fait de l’objet de son enquête, la recherche d’un frère, et du poids que la disparition de celui-ci avait eu lors de l’analyse, je ne pouvais négliger cette expérience.
17Le legs de cette cure se percevait sans peine, d’ailleurs, lors des entretiens. Ses comportements passés ? Ils s’exposaient d’un regard entendu, parfois amusé, d’une voix presque dédoublée. Les membres de sa famille ? Des caractéristiques recherchées, mais définitives, servaient à les dépeindre. Tel ou tel évènement ? Il était raconté pour être aussitôt interprété, toujours rapporté à un contexte affectif infantile et primordial. Et puis quand il s’agissait de sa vie présente, Isabel faisait son autoportrait, s’examinait, faisait le point… et se livrait sans résistance à l’exercice introspectif. Je savais bien de mes expériences d’enquêtes que la verbalisation réflexive et assumée de soi était une aptitude inégalement partagée socialement (Poliak 2002 ; Haegel et Lavabre 2010). Or, non seulement Isabel faisait montre d’une aisance à se livrer mais, plus encore, elle revendiquait cette faculté : l’enquêtée manifestait qu’elle savait s’examiner, aimait à marquer un décalage vis-à-vis de ses croyances spontanées et à sonder ce qui la mouvait subrepticement. Signaler l’importance qu’avait revêtue sa cure, c’était être réflexive sur sa propre réflexivité.
18Ces indices enjoignaient à prendre cette cure en considération. Sans quoi, bien des ressorts de son engagement m’auraient échappé.
Le statut de la psychanalyse dans l’analyse biographique
19Mais comment faire ? S’agissait-il de prendre l’enquêtée au mot, et de se faire le ventriloque de sa réflexivité ? L’idée séduisait, car Isabel offrait des pistes pour séquencer son cheminement biographique (Fillieule 2001). Ainsi du détachement à l’égard de la mort de Juan. Le souvenir de son frère, entretenu dans le giron familial nous le disions, s’était progressivement estompé suite au décès de sa mère, survenu alors qu’Isabel était adolescente :
« Après la mort de ma mère, la présence-absence de Juan s’est modifiée. Il y a eu une rupture avec cette histoire, cette présence. Pourquoi ? D’un point de vue psychologique et scientifique, j’étais connectée à mon frère à travers le souvenir de ma mère. Parce que ma mère était une femme en deuil continu, donc elle l’a été durant toute ma vie. Grandir aux côtés d’une maman endeuillée, c’est compliqué. Ma mère nous aimait, elle était fantastique. Mais c’était une figure de référence qui maintenait en vie beaucoup de choses, dont mon lien affectif avec mon frère. Alors avec la mort de ma mère, ça s’était arrêté, c’était moins présent. »
21En expliquant comment le souvenir de son frère s’était dissipé suite à ce nouveau drame familial, Isabel livrait clefs en main des pistes d’interprétations (psychologiques) permettant de mesurer les effets d’un « accident biographique » (registre sociologique) et d’identifier une « bifurcation » (Bidart 2009). Isabel décrivait souvent, du reste, comment des expériences enfantines inaugurales se seraient répétées et manifestées dans ses relations sociales ultérieures. Il aurait été possible d’y déceler des processus d’actualisation de dispositions incorporées ; au risque, certes, de verser dans un « dispositionnalisme mécaniste » (Lahire 2018a). En somme, s’appuyer en sociologue sur cette réflexivité psychanalytique aurait peut-être permis une lecture plus aboutie du récit de vie recueilli.
22De même, recourir aux outils de la psychanalyse aurait été possible, dès lors que je me penchais sur un cas individuel, envisageais les effets des relations affectives et intrafamiliales sur les conduites sociales (Vernier 1991), et élucidais des mécanismes de transmission, de sélection et de reconstruction des souvenirs (Haegel et Lavabre 2010). La psychanalyse ne dérogeant pas aux canons du « dispositionnalisme-contextualiste » dans lequel je m’inscris – selon lequel dispositions + contexte = pratiques (Lahire 2012) –, des emprunts auraient permis d’accéder à l’« intériorité » des individus (Pudal 2009 : 448), cette réalité intrapsychique (Gaulejac 2008) enfouie et inatteignable qui se dérobe, pense-t-on, au sociologue conceptuellement démuni.
23Ma démarche a été autre. Justifier des emprunts aurait nécessité une méthode spécifique, et de réfléchir en amont à un dispositif d’enquête adapté – si tant est qu’une telle méthode puisse être opératoire en dehors du cadre clinique qu’aménage la cure (Chaumon 2004). Or le cas d’Isabel s’était présenté à moi sans crier gare. En outre, il n’y avait pas lieu de spécifier ce parcours par rapport à celui de mes autres enquêté·e·s (détenu·e·s politiques, proches de fusillé·e·s…). Chaque engagement avait actualisé des formes déterminées de rapport à soi (habitudes, conduites éthiques, ascétiques…) et l’enjeu était d’en analyser les conditions de formation. Inscrite dans un corpus plus large, la cure n’était qu’une expérience à objectiver parmi d’autres ; ce qui impliquait qu’au même titre que les autres parcours, celui d’Isabel fût justiciable d’une sociologie de l’engagement, sans besoin d’aller braconner ailleurs.
24S’agissant d’examiner les effets de la cure en sociologue compréhensif, l’enjeu n’était ni de dialoguer avec la psychanalyse (intégrer ou non ses gains cognitifs), ni de se reposer sur la réflexivité psychanalytique de l’acteur afin de saisir ses raisons d’agir les plus enfouies. Mais d’établir que la cure était une expérience durable de socialisation, génératrice de dispositions actualisées par le contexte de l’engagement. La réflexivité de l’acteur n’était donc pas un point d’appui, mais un objet : une grille de lecture intériorisée, dérivant d’une expérience sociale dont il fallait méthodologiquement prouver l’occurrence.
La cure analytique comme expérience de socialisation
25À l’instar d’un groupe militant, d’un club de sport ou d’une prison, la cure est-elle un cadre de socialisation où se forgent des dispositions ? L’argument ne va sociologiquement pas de soi. Aussi, deux obstacles doivent être levés : convaincre que la cure exerce un façonnement institutionnel, et accorder un juste rôle à l’inconscient.
