Notes
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[1]
La dénomination administrative la plus commune est certificate of indigene mais on trouve aussi indigene certificate, certificate of origin, certificate of indigenship, certificate of indigenisation. On choisit de conserver ici le terme indigene en italique et sans accent puisque c’est son usage au Nigeria mais aussi pour le distinguer du terme colonial français « indigène ».
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[2]
La section 42 de la Constitution de 1999 garantit que les citoyens du Nigeria ne peuvent être discriminés sur la base de leur appartenance ethnique, de leur origine, de leur sexe ou de leurs opinions religieuses et politiques ; elle garantit aussi qu’il ne peut être accordé de privilèges ou d’avantages à un citoyen en raison de son appartenance ethnique, de son origine, de son sexe, de ses opinions religieuses ou politiques.
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[3]
Je souhaite remercier collègues et amis pour leurs commentaires sur les présentations d’une version initiale de cet article à Columbia (Brian Larkin, Jinny Prais), à Lagos (Rufus Akinyele, Ayodeji Olukoju, Olufunke Adeboye), à Oxford (Adam Higazi et Olly Owen), à Bâle et à Sienne (par les membres du projet PIAF). Je remercie Richard Banégas, Séverine Awenengo et la revue Genèses pour la relecture attentive des dernières versions de l’article. J’ai bénéficié pour la collecte des sources au Nigeria de l’aide précieuse de Joseph Ayodokun (à Ibadan), Gboyega Adebayo (à Lagos) et de David Agige et Adam Higazi (à Jos).
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[4]
Un certificat a une validité illimitée, il peut être représenté à chaque fois que cela est nécessaire ; mais le certificat n’est pas nécessairement conservé une fois obtenu, ce qui conduit de nombreux étudiants à renouveler leur demande.
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[5]
Au taux d’échange de début 2018, 1 000 nairas représentent 2,40 euros. Les revenus mensuels par habitant s’établissent à environ 120 euros mensuels avec de très fortes disparités.
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[6]
C’est le cas des deux gouvernements locaux de Lagos Island, des gouvernements locaux de Jos North, Jos East, Bassa et de Wase dans l’État du Plateau et des gouvernements locaux des administrations locales des États du Nord qui ont conservé la hiérarchie des chefs de la période britannique.
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[7]
Entretien avec le responsable des services administratifs, gouvernement local d’Akinyele, Ibadan, mai 2012.
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[8]
Entretien avec un chef de quartier, Jos Nord, octobre 2016.
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[9]
Observation dans les gouvernements locaux d’Ibadan Nord et d’Akinyele (octobre 2013), gouvernement local de Lagos Island (janvier 2018), gouvernement local de Jos Nord (octobre 2017), gouvernement local de Bassa (janvier 2018), gouvernement local de Jos East (janvier 2018).
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[10]
Observation dans le gouvernent local d’Akinyele, Ibadan, 2012.
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[11]
Observation dans le gouvernement local de Bassa, État du Plateau, janvier 2018.
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[12]
Entretien avec le demandeur, Gouvernement local de Bassa, État du Plateau, janvier 2018.
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[13]
Le compound, ou « ile » en Yoruba, est l’unité résidentielle de base qui se trouve sous l’autorité du chef de lignage dans la plupart des villes de la région. Avec le temps, ces unités se sont densifiées en de multiples résidences. Elles peuvent aujourd’hui compter plusieurs dizaines d’immeubles et des milliers de résidents.
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[14]
Les LCDA sont des gouvernements locaux non reconnus par le gouvernement fédéral. Ils sont le produit de la rivalité entre Lagos et Abuja depuis 1999 (Fourchard 2011).
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[15]
Entretien avec les fonctionnaires en charge de la délivrance des certificats d’indigene et de résidence : gouvernement local de Surelere, 15 novembre 2016 ; gouvernement local de Yaba, 13 novembre 2016 ; LCDA de Bariga, 10 novembre 2016.
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[16]
Entretien avec le fonctionnaire responsable de la délivrance des certificats d’indigene dans le gouvernement local de Lagos Island West, 16 novembre 2016.
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[17]
Entretien avec la secrétaire administrative du gouvernement local de Lagos Island West, 9 janvier 2018.
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[18]
Entretien avec le secrétaire du gouvernement local de Lagos Island East LCDA, 10 janvier 2018.
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[19]
Entretien avec Iga Olorogun Adodo, dirigeant du Lagos traditional White Cap Chiefs, Lagos Island, 11 janvier 2018. Ce récit gomme l’autre principal récit d’origine faisant des Aworri, arrivés plusieurs siècles auparavant, les premiers résidents de Lagos.
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[20]
Récits rapportés par de nombreux interlocuteurs et notamment par le chef de district Anaguta (Jos, octobre 2016) et par le fonctionnaire en charge de délivrer les certificats dans le gouvernement local de Jos Nord (janvier 2018).
- [21]
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[22]
La contresignature par les chefs de quartier, de village et de district était déjà nécessaire en 1989 pour obtenir un certificat.
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[23]
Pour des raisons évidentes de sécurité il n’est pas possible de montrer ce document.
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[24]
Entretien avec le secrétaire du gouvernement local de Jos Nord, 17 janvier 2018.
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[25]
Ibid.
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[26]
Entretien avec le président du gouvernement local de Jos Nord, 17 janvier 2018.
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[27]
Les gouvernements locaux enregistrent les naissances et fournissent des actes de naissance. En 2006, seulement 30 % des 5 millions de naissances étaient déclarés, soit 1,5 million d’individus. En partant d’une extrapolation des chiffres du gouvernement local de Bassa, le nombre de demandes de certificats au Nigeria s’élèverait à 3,8 millions par an.
115 janvier 2018. Bureau du gouvernement local de Jos Nord, centre historique de Jos, capitale de l’État du Plateau qui compte un peu moins d’un million d’habitants au centre du Nigeria. Je viens demander l’autorisation d e mener des enquêtes et tenter d’obtenir un entretien auprès du président (chairman). Jos est une ville minière fondée par les Britanniques au début du xxe siècle qui accueille des populations rurales du Plateau, des populations du sud du pays (Yoruba, Igbo) employées dans les mines et l’administration et de nombreux commerçants de la population majoritaire du Nord du Nigeria (Hausa). Le gouvernement local est le théâtre depuis 2001 de violences à répétition entre trois minorités qui se présentent comme les véritables indigenes, c’est-à-dire les premiers habitants de la localité, et les populations hausa qui ont été déclarées non indigene par le gouvernement local depuis 2001. Le président du gouvernement local me rapporte l’histoire suivante :
« Le mois dernier le directeur des services de sécurité m’a convoqué pour discuter de lettres attestant de l’origine indigene des populations hausa de mon gouvernement local. Il a attiré mon attention sur le fait que le secrétaire [hausa] du gouvernement local signait lui-même ces lettres. “Êtes-vous au courant ?” me demande le directeur. Je lui ai répondu “des chefs traditionnels sont venus me rapporter la même histoire”. Le mois dernier un agent des services de renseignement est aussi venu ici. Il a apporté des photocopies de certificat d’indigene pour que je puisse les vérifier. Sur neuf certificats, cinq étaient faux. Avec ces faux, des individus peuvent entrer dans l’armée avec des mauvaises intentions. Ils peuvent disparaître du jour au lendemain et rejoindre Boko Haram. Ils reçoivent une formation militaire gratuite pour ensuite se retourner contre les citoyens de ce pays. (Sur le ton de la confidence.) Ce que fait mon secrétaire est illégal. Je dois être très prudent cependant. Si je me précipite et que j’enquête ouvertement sur ses agissements, il va le dire dans sa communauté et cela risque de déclencher un nouveau conflit… »
3À première vue, cette histoire semble bien correspondre à l’image du fonctionnement de l’État au Nigeria comme dans une grande partie de l’Afrique : des pratiques clientélistes ou discrétionnaires favoriseraient des groupes ethniques, claniques ou familiaux. Au Nigeria, l’acquisition de papiers d’identité peut être de fait monnayée, peut nécessiter d’avoir des relations personnelles, et un trafic de faux documents peut exister à l’intérieur d’un gouvernement local comme le montre cette histoire. Produire, délivrer et obtenir une pièce d’identité ne peut cependant se réduire à ces pratiques. Car cette histoire pourrait aussi témoigner de l’existence de procédures mises en œuvre par une administration dotée de moyens conséquents qui permettent d’identifier ses citoyens et de produire des documents dont la légalité est vérifiée par les agences de sécurité. L’histoire pourrait être lue comme une exception à des pratiques qui verraient fonctionnaires et citoyens se conformer aux procédures plutôt que de tenter de les contourner. Elle pourrait enfin révéler la volonté de conserver le monopole étatique de la fabrique des pièces d’identité.
