Genèses 2018/3 n° 112

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Article de revue

« Mettre son nom » : revendications familiales au sein de procédures d’identification (Côte d’Ivoire 1950-1970)

Pages 12 à 36

Notes

  • [1]
    Les noms, prénoms et initiales des intéressés ont été modifiés pour garantir l’anonymat.
  • [2]
    Archives régionales judiciaires de Bouaké (ARJB), Tribunal de M’Bahiakro, août 1967.
  • [3]
    ARJB, Tribunal de M’Bahiakro, juillet 1969.
  • [4]
    L’Afrique-Occidentale française (AOF) compte environ 15 ou 16 millions de personnes dans les années 1950 : 35 000 citoyens et 95 000 « sujets » votent en 1945. En novembre 1946 ce sont 515 000 personnes qui ont accédé au statut de citoyen. En 1951, 1,5 million (Cooper 2012). Si les votants sont munis d’une preuve d’identité, ce n’est pas forcément un état civil, et des mineurs ont pu avoir un état civil sans aller voter.
  • [5]
    Le « matriarcat » est un terme de l’époque qui désigne ce que les anthropologues appellent la matrilinéarité.
  • [6]
    L’expression, citée dans le premier paragraphe de cet article, est la retranscription, par le greffier du tribunal, du discours de M. O. devant le juge. Il est impossible de l’attribuer précisément à un auteur étant donné la multiplicité des acteurs engagés dans un cas judiciaire (plaignante, traducteur, transcripteur) ou encore de juger si elle correspond à la traduction d’une expression en langue locale.
  • [7]
    Cette recherche a été financée par l’Agence nationale de la recherche dans le cadre du projet PIAF « La vie sociale et politique des papiers d’identification en Afrique », conduit par Séverine Awenengo Dalberto et Richard Banégas. Mes remerciements à tous les participants et en particulier à Ophélie Rillon. Je remercie Léa Bescond pour l’informatisation des cartes.
  • [8]
    La « connaissance du droit » est variable selon les individus, en fonction de leur familiarité avec l’institution catholique par exemple (Ellovich 1985). Toutefois, je fais l’hypothèse ici que l’alphabétisation et la position d’intermédiaire dans l’administration, généralement perçus par l’historiographie comme deux conditions d’accès à l’administration, ne sont pas restrictives, et que la colonisation a contribué à la diffusion d’un univers légal et réglementaire ici mobilisé par des femmes ou des cultivateurs. Les sources ne nous ont pas permis une meilleure appréhension de la différenciation sociale des appropriations du papier. La mention professionnelle est le plus souvent manquante pour les hommes, inexistante pour les femmes (systématiquement « ménagères »). La mention « planteur », du reste, n’est pas signifiante en raison de la diversité des conditions que cela peut recouvrir.
  • [9]
    Pour l’usage des termes « identification » et « image sociale », voir Avanza et Laferté (2005).
  • [10]
    Une analyse quantitative des cas judiciaires a permis à Richard Roberts (2005) d’identifier des « points de tension » (trouble spots) : il part du constat que chaque société, en fonction de sa situation socio-économique, produit des disputes caractéristiques ou emblématiques des changements à l’œuvre. Repérer ces points de tension permet ainsi d’identifier des « tendances générales » de cette société.
  • [11]
    Une démarche similaire est adoptée par Patricia Hayes, qui décrit l’itinéraire d’un administrateur colonial pour lequel elle possède des sources fragmentaires. Elle tente de comprendre notamment ce qui, dans l’ethos viril de son éducation privée, a pu rendre possible ses gestes de violence raciale et sexuelle (Hayes 1996). Je m’inspire de cette démarche qui consiste à tirer les fils d’une histoire particulière pour les relier à une historiographie existante.
  • [12]
    Le caractère heuristique d’un cas exceptionnel réside dans le fait que les pratiques disruptives qui sont à l’origine de son émergence dans les sources (par le recours judiciaire notamment) révèlent en contrepoint des pratiques et des normes banales utilisées par le plus grand nombre.
  • [13]
    Je fais ici référence aux travaux de Pierre et Mona Étienne (disponibles sur la base documentaire Horizon de l’Institut de recherche pour le développement), qui se voulaient une sociologie des sociétés africaines ; une telle démarche était novatrice dans les années 1960, où les sciences sociales héritaient d’une approche anthropologique prédominante en Afrique, en particulier dans les études monographiques. Considérant d’autre part que ces travaux scientifiques participent de l’élaboration d’informations de première main, je les mobilise aujourd’hui non seulement comme une littérature secondaire mais également comme une source.
  • [14]