La cure comme façonnement institutionnel
26Il est d’abord nécessaire de démystifier la cure analytique en banalisant la relation sociale qui s’y déploie. L’autorité symbolique des praticiens peut contraindre le sociologue à l’autocensure par sentiment d’incompétence et à concéder aux seuls psychanalystes l’aptitude à définir leur activité. Ces derniers véhiculent souvent des représentations imposées et imposantes qui arrachent la cure aux contraintes du monde social ordinaire. Elle se situerait hors du temps et de l’espace : « les psychanalystes ont, non seulement, construit un monde idéalisé de leur activité (qui prétend à la pureté pratique et clinique), mais aussi hors du monde (qui prétend s’organiser en dehors des déterminations sociologiques ordinaires) » (Lézé 2008 : 263). Se soustraire à ces représentations revient alors à faire acte de truisme en rappelant que la cure instaure une relation sociale durable et située, lors de laquelle un individu, chargé de se raconter, est placé en présence d’un individu doté de la légitimité d’écouter et d’aiguiller une narration – fût-ce de manière « flottante ». Une relation certes agencée selon certains principes, mais justiciable d’une analyse sociologique.
27Banaliser cette relation sociale c’est aussi la requalifier : la considérer comme un rapport de pouvoir aux conséquences durables et transformatrices sur les individus. À cette fin, l’analytique du pouvoir de Michel Foucault vient en renfort de la sociologie de la socialisation. Rappelons que dans la Volonté de savoir, l’auteur se place à rebours d’une « hypothèse répressive » qui postulait que la sexualité aurait fait l’objet d’une répression rigoriste à l’ère de la bourgeoisie victorienne. Il diagnostique plutôt une « explosion discursive » : érigée en objet de savoir renouvelé, la sexualité n’a cessé de faire parler d’elle. Une floraison de discours (médicaux, psychiatriques, réglementaires) et de pratiques qui leur sont corrélées ont placé la sexualité dans un « dispositif de sexualité » (Foucault 1976 : 23-99). Celle-ci était de ce fait la cible d’un ensemble de discours prétendant produire une vérité sur son sort. Par là, en étant portés sur leur sexualité, ces discours avaient pour effet de normaliser les individus, en ce qu’ils produisaient une vérité sur leurs penchants, leurs comportements et, surtout, leur identité. Aussi, les individus étaient incités à faire de cette vérité discursive, leur vérité : « La sexualité, bien plus qu’un élément de l’individu qui serait rejeté hors de lui, est constitutive de ce lien qu’on oblige les gens à nouer avec leur identité sous la forme de la subjectivité » (Foucault 2001 : 570).
28La psychanalyse, ce savoir qui postule une étiologie sexuelle des névroses, était à ce titre logée à la même enseigne que les autres foyers discursifs détectés par Foucault (ibid. : 555), tant la cure représentait précisément ce lieu de jonction entre la régulation discursive et la production concomitante d’une vérité sur soi. L’injonction à « tout dire », considérée comme une invitation à l’aveu, s’inscrit en effet dans un rituel normalisateur qui conduit le sujet à prendre conscience de son intériorité et à faire sienne cette vérité (Landry 2007 ; Bissonnette 2010). Le soliloque auquel se prête l’analysé, censé avoir une efficacité thérapeutique, ne saurait être considéré comme une parole libre et flottant dans le vide, mais comme une parole aussitôt encapsulée dans un rapport de pouvoir, « car on n’avoue pas sans la présence au moins virtuelle d’un partenaire qui n’est pas simplement l’interlocuteur, mais l’instance qui requiert l’aveu, l’impose, l’apprécie et intervient pour juger, punir, pardonner, consoler, réconcilier » (Foucault 1976 : 82-83). Et s’en remettre à l’instance qui requiert l’aveu, c’est toujours s’adonner à un acte qui participe simultanément de la régulation et de l’ordonnancement de soi, dans la mesure où il produit, chez qui l’articule, des « modifications intrinsèques » (ibid. : 83).
29Passer par Foucault permet d’appréhender ce qui se joue dans la relation sociale campée par la scène analytique : elle est un rituel normalisateur, qui fixe subrepticement des conditions d’énonciation et qui incite ainsi le sujet à produire une vérité sur soi. Ces logiques de façonnement des individus relèvent d’une préoccupation parfaitement sociologique. L’argument selon lequel les acteurs sociaux s’adonnent à des conduites et s’approprient des savoirs jugés vertueux en référence aux prescriptions d’un code institutionnel est, nonobstant les spécificités de chacun, avancé par nombre d’auteurs. De l’ascète wébérien, dont l’austère autocontrôle reproduit la réglementation calviniste (Weber 2003 [1905]), à l’homme moderne éliasien, accompagnant par l’autorégulation de ses pulsions le processus de civilisation (Elias 1969 [1937]), l’individu est toujours considéré comme un pli du dehors (Lahire 2013) par les pères de la discipline.
30L’on pourrait objecter toutefois qu’il s’agit là d’un bien étrange façonnement. Car cette relation sociale a une caractéristique spécifique : si l’activité réflexive de l’individu est médiée par une instance extérieure, elle ne l’est que subtilement, voire silencieusement. Cette pratique est en effet commandée mais sans prescription franche, implique d’avancer sans être acheminé, de se mouler à une écoute mutique ou qui ne vous accompagne tout au plus que par touches. L’on pourrait croire que le sociologue serait bien en peine d’objectiver une relation de pouvoir où l’acteur semble se conformer aux attentes d’une instance toujours fuyante ou qui cède le pas. Or cette ambivalence n’a rien d’un mystère pour la sociologie sitôt que l’on admet qu’une socialisation institutionnelle (qui inculque, assigne, travaille les corps et les consciences) requiert simultanément un travail sur soi. Comme le souligne Muriel Darmon, la prise en charge de l’institution ou la remise de soi est tout autant une prise en charge de soi par les individus (Darmon 2003). Mesurer l’efficace d’un façonnement rituel ou institutionnel, c’est jauger comment celui-ci se répercute sur des pratiques individuelles. Si l’on nous concède d’envisager la cure comme une expérience sociale engageant à entretenir un nouveau rapport à soi, et que c’est bien ce rapport renouvelé qui constitue l’objet d’analyse du sociologue, alors celui-ci est en terrain familier. Car il ne ferait là que s’inscrire dans une tradition d’analyse qui considère que les pratiques des acteurs sociaux sont toujours la performation de pratiques instituées, aussi implicites ou discrètes soient-elles. Lors de la cure, et comme ailleurs, c’est bien l’acteur qui participe à son propre façonnement.
L’inconscient comme savoir intériorisé sur soi
31Deuxième obstacle, épineux : « Que faire de l’inconscient ? » Avancer que c’est lors de la cure que le sujet (co)construit une vérité sur soi, en conférant continûment un sens aux manifestations de son inconscient, c’est sembler dire que tant qu’il n’a pas été rendu intelligible par le dispositif analytique, l’inconscient « n’existe pas ». Alors même que la psychanalyse considère que les agissements individuels sont structurés par les manifestations d’un conflit psychique intérieur, fixant l’inconscient comme une sorte de « vérité enfouie », déjà là, inscrite dans un « passé incorporé » qui oriente et explique les comportements individuels (Lahire 2018a), je semble nier cette réalité pour ne privilégier que le cadre de production et d’appropriation de la vérité révélée par le cadre analytique.
32Résoudre ce problème n’est pas opter pour une posture rigide qui reléguerait naïvement l’inconscient hors des radars sociologiques, mais choisir une démarche méthodologiquement adéquate : celle d’envisager l’existence de l’inconscient tout en restituant l’évolution du parcours d’Isabel selon les prérequis de la sociologie de l’engagement. Cela suppose d’expliciter l’impensé épistémologique qui sous-tend la démarche compréhensive.
33Que faire de l’inconscient, donc ? Cette question met en tension deux conceptions épistémologiques du rapport à la vérité : la vérité est-elle pré-discursive, ou à l’inverse, un effet des pratiques discursives ? La première, d’inspiration platonicienne, pose pour postulat que la vérité est inscrite dans la matérialité du monde. À cette vérité, sise dans une réalité a priori et qui se dérobe à notre simple perception, l’on accède par la connaissance. Dans ce cadre, où l’exercice de la raison consiste à surmonter un ensemble d’« obstacles » dressés entre le sujet et la vérité, de manière à aménager une adéquation de nos représentations au monde réel, la rationalité scientifique se conçoit comme un instrument qui éclaire une vérité logée dans la nature et qui rend raison de son fonctionnement. La deuxième renverse le problème. Il s’agit non de préjuger l’existence d’une vérité à débusquer grâce au savoir, mais de s’intéresser aux règles de construction des savoirs afin d’élucider comment celles-ci produisent des effets de vérité. Se focalisant sur la manière dont les disciplines produisent leurs propres critères de problématisation, ce déplacement épistémologique (Foucault 1966 ; id. 1969) indique, en effet, que la mise en évidence d’une « vérité » ne peut être dissociée des procédures énonciatives qui en informent précisément les conditions d’accès. Cette « archéologie du savoir » est donc un renversement car le savoir est conçu comme une stratégie de véridiction. Aussi, et à rebours d’une histoire des idées qui préjuge son existence a priori et en « arrière-plan » (Searle 1998 [1995]), la vérité est ici quelque chose que l’on produit plus que l’on ne découvre.
34Reformulons ce débat selon notre préoccupation : l’inconscient et les conflits psychiques intérieurs doivent-ils être considérés comme une vérité enfouie, toujours opérante et mise en lumière par la cure analytique (vérité découverte) ? Ou doit-on considérer que cette vérité est façonnée, mise en scène et appropriée dans le cadre d’une procédure réglée, la cure analytique (vérité produite) ?
35La perspective portée par la sociologie compréhensive de l’engagement invite à privilégier la deuxième hypothèse, car elle en partage les principes épistémologiques. En séquençant une succession d’expériences socialisatrices, en effet, le sociologue retrace un processus par lequel un acteur social intériorise des énoncés, des critères d’évaluation et des schèmes de perception de soi et du monde, auxquels il accorde une valeur de vérité. Cette approche diachronique commande ainsi d’être attentif aux manières dont la conscience individuelle se (re)construit en fonction des cadres institués que l’acteur a investis. De ce point de vue, le sociologue de l’engagement opte pour une approche constructiviste du rapport à la vérité, car il se demande comment un acteur acquiert des façons de faire et de penser qu’il tient pour vrais, à l’épreuve de façonnements normatifs socialement situés. Aussi, si l’on admet que la cure analytique est une expérience durable de socialisation, et biographiquement située, conduisant l’individu à intérioriser une vérité sur son sort, l’approche compréhensive ne peut considérer l’inconscient comme une vérité enfouie et inscrite « depuis toujours » dans la psyché individuelle. Il apparaît bien plutôt comme un discours interprétatif sur soi, produit à l’épreuve d’une expérience institutionnelle et rituelle située (la cure) et donc intériorisé à un moment donné d’un parcours biographique.
36Retracer le parcours d’Isabel de façon compréhensive, et estimer que la cure l’avait incitée à acquérir de nouvelles « capacités interprétatives » sur le sens de ses actions (Agrikoliansky 2001 : 30), était donc faire un choix méthodologique appareillé aux besoins de la démonstration : du point de vue d’Isabel, l’inconscient (et ses manifestations) était un discours institutionnellement accrédité par lequel elle se définissait. Un discours interprétatif sur soi intériorisé dans le cadre d’une expérience normative donnée, donc, et non une vérité atemporelle qui aurait préexisté à l’expérience de véridiction qu’elle a vécue.
Les itinéraires de la vérité sur soi
Mémoire et vérité : incorporer des appétences par l’analyse
37Envisager la cure comme une expérience socialisatrice c’est estimer que, dans le mouvement même de la verbalisation thérapeutique, des « dispositions à agir, penser, percevoir – et se percevoir » ont été intériorisées (Leclercq et Pagis 2011 : 6) [2].
38À cet égard, la cure a d’abord été une expérience de remémoration. C’est là, bien sûr, un levier central du dispositif thérapeutique. Rappelons qu’il s’active doublement. Par une remémoration consciente des souvenirs d’abord, qui énonce une mémoire « explicite » ou « déclarative » des « traces conscientes des expériences passées ». Par une remémoration, ensuite, de ce que le sujet échoue à se remémorer, une « mémoire implicite », « non déclarative », qui se réfère aux « effets non conscients d’expériences passées » (Corcos 2008 : 32-35). Rejetées hors de la conscience, ces traces mnésiques se manifestent par des actes que le sujet répète « sans savoir qu’il le[s] répète » (Freud 2004 [1914] : 16). Ce n’est que par la perlaboration, le travail opéré sur ses résistances pour s’arracher aux mécanismes répétitifs, que le sujet peut enfin travailler sur sa propre mémoire. Celle-ci renvoie ainsi à ce qui a été oublié, déplacé, avant d’être révélé et co-interprété lors de la cure.
39La remémoration est donc inhérente à la cure, mais ce sont moins ses effets thérapeutiques intrinsèques qui importent ici que ses conséquences en termes d’appropriation narrative. Agissant, en effet, comme un « cadre social de la mémoire » à l’épreuve duquel se sont interactivement reconstruits des souvenirs (Halbwachs 1997 [1950]), la cure a été, pour Isabel, un lieu où a infusé un nouveau récit familial. Cette lente requalification du passé – livrée comme d’évidence en entretien – s’est d’abord traduite par la dramatisation de souvenirs « oubliés » et que la cure a exhumés. Pour Isabel, la « mort de Juan », lointaine, quasi anecdotique, est désormais fondatrice. Elle aurait gouverné son devenir et celui de ses proches d’un seul tenant. L’importance accordée à cette disparition la conduit, ensuite, à réévaluer les relations intrafamiliales. À mesure que « Juan » s’impose comme sujet d’analyse, les rôles et attitudes de chacun sont revisités. Ils deviennent des identités fixes. Sa mère ? Elle est désormais la femme endeuillée qui, par son attitude, a toujours porté le deuil de son fils, et ce jusqu’à la tombe. Ses frères ? De ce sujet, pensait-elle, ils ne parlaient point ; mais l’analyse a ressuscité des murmures suggérant qu’ils « cachaient quelque chose ». Elle ? Elle est maintenant cette jeune fille qui a grandi dans la culpabilité d’avoir involontairement tué son frère (la cure lui ayant « révélé » qu’elle s’était toujours sentie coupable d’avoir absorbé l’énergie de son faux jumeau chétif). Cette requalification des rôles s’est accompagnée, enfin, d’une réinterprétation du sens de certains évènements. Ainsi de la mort de sa mère, évoquée plus haut, réinterprétée comme d’autant plus traumatique qu’elle avait participé du « refoulement » du souvenir du frère absent.
40Dramatiser un évènement familial (la mort de Juan), percevoir ses proches autrement, réinterpréter des évènements pour, enfin, ré-envisager sa propre histoire affective sous un nouveau jour : à l’instar de toute expérience de resocialisation mémorielle, la cure a conduit Isabel à reconstruire et à (se) fixer (dans) une nouvelle narration familiale. Cette histoire revisitée, et désormais articulée autour de la « mort de Juan », s’intériorise et se stabilise : elle devient un « bloc argumentatif » qui informera la perception des situations qu’Isabel traversera ultérieurement (Bidart 2009 : 235).
41La cure a ensuite été un lieu d’intériorisation d’une « vérité sur soi » qui infléchit le cours de l’existence. Conséquence explicite du dispositif thérapeutique – qui conduit à une « vérité psychanalytique de soi » qui soulage, apporte le « sentiment d’être chez soi dans sa vie » et transforme « la perception de la vérité et de la réalité du monde » (Andreoli 2008 : 1593-1594) – cette césure biographique et perceptive est particulièrement expérimentée par la jeune femme. Chaussée de nouvelles lunettes, Isabel réinterprète son passé et se distancie de tout ce qui lui semblait aller de soi. Selon un processus semblable à l’alternation (Berger et Luckmann 2012 [1966]), la cure redistribue un « avant » et un « après » : l’éloignant de l’ignorance de soi, pour lui ouvrir une réalité qui éclairait les ferments discrets de ses affects, la thérapie la guide un pas après l’autre vers sa véritable « identité », et l’installe dans une vie où elle est enfin « à [s]a place ».
42De cette expérience, Isabel hérite d’une certitude : il est nécessaire de faire un travail de vérité sur soi. Le bien-fondé de ce rapport à soi dérive de la forte validité clinique qu’elle accorde à sa cure. Celle-ci a été accréditée par la chair : en venant à bout de ses propres résistances, la jeune femme connaît un indéniable mieux-être corporel. Ces bénéfices thérapeutiques ont eu pour effet d’entériner ce qui s’y est dit et dévoilé. Les enseignements de sa cure sont d’ailleurs toujours énoncés sur le registre de la scientificité : ce qu’elle y a découvert est « irréfutable », « vrai », « prouvé » ; la cure a dit une vérité « scientifique » sur son sort (« il était prouvé scientifiquement que j’étais connectée à mon frère »). Éprouvée, la vérité apaise et tient désormais du gouvernail. Se scruter et trouver des repères, ne pas rechigner à s’aventurer sur des terrains angoissants, affronter et dompter les souffrances… le travail de vérité se décline en autant d’aptitudes qu’Isabel acquiert, cultive et valorise en conscience (« Je me disais et je dis toujours que tout le monde devrait faire une analyse »).
L’entrée en enquête : de la mise à l’épreuve d’un savoir sur soi à l’impératif de lucidité
43Retour aux années 2010, bien plus tard, lorsqu’Isabel s’engage à élucider le sort de Juan. Sa décision est l’effet d’incitations multiples. La première vient d’une proche qui, ayant vu un reportage sur les vols d’enfants, est persuadée que Juan est vivant. Constituant un pari subsidiaire qui sous-tend l’action (Becker 2006), ces premiers doutes prennent corps en quelques semaines. Isabel lit des témoignages de familles de « bébé volés » sur la Toile, ce qui inscrit les faits dans une trame possible. L’hypothèse se renforce lors de premières recherches administratives. Loin d’attester la mort de Juan, les documents consultés sont perclus d’incohérences qui officialisent les doutes [3]. Les soupçons se précisent enfin lorsqu’elle expose sa quête à ses frères. Pour la première fois, ils lui avouent avoir toujours douté de la version officielle. L’accueil est enthousiaste, les troubles partagés et Isabel confortée dans sa démarche.
44L’enquête est incitée à mesure que des doutes entrent en cohérence les uns par rapport aux autres (ibid.). Mais si ces « épreuves » successives dévoilent la « vulnérabilité de l’ordre social » environnant (Lemieux 2012 : 174) en jetant le soupçon sur ce qui était tenu pour évident (histoire familiale, ordre administratif, histoire politique), Isabel les vit tout autant comme une profonde remise en question d’un savoir sur soi. Les doutes se retournent, en effet, contre tout ce qu’elle avait intériorisé pendant la cure, à commencer par cette vérité ancrée et « incontestable » (la mort de Juan comme étiologie de ses névroses) qui lui avait tant permis de cheminer :
« Moi je ne l’ai pas vécu comme mes frères et sœurs. Je me suis dit soudainement “non, mais maintenant ça veut dire qu’il est vivant ?” Et donc ? Tu te dis, toutes ces souffrances, toute cette culpabilité que j’ai portée, tout ce que j’ai enduré, tout ce qui a été ma vie, ma psyché… tout ce qui avait été provoqué par sa mort était faux ! Toute cette thérapie reposait sur un mensonge ! »
46L’hypothèse d’un faux évènement est vertigineuse. Isabel l’éprouve d’ailleurs par des « flash-back », de l’« hyper activité » et autres « malaises » qui dureront des semaines. Seulement, cette perte des repères informe aussitôt la perception qu’elle se fait des enjeux : enquêter sur le sort de son frère, cette histoire structurante, revient aussi à poursuivre un travail thérapeutique désormais interrompu.
47Si ce sentiment de nécessité stimule l’enquête, les aptitudes héritées de la cure modulent également la manière dont Isabel appréhende l’incertitude inhérente à cette nouvelle réalité. Soulignons ici que les familles soupçonnant le vol de leur enfant expérimentent une très forte « rupture d’intelligibilité » (Bensa et Fassin 2002). S’attaquer à ce préjudice intime, en effet, c’est immanquablement découvrir que l’univers institutionnel routinier est frappé du sceau de la tromperie. Enquêter, c’est découvrir des documents officiels (dossier médical, acte de naissance, certificat de décès, registre d’inhumation, certificat de baptême) aux données douteuses ou contradictoires ; prendre conscience d’avoir été trompé par une série d’acteurs en qui on avait une confiance aveugle (médecins, religieuses, sages-femmes…) ; se confronter à une actualité (actions judiciaires classées, analyses ADN non concluantes, dénis politiques) qui incline à une forte méfiance (envers la justice, les laboratoires, la classe politique). S’engager revient, autrement dit, à faire l’expérience d’une brutale érosion de la confiance envers les institutions ordinaires ; ce dont les familles témoignent souvent sur le registre de la démence (« je perdais complètement la tête », « tu deviens dingue, tu ne sais plus à qui faire confiance »).
48Cet effondrement silencieux de l’ordre symbolique, qui brouille les frontières entre le vrai et le faux, provoque un désarroi auquel n’échappe pas Isabel. Pour autant, elle n’est pas désarmée. Se plonger dans une histoire que l’on préfère a priori ignorer, découvrir que ce que l’on tenait pour vrai n’était que mensonges, affronter la réalité sans ciller, sont des états éprouvés tout au long de sa cure :
« Dans le milieu des associations de bébés volés, j’ai découvert que j’étais armée pour encaisser. Je peux affronter toute cette horreur après des années de thérapie. La manière dont je dois structurer tout ça est très claire pour moi ».
50Isabel est disposée à naviguer en eaux inconnues et à garder pied malgré l’agitation, mais sait aussi l’importance qu’il y a à se repérer à l’aide de balises. Pour faire face à cette extrême incertitude, elle décide en conscience de se plier à une exigence de lucidité. D’abord par des codes de conduite qui orientent son enquête. Consciente du risque de dériver dans une recherche sans fin, Isabel en délimite le champ : elle fait solennellement promettre à sa fratrie que si une preuve confirmant la mort de Juan était trouvée, l’enquête se devait d’être stoppée nette. Cet impératif de lucidité règle aussi la discipline probatoire du quotidien. Isabel comprend vite que cette quête affective, en soi troublante, se heurte à des obstacles et à un contexte hostile au discernement. Enquêter sur un vol de bébé c’est, en effet, devoir composer avec une grande difficulté à attester la réalité du préjudice, être au contact d’un entre-soi associatif socialisé à une défiance extrême envers les institutions, tout en devant subir les dénis relayés par certains médias. Face au paradoxe d’un préjudice, indubitable mais qui demande toujours à être confirmé, à une méfiance, parfois propice aux croyances faciles, et à un révisionnisme, qui enjoint à ce qu’on le déjoue à tout prix, il faut « raison garder », se promet Isabel, et ne laisser place à nulle équivoque. Car investir la cause avec justesse, c’est être fidèle envers soi. Puisqu’il en va d’un travail qui engage à dire une vérité sur soi pour « dénouer les choses », elle ne peut se permettre de « se raconter des histoires » : bien dire le réel lui est impératif pour se repérer avec rigueur. Cette éthique de la vérité, intimement vécue comme une thérapeutique, se manifeste en actes. Isabel se documente, maîtrise les moindres rouages de l’administration de la preuve en se formant au langage du droit, s’entoure de professionnels (historiens, juristes) afin d’interroger chaque indice glané. Lors de nos échanges d’ailleurs, et plus qu’avec tout autre enquêté·e, les indices ne sont jamais interprétés à l’emporte-pièce mais soupesés, envisagés selon leur condition de recevabilité, laissés en suspens quand ils prouvent peu et écartés lorsqu’ils passent outre la ligne rouge du complotisme. Cette rectitude probatoire qu’Isabel s’applique à elle-même se traduit aussi dans le leadership qu’elle s’autorise à endosser auprès des autres familles. En cet espace de lutte et d’ébranlements partagés, elle n’est pas une victime parmi d’autres. Isabel oriente les démarches d’autres familles, les conseille, épaule celles et ceux qui « perdent la tête », encadre les enquêtes des autres de façon à ce qu’ils agissent avec rigueur. Si cette sollicitude a aussi pour objectif de crédibiliser le combat collectif, de produire du consensus et d’enrôler les soutiens (citoyens, médiatiques, politiques), elle entend également conjurer l’évasion des repères que subissent les autres familles. Ce souci de réguler les troubles d’autrui, autorisé par une image de soi forgée grâce à la cure – « Tu ne peux pas imaginer le désastre émotionnel des autres familles. Moi sans la psychanalyse je n’aurais pas pu affronter tout cela. J’étais armée pour aider les autres » – est d’autant plus manifeste, d’ailleurs, qu’Isabel a tenu à intégrer des psychologues dans les canaux associatifs.
51Actualisées dans une éthique de la vérité et un rôle de régulatrice, les dispositions psychanalytiques se manifestent enfin dans un effort à travailler sur le sens. Contrairement à nombre d’enquêté·e·s interrogé·e·s, Isabel ne fait pas que rechercher son frère. Pour se frotter à ce réel déroutant, il lui est impératif d’en décrypter le sens caché et de remonter aux étiologies de la violence subie. Une bonne part de son quotidien est ainsi dédiée à une historicisation des « vols de bébés ». Isabel se documente, recherche, écrit ; donne intelligibilité à ce drame aberrant. Le travail sur l’histoire lui permet de dévoiler une cohérence, des chaînes de causalité, des hiérarchies (psychologie franquiste, Église, secteurs du régime) et des idéologies (fascisme, contrôle religieux des corps) constitutives d’une trame qui donne sens au préjudice subi. Mais pour elle, les ressorts de cette violence ne sauraient être de vieilles lunes dictatoriales. Ses réflexions démontrent aussi que le drame des vols d’enfants découle de violences de classe, de genre et de maltraitances infantiles plus que jamais déployées dans le temps présent. Plus qu’un enjeu de connaissance, ce travail d’histoire et d’actualisation lui permet intimement de normaliser les faits : loin d’être insensée, cette réalité troublante où elle avait basculé n’était que l’expression d’une société patriarcale et classiste toujours en vigueur et aux contours bien identifiés. Et ici encore, ce nécessaire travail de décryptage appliqué à soi règle ses conduites militantes auprès des autres : réunions de victimes, conférences, articles… lui permettent de partager ses réflexions et d’inviter tout un chacun à prendre conscience que la détresse ressentie découle de rapports de pouvoir bien familiers.
Socialisations militantes, reconfigurations de la vérité sur soi
52Si l’entrée en enquête actualise une démarche thérapeutique ainsi que des aptitudes forgées pendant la cure, les socialisations expérimentées lors de la dynamique d’enquête reconfigureront continuellement les manières de penser et d’investir la quête de vérité.
53Enquêter aux côtés des autres, c’est au départ expérimenter une socialisation de sa quête. Isabel s’immerge parmi les victimes, s’imprègne des narrations communes et intériorise une condition partagée (« nous sommes victimes de vols d’enfant »). Ce faisant, elle est initiée à d’autres conceptions de la véridiction. La formalisation juridique de la quête est une étape d’importance. Comme des centaines de familles, Isabel dépose plainte en 2011. En soi, la mise en narration procédurale du droit ré-énonce sa cause. Le travail de traduction et de généralisation, qui désingularise et en appelle à un traitement institutionnel du grief (Agrikoliansky 2003), tout en faisant émerger une victime et des responsables à définir, transforme le drame personnel en possible injustice. Cette formalisation normative de l’évènement intime est d’autant plus intériorisée, d’ailleurs, qu’Isabel se fait conseillère juridique de nombreuses familles plaignantes. Mais si la recherche d’une vérité judiciaire transforme la quête d’Isabel, c’est moins par sa consistance propre que pour ses implications morales. En effet, à mesure qu’Isabel judiciarise sa cause, et qu’elle côtoie les sphères associatives pour promouvoir cette voie, elle découvre que les attentes des autres familles sont contrastées. Ainsi, en particulier, des individus soupçonnant avoir été l’objet du vol. Si quelques-uns portent plainte, beaucoup s’y refusent. Pour certains, une procédure judiciaire risquerait d’envoyer leurs parents « adoptifs » sur le banc des accusés, ce qu’ils ne souhaitent pas. D’autres veulent seulement connaître la réalité des faits et ne sont intéressés ni par leur « véritable identité » ni par des « retrouvailles » : leur « identité » n’est pas à refaire. Au gré de ces interactions, Isabel découvre que la vérité judiciaire peut briser des liens familiaux, bouleverser les individus, et qu’elle ne saurait être synonyme de droit à la vérité. La définition de la « vérité » se déclinant différemment selon les situations individuelles, Isabel admet qu’elle ne peut imposer une marche à suivre aux victimes qu’elle encadre. Ces enjeux moraux la conduisent à repenser les frontières de sa propre quête de « vérité » : si l’attestation des faits, l’identification de responsables et la localisation de son frère relèvent d’un droit non négociable, elle ne peut s’autoriser à elle seule à « retrouver » son frère. Aussi impérieuse que puisse être sa quête sur le plan psycho-affectif, elle n’a pas tous les droits :
« Nous n’avons aucun droit à aller dans une maison et dire à la personne ‘‘tu es mon frère’’. Nous n’avons pas le droit de faire ça. Parce que c’est le droit des adoptés. Nous on cherche, mais ce sont eux qui doivent prendre l’initiative de la rencontre. Pas nous. »
55Désormais, Isabel enquête tout en se conformant à un ordre (social, narratif, procédural) partagé. Dire un récit commun, devenir plaignante, aider les familles, maintenir les ententes, écouter les réserves… parmi les autres, Isabel doit agir selon des critères (sociaux, normatifs, moraux) qui ne cessent de redéfinir la façon dont la vérité doit être dite et pensée (ses possibles, ses conditions d’accès) et apprend à rechercher son frère tout en se pliant à des logiques d’action concertées.
56Si les implications morales de la judiciarisation incitent à repenser la portée de sa quête, les enjeux inter-organisationnels contribueront par la suite à politiser sa conception de la « vérité ». Alors qu’une seule association de « bébés volés » existait lorsqu’Isabel s’est engagée, plus d’une vingtaine voient le jour au cours des années 2011 et 2012. Au départ, ces associations en cours de structuration et non coordonnées entre elles, portent chacune une demande isolée (ouverture des archives, d’une banque ADN, « où sont nos enfants ? », « qui sont les responsables ? »). La multiplication des lignes revendicatives, perçue comme un grand « désordre » par Isabel, nourrira les discordes suite à l’intervention des pouvoirs publics. Entre les mois de février 2012 et 2013, des représentants associatifs sont reçus à quatre reprises au ministère de la Justice pour exposer leurs griefs. En raison des disparités revendicatives, les tensions entre courants associatifs sont vives, et s’accroissent à mesure que les pouvoirs publics sélectionnent des interlocuteurs jugés trop modérés par leurs challengers. Ces interlocuteurs, privilégiant la recherche d’enfants au détriment de la voie pénale, et considérant les vols d’enfants comme un trafic économique, et non comme une répression dictatoriale, jouiront d’une forte médiatisation permettant de véhiculer une conception unique de la cause. Multiplication des griefs, mise aux normes des revendications par le haut, associations accusées de relayer les modérations gouvernementales à grand renfort de ressources… la définition de la cause, et donc de la vérité à rechercher, est source de tous les clivages. Quatre grands courants se dessinent alors : 1/ associations d’adopté·e·s qui refusent de parler de « vols » ou de « victimes » et se mobilisent seulement pour connaître leurs « origines » ; 2/ associations qui ne parlent pas de « vols » mais d’« adoptions irrégulières » et qui refusent la voie judiciaire ; 3/ associations qui dénoncent des « vols » mais qui recherchent les « enfants » sans passer par la justice ; 4/ associations qui dénoncent des « vols », cherchent à obtenir un statut de victime, à punir pénalement les responsables et à retrouver les « enfants ». Immergée dans ces batailles, et tenante de la voie pénale, Isabel découvre combien sa propre conception de la « vérité » est disputée. Quoique disposée à se plier au jeu militant (maîtrise des enjeux, sens du collectif, gestion des conflits) et à en retirer des gratifications (leadership, reconnaissance), Isabel est frustrée par les cadres d’action proposés. Si elle est acquise à une conception agonistique de la cause, celle-ci n’a rien d’une évidence en cet espace hétérogène. Pour autant, si la modération de certaines associations ne lui convient guère, à titre personnel, Isabel demeure respectueuse du droit de chaque famille à définir sa propre volonté.
57Ces frustrations et tergiversations quotidiennes seront rétrospectivement vécues comme des désajustements lorsqu’elle rencontre d’autres catégories de militants quelques mois plus tard. Au hasard du bouche à oreille, Isabel se retrouve à une réunion de plusieurs associations de victimes du franquisme. Cette coalition est rassemblée pour faire état d’une procédure judiciaire contre l’impunité du franquisme auprès d’un tribunal de Buenos Aires. Dotée de la « compétence universelle » pour juger des crimes contre l’humanité, cette juridiction étrangère permet aux victimes de se soustraire à la loi d’amnistie de 1977 en vigueur en Espagne. Très frustrée par le classement de sa plainte, et par la modération politique des associations de bébés volés les plus visibles, Isabel est enthousiaste et dépose plainte à son tour. Mais son adhésion ne s’arrête pas là. À mesure qu’elle côtoie ces acteurs pour les besoins de la procédure, Isabel s’immerge dans un nouvel espace de sociabilités. Il se caractérise, d’abord, par sa coloration politique. En cet espace, la diversité des victimes présentes (familles de disparus, anciens détenus, syndicalistes, travailleurs esclaves…), le lexique en vigueur (« République », « franquisme », « fascisme ») comme les récits partagés (tortures, paupérisation, exil, fusillades) renvoient à un univers de référence déterminé : celui de la gauche antifranquiste. Si Isabel était extérieure à ces milieux, ce monde ne lui est pas étranger. En plus d’être d’extraction ouvrière, elle est issue d’une lignée de réprimé·e·s de la Guerre civile (grands-parents persécutés, grands-oncles exilés, famille spoliée). Longtemps enfouie, cette mémoire familiale est ravivée et reconstruite au contact des autres. Par capillarité, d’ailleurs, l’éventail des violences subies par sa famille s’élargit. Isabel apprend l’existence de formes de violences qu’elle méconnaissait – des maltraitances infantiles dans des préventoriums tenus par la Phalange – et découvre, après s’en être enquise, que l’un de ses frères en avait souffert. Tout comme les autres, elle devient une femme issue d’une famille de « vaincu·e·s » du franquisme.
58Cette coalition se caractérise, ensuite, par sa forte imprégnation aux lexiques et aux pratiques des droits humains. Si la plainte judiciaire commande de se référer aux normes des droits humains, cette imprégnation se manifeste surtout par le partage d’un univers de sens. Les trajectoires des acteurs l’expliquent. Loin de se cantonner à un rôle de procéduriers, et de réduire les droits humains à leur dimension technique, les avocats argentins de la coalition y agissent comme des entrepreneurs de mobilisation. Pour ces anciens réprimés de la dictature de Videla, rompus de longue date aux luttes antidictatoriales, les droits humains sont conçus comme une culture politique qui doit structurer les identités et les références militantes. Cette coalition est, en outre, composée de « victimes du franquisme » qui, pour certaines, étaient engagées depuis de nombreuses années. Elles sont issues d’un espace de mobilisation qui, à la faveur des circulations militantes et expertes entre les espaces ibéro-américains (Smaoui 2019), s’est construit tout en s’acculturant à l’univers énonciatif et pratique des droits humains. Dans ce groupe, Isabel découvre alors des formes stabilisées de définition de soi (proche de disparu, victime de la violence d’État), des idiomes (vérité justice et réparation, impunité, crimes contre l’humanité), des pratiques militantes (exhumations de charniers), soit une palette de normes et de savoirs qui l’incitent à réinterpréter le sens et les finalités de sa cause.
59Ainsi, aux côtés des avocats, des « familles de disparus », et des Grands-mères de la Place de Mai qu’elle rencontre en Argentine, Isabel intériorise la catégorie de disparition forcée. Brandie publiquement (« je suis une victime de disparitions d’enfants »), elle fait particulièrement sens en regard de l’incertitude qu’elle ressent intimement au sujet de son frère. Impliquant, par définition, que l’on ne sait rien du sort de l’individu recherché, elle permet, paradoxalement, de normaliser une incertitude : « Ces enfants, ce sont des disparus, il m’est égal qu’ils aient été volés, séquestrés, peu importe. D’ailleurs, on ne sait même pas s’ils sont vivants ou morts. La seule chose que l’on sait, c’est qu’ils sont des disparus ». Ni mort, ni vivant, mais fixé dans l’indétermination d’un entre-deux, le sort inconnu du frère a rang de statut dicible et reconnaissable. Ce faisant, ce statut autorise désormais une nouvelle ligne revendicative. Considérant qu’il revient à l’État de lever cette incertitude – selon la « Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées » de l’ONU signée par l’Espagne –, Isabel estime que seule une loi ad hoc obligeant les pouvoirs publics à mobiliser leurs ressources serait bénéfique à la cause. En plus d’ouvrir une solution législative, qu’elle promeut auprès de la gauche partisane, la catégorie de « disparu » élargit le champ de ses activités et de son inscription militante. Se subjectiver dans la condition de « proche de disparu », cette figure largement pensée et investie par les mobilisations de victimes des dictatures, c’est en effet s’inscrire dans un espace de pratiques symboliques spécifiques ; un espace habité par des acteurs dont les idiomes et les activités sont entièrement réglés par une volonté de produire un sens qui fut anéanti par la déraison intrinsèque à la disparition (Gatti 2008). Cette problématique symbolique inhérente à la cause, qu’Isabel, encline à travailler sur le sens, est particulièrement disposée à assimiler, l’a conduite à investir le répertoire mémoriel. Se comptant parmi les « victimes du franquisme », Isabel participe alors à leurs différentes activités symboliques (commémorations, conférences, manifestations, séances de témoignage…) : défendre la cause de son frère, c’est aussi se diluer dans une communauté d’expérience qui entend faire pièce aux effets de la violence dictatoriale par l’exaltation d’une mémoire commune.
Conclusion : psychanalyse, militantisme et réalisation de soi
60Plaisir à se diluer dans des mémoires communes, satisfaction à se réclamer d’une catégorie – la « disparition » – qui dit son trouble avec adéquation, bonheur d’investir sa cause sous une forme extensive (finalités juridiques, politiques, mémorielles) qui compense les déceptions que procurent les approches dépolitisantes qu’elle combat… de par les trajectoires de ses acteurs, sa symbolique et ses modes d’action, la coalition des victimes du franquisme a constitué un espace de mise en cohérence et de ré-énonciation particulièrement significatif pour Isabel. Mais si cette resocialisation militante est source d’un aussi fort sentiment d’adéquation (politique, cognitif, narratif), c’est aussi car elle est simultanément vécue comme un « espace de la réalisation de soi » (Siméant 2003). Pas seulement car elle donne prise à une actualisation de schèmes et de penchants qui font subjectivement sens, mais car elle en reconfigure les significations et les adosse à une nouvelle programmatique.
61Ainsi de l’intériorisation d’une commune condition de « vaincu·e·s » du franquisme, entretenue par les sociabilités militantes, et qui constitue un fort ressort de l’adhésion à la ligne et aux pratiques organisationnelles. Si l’appropriation d’une mémoire politique fait pièce aux frustrations éprouvées dans les autres sphères où elle milite – Isabel demeure multipositionnée –, le réaménagement de la narration familiale auquel incite la socialisation mémorielle est tout autant vécu comme la nouvelle étape d’une quête thérapeutique de soi. Bien sûr, se réclamer d’une mémoire sociale – celle, ici, d’une famille réprimée, orpheline de la République et plongée dans la peur et le dénuement – relève toujours d’un réaménagement de soi : comme dans toute réaffiliation mémorielle, la mémoire familiale antérieure à l’existence propre de l’individu fait l’objet d’une négociation située (Chauvel 2015) et réflexive qui adapte les faits en vue d’une ré-organisation de la vie du sujet (Muxel 1996). Mais cette mise en cohérence, qui fonde le sentiment d’appartenance à l’espace mémoriel, est comme redoublée dans le cas d’Isabel par la certitude de renouer en conscience avec un ressort manquant de son existence. Appréciée depuis son propre cheminement, l’immersion dans l’univers symbolique antifranquiste, à laquelle l’a incidemment conduite la recherche de son frère, a mis au jour un pan « refoulé » de l’histoire familiale et l’a réinscrite dans celle-ci. Elle a complété un travail de dévoilement resté, rétrospectivement, inachevé et lui a permis de dire, dans le prolongement de la cure, mais avec les mots de ses camarades, cette fois, une nouvelle vérité (politique) sur soi. L’identification à cette histoire familiale et donc aux référents partagés par cet espace militant (« ma nouvelle famille ») est une manière de renouer avec elle-même, de se définir à travers ce qui, en réalité, la constituait déjà, et de regagner une place dont elle avait été détournée. Le registre psychanalytique est d’ailleurs de mise pour dire son adhésion :
« J’ai retrouvé un chemin, mon chemin. C’est le retour vers quelque chose que je n’aurais jamais dû quitter. Bien sûr, ce n’était pas un départ conscient, la vie m’a éloignée de la lutte de gauche, mais elle m’a permis de regagner ma place, je le vis comme ça, vraiment, je suis là où j’aurais toujours dû être. »
63Ce fort sentiment d’appartenance se répercute jusque dans la façon d’envisager sa quête de vérité. Au contact de cette famille militante, les traumatismes se partagent et deviennent indistincts :
« Ce n’est plus “mon” problème ou mon conflit intérieur. Maintenant je lie le traumatisme familial, individuel à des questions politiques. Je lutte pour connaître la vérité sur cette tragédie familiale, qui dans mon cas a été quelque chose d’individuel, d’intime, de profond, je ne pardonnerai jamais… mais lutter que pour ça, ça serait nier la réalité du délit. La vérité, c’est lutter contre celui qui a torturé C., celui qui a mis le père de F. dans un charnier, lutter pour celui qui a été travailleur esclave, pour tous ces gens. »
65Parce qu’elle leur est politiquement corrélée, la quête d’une vérité intime ne peut faire l’économie d’une lutte pour la vérité des autres. Si bien que désormais, c’est avec un sentiment de nécessité semblable à celui qui l’animait pour retrouver Juan, et donc d’accomplissement de soi, qu’Isabel milite pour la cause des fusillé·e·s, des réprimé·e·s et des torturé·e·s.
66En définitive, une microsociologie diachronique de la « réalisation de soi » permet de restituer les ressorts discrets – et non exclusifs – de l’alignement sur une cause militante. Si à rebours des approches désocialisées et mécanistes, la sociologie de l’engagement s’est dotée d’un éventail de variables pour documenter le processus d’entrée, de prise de rôle et de maintien dans celui-ci (socialisations passées, rétributions, ressources), il lui revient aussi d’envisager ce qui incite simultanément l’acteur à s’accomplir dans le mouvement même de son engagement. Cette attention pour les situations où « l’action est à elle-même sa propre récompense » (Sawicki et Siméant 2009) et, plus précisément, pour ce qui fonde cette félicité, est heuristique. L’examen de ce qui a disposé Isabel à se réaliser m’a ainsi doté, en surcroît des autres propriétés sociales identifiées, d’un outil d’analyse pour parfaire la compréhension de nombre de dynamiques rythmant son engagement. Prendre ces expériences au sérieux – ici la psychanalyse mais aussi, dans le cas d’autres enquêté·e·s, le diarisme, l’archivage secret ou la typographie (Smaoui 2016) – moyennant une analyse serrée des parcours, a révélé que l’engagement pour la mémoire et la vérité offrait un cadre d’expression à des pratiques de soi à soi qui, quoique dérobées, revêtaient des valeurs et des significations centrales dans l’existence des acteurs. La possibilité de s’y adonner en pratique, tout en se moulant dans des idiosyncrasies militantes qui les accréditaient et les adaptaient aux besoins de la cause, permettait d’établir que si forte remise de soi à la cause il y avait, c’était surtout car celle-ci surgénérait un fort sentiment d’adéquation à soi.
Ouvrages cités
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Notes
-
[1]
Dans la suite de l’article, les propos rapportés entre guillemets sans mention spécifique de source sont ceux d’Isabel. Ils ont été recueillis lors d’entretiens conduits en mars et avril 2013. Afin de préserver l’anonymat, les noms et les lieux ont été modifiés ou non précisés.
-
[2]
Isabel ignore l’obédience exacte de son psychanalyste. Cela n’est pas un obstacle : l’enjeu ici n’est pas de restituer exhaustivement la psychanalyse d’Isabel, mais de me centrer sur un aspect précis (la réminiscence du frère), ainsi que sur les apprentissages implicites retirés de son propre cheminement analytique (ce qu’elle en a fait). Notons que la psychanalyse étant constituée d’écoles diverses, une piste de recherche pertinente serait d’en mesurer les effets socialisateurs divergents.
-
[3]
Isabel dispose par exemple d’un certificat d’enterrement, or on a dit à ses parents que Juan avait été incinéré.