4La constitution de la Quatrième République promulguée en 1999 impose la répartition des plus hautes positions administratives et politiques du gouvernement fédéral en fonction de l’origine des individus. Cette disposition particulière est liée au caractère fédéral (federal character) du régime, une notion inventée par les constitutionnalistes nigérians au milieu des années 1970 et inscrite dans les constitutions de la Seconde République (1979-1983) et de la Quatrième République et visant à promouvoir l’unité nationale et la lutte contre le séparatisme régional et l’ethnicité, considérés comme les facteurs clés dans l’effondrement de la Première République en 1966 et dans le déclenchement de la guerre civile (1967-1970) (Kirk-Greene 1983). Une politique des quotas s’est mise en place dans toutes les administrations fédérales à compter des années 1980 et garantit aujourd’hui la représentation des citoyens originaires des 36 États et des 774 gouvernements locaux du pays. La Commission chargée du contrôle du caractère fédéral veille ainsi depuis quarante ans à ce qu’il n’y ait aucune domination d’un ou de plusieurs groupes ethniques au sein du gouvernement fédéral ou de l’une de ses institutions (Mustapha 2007).
5L’application de ces principes implique de définir ce que signifie « être originaire » ou être indigene d’un État ou d’un gouvernement local. Or les constitutions de la Seconde et de la Quatrième République ne donnent pas de définition. Ce travail de définition relève des administrations locales qui délimitent la frontière entre qui est un indigene et qui ne l’est pas et délivrent en conséquence des certificats d’indigene aux populations qui en font la demande [1]. Le certificat est indispensable pour candidater à un emploi dans les administrations et les universités fédérales, qui sont tenues d’appliquer des quotas, mais il est aussi nécessaire pour candidater dans les administrations et les universités des États et dans les gouvernements locaux qui ont tendance à privilégier le recrutement de citoyens indigene. L’organisation non gouvernementale Human Rights Watch a été l’une des premières à s’émouvoir des conséquences d’une telle distinction :
« Les indigenes d’un lieu sont ceux qui peuvent faire remonter leurs racines ethniques et généalogiques à une communauté de personnes originaires de ce lieu. Tous les autres sont non indigenes. Ces politiques ont conduit à la marginalisation et à l’exclusion des non indigenes dans l’accès à l’emploi, aux services de base, à la compétition politique, les reléguant au rang de citoyens de seconde zone. »
7En contradiction ouverte de certaines sections de la Constitution de 1999 [2], le certificat est la preuve documentaire d’une politique d’exclusion des citoyens sur la base de leur origine. Il constitue une pièce d’identité différente des autres pièces émises au Nigeria (acte de naissance, permis de conduire, carte d’identité, carte d’électeur, passeport) puisqu’il est la seule pièce à comporter la mention des origines et/ou de l’affiliation ethnique de son détenteur.
8Cet article [3] souhaite rendre compte des formes et des procédures de contrôle de l’origine des citoyens en explorant en détail et de façon comparée la relation entre les bureaucrates des gouvernements locaux, leurs auxiliaires chargés de certifier les origines et les usagers en quête de certificat. L’approche privilégie non les usages de ces papiers mais la manière dont ceux-ci sont émis et délivrés à ceux qui en font la demande. La comparaison est ici heuristique car les techniques d’identification comme la définition du terme indigene varient considérablement d’un gouvernement local à l’autre. Une enquête réalisée dans deux gouvernements locaux à Ibadan (capitale de l’État d’Oyo, à 150 km au nord de Lagos), deux gouvernements locaux à Lagos (ancienne capitale du Nigeria et capitale économique de 15 millions d’habitants) et deux gouvernements locaux à Jos (capitale de l’État du Plateau au centre du pays) permet de rendre compte des logiques nationales (en terme de bureaucratisation et de routinisation des procédures) et de faire émerger des singularités liées à des contextes locaux.
L’enquête
À Ibadan, les entretiens ont été menés avec dix fonctionnaires et trois élus dans deux gouvernements locaux (Akinyele et Ibadan Nord). J’ai pu observer l’audition des candidats à un certificat à cinq reprises.
À Lagos, les entretiens ont été menés avec sept fonctionnaires et cinq élus dans deux gouvernements locaux de Lagos Island et trois gouvernements locaux du Mainland (Surulere, Yaba, Bariga). Les chefs ne jouent aucun rôle dans l’attribution des certificats sauf à Lagos Island ou deux entretiens ont été conduits avec le responsable des chefs traditionnels de Lagos Island et avec le fils de l’un de ces chefs récemment décédé.
À Jos, j’ai interrogé les deux présidents, les deux secrétaires et quatre fonctionnaires du gouvernement local de Jos Nord ainsi que deux chefs de district, un chef de quartier, un chef de village et un ancien élu devenu l’actuel chef d’un quartier hausa.
Dans le gouvernement local de Bassa et de Jos East, j’ai conduit des entretiens auprès du chairman, du secrétaire et de trois fonctionnaires, d’un chef de district et d’un représentant des populations hausa. J’ai pu observer les demandes de candidature faites par cinq candidats à un certificat à Jos Nord, à Bassa et à Jos East dans les bureaux du gouvernement local.
9L’indigénéité (indigeneity) ou l’appartenance à une communauté indigene est l’expression consacrée par les acteurs et les chercheurs pour qualifier l’autochtonie au Nigeria, un terme qui exprime la revendication d’être arrivé le premier (Bayart, Geschiere et Nyamjoh 2001). La comparaison entre les cas retenus montre combien l’indigénéité se traduit différemment sur l’ensemble du territoire national : Jos est symptomatique d’une conflictualité liée à des luttes de qualification autour de qui est indigene ; à Ibadan, l’indigénéité est fortement enracinée dans les pratiques bureaucratiques et politiques mais ne soulève pas d’opposition majeure. Lagos constitue un autre cas puisque les populations non indigenes sont majoritaires et les appartenances indigenes sont peu portées par les élites au pouvoir, mais l’identification de l’origine des individus se retrouve néanmoins mise en œuvre par les bureaucraties locales.
10Délivrer ou obtenir un certificat d’indigene obéit ainsi à plusieurs logiques qu’il faut tenter de décrypter. Ici comme ailleurs, on peut considérer que l’État existe à travers ses procédures, ses entités administratives et sa capacité à relier des documents qui le font exister comme institution (Kafka 2009 ; Breckenridge 2014). Une partie conséquente de la littérature sur le Nigeria a insisté sur le poids des relations clientélistes, de patronage et de corruption, notamment dans les États et gouvernements locaux (Joseph 1987 ; Adebanwi et Obadare 2013). Partir de l’émission de certificats permet d’ouvrir une hypothèse contre-intuitive. Si les normes de vérification diffèrent considérablement d’un gouvernement local à l’autre, elles ne sont cependant ni absentes, ni nécessairement clientélistes, discrétionnaires ou monnayées. Ces pratiques existent mais les normes d’interaction entre administrations et citoyens sont encadrées et bureaucratisées dans la mesure où les candidats tentent de suivre des règles présentées comme stabilisées par les acteurs en position de pouvoir.
11Ce qui se joue dans cette relation bureaucratique ouvre une autre question, celle de l’appartenance à une communauté politique et à une citoyenneté ordinaire en action (Carrel et Neveu 2014). Pour l’administration, le contrôle de la certification permet de valider l’origine des populations qui revendiquent une ancestralité dans une localité. Les certificats sont délivrés par un gouvernement local qui seul a autorité à les émettre dans sa sphère de compétence : ils se présentent sous les apparences d’un document reconnaissable par les autres administrations. Mais comme il n’existe aucune forme standardisée à l’échelle du pays, leur forme et leur graphie diffèrent radicalement d’une localité à l’autre, traduisant à la fois une hétérogénéité des représentations de l’État et une multiplicité des appartenances citoyennes.
12Enfin, accorder ou refuser de délivrer un certificat peut révéler ou nourrir des tensions politiques. Des groupes peuvent contester, y compris par la violence, la légitimité du gouvernement local à monopoliser la définition de l’origine des populations. C’est le cas à Jos où la question de l’indigénéité constitue un conflit majeur depuis 2001. Il s’agit de montrer pour finir ce qu’une conjoncture de crise fait à la production documentaire. Cette conjoncture produit une anxiété qui se traduit par une transformation incessante de la forme graphique pour tenter de lutter contre le développement de faux certificats. Ce cas permet enfin de comprendre à quelles conditions la production de certificats peut devenir une question politique de premier plan.
Demande sociale et routinisation de la production de certificats
13La production de certificats d’indigene est devenue un phénomène massif depuis le retour à un régime civil en 1999. Elle s’inscrit dans une histoire plus longue sur laquelle on ne peut revenir ici en détail. Rappelons simplement que les termes indigene et non indigene ont probablement vu le jour dans les années 1970 et que la politique des quotas dans les administrations fédérales s’est développée depuis les années 1980 et a conduit de nombreux citoyens à faire reconnaitre leur origine par les administrations locales (Fourchard 2015). Les candidats à un emploi dans les administrations locales ont par ailleurs toujours été favorisés, aussi bien pendant la période coloniale qui privilégiait les « enfants du pays » (sons of the soil) que depuis l’indépendance avec les gouvernements locaux qui ont poursuivi cette politique. Autant le recrutement de populations du cru pouvait auparavant se faire de manière tacite et informelle, autant il s’est systématisé depuis 1999. Ainsi pour bénéficier d’un emploi dans l’administration locale dans l’État d’Oyo et l’État du Plateau, il faut désormais montrer un certificat d’indigene. Les traitements préférentiels ont agi comme un moyen de réguler la compétition pour l’emploi public et les places à l’université (Ehrhardt 2014 : 5). Le lien entre démocratisation et exacerbation des politiques d’appartenance aurait ainsi marqué le Nigeria comme un certain nombre d’autres pays d’Afrique et du monde (Banégas 2006 ; Geschiere 2009 ; Fourchard et Segatti 2015).
Une demande sociale croissante
14Il n’existe, ni à l’échelon fédéral ni à l’échelon des États, de statistiques disponibles sur le nombre de certificats émis. Les seuls chiffres disponibles sont ceux fournis par les fonctionnaires locaux. En général, l’émission de certificats varie de quelques-uns par semaine en période normale à plusieurs centaines par semaine en période de forte demande. Celle-ci correspond à deux moments particuliers de l’année : la période des inscriptions universitaires et celle des campagnes de recrutement dans l’administration ou dans l’armée. La production de documents est ainsi dépendante des contextes locaux d’émission qui peuvent soumettre les administrations à de fortes pressions. Les bureaux du gouvernement local d’Akinyele qui se trouvent à côté du campus universitaire fédéral d’Ibadan doivent ainsi traiter plusieurs centaines de demandes par semaine lors des inscriptions d’automne, conduisant à de longues files d’attente devant les bureaux. Lors des campagnes de recrutement dans l’administration qu’avait lancées l’État d’Oyo en 2012-2013 en faveur des jeunes diplômés au chômage, les administrations locales ont dû faire face à un afflux soudain de centaines de demandes par semaine, conduisant le porte-parole du gouvernement à rappeler que l’origine indigene n’était pas une condition nécessaire pour candidater [4]. La principale garnison de l’armée fédérale au nord du Nigeria, qui constitue la base arrière des contingents envoyés pour lutter contre Boko Haram, se trouve dans le gouvernement local de Bassa (État du Plateau). La garnison est à proximité du gouvernement local et l’armée apparaît pour les populations locales comme l’une des rares opportunités d’emploi. En 2017, 5 000 certificats ont été établis par le gouvernement local à des candidats de la circonscription.
15Dans les gouvernements locaux enquêtés, la délivrance de certificats occupe entre deux et six fonctionnaires de catégorie supérieure, affectés à cette tâche à temps partiel ou à temps complet selon les périodes de l’année. Durant les périodes de forte demande, fonctionnaires et élus consacrent une bonne partie de leurs journées à vérifier, à arbitrer et à signer des certificats – à raison de plusieurs dizaines et parfois une centaine par jour. En janvier 2018, au cours d’une heure d’entretien, le secrétaire du gouvernement local de Bassa (État du Plateau) signait une dizaine de certificats tout en essayant de comprendre comment un non indigene avait obtenu un formulaire d’identification. Les frais de dossier permettent de générer des revenus qui varient selon les localités (de 300 à 1 000 nairas par certificat [5]). À l’évidence, cette activité participe à l’augmentation des revenus internes des administrations, même si la part de ces revenus demeure infime (moins de 1 %) par rapport à des sources plus régulières et plus importantes – comme les taxes sur les marchés ou sur les gares routières. Certains gouvernements locaux recourent à des intermédiaires, des « chefs » qui vérifient l’origine des demandeurs. Héritage de la période coloniale de l’indirect rule, ces auxiliaires constituent dans certains gouvernements locaux le principal maillon entre l’administration et les citoyens [6]. Dans certaines circonscriptions, entre 40 et 80 chefs sont ainsi rémunérés par le gouvernement local et sont chargés à ce titre de lever des impôts communautaires (community tax), de prévenir et résoudre des conflits, de relayer les informations officielles du gouvernement, de participer aux réunions consultatives hebdomadaires du gouvernement local et de vérifier l’origine des résidents de leur quartier, village ou circonscription. Le nombre de fonctionnaires locaux et de chefs mobilisé pour contrôler et émettre les certificats, le temps et l’énergie qu’ils y consacrent, les rentrées financières liées à la vente des formulaires ou l’établissement de l’acte font du certificat d’indigene un dispositif central dans la manière dont l’État s’incarne au quotidien, tout en participant à sa reproduction routinière (Hull 2012).
16Dans de nombreux gouvernements locaux, la production systématique de certificats s’est substituée aux lettres d’attestation individuelle produites dans les années 1980 et 1990. Dans plusieurs gouvernements locaux, la transformation de lettres ou de certificats facilement falsifiables en pièce d’identité standardisée, éditée sur un papier cartonné pré-imprimé, ornée du logo du gouvernement local et parfois d’un paysage remarquable de la localité comme à Wase (État du Plateau) et d’une photo d’identité, témoigne d’une volonté de lutter contre la production de faux documents tout en répondant à l’augmentation de la demande par une systématisation de la production. La décision d’adopter un papier cartonné pré-imprimé a été prise à Jos comme à Ibadan après la découverte de l’existence d’un trafic parallèle [7]. À l’évidence, cette standardisation s’inscrit moins dans une volonté de surveillance et de fichage des individus qu’elle ne témoigne de la volonté des administrations de tenter de faire face à la demande des populations d’obtenir des droits (Breckenridge et Szreter 2012).
La bureaucratisation des procédures
17Une partie importante de la littérature sur le fonctionnement routinier des administrations en Afrique s’est penchée sur la domination des « normes pratiques », c’est-à-dire des usages établis, des codes informels et « des règles pratiques des fonctionnaires lorsque ceux-ci ne respectent pas les régulations officielles » (Olivier de Sardan 2015). Les normes pratiques révèleraient le fonctionnement au concret d’une administration marquée par plusieurs traits saillants et notamment une démotivation et une impunité des fonctionnaires dans l’exercice de leur fonction, un échange généralisé des faveurs en direction des usagers qui bénéficient de recommandations et un mépris des usagers anonymes assez systématiquement mal (ou pas) servis, ignorés, humiliés ou rackettés (Olivier de Sardan 2004 : 148). Il serait ainsi indispensable de connaître quelqu’un pour bénéficier d’un service, la relation bureaucratique semble toujours négociable ou ferait l’objet de faveurs systématiques. Le pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires et de leurs intermédiaires existe au Nigeria comme ailleurs mais il ne saurait résumer à lui seul l’ensemble des transactions bureaucratiques. Celles-ci sont en réalité multiples et doivent articuler ce pouvoir discrétionnaire des chefs, des élus et des fonctionnaires avec des relations plus impersonnelles. La position de chairman, de secrétaire, de fonctionnaire ou de chef chargé de l’authenticité du récit du demandeur d’un certificat confère un pouvoir important et autorise même dans certaines conditions la production de faux documents. Ainsi à Jos Nord, le secrétaire signe depuis plus deux ans des lettres qualifiées d’illégales par le président du gouvernement local en faveur des résidents hausa de sa circonscription. Dans le gouvernement local de Wase (État du Plateau), un trafic de certificats aurait été organisé par un secrétaire du gouvernement local pour accorder des certificats à des résidents récemment arrivés dans la circonscription. À Ibadan, dans le gouvernement local d’Akinyele situé à proximité de l’université fédérale, les fonctionnaires de guichet accroissent leur pouvoir discrétionnaire pendant les périodes d’inscription universitaire. Les longues files d’attente d’étudiants devant le bureau du gouvernement local favorisent de fait la « vente » par des intermédiaires locaux de récits conformes aux attentes des fonctionnaires chargés de vérifier l’authenticité des demandes permettant ainsi de faire rentrer des revenus dans le budget du gouvernement local (Fourchard 2015 : 50-52). Les chefs de quartier (ward chief) dans l’État du Plateau qui ne sont pas « fonctionnarisés » (ils ne sont pas payés pour exercer leurs fonctions) ont également tout intérêt à déclarer comme indigene davantage de résidents de leur quartier, car leur promotion au grade supérieur de chef de village (qui, lui, implique d’être fonctionnaire de l’administration locale) dépend de leur capacité à lever les impôts sur les résidents de leur quartier. Le chef de quartier ne signe le formulaire de demande de certificat d’indigene que si le candidat peut fournir la preuve qu’il a payé son impôt communautaire [8]. Ces exemples montrent le pouvoir discrétionnaire des acteurs de l’administration, mais ne permettent cependant pas de conclure que l’acquisition de document passe nécessairement par des pratiques de corruption, par la production systématique de faux ou même par l’existence de relations interpersonnelles régulières dans l’interface bureaucratique.
18De fait, la plupart des demandeurs se rendent au gouvernement local sans connaître personne et la plupart des fonctionnaires font appliquer des règles édictées localement. En période normale, l’apprentissage des procédures se fait dans la relation immédiate [9]. Le résultat des démarches des usagers n’est jamais garanti parce qu’ils ne connaissent pas les règles qui ne sont ni disponibles ni affichées. Les bureaucraties locales exercent leur contrôle à travers l’incertitude et l’ambiguïté, une modalité concrète mais classique de la domination bureaucratique. Cette incertitude est liée au manque de publicité autour de l’émission des documents, un héritage du fonctionnement bureaucratique au Nigeria. S’il n’y a pas de législation nationale en matière de production et de délivrance des certificats, les fonctionnaires connaissent cependant les règles adoptées par le gouvernement local, qu’ils font appliquer de manière assez stricte : à tous les échelons du gouvernement, normes et procédures sont connues des élus (président et secrétaire du gouvernement local), des chefs de service et des agents de guichet comme des chefs traditionnels. On retrouve ces dynamiques de formalisation des normes d’appartenance dans d’autres États du pays (Ehrhardt 2017).
19Les candidats à un certificat se soumettent dans l’immense majorité des cas aux exigences locales. Ils peuvent se voir refuser le document parce qu’ils ne sont pas en mesure de répondre aux questions, parce qu’ils n’ont pas suivi scrupuleusement la chaine de vérification et dans certains cas, inégalement distribués selon les contextes locaux, parce qu’ils tentent de contourner les règles. Dans certains gouvernements locaux, le recours à des chefs qui détiennent le pouvoir d’identifier les individus est considéré comme la meilleure garantie pour éviter les distributions discrétionnaires de certificats. Dans l’État du Plateau, les candidats doivent faire contresigner un formulaire par chacun des chefs reconnus par l’administration locale – le chef de quartier, le chef de village, le chef de district, une hiérarchie héritée de l’époque coloniale (Figure 1a). Les chefs interrogés à Lagos et à Jos insistent sur le fait qu’ils connaissent leurs administrés et qu’ils sont donc capables de distinguer les indigenes de ceux qui ne le sont pas. Il est évident qu’ils disposent d’un pouvoir discrétionnaire important mais un chef qui « vendrait » systématiquement des certificats à des candidats non indigene se verrait cependant rapidement identifié en raison de l’existence d’une chaine de vérification par d’autres chefs et par des fonctionnaires du gouvernement local, comme on le verra par la suite. Sur les 200 formulaires de vérification archivés entre septembre et novembre 2017 à Jos Nord, quelques candidats se sont vus refuser le certificat car leur formulaire n’avait pas été contresigné par l’ensemble des chefs (Figure 1b). Tous les autres étaient remplis correctement et contresignés.
Formulaires d’identification indigene
Formulaires d’identification indigene
Note : À gauche (1a), un formulaire d’identification indigene complet (Jos Nord, État du Plateau, 12/10/2016).À droite (1b), un formulaire d’identification indigene incomplet, non signé par le chef de district (Jos Nord, État du Plateau, 04/08/2017). Archives du gouvernement local de Jos Nord, janvier 2018.
20La production de faux par les élus peut et doit aussi se comprendre dans le contexte conflictuel de Jos Nord comme le produit d’un conflit sur la définition de qui est indigene et à quel groupe spécifique on peut délivrer un certificat d’indigene (comme on le verra dans la dernière partie de l’article). Le relâchement de la vérification des récits en période de forte demande n’interdit pas les mêmes fonctionnaires de regarder scrupuleusement les candidatures en période creuse. Dans le gouvernement local d’Akinyele (Ibadan), une étudiante était incapable de nommer le village d’origine du lignage de son père et les caractéristiques de ce village. Elle a dû repartir sans le certificat, le fonctionnaire lui demandant de se renseigner auprès de son père [10]. Comme il doutait de l’authenticité du récit du candidat suivant, il a téléphoné au chef de quartier pour obtenir la garantie que le candidat provenait bien de cette famille. À un père de famille venu demander un certificat pour sa fille qui résidait à Lagos, il a répondu qu’il fallait venir en personne chercher le certificat. Au gouvernement local de Bassa (État du Plateau), un candidat d’origine peule s’est vu refuser le certificat car son père avait demandé à un ami de se procurer le document d’identification auprès de l’administration alors que l’origine du candidat ne l’autorisait pas à en obtenir un exemplaire [11]. L’administration a considéré que le candidat avait tenté de tricher, mais le résident a fait valoir que sa famille habitait dans la circonscription depuis quatre générations et que les chefs avaient attesté de son origine indigene [12]. Ce différend illustre la nature particulièrement contestée de la définition de l’indigénéité dans certaines localités. Cet exemple vient aussi souligner l’importance accordée par les administrations au respect des procédures bureaucratiques. En d’autres termes, si les normes de vérification diffèrent d’un gouvernement à l’autre, si le pouvoir discrétionnaire participe de la délivrance des documents et si les règles peuvent à certains moments être laissées à l’appréciation des agents du guichet, celles-ci sont simultanément fortement bureaucratisées et routinisées. Négocier un certificat est possible dans certaines conditions et pour certains individus, mais pour la majorité des citoyens inconnus de l’administration des règles strictes s’appliquent. Elles viennent ici montrer toute l’importance de la production étatique de documents dans la fabrique des différences sociales à l’intérieur du corps citoyen (Sharma et Gupta 2006 : 17).
Déterminer les périmètres de l’indigénéité
21La nature fédérale du régime et les compétences importantes laissées aux gouvernements locaux dans la définition de l’indigénéité conduisent à l’existence d’autant de certificats que de gouvernements locaux. La procédure diffère radicalement d’un lieu à l’autre : cela peut prendre cinq minutes ou plusieurs semaines, nécessiter de nombreuses étapes ou être une formalité. Ces différences témoignent avant tout de l’inégale importance accordée à l’indigénéité dans les différentes administrations du pays. Plus la procédure est soumise à de multiples vérifications, plus l’acquisition d’un certificat témoigne d’une tension politique autour de la définition même de l’indigénéité. À l’inverse plus elle est facile, plus elle traduit la banalisation d’un dispositif bureaucratique pourtant discriminatoire. La production de documents administratifs est ainsi à replacer dans ses contextes et contraintes sociaux, politiques et institutionnels. Plus encore que les autres manifestations matérielles de l’État (uniformes, voitures, bâtiments officiels), le document produit une graphie qui est aussi une projection de l’État comme entité résolument hétérogène, comme le montrent les trajectoires très différentes des États d’Oyo et de Lagos.
L’exclusion par l’ancestralité à Ibadan
22À Ibadan, capitale de l’État d’Oyo, le candidat à un certificat n’a pas besoin de document d’identité : il doit seulement être en mesure de répondre à une série de questions posées sur les origines de sa famille (Fourchard 2015). La définition de l’indigénéité est liée à l’histoire de la ville et de sa région au xixe siècle. La cité est fondée en 1829 comme camp militaire par plusieurs dizaines de chefs de guerre réfugiés des villes voisines qui accueillent des dizaines de milliers de dépendants. Chaque lignage fondateur de la ville a ainsi un compound [13] à Ibadan et un village à sa périphérie associé à son nom de famille. Le candidat doit donc connaitre l’histoire de son lignage et de ses lieux de résidence. Il obtient son certificat dans la journée s’il est capable de répondre aux questions du fonctionnaire : il faut que le nom du père de famille soit identifié comme un vrai nom originaire d’Ibadan (a true Ibadan name), il faut que le candidat connaisse le nom du compound des ancêtres de son père à Ibadan, ainsi que le nom et parfois les caractéristiques du village auquel les ancêtres de son lignage paternel sont associés. Autrement dit, le périmètre de l’indigénéité est défini par le nom de famille et par la double résidence urbaine et villageoise des chefs de lignage. Dans les gouvernements locaux ruraux, le nom du compound du chef de lignage suffit. Sur le certificat dit « d’origine » émis par les gouvernements locaux de l’État d’Oyo, se trouvent ainsi à côté du nom, de l’adresse, du logo et du tampon du gouvernement local, le nom et le prénom du détenteur, et surtout en son centre le nom du compound familial de son ancêtre (Figure 2).
Certificat d’origine du gouvernement local d’Akinyele, Ibadan, État d’Oyo (formulaire 2012)
Certificat d’origine du gouvernement local d’Akinyele, Ibadan, État d’Oyo (formulaire 2012)
23L’État d’Oyo comme la plupart des États du Nigeria cherchent à réserver les emplois publics et les places à l’université aux enfants du pays. Les gouvernements militaires et civils poussés par l’influence grandissante des parrains politiques de l’État ont progressivement fermé les portes aux populations des autres États à compter des années 1980. Aujourd’hui, les présidents et conseillers élus des 33 gouvernements locaux de l’État d’Oyo sont presque exclusivement des indigenes de leur circonscription, ce qui n’était pas le cas dans les années 1970 (Ajala 2008 : 163). Cette préférence se retrouve également dans le corps des fonctionnaires de tout rang nécessairement originaires de l’État depuis 1999. Cette exclusion des populations installées plus récemment représente l’archétype des politiques d’indigénéité au Nigeria. Lagos constitue à cet égard une exception.
Inclusion et exclusion à Lagos
24Lagos constitue un cas original pour deux raisons. Dans cette métropole d’environ 15 millions d’habitants, l’élite au pouvoir est très peu sensible à la thématique de l’indigénéité. Simultanément ses administrations locales produisent des documents dans les 20 gouvernements locaux et 37 local council development areas (LCDA) de l’État [14]. Dans plusieurs administrations locales du mainland – la partie de la métropole construite sur la terre ferme et notamment dans les quartiers de Surelere, Yaba et Bariga – un certificat de naissance et une preuve de résidence suffisent. La procédure peut durer moins de cinq minutes [15]. Les modalités sont plus restrictives à Lagos Island, le cœur historique de Lagos conquis par les Britanniques en 1861. Comme sur le mainland, le candidat doit apporter un certificat de naissance et une preuve de résidence, mais il doit aussi fournir une attestation écrite de l’un des chefs du quartier (connus sous le nom de white cap chiefs). En somme, de nombreux gouvernements locaux du mainland sont inclusifs puisque la résidence prime sur l’ancestralité alors qu’à Lagos Island, l’ancestralité doit se conjuguer à la résidence. Pourquoi à Lagos, à la différence d’Ibadan et de la plupart des autres États, le candidat peut-il obtenir un certificat d’indigene avec une simple preuve de résidence et un acte de naissance ?
25L’ancienne capitale fédérale du Nigeria présente la particularité d’avoir une toute petite minorité de sa population se revendiquant indigene (principalement les Awori, un sous-groupe Yoruba, et les Bini, un sous-groupe Edo). Les revendications de ces groupes sont peu soutenues par la classe politique au pouvoir. Ainsi, depuis la création de l’État de Lagos en 1967, le recrutement des groupes indigenes dans l’administration de l’État a certes été favorisé pendant deux décennies de régime militaire (de 1967 à 1979 et de 1991 à 1999) mais il a été marginal sous la Seconde République (1979-1983) et depuis 1999 (Akinyele 2013). Le principal parti à la tête de l’État de Lagos depuis 1999 ne recrute pas ses membres sur une base ethnique ou indigene mais sur une base méritocratique et clientéliste ouverte à tous les groupes d’influence dans la capitale. Les gouverneurs Tinubu (1999-2007), Fashola (2007-2015) et Ambode (depuis 2015) nomment ainsi une majorité de non indigenes à des postes ministériels (deux tiers des 37 ministres en 2011), ce qui suscite des protestations régulières des associations indigenes de Lagos qui s’estiment marginalisées dans l’accès aux postes (ibid.). C’est une partie de cette classe politique qui a demandé pendant la campagne présidentielle de 2015 de reconsidérer l’indigénéité non sur la base des origines ancestrales, qu’elle considère comme anticonstitutionnelle, mais sur la base de la résidence. Une résidence sur une longue période dans un gouvernement local ou un État permet aux citoyens qui paient leurs impôts dans ces États de pouvoir bénéficier des mêmes droits que les populations plus anciennement installées. C’est ce principe qui est à l’œuvre dans plusieurs gouvernements locaux du mainland.
26À Lagos Island la dynamique est bien différente puisque la naissance et la résidence ne suffisent pas à qualifier l’indigénéité et que les candidats doivent aussi prouver leurs racines ancestrales. Dans la partie ouest de l’île, le certificat est accordé soit aux individus dont les familles étaient résidentes avant la conquête britannique en 1861, soit aux descendants d’esclaves, le plus souvent d’origine Yoruba, libérés du Brésil et de Sierra Leone et qui se sont installés à Lagos au xixe siècle et ont formé la première élite nigériane éduquée et commerciale de la côte (Mann 2007 : 127-128) [16]. Ces familles ont radicalement transformé le quartier, certains de leurs membres érigeant des maisons de commerce concurrentes des maisons de traite européennes, d’autres, scolarisés pendant leur captivité, devenant les premiers employés de l’administration britannique. Certaines familles (Da Silva, Oyekan, Macaulay, Bankole, Macoy) ont connu des trajectoires politiques nationales de premier plan. Qu’un candidat porte l’un de ces noms de famille suffit au secrétariat du gouvernement local pour délivrer un document attestant son origine indigene [17]. Dans la partie est de l’île, la procédure de vérification est également soumise à la validation par des chefs reconnus de l’administration [18] mais les récits d’origine diffèrent. D’après leur plus haut dignitaire, être indigene signifie être descendant de l’un des quarante lignages guerriers Bini qui se sont installés à la fin du xvie siècle comme avant-postes militaires et commerciaux du royaume du Benin à son apogée [19]. Le nom de famille et le nom du compound associé à l’un de ces chefs de lignage sont les conditions pour se faire reconnaitre indigene.
27Ces exemples montrent comment l’ancestralité s’accommode des contingences historiques et combien la qualification d’indigene peut se faire a posteriori en faveur de groupes sociaux qui se sont imposés dans chaque quartier. Si les procédures sont différentes d’un gouvernement à l’autre, la forme et la nature des informations portées sur les documents de Lagos Island ne diffère pas de celles qui figurent sur les documents produits dans les gouvernements locaux du mainland comme à Surulere (Figure 3). À côté du logo, de l’adresse du gouvernement local et de la photo d’identité, le document indique le nom, le lieu de naissance et le lieu de résidence de son détenteur. Le fonctionnaire du gouvernement local décide à partir des attestations écrites reçues, du nom de famille, des actes de naissance et de la preuve de résidence de rayer la mention « indigene » ou « résident ». Significativement, le document ne s’intitule pas « certificat d’indigene » mais utilise une formule type, commune à n’importe quel document administratif de l’administration (« to whom it may concern »).
Certificat d’indigene et de résidence du gouvernement local de Surulere (État de Lagos, formulaire 2016)
Certificat d’indigene et de résidence du gouvernement local de Surulere (État de Lagos, formulaire 2016)
28Les documents émis à Lagos et Ibadan portent ainsi trace des possibilités d’inclusion et des mécanismes d’exclusion à l’œuvre dans les bureaucraties locales. Ils témoignent des différentes manières dont ces gouvernements locaux se projettent à travers ces documents. Les certificats de l’État d’Oyo se présentent sous la forme de documents officiels, incarnation d’une politique d’indigénéité exclusive devenue une norme dominante au Nigeria. C’est le type de certificat que l’on retrouve presque partout ailleurs dans le pays. Les documents de l’État de Lagos se présentent à l’inverse comme de simples lettres administratives qui témoignent de la volonté de la classe politique d’inclure les vagues de migrants. Le format du certificat dans l’État d’Oyo comme du document administratif dans l’État de Lagos et les formules standardisées dans les deux cas témoignent d’une harmonisation de la production documentaire à l’intérieur des États. Ils montrent la nécessité de penser combien l’indigénéité conditionne l’accès à une citoyenneté entière tout en évitant de la considérer nécessairement comme une source de conflits politiques.
Délivrer des certificats en situation de crise
29Peu de groupes sociaux ou politiques contestent l’existence d’un dispositif visant à distinguer populations indigenes et non indigenes, sans doute parce qu’il est encastré au cœur des bureaucraties du pays et qu’il autorise une représentation de tous les groupes au sein des administrations, ce qui a contribué à stabiliser l’État fédéral depuis la fin de la guerre civile (Mustapha 2007 ; Fourchard 2015). La multiplication des États et des gouvernements locaux a cependant eu pour effet une dispersion des enjeux de la compétition politique et la réduction de l’intensité des luttes pour le contrôle du centre politique tout en exacerbant les conflits à l’échelle infranationale (Suberu 2001 : 10). Ces conflits, nombreux dans plusieurs États, notamment entre les « enfants du pays » et les populations qualifiées de colons (settlers), peuvent amplifier des lignes de fracture ethniques et religieuses. Par-delà leurs histoires singulières, ces conflits portent sur la lutte pour déterminer qui est indigene et qui est par conséquent « propriétaire » de la localité (HRW 2006 : 43-44, 54-58). C’est le cas dans l’État du Plateau, plus particulièrement dans le gouvernement local Jos Nord, le cœur historique et commercial de Jos, la capitale de l’État.
L’exclusion par l’appartenance ethnique à Jos Nord
30Dans le gouvernement local de Jos Nord, un conflit majeur oppose depuis 2001 trois groupes ethnolinguistiques (Afizere, Anaguta, Birom), qui se considèrent indigene de l’État du Plateau, à des populations hausa arrivées plus récemment dans l’État mais qui étaient les premières à s’installer dans la ville de Jos au début de la période coloniale (Higazi 2007). Le conflit porte sur la question de savoir qui est indigene de la ville et qui a la légitimité à gouverner. Marqué par des violences récurrentes depuis 2001, ce conflit se reflète dans les transformations de la forme et de la graphie des certificats. L’identification ethnique est devenue centrale dans la définition de l’indigénéité depuis les massacres de septembre 2001 qui ont transformé des voisins qui coexistaient auparavant plutôt pacifiquement en ennemis irréductibles habitant désormais dans des quartiers distincts (Madueke 2018). Le massacre de plus de 1 000 personnes en une semaine, la destruction de centaines de maisons, d’écoles, de commerces et de bâtiments religieux est unique dans l’histoire de la ville (Higazi 2007). L’indigénéité était au cœur de ces violences, même si celles-ci avaient aussi une dimension religieuse opposant chrétiens et musulmans. Les différends se sont accumulés au cours des années précédentes mais ont porté principalement autour de la légitimité à diriger le gouvernement local, une légitimité reposant sur la définition de l’indigénéité.
31La création du gouvernement local de Jos Nord en 1991 a permis de garantir à la communauté hausa, majoritaire dans cette circonscription mais minoritaire dans la ville, la possibilité de diriger le gouvernement local le plus riche de l’État, ce qui a été perçu par les populations indigenes du Plateau comme une volonté du gouvernement fédéral de les marginaliser. Le retour d’un régime civil a conduit le nouveau gouverneur de l’État, Joshua Dariye (un chrétien indigene de l’État), et le chairman du gouvernement de Jos Nord, Frank Bagudu Tardy (un chrétien indigene Anaguta), à refuser de délivrer des certificats aux populations hausa (Madueke 2018 : 94). C’est cependant la nomination d’un leader hausa au poste convoité d’un programme fédéral de réduction de la pauvreté qui a déclenché les violences de septembre 2001.
32Les violences ont eu des effets importants sur le fonctionnement du gouvernement local. Le chairman désormais nommé par le gouverneur de l’État du Plateau est choisi parmi les ethnies minoritaires. Entre 1999 et 2002, il a été secondé par un vice-président hausa et, à partir de 2015, la nouvelle coalition gouvernementale de l’État du Plateau a imposé un accord de partage du pouvoir pour tenter d’apaiser la situation : la fonction de chairman revient à l’un des trois groupes minoritaires, celle de secrétaire à un Hausa. Ces solutions sont loin de résoudre le problème et participent au contraire à l’entretien des suspicions au sein du gouvernement local. Des rivalités liées à la reconnaissance ou non des chefs contribuent à entretenir les hostilités entre groupes ethniques. Depuis 2001, seuls les chefs des ethnies minoritaires sont reconnus et payés par l’administration locale. Tous les autres chefs sont considérés comme illégaux et ne sont pas autorisés à authentifier les origines des candidats.
33La primauté donnée à l’identification ethnique est donc devenue centrale dans la définition de l’indigénéité de Jos Nord. Celle-ci est présentée comme équivalente à l’appartenance ethnique par les acteurs, mais ce raidissement identitaire est le résultat des antagonismes produits par le conflit et par la volonté de part et d’autre d’exclure les groupes antagonistes ou de se réserver le contrôle du gouvernement local. Le refus d’accorder des certificats s’inscrit ainsi dans un récit des origines répété à l’envi par les ethnies minoritaires : « les populations hausa sont venues du nord du pays, elles ont réduit en esclavage les populations du Plateau pendant la période du califat de Sokoto, elles ne sont installées dans la région du Plateau qu’avec l’arrivée des Britanniques [20] ». Ce récit sert plus prosaïquement de moyen de réserver les rares opportunités d’emploi public à ces groupes ethniques minoritaires qui, disent-ils, n’ont pas d’autres gouvernements locaux pour accéder aux ressources de l’État [21]. Refuser aux populations hausa leur caractère indigene est compris par ses dernières comme une manipulation politique tendant à les exclure de ces mêmes ressources.
L’ethnicisation du certificat
34Pour obtenir un certificat à Jos, la procédure est particulièrement restrictive. Elle impose de rencontrer six intermédiaires. Le demandeur passe déjà dans les bureaux du gouvernement local pour prendre un document d’identification d’indigene (Figure 1) donné par un fonctionnaire qui ne l’accorde, depuis 2001, qu’aux candidats appartenant à l’un des trois groupes ethniques minoritaires. C’est un premier tri en amont. Il faut ensuite le faire signer par le chef de quartier, le chef de village et le chef de district reconnus par l’administration locale. C’est la deuxième vérification. Le candidat revient enfin voir le même fonctionnaire qui vérifie la qualité des signatures et des tampons, émet le certificat d’indigene qui doit être signé et tamponné par le président du gouvernement local et à nouveau par le chef de district. C’est la troisième et dernière vérification. Le processus peut prendre plusieurs semaines et dépend de la disponibilité des chefs et des fonctionnaires. Cette longue chaîne de vérifications se retrouve dans de nombreux gouvernements locaux de l’État du Plateau ; elle est ancienne, difficile à dater, mais antérieure aux années 1990 [22].
35Obtenir un certificat du gouvernement local par ce biais est devenu impossible pour les Hausa. Le conflit a imposé d’infimes modifications significatives au certificat. Elles sont au nombre de trois (Figure 4). Avant 2001, une simple mention de l’appartenance ethnique était requise. Depuis 2001, il faut nécessairement appartenir à l’une des trois minorités ethniques. Cette modification est une conséquence directe de la crise sur le contenu du document. Dans le gouvernement local voisin épargné par les violences, les certificats n’ont pas été modifiés et ressemblent à ceux produits à Jos Nord avant 2001 : l’ethnie est requise mais ne conditionne pas l’accès au certificat. Bassa échappe à ce processus d’ethnicisation totale qui s’est développé à Jos Nord : trois clans hausa représentant plusieurs centaines d’individus résidant depuis le xixe siècle dans la circonscription sont reconnus comme indigene. Dans la plupart des gouvernements locaux voisins, le secrétaire est autorisé à signer le certificat, notamment si le président est absent. Mais à Jos Nord, seul le chairman a autorité à le faire depuis 1999, écartant de facto les autres responsables de l’administration (le vice-président ou le secrétaire) suspectés de favoriser les membres de leur groupe. La troisième modification est liée à la chefferie. Depuis 1999, il faut une contresignature du chef de district du gouvernement local sur le certificat. Or cette fonction n’existe pas dans la chefferie hausa de Jos.
Transformation du certificat d’indigene de Jos Nord (formulaires 2015, 2016 et 2017)
Transformation du certificat d’indigene de Jos Nord (formulaires 2015, 2016 et 2017)
Anxiété bureaucratique et inflation documentaire
36La situation de crise attise un climat de suspicion au sein du gouvernement local. En novembre 2016, le secrétaire était ainsi soupçonné par la présidente du gouvernement local de trafiquer les certificats en faveur des membres de son groupe. Il aurait disposé d’après elle des documents qu’il « revendait sous le manteau » et qu’il signait du nom du gouvernement local. C’est ce qui a conduit la présidente à changer le format de certificat entre 2015 et 2016 (Figure 4). Derrière l’esthétique du nouveau document (bande rouge, écriture de différentes couleurs, macaron rouge dans lequel doit figurer le tampon du président du gouvernement local), l’idée est bien de rendre plus difficile sa reproduction. En janvier 2018, le nouveau chairman m’a également fait part de l’existence d’un trafic de faux documents organisé par le nouveau secrétaire (hausa) du gouvernement local. Son administration s’est à nouveau engagée dans la production d’un certificat doté de caractéristiques (il insiste sur le grammage du papier) qui empêcherait sa falsification (Figure 4). Le changement du certificat s’accompagne à chaque fois du changement du formulaire d’identification. Ces investissements témoignent de « l’anxiété bureaucratique » des responsables du gouvernement local confrontés à un conflit politique dans lesquels ils se retrouvent impliqués (Hull 2012 : 255) et qui tentent d’y faire face en renforçant les contrôles bureaucratiques.
37Les documents produits et signés par le secrétaire en faveur des populations hausa pourraient rapidement être qualifiés d’illégaux ou de faux. Or, ils sont avant tout une réponse pragmatique aux techniques d’exclusion déployées par le gouvernement local. Sur un papier avec l’en-tête, le logo et l’adresse du gouvernement local, est indiqué, comme sur les documents à Lagos, « to whom it may concern » suivi du nom de famille, puis de la mention « le nom ci-dessus est un indigene de Jos Nord ». Le document est signé par le secrétaire du gouvernement local et par le chef de quartier dont dépend le candidat [23]. Le document a toutes les apparences d’un document attestant du caractère indigene de son détenteur, mais il est bien différent du certificat produit par le gouvernement local. De fait, il ressemble davantage à une lettre administrative comme celle produite par les gouvernements locaux de Lagos. Pour autant, le document n’en a pas moins une crédibilité aux yeux d’administrations d’autres régions du pays. Il peut facilement être présenté à une université ou au service de recrutement des armées qui auront du mal à déceler un faux, étant donné la multiplicité des types de certificat circulant à travers le pays.
38Le secrétaire du gouvernement local ne cache pas qu’il produit des certificats au nom du gouvernement local. Il confirme même qu’il s’agit d’une pratique ancienne liée à la présence d’un leader hausa dans le gouvernement local comme vice-président (1999-2002) ou comme secrétaire (2015-2018) [24]. Il s’agit pour lui avant tout d’une question politique : « les populations hausa sont indigenes de Jos, ils sont majoritaires dans le gouvernement local, ils n’ont donc aucune raison autre que politique d’être exclus du droit à obtenir un certificat [25] ». Produire un certificat correspond ici à un acte politique et de dissidence bureaucratique. De son côté, le président du gouvernement local sait que la question de l’accès aux certificats est au cœur du conflit à Jos ; il sait que ce que fait son secrétaire est illégal mais ne le dénonce pourtant pas à la police [26]. Dans une situation aussi volatile, rapporter l’existence d’un trafic parallèle au sein du gouvernement local et tenter d’y mettre fin en congédiant le secrétaire ou le en remettant entre les mains de la justice a toutes les chances de déclencher de nouvelles violences. Plutôt que de prendre une décision aussi risquée, le président choisit une solution bureaucratique prudente : produire chaque année de nouvelles formes de certificat en espérant que cette inflation de créativité documentaire puisse tarir ne serait-ce que pour quelques mois le trafic de faux certificats.
39* * *
40Étudier les certificats à partir d’une description détaillée des contextes de leur émission montre que les frontières de l’indigénéité sont inégalement poreuses d’une localité à l’autre. Elles sont facilement franchies dans de nombreux gouvernements locaux de Lagos, elles sont franchissables sous certaines conditions dans l’État d’Oyo et elles sont désormais infranchissables dans l’État du Plateau. Ces cas témoignent des différences radicales de ce que ce terme recouvre dans différentes administrations : la facilité avec laquelle on parvient à obtenir un certificat à Surulere tranche singulièrement avec la situation à Jos Nord. Cet inégal accès à la citoyenneté locale montre l’importance de ne pas considérer que l’indigénéité pose en soi un problème politique au Nigeria. Bien que les certificats manifestent une division essentielle entre citoyens, leur production n’est pas en elle-même porteuse de conflits. Contrairement à de nombreux autres pays qui ont connu des trajectoires similaires de fermeture identitaire, ce n’est pas l’existence d’un dispositif qui exclut une partie de la population de l’accès aux ressources de l’État qui est problématique mais plutôt sa mise en œuvre pratique qui, dans certains contextes, redéfinit le périmètre de la citoyenneté locale. L’analyse multi-située permet de montrer que la production des mêmes documents n’est pas nécessairement source de tensions : si le certificat est au cœur de toutes les batailles politiques à Jos, il est un objet non politique à Lagos ou à Ibadan, y compris pour les non indigenes.
41Parce que la détention de ces papiers s’avère nécessaire pour accéder à l’université et à l’emploi public, ces papiers sont porteurs de droits davantage que la manifestation d’un État policier. Ces certificats sont probablement l’une des principales pièces d’identité produites par les administrations locales du Nigeria aujourd’hui même si des recherches complémentaires seraient nécessaires pour étayer cette hypothèse [27]. Ce processus contribue ainsi à une bureaucratisation volontaire du corps social. Contre toute attente, la massification de la demande a conduit à bureaucratiser l’organisation du travail dans les gouvernements locaux autant pour faire face à la demande que pour luter contre les trafics. Cette anonymisation partielle de l’interface entre bureaucrates et usagers est pour partie liée à la croissance et à la popularité de la demande qui elle-même ne peut plus passer seulement par des relations interpersonnelles : un fonctionnaire ne peut connaitre les milliers d’individus qui viennent dans son gouvernement chaque année pour réclamer un certificat. Mais les bureaucraties locales ne peuvent pas non plus rester sourdes à ces demandes si elles ne veulent pas que leurs citoyens manquent des opportunités d’emploi dans les administrations des États et les administrations fédérales.
42Les techniques graphiques et les formules administratives sont ainsi au service de politiques plus ou moins exclusives porteuses d’idéologies et obéissant à des règles bureaucratiques fortement contrastées, mais qui ont partout été naturalisées. Il est intéressant de constater combien les fonctionnaires et les chefs en charge de la validation des origines des citoyens trouvent en tous points naturel le dispositif auxquels ils prennent part. La plupart n’ont pas la moindre idée de la généalogie de ces certificats dont l’histoire antérieure aux années 1980 reste d’ailleurs à écrire. C’est aussi la force d’un dispositif porté par autant d’acteurs bureaucratiques et politiques que de pouvoir s’imposer comme une solution incontournable à la question de la juste représentation politique et d’un accès équitable aux ressources de l’État sur l’ensemble du territoire.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
La dénomination administrative la plus commune est certificate of indigene mais on trouve aussi indigene certificate, certificate of origin, certificate of indigenship, certificate of indigenisation. On choisit de conserver ici le terme indigene en italique et sans accent puisque c’est son usage au Nigeria mais aussi pour le distinguer du terme colonial français « indigène ».
-
[2]
La section 42 de la Constitution de 1999 garantit que les citoyens du Nigeria ne peuvent être discriminés sur la base de leur appartenance ethnique, de leur origine, de leur sexe ou de leurs opinions religieuses et politiques ; elle garantit aussi qu’il ne peut être accordé de privilèges ou d’avantages à un citoyen en raison de son appartenance ethnique, de son origine, de son sexe, de ses opinions religieuses ou politiques.
-
[3]
Je souhaite remercier collègues et amis pour leurs commentaires sur les présentations d’une version initiale de cet article à Columbia (Brian Larkin, Jinny Prais), à Lagos (Rufus Akinyele, Ayodeji Olukoju, Olufunke Adeboye), à Oxford (Adam Higazi et Olly Owen), à Bâle et à Sienne (par les membres du projet PIAF). Je remercie Richard Banégas, Séverine Awenengo et la revue Genèses pour la relecture attentive des dernières versions de l’article. J’ai bénéficié pour la collecte des sources au Nigeria de l’aide précieuse de Joseph Ayodokun (à Ibadan), Gboyega Adebayo (à Lagos) et de David Agige et Adam Higazi (à Jos).
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[4]
Un certificat a une validité illimitée, il peut être représenté à chaque fois que cela est nécessaire ; mais le certificat n’est pas nécessairement conservé une fois obtenu, ce qui conduit de nombreux étudiants à renouveler leur demande.
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[5]
Au taux d’échange de début 2018, 1 000 nairas représentent 2,40 euros. Les revenus mensuels par habitant s’établissent à environ 120 euros mensuels avec de très fortes disparités.
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[6]
C’est le cas des deux gouvernements locaux de Lagos Island, des gouvernements locaux de Jos North, Jos East, Bassa et de Wase dans l’État du Plateau et des gouvernements locaux des administrations locales des États du Nord qui ont conservé la hiérarchie des chefs de la période britannique.
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[7]
Entretien avec le responsable des services administratifs, gouvernement local d’Akinyele, Ibadan, mai 2012.
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[8]
Entretien avec un chef de quartier, Jos Nord, octobre 2016.
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[9]
Observation dans les gouvernements locaux d’Ibadan Nord et d’Akinyele (octobre 2013), gouvernement local de Lagos Island (janvier 2018), gouvernement local de Jos Nord (octobre 2017), gouvernement local de Bassa (janvier 2018), gouvernement local de Jos East (janvier 2018).
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[10]
Observation dans le gouvernent local d’Akinyele, Ibadan, 2012.
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[11]
Observation dans le gouvernement local de Bassa, État du Plateau, janvier 2018.
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[12]
Entretien avec le demandeur, Gouvernement local de Bassa, État du Plateau, janvier 2018.
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[13]
Le compound, ou « ile » en Yoruba, est l’unité résidentielle de base qui se trouve sous l’autorité du chef de lignage dans la plupart des villes de la région. Avec le temps, ces unités se sont densifiées en de multiples résidences. Elles peuvent aujourd’hui compter plusieurs dizaines d’immeubles et des milliers de résidents.
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[14]
Les LCDA sont des gouvernements locaux non reconnus par le gouvernement fédéral. Ils sont le produit de la rivalité entre Lagos et Abuja depuis 1999 (Fourchard 2011).
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[15]
Entretien avec les fonctionnaires en charge de la délivrance des certificats d’indigene et de résidence : gouvernement local de Surelere, 15 novembre 2016 ; gouvernement local de Yaba, 13 novembre 2016 ; LCDA de Bariga, 10 novembre 2016.
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[16]
Entretien avec le fonctionnaire responsable de la délivrance des certificats d’indigene dans le gouvernement local de Lagos Island West, 16 novembre 2016.
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[17]
Entretien avec la secrétaire administrative du gouvernement local de Lagos Island West, 9 janvier 2018.
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[18]
Entretien avec le secrétaire du gouvernement local de Lagos Island East LCDA, 10 janvier 2018.
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[19]
Entretien avec Iga Olorogun Adodo, dirigeant du Lagos traditional White Cap Chiefs, Lagos Island, 11 janvier 2018. Ce récit gomme l’autre principal récit d’origine faisant des Aworri, arrivés plusieurs siècles auparavant, les premiers résidents de Lagos.
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[20]
Récits rapportés par de nombreux interlocuteurs et notamment par le chef de district Anaguta (Jos, octobre 2016) et par le fonctionnaire en charge de délivrer les certificats dans le gouvernement local de Jos Nord (janvier 2018).
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[22]
La contresignature par les chefs de quartier, de village et de district était déjà nécessaire en 1989 pour obtenir un certificat.
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[23]
Pour des raisons évidentes de sécurité il n’est pas possible de montrer ce document.
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[24]
Entretien avec le secrétaire du gouvernement local de Jos Nord, 17 janvier 2018.
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[25]
Ibid.
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[26]
Entretien avec le président du gouvernement local de Jos Nord, 17 janvier 2018.
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[27]
Les gouvernements locaux enregistrent les naissances et fournissent des actes de naissance. En 2006, seulement 30 % des 5 millions de naissances étaient déclarés, soit 1,5 million d’individus. En partant d’une extrapolation des chiffres du gouvernement local de Bassa, le nombre de demandes de certificats au Nigeria s’élèverait à 3,8 millions par an.