    Les entretiens ont été menés avec des personnes qui m’ont été recommandées. Je me suis fiée à la compréhension qu’avaient mes logeurs de mon sujet d’étude sur l’état civil. Je remercie particulièrement Sonia Ouattara épouse Soumahoro à Bouaké. Elle m’a ainsi présenté des anciens de sa paroisse, habitants du quartier Air France II, qui ont tous été salariés. À Dimbokro, mes entretiens ont eu lieu à l’Amicale des fonctionnaires avec les hommes qui ont accepté de répondre à mes sollicitations. À Korhogo, le responsable de l’état civil Louis Kouamé m’a orientée vers certains de ses prédécesseurs, mon logeur Amédée Oulaï m’a introduite auprès de membres de sa famille, et j’ai enfin bénéficié des recommandations de Laurent Dona Fologo pour rencontrer M. Victor Yeo et M. Adama Yeo. C’est à Abidjan que j’ai rencontré le plus de femmes, sur la base de leur fréquentation de l’église Notre-Dame-de-Treichville. Je remercie le père Désiré pour l’annonce qu’il a bien voulu passer. Tous les entretiens ont été menés en français, sauf cas de traduction mentionné.
  • [15]
    Parmi ces 58 cas concernant l’établissement ou la rectification d’un acte d’état civil, 7 cas concernent un changement patronymique pour des enfants mineurs par des adultes (oncle, tante, père) et peuvent être identifiés comme des conflits autour d’une attribution d’enfant.
  • [16]
    Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Inspection générale du travail (IGT), FM IGT//16, Résultats des premiers mois de fonctionnement.
  • [17]
    Les salariés du privé hors Abidjan sont aussi limités par les déplacements qu’ils doivent effectuer tous les trimestres pour recevoir leur mandat. Cette situation ne change qu’au début des années 1960 avec l’ouverture de bureaux de la CCPF, devenue Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS), en province (à Gagnoa en 1965). Archives de la CNPS, Angré, 8e tranche.
  • [18]
    ANOM, FM IGT//16, Conférence des inspecteurs généraux, 16 mars 1957. Circulaire ministérielle, Côte d’Ivoire, le 4 avril 1958.
  • [19]
    Sous-préfecture de Gagnoa, Liste des villages, annotations à la main, M. Agoua au chef de la subdivision centrale, 8 février 1961.
  • [20]
    Archives de la sous-préfecture de Dimbokro, Liste nominative des fonctionnaires en service à Dimbokro.
  • [21]
    Archives nationales du Sénégal (ANS), 2G 1952-18, Service de santé rapport annuel 1952.
  • [22]
    Loi 156 B, 1er octobre 1964, portant fixation des modalités transitoires applicables à l’enregistrement des naissances et des mariages non déclarés dans les délais légaux. Art. 2 : « Durant une période à laquelle il sera mis fin par décret, la naissance de tout ivoirien vivant, non constatée par un acte de l’état civil, pourra être déclarée au lieu de celle-ci, […] lorsqu’un jugement régulièrement transcrit sur les registres de l’état civil n’aura pas déjà suppléé l’absence d’acte ».
  • [23]
    Archives régionales judiciaires de Daloa (ARJD), C74/2R1/COM et C74/2R3/COM, Arrêté n° 4, 29 mai 1964.
  • [24]
    ARJD, Registre des naissances non déclarées dans les délais survenues au cours des années antérieures à 1950, Circonscription de Daloa, clôt le 14 janvier 1965.
  • [25]
    Traduction personnelle, avec l’aide de Juliette Rogers, ainsi que pour les suivantes. L’expression de Sean Hawkins a la vertu d’associer le papier avec des normes juridiques, des savoir-faire, ce qui correspond à la démarche identificatoire de l’État. Le compte rendu qu’il fait des usages de la rhétorique juridique par des hommes contre leur femme, après la décolonisation du Ghana, me semble aussi très pertinent pour comprendre des usages de l’État sans adhésion à ses normes, ou le décalage entre des résolutions juridiques et des arrangements matrimoniaux (chap. 8). Sean Hawkins met en valeur la fonction revendicative du monde sur papier, sa capacité à recueillir, formaliser et défendre la promotion de nouveaux énoncés. Aussi est-il successivement mobilisé par des administrateurs coloniaux ou par des hommes vis-à-vis de leurs femmes. Toutefois, Hawkins met aussi en exergue l’échec patent de cette revendication quand elle n’est pas soutenue par les principaux intéressés : « l’impuissance des femmes LoDagaa dans le monde sur papier contraste de façon frappante avec la faiblesse des hommes dans le monde de l’expérience » (Hawkins 2002 : 291). En l’état de mes recherches, mes conclusions vont dans ce sens.
  • [26]
    Par coutume, j’entends ici non une forme prédictive du monde social, mais des pratiques, dont les historiens ont montré qu’elles étaient le fruit de constantes adaptations et de variantes individuelles. « Ce n’est pas la règle qui a créé la pratique sociale, mais plutôt un “habitus”, c’est-à-dire des dispositions individuelles, des actes stratégiques ou d’improvisation » (Hawkins 2002 : 19).
  • [27]
    Des catégories usuellement identifiées pour les politiques d’aide sociale deviennent aussi, parce qu’elles sont dotées de droits spécifiques, des catégories de citoyens privilégiés (Mann 2015 : « the mother’s vote »).
  • [28]
    ANOM, IGT//17, Avis du haut-commissaire de l’AOF sur le projet d’arrêté, 1955.
  • [29]
    ANS, 23G 105 (74), Ministère de la France d’outre-mer, Lettre du 25 octobre 1952.
  • [30]
    ANS, 18G 236.
  • [31]
    Les deux sociologues sont chargés en 1962 de préparer le rapport sociologique de l’enquête commanditée par le gouvernement ivoirien sur la région de Bouaké. Ils séjournent plusieurs mois dans six villages dans un rayon de 90 km autour de Bouaké, notamment à Abouakro, sur le N’Zi, à plus de 75 km au sud, sud-est de Bouaké, et à proximité de Dimbokro.
  • [32]
    Ils mentionnent en particulier la basse-côte ou la région de Gagnoa. Archives de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire, Projet 159 PV7, 14 septembre 1964.
  • [33]
    Archives nationales de Côte d’Ivoire, Primature, 334/104, Sylvain Kouassi, Le chapelier jurisprudence ivoirienne de 1962 à 1985, édition Sofidal.
  • [34]
    Jane Guyer critique la notion de budget conjugal en rappelant ce que son usage doit à l’entreprise de connaissance économique des pays africains à la fin de la période coloniale, et à une pensée de la rationalité économique des acteurs.
  • [35]
    Les cours de justice sont notamment des lieux de rigidification de pratiques fluides : « la justice coloniale a appliqué une logique aux pratiques sociales qui n’existe pas dans la plupart des cultures orales » (Hawkins 2002 : 5). Le monde social y est transformé en un tout réductible à un acte de pensée, l’écriture étant, dans une perspective bourdieusienne, « profondément opposée aux logiques pratiques, que les anthropologues s’acharnaient précisément à saisir dans leurs études des cultures » (ibid. : 19).
  • [36]
    ARJB, Tribunal de M’Bahiakro, Jugement n° 3, 15 octobre 1964.
  • [37]
    La majorité des cadres de l’administration relevaient du régime privé et non de la fonction publique.
  • [38]
    ANS, 23G 34. Dans 12 déclarations, la profession du conjoint-déclarant n’est pas mentionnée (noté « rien »). Dans 14 autres cas le déclarant n’est pas le mari, mais la femme (1 cas), les parents (5 cas), non précisé (8 cas).
  • [39]
    Archives du tribunal de Korhogo.
  • [40]
    Conformément à son hypothèse de départ, cette partie insiste sur la contre-intuition selon laquelle la bureaucratisation n’instaure pas forcément plus de fiabilité dans l’identification. Toutefois, il est indéniable que l’identification étatique a aussi joué un rôle dans la limitation des appartenances déclarées. Jane Guyer rappelle que « l’incorporation » de l’État par les individus est un processus ancien en Afrique : les structures légales et administratives « entrent dans toutes les situations locales » et en particulier pour jouer sur « les formes changeantes et les fonctions de la parenté » (Guyer 1981, ma traduction). Il aurait fallu pour cela mener un travail de sources différent, axé principalement sur les entretiens.
  • [41]
    ANS, 23G 34, Circulaire n° 154/E du 20 février 1952.
  • [42]
    Entretien avec Eugène Kabran Koffi, 14 mars 2016, Treichville Abidjan, 90 minutes.
  • [43]
    Entretien avec Koffi Kan, 15 août 2015, Air France II Bouaké, 90 minutes.
  • [44]
    ARJB, Jugement du 23 septembre 1965.
  • [45]
    Sous-préfecture de Gagnoa, « Questions à suggérer pour le centre secondaire d’état civil indigène », 1960. La faiblesse des dotations allouées aux secrétaires avait été décidée en 1950 à l’Assemblée territoriale (10-12 décembre 1950, AANCI). Mes interlocuteurs anciens secrétaires d’état civil relatent également la difficulté des conditions matérielles.
  • [46]
    Joséphine Camara et Kouadio Camara, 16 août 2015, Air France II Bouaké, 90 minutes.
  • [47]
    AANCI, Séance du 9 décembre 1950, 30 octobre 1950-12 décembre 1950.
  • [48]
    Séry Lotchi Raoul, 13 septembre 2015, Évry, 115 minutes.
  • [49]
    Ma traduction. « It discloses the point of contact between the documentary colonial state and the daily lives of ordinary people who both subverted and internalised official procedures and discourses » (Barber 2006 : 7-8).
  • [50]
    Marc Le Pape atteste de la prééminence des liens sociaux pour le succès d’un cas judiciaire : « lutter contre l’anonymat qui menace les faibles, l’anonymat qui permet à n’importe qui de vous accuser de n’importe quoi, de vous faire n’importe quoi » (Le Pape 1997 : 47).
  • [51]
    Augustin N’Guessan Kouamé, 1er juin 2016, Koffi Ahoussoukro (9 km de Dimbokro), 120 minutes, traduction par Kouamé Bernard.

11967, M’Bahiakro, Côte d’Ivoire. B., la fille de M. O. [1], possède deux actes de naissance : l’un datant du 20 août 1964, sur lequel elle est la fille de A. K., l’autre datant du 29 août 1964, sur lequel son père s’appelle A. B. Ce dernier dépose une plainte trois ans après la naissance contre la mère de l’enfant. La mère avoue avoir donné à sa fille le nom de son premier fiancé, A. K., afin de la garder auprès d’elle (« J’ai mis son nom sur ma fille dans le but de le garder pour moi et ne pas la donner à A. B. »). Le tribunal lit alors un « détournement d’enfant », et impose la restitution à A. B. de sa fille par l’annulation de l’acte de naissance qui portait le nom de son rival [2].

2Une autre affaire présentée au même tribunal, en 1969. A., l’enfant de P., est déclaré une première fois par jugement supplétif le 7 novembre 1966 à la mairie de Ségou (Mali) comme le fils de S. Z. Un acte de mariage établi le 23 décembre 1966 certifie leur union maritale contractée selon la coutume musulmane en 1955. L’enfant, qui serait né en 1962, est toutefois aussi revendiqué par O. B., qui fait établir un jugement supplétif à l’enfant portant son nom le 7 avril 1967. Il affirme au tribunal que la grossesse de P. en 1962 était bien de son fait, et qu’ils ont vécu sept ans en concubinage : « Mon seul tort est de n’avoir pas fait établir les actes de naissance de mon fils que je ne peux présenter », s’excuse-t-il devant le juge [3]. Le tribunal impose la restitution de l’enfant à S. Z., car celui-ci est en mesure de produire un jugement supplétif de mariage avec P.

3Ces deux affaires amenées devant un tribunal ivoirien dans la région du centre-est de la Côte d’Ivoire démontrent des usages du papier d’identification au sein de conflits conjugaux : celui-ci sert de preuve vis-à-vis des siens autant qu’il rend possible une action judiciaire. La pièce d’identification prend deux formes : l’état civil, d’une part, constitué d’une déclaration de naissance, est la voie régulière. La naissance est soumise à un délai déclaratif de trois mois dans la décennie 1950, de quinze jours après 1964. Une simple présentation du père suffit à enregistrer l’acte. Le jugement supplétif, d’autre part, déclaration hors délais, implique de produire devant un tribunal deux témoins.

4L’obligation de se déclarer à l’état civil dans les centres administratifs, et dans un rayon de dix kilomètres, à partir du 16 août 1950, a accru l’établissement de pièces d’identification dix ans avant l’indépendance. Toutefois, ces papiers restent limités à une minorité [4]. La pratique de l’administration, pensée comme risque – « arbitraire et improductive » (Olivier de Sardan 2004 ; Bierschenk et Olivier de Sardan 2014 : 40) –, issue en partie d’une moyenne durée coloniale, a en effet ancré l’idée dans l’historiographie d’une méfiance des individus vis-à-vis de ces services (Gervais et Mandé 2007), alors même que la transformation de l’État colonial tardif en État social ouvrait des champs d’opportunité.

5M’Bahiakro, où se déroulent les deux procès, est un centre administratif ancien (chef-lieu de subdivision devenu sous-préfecture), ce qui se traduit entre autres par la présence d’un tribunal. Cette ville de près de 8 500 habitants devait à la colonisation son statut, dans une stratégie de contrebalancement des lieux de pouvoir précoloniaux (Chevassu 1968). Comme Dimbokro, à quelques dizaines de kilomètres, elle est située dans la « boucle du cacao », zone particulièrement prospère de l’expansion de la culture de café et de cacao dans les années 1950.

6La prééminence numérique d’une population Baoulé (pour une histoire de ce terme, voir Étienne 1965 ; Chauveau 1987 ; Chauveau et Dozon 1987) dans cette zone confronte l’administration à des pratiques dites « matriarcales [5] ». La succession s’établissait en théorie en ligne utérine, par l’héritage des fils de la sœur, plutôt que par ligne directe (de père en fils). La dénomination des individus quant à elle répondait à une logique temporelle (en fonction des jours de la semaine), ainsi qