Notes
-
[1]
Charles P. Kindleberger, Histoire mondiale de la spéculation financière, de 1700 à nos jours, Paris, PAU, 1994 [1978] ; Christian Chavagneux, Une brève histoire des crises financières. Des Tulipes aux subprimes, Paris, La Découverte, 2011.
-
[2]
Carmen M. Reinhart et Kenneth Rogoff, Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière, Paris, Pearson, 2010 [2009].
-
[3]
Antoin E. Murphy, John Law. Économiste et homme d’État, Bruxelles, Peter Lang, 2007.
-
[4]
L’auteur revendique comme source d’inspiration le livre de Roger Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990.
-
[5]
Edgar Faure, La banqueroute de Law, 17 juin 1720, Paris, Gallimard, 1977.
-
[6]
Carl Wennerlind, Casualties of Credit. The English Financial Revolution, 1620-1720, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2011.
-
[7]
Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand siècle, Paris, Fayard, 1984 ; Katia Béguin, Financer la guerre au xvii e siècle. La dette publique et les rentiers de l’absolutisme, Seyssel, Champ Vallon, 2012.
-
[8]
Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts. Les justifications politiques du capitalisme avant son apogée, trad.fr. par Pierre Andler, Paris, PUF, 1980 [1977].
-
[9]
François R. Velde, « Government Equity and Money : John Law’s System in 1720 France », Federal Reserve Bank of Chicago, vol. 31, 2003.
-
[10]
Pour l’écho de ces théories dans la pensée saint-simonienne, voir par exemple Clément Coste, « L’économique contre le politique : la dette, son amortissement et son financement chez de jeunes et vieux saint-simoniens (1825-1880) », Cahiers d’économie politique/Papers in Political Economy, n° 70, 2016, p. 7-44.
-
[11]
Yves Citton, « Les comptes merveilleux de la finance. Confiance et fiction chez Jean-François Melon », Fééries, n° 2, 2005 [en ligne] ; Martial Poirson, Yves Citton et Christian Biet (dir.), Les frontières littéraires de l’économie (xvii e-xix e siècles), Paris, Éditions Desjonquères, 2008.
-
[12]
Frédérique Aït-Touati, Contes de la lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris, Gallimard, 2011.
-
[13]
William N. Goetzmann, Catherine Labio, K. Geert Rouwenhorst et Timothy G. Young (dir.), The Great Mirror of Folly. Finance, Culture, and the Crash of 1720, New Haven, Yale University Press, 2013.
-
[14]
John Shovlin, « Jealousy of Credit : John Law’s “System” and the Geopolitics of Financial Revolution », Journal of Modern History, vol. 88, 2016, p. 275-305.
-
[15]
Carl Wennerlind, Casualties of Credit…, op. cit., chap. 6.
-
[16]
Une approche qui s’inscrit dans le sillage de Florence Magnot-Ogilvy (dir.), « Gagnons sans savoir comment ». Représentations du Système de Law du xviii e siècle à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
-
[17]
George A. Akerlof et Robert S. Shiller, Les esprits animaux. Comment les forces psychologiques mènent la finance et l’économie, trad. fr. par Corinne Faure-Georgs, Paris, Pearson, 2009.
-
[18]
Michael Sonenscher, Before the Deluge. Public Debt, Inequality, and the Intellectual Origins of the French Revolution, Princeton, Princeton University Press, 2007 ; Thomas E. Kaiser, « Money, Despotism, and Public Opinion in Early Eighteenth-Century France : John Law and the Debate on Royal Credit », Journal of Modern History, vol. 63, n° 1, 1991, p. 1-28.
-
[19]
Rebecca L. Spang, Stuff and Money in the Time of the French Revolution, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2015.
À propos de…
1 Y a-t-il un lien entre le style rococo, la colonisation de la Louisiane et la dette publique ? Aucun, serai-t-on tenté de répondre spontanément, tant le cloisonnement des disciplines nous a habitués à découper le réel en secteurs compartimentés. Et pourtant, les connexions sont nombreuses, au début du xviii e siècle, entre ces phénomènes d’apparence disjointe. C’est ce que s’attache à démontrer Arnaud Orain, spécialiste d’histoire de la pensée économique, dans un livre au titre aussi prometteur qu’intriguant : La politique du merveilleux.
2 L’épisode auquel il s’intéresse fait figure de « lieu de mémoire » pour l’histoire financière européenne. Entre 1716 et 1720, l’écossais John Law parvint à convaincre le Régent, le duc Philippe d’Orléans, de mettre en application un nouveau « Système », dont le but était de convertir la dette publique et de favoriser l’expansion économique par l’émission de papier-monnaie. Quoique brève (quatre années à peine), cette expérience a fait l’objet d’innombrables analyses. Beaucoup y ont vu la mère de toutes les crises financières, une étape-clé dans la chronique reliant l’emballement pour les Tulipes hollandaises dans les années 1630 à la crise des subprimes de 2007-2008 [1]. La même histoire sans cesse se répéterait, l’appât du gain et la crédulité finissant toujours par se confronter au retour du réel, lorsque les bulles éclatent [2]. La trajectoire de John Law serait aussi emblématique de l’aveuglement des sociétés face aux bonimenteurs de la finance. Rarement, en effet, un homme sera parvenu à cumuler autant de pouvoirs en aussi peu de temps. Après avoir obtenu l’autorisation de fonder une Banque générale (qui devient Banque royale en 1718), il crée la Compagnie d’Occident (rebaptisée Compagnie des Indes en 1719), une société par actions qui acquiert le monopole de l’émission des billets et le droit de collecter les impôts indirects. La fusion de ces deux entités, en 1720, parachève le Système : tous les détenteurs de titres de la dette publique sont obligés de les convertir en actions de la Compagnie, qui est tout à la fois une entreprise commerciale, une sorte de banque centrale et le Trésor par lequel transite l’ensemble des revenus du royaume. Quatre ans pour nationaliser toute une économie : la performance est spectaculaire ! Mais tout s’effondre au printemps 1720, lorsque la panique s’empare des actionnaires, qui soupçonnent la Banque de ne plus avoir les moyens de convertir leurs titres en espèces sonnantes et trébuchantes. Ne restent plus qu’une montagne de papiers, et l’opprobre universel jeté sur celui en qui tant d’espoirs avaient été placés. À la fin 1720, Law quitte la France pour ne plus jamais y revenir, si ce n’est sous la forme d’un fantôme qui hantera, pour longtemps, son histoire financière.
3 On comprend que le personnage ait pu fasciner. S’agissait-il d’un escroc de génie, d’un despote en puissance, ou d’un Keynes avant l’heure ? Les historiens de la pensée monétaire ont eu tendance à souligner la « modernité » de ses idées [3], tandis que les historiens-économistes débattent des effets à moyen terme de son échec sur la capacité de la monarchie française à attirer des capitaux. La perspective d’Arnaud Orain se veut tout autre, comme l’indique le sous-titre de son ouvrage (« Une autre histoire… »). Il ne s’agit pas d’une histoire de plus, qui viendrait s’ajouter aux précédentes, mais d’une histoire différente, qui invite à renverser les perspectives habituelles, par le décentrement du regard. L’hypothèse de départ est aussi simple qu’audacieuse : et si le système de Law n’était pas qu’une affaire de monnaie et de finances, mais plutôt une expérience politique et culturelle de grande ampleur, aux effets potentiellement révolutionnaires ? Pour en juger, il faut restituer les origines intellectuelles et culturelles de cet épisode, comprendre ses conditions de possibilité, et s’interroger sur les raisons pour lesquelles les contemporains y ont cru [4]. Car tout l’enjeu est bien là : Law fut peut-être un imposteur talentueux, il n’en reste pas moins que jamais son Système n’aurait connu le moindre début d’application sans l’enthousiasme et le désir qui l’accompagnèrent. Ce fut, nous dit l’auteur, une aventure collective, plus que l’œuvre d’un esprit génial ou démoniaque, qui serait parvenu seul à tromper son monde. Ce renversement de perspective, conçu pour faire débat, implique trois choix méthodologiques que l’auteur assume clairement. Il convient tout d’abord de remettre Law à sa place, pour retrouver la dimension collective de cette histoire, en particulier tous les débats qui précédèrent son arrivée au pouvoir. Il faut ensuite prendre au sérieux l’ensemble des textes littéraires rédigés pour promouvoir ou vilipender les mérites de son Système : la mobilisation d’un registre esthétique et littéraire, empruntant au genre, très en vogue à l’époque, du conte merveilleux, est en effet cruciale pour comprendre le pouvoir de séduction qu’il exerça sur les contemporains. Cette fascination s’appuie, enfin, sur un puissant imaginaire colonial que les historiens-économistes ont eu tendance à minorer, alors même qu’il paraît étroitement lié à la promesse d’enrichissement sans limite sur laquelle repose la légitimité du Système.
Une histoire intellectuelle et culturelle
4 La plupart des travaux consacrés au système de Law se sont penchés sur l’homme lui-même, sur ses théories et sur leur mise en pratique entre 1716 et 1720 [5]. Or ses idées ne sont pas arrivées au pouvoir par hasard : depuis la fin du xvii e siècle, de multiples auteurs réfléchissent de manière critique aux injustices du système fiscal, au poids excessif de la dette publique et aux effets nocifs de la doctrine mercantiliste. C’est même l’un des grands débats qui agitent la fin du règne de Louis XIV, certes marqué par une politique de grandeur, mais aussi par des guerres longues et coûteuses, qui finissent par ruiner le pays. Law profite ainsi d’un horizon d’attente, intellectuel et social, qui lui est clairement favorable et dont il n’est qu’un acteur parmi d’autres. En s’intéressant aux évolutions de long terme de la pensée économique sur l’impôt, le crédit et la monnaie, Arnaud Orain reprend à son compte l’approche novatrice offerte par l’historien Carl Wennerlind au sujet de la « Révolution financière » anglaise, cet autre moment canonique de l’histoire économique moderne, beaucoup plus célébré, celui-ci, par la postérité [6]. Plutôt que de raconter une énième fois la fondation de la Banque d’Angleterre (1694), l’essor de la City et la grande histoire du parlementarisme libéral, Wennerlind exhume les soubassements intellectuels et philosophiques qui, des années 1620 aux années 1720, ont produit une révolution dans les manières de penser la monnaie, le crédit et la confiance, au croisement de l’économie, de la science physique et de la philosophie naturelle. Il s’agit, pour lui comme pour Orain, de reconnecter l’histoire des idées, des lettres et des sciences avec l’histoire économique et financière, laquelle s’est pourtant soigneusement ingéniée à les tenir à distance, pour mieux asseoir sa quête de scientificité. Or, comme le montre cet historien, des philosophes tel John Locke, des scientifiques comme Isaac Newton, ou bien encore des hommes de lettres comme Daniel Defoe et Jonathan Swift, ont joué un rôle de premier plan dans les débats sur la nature et l’évolution de la monnaie et du crédit public. Là où les économistes ne voient dans ces textes que de simples ornementations, sans réelle incidence sur le fonctionnement des marchés, les historiens de la pensée les envisagent comme des rouages essentiels pour comprendre pourquoi les individus acceptent de croire et de participer à de telles aventures.
5 L’expérience anglaise est bien connue dans la France du règne finissant de Louis XIV. Une vigoureuse critique des structures économiques et politiques de la monarchie est à l’ordre du jour, surtout depuis la fin de la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), qui laisse le pays exsangue [7]. Le poids de la rente, l’affermage des impôts et la vente des offices suscitent les plus vives réprobations. La Régence, période de transition entre la mort du Roi-Soleil (1715) et l’accès à la majorité de Louis XV (1723), est propice à toutes les audaces. Des projets mûris depuis plusieurs décennies peuvent enfin s’y concrétiser. Dans ce contexte, les idées de Law sur le papier-monnaie et la nécessité d’alléger le poids de la rente reçoivent un écho favorable, d’autant que beaucoup d’acteurs, hostiles aux rentiers et aux financiers, y trouvent aussi leur intérêt. Tout est envisageable pour rénover un système à bout de souffle, accusé de stériliser les ressources publiques et d’entraver l’essor du commerce. La solution réside, pour Law et ceux qui le soutiennent, dans la généralisation du papier-monnaie, gagé non plus seulement sur les espèces métalliques, mais sur la croyance collective dans un progrès sans limites.
6 Le « despotisme » de cette entreprise, qui amène notamment Law à restreindre de façon autoritaire l’usage des monnaies métalliques ou à plafonner le cours des actions de la Compagnie, n’est pas une simple dérive, nous dit Orain. À la source du Système se trouve, selon lui, un désir profond, partagé par une partie des contemporains, de confier à un « État Léviathan » le soin de drainer toutes les richesses du royaume, pour mieux les mettre au service de son expansion commerciale. La « modernité » de l’expérience apparaît sous un nouveau jour : il s’agit d’un système de nature protodirigiste, qui s’assigne pour mission de relancer l’économie, de refonder la monarchie et de bouleverser l’ordre social. C’est du moins en ces termes que certains auteurs de l’époque expriment leur attachement à une entreprise qui puise autant aux théories hobbesiennes qu’aux promesses du « doux commerce [8] ».
7 L’ambition du projet, telle que la restitue Arnaud Orain, paraît démesurée. Il s’agit d’obliger les rentiers de l’État à devenir actionnaires d’une vaste société commerciale, qui les rémunère sur la base des bénéfices qu’elle réalise, plutôt qu’en alourdissant les impôts exigés du reste de la population [9]. Cela suppose de modifier les conduites économiques des détenteurs du capital au bénéfice de l’intérêt général, quitte à utiliser la contrainte et la réglementation lorsque celles-ci s’avèrent nécessaires. L’ambivalence du projet est manifeste : l’horizon ultime est fondé sur le commerce et la prospérité, mais à court terme il revient à la puissance publique d’user de tous les moyens pour transformer les sujets du Roi en « nation commerçante ». Ses aspects autoritaires mis à part, le Système pose les jalons d’une pensée utopique promise à la postérité. Tout au long du xviii e siècle puis du xix e siècle, des courants politiques variés placent leurs espoirs dans les vertus du crédit et de la monnaie fiduciaire pour diminuer les impôts et éteindre la dette publique [10].
La contribution des Belles-Lettres
8 Au-delà de cette histoire intellectuelle, l’originalité du livre d’Orain consiste à réévaluer la contribution des hommes de lettres, notamment ceux réunis au sein du cercle de la comtesse de Verrue et dans les colonnes du journal le Nouveau Mercure, à la promotion du Système auprès du public (en particulier dans les années 1719-1720). Qu’il s’agisse ou non d’œuvres de « propagande », il faut, selon l’historien, les prendre au sérieux et refuser d’y voir de simples tentatives de manipulation de l’opinion, ou, pis, des textes de commande uniquement motivés par l’appât du gain. Toute la démarche du livre repose sur cette conviction : les textes littéraires, les pièces de théâtre, les contes et les poèmes expriment une forme de sincérité de la part de leurs auteurs. Orain va plus loin encore lorsqu’il affirme que ces textes, dont il livre de nombreuses analyses, posséderaient une véritable « performativité », dans la mesure où ils auraient contribué à faire advenir le Système et, de manière sans doute beaucoup plus hypothétique, à infléchir le comportement des acteurs économiques.
9 Les auteurs justifiant le Système de Law appartiennent tous plus au moins au groupe des « Modernes », définis par leur opposition aux « Anciens », dans le cadre d’une célèbre controverse littéraire. Fontenelle, Jean Terrasson, Antoine Houdar de la Motte, Jean-François Melon et bien d’autres, fréquentent les mêmes cercles et défendent des choix esthétiques proches. L’hypothèse soutenue par Arnaud Orain est qu’il existe une équivalence entre leurs prises de position artistiques et leur engagement intellectuel en faveur de Law et de ses projets : à une époque où le grand partage des disciplines n’a pas encore eu lieu, et où l’économie politique en tant que telle n’existe pas, les hommes de lettres s’emparent sans difficulté de sujets pourtant très éloignés de leurs préoccupations habituelles. Ce faisant, ils nourrissent l’imaginaire social qui confère crédit et prestige aux innovations financières de l’époque. On touche ici au cœur de l’argumentation du livre. Pour comprendre comment une telle expérience a été possible, on ne peut s’en tenir à l’analyse de sa froide rationalité économique (ou de son irrationalité, selon le point de vue défendu). Le Système est d’abord et avant tout une construction culturelle, qui emprunte au registre du merveilleux, du secret et de la féerie. C’est précisément parce qu’il entretient un lien fort et étroit avec la « littérature rocaille » que le Système devient imaginable et pensable. Là encore, Orain poursuit certaines des pistes ouvertes par Carl Wennerlind, notamment sur les rapports entre l’alchimie et la création monétaire. L’originalité de Law est d’inverser la démarche : il ne s’agit plus de découvrir des procédés pour transformer le plomb en or, par exemple, mais de s’affranchir des contraintes matérielles en faisant du papier le signe, reconnu et partagé par tous, des richesses présentes et à venir. L’invention de la monnaie-papier relève du mystère créateur, qui fascine autant les écrivains que les investisseurs. Plus largement, cette démarche invite à redécouvrir à quel point la littérature fut à la fois un outil de représentation et de théorisation des réalités économiques, comme l’avait déjà montré, par exemple, Yves Citton en étudiant le jeu des correspondances entre un conte rédigé par le disciple de Law, Jean-François Melon (Mahmoud le Gasnévide, 1729), et son Essai politique sur le commerce, en apparence beaucoup plus sérieux [11]. La science, on le sait désormais bien, a besoin de la fiction pour avancer ses hypothèses et se représenter les mondes qui échappent à sa connaissance [12]. Cela vaut autant pour la science astronomique que pour ce qui ne s’appelle pas encore la « science économique ». La littérature, les images, les contes, ne sont pas seulement de belles illustrations, redevables d’une approche esthétique ou littéraire ; elles participent à la mise en représentation du système de Law et façonnent son imaginaire [13]. C’est particulièrement le cas pour ce qui a trait au versant colonial de cette histoire. Orain considère que les historiens ont trop souvent sous-évalué cette dimension dans leur appréciation du Système, comme si le projet de colonisation de la Louisiane (un immense territoire à l’époque) n’avait été qu’une chimère, un prétexte pour acheter la crédulité des contemporains, alors que les véritables enjeux se seraient situés sur le terrain européen, dans la rivalité opposant la France et l’Angleterre pour l’attraction des capitaux hollandais, suisses ou génois [14]. Or c’est bien sous le nom « Compagnie du Mississippi » que la société fondée par Law était communément désignée à l’époque. Les écrivains auxquels Orain s’intéresse chantèrent les louanges de ce nouvel « Eldorado », qu’ils imaginaient couvert de mines et de richesses en tout genre. Le « rêve américain » était consubstantiel à l’ouverture des horizons économiques et à la remise en cause des conceptions mercantilistes, dès lors que les ressources métalliques paraissaient infinies. Des navires et des émigrés partirent s’installer en Louisiane, mais c’est surtout l’essor de la traite esclavagiste qui donna corps à cette utopie. En France comme en Angleterre, les promesses du crédit public étaient indissociables d’une réalité beaucoup plus violente, liée à l’exploitation de la main-d’œuvre servile [15]. Cet aspect-là du Système ne disparut point en 1720.
La fabrication des croyances économiques
10 On l’aura compris, l’originalité du livre découle de sa capacité à élargir le corpus de sources, de textes et d’images à partir duquel l’expérience du Système peut être ressaisie [16]. L’imaginaire culturel ainsi restitué aurait joué, selon Arnaud Orain, un rôle essentiel dans l’adhésion des contemporains au projet de John Law, dont les idées trouvèrent dans la France de la Régence un terreau particulièrement favorable. Cette approche ne renouvelle certes pas la compréhension des mécanismes du Système ou des raisons de son échec, mais elle invite à entrer dans la fabrique des croyances économiques, que les intérêts seuls ne sauraient expliquer. Ambitieuse, l’enquête bute malgré tout sur une limite bien connue des spécialistes d’histoire culturelle, dès lors que la réception sociale des discours s’avère difficile à analyser. À la lecture du livre, on comprend bien mieux tout l’éventail des registres mobilisés pour faire la promotion du Système. Le public auquel ces discours sont destinés reste, en revanche, plutôt insaisissable. Les auteurs étudiés font la « pédagogie » du Système, mais il n’est pas toujours évident de savoir à qui celle-ci est adressée. Qui faut-il éduquer ou convertir ? S’agit-il d’un discours dirigé d’abord vers les élites politiques, vers les actionnaires de la Compagnie ou vers un public plus large ? L’évaluation de la « performativité » de ces écrits, un terme qui revient plusieurs fois sous la plume de l’auteur, soulève le même type d’interrogations. Peut-on juger de la portée et de l’efficacité sociale d’un discours sans l’articuler plus étroitement aux pratiques du public ciblé ? S’ouvre ici un autre chantier de recherche, qui viserait à associer plus finement encore le champ de la production de l’imaginaire social avec l’étude des conduites économiques, pour comprendre comment, hier comme aujourd’hui, les croyances déterminent le comportement supposément rationnel et intemporel de l’homo œconomicus [17].
11 Quoi de mieux que le mythe pour nourrir les croyances ? L’un des mérites du livre d’Arnaud Orain est de montrer comment le système de Law est devenu, aussitôt après sa chute, un mythe fondateur de l’histoire monétaire et financière, qui a fait l’objet d’innombrables relectures et interprétations tout au long du xviii e siècle, et même après. Law fuit à l’étranger, mais la puissance de son Système et ce qu’il dit des aspirations de la société française reste ancré dans la mémoire des contemporains. La bataille littéraire reprend de plus belle dès les années 1720-1730, entre ceux qui dénoncent l’inversion de l’ordre social et appellent à purger cette expérience néfaste, d’une part, et ceux qui voient dans cet épisode la promesse inachevée d’une refonte complète de la monarchie, encore à accomplir, de l’autre. Le débat sur le crédit public, sur ses risques et ses potentialités, s’inscrit au cœur des préoccupations politiques jusqu’à la fin du xviii e siècle [18]. Et lorsqu’éclate la Révolution française, l’ombre de Law plane encore sur les discussions : les promoteurs des assignats se revendiquent de lui, même s’ils insistent sur les fondements beaucoup plus solides, selon eux, de ce nouveau papier-monnaie, gagé sur la terre et les biens nationaux [19]. Après leur effondrement, suivi de la banqueroute des deux tiers en 1797, les assignats intègrent à leur tour le répertoire mythique de la pensée économique.
12 Par cette lecture décloisonnée et renouvelée du Système de Law, Arnaud Orain éclaire enfin d’un nouveau jour les croyances économiques des sociétés contemporaines, qui n’ont aucunement abandonné le goût pour le mystère, le secret et les promesses de la dématérialisation qui avaient cours dans la France de la Régence. Mais il est une différence de taille qui fait rupture entre hier et aujourd’hui : plus aucune « Louisiane » n’est imaginable pour rêver d’un monde aux ressources abondantes et inépuisables. Face au changement climatique et à la dégradation accélérée des milieux naturels, il ne paraît plus sage ni raisonnable de croire aux merveilles.
Notes
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[1]
Charles P. Kindleberger, Histoire mondiale de la spéculation financière, de 1700 à nos jours, Paris, PAU, 1994 [1978] ; Christian Chavagneux, Une brève histoire des crises financières. Des Tulipes aux subprimes, Paris, La Découverte, 2011.
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[2]
Carmen M. Reinhart et Kenneth Rogoff, Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière, Paris, Pearson, 2010 [2009].
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[3]
Antoin E. Murphy, John Law. Économiste et homme d’État, Bruxelles, Peter Lang, 2007.
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[4]
L’auteur revendique comme source d’inspiration le livre de Roger Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990.
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[5]
Edgar Faure, La banqueroute de Law, 17 juin 1720, Paris, Gallimard, 1977.
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[6]
Carl Wennerlind, Casualties of Credit. The English Financial Revolution, 1620-1720, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2011.
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[7]
Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand siècle, Paris, Fayard, 1984 ; Katia Béguin, Financer la guerre au xvii e siècle. La dette publique et les rentiers de l’absolutisme, Seyssel, Champ Vallon, 2012.
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[8]
Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts. Les justifications politiques du capitalisme avant son apogée, trad.fr. par Pierre Andler, Paris, PUF, 1980 [1977].
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[9]
François R. Velde, « Government Equity and Money : John Law’s System in 1720 France », Federal Reserve Bank of Chicago, vol. 31, 2003.
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[10]
Pour l’écho de ces théories dans la pensée saint-simonienne, voir par exemple Clément Coste, « L’économique contre le politique : la dette, son amortissement et son financement chez de jeunes et vieux saint-simoniens (1825-1880) », Cahiers d’économie politique/Papers in Political Economy, n° 70, 2016, p. 7-44.
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[11]
Yves Citton, « Les comptes merveilleux de la finance. Confiance et fiction chez Jean-François Melon », Fééries, n° 2, 2005 [en ligne] ; Martial Poirson, Yves Citton et Christian Biet (dir.), Les frontières littéraires de l’économie (xvii e-xix e siècles), Paris, Éditions Desjonquères, 2008.
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[12]
Frédérique Aït-Touati, Contes de la lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris, Gallimard, 2011.
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[13]
William N. Goetzmann, Catherine Labio, K. Geert Rouwenhorst et Timothy G. Young (dir.), The Great Mirror of Folly. Finance, Culture, and the Crash of 1720, New Haven, Yale University Press, 2013.
-
[14]
John Shovlin, « Jealousy of Credit : John Law’s “System” and the Geopolitics of Financial Revolution », Journal of Modern History, vol. 88, 2016, p. 275-305.
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[15]
Carl Wennerlind, Casualties of Credit…, op. cit., chap. 6.
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[16]
Une approche qui s’inscrit dans le sillage de Florence Magnot-Ogilvy (dir.), « Gagnons sans savoir comment ». Représentations du Système de Law du xviii e siècle à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
-
[17]
George A. Akerlof et Robert S. Shiller, Les esprits animaux. Comment les forces psychologiques mènent la finance et l’économie, trad. fr. par Corinne Faure-Georgs, Paris, Pearson, 2009.
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[18]
Michael Sonenscher, Before the Deluge. Public Debt, Inequality, and the Intellectual Origins of the French Revolution, Princeton, Princeton University Press, 2007 ; Thomas E. Kaiser, « Money, Despotism, and Public Opinion in Early Eighteenth-Century France : John Law and the Debate on Royal Credit », Journal of Modern History, vol. 63, n° 1, 1991, p. 1-28.
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[19]
Rebecca L. Spang, Stuff and Money in the Time of the French Revolution, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2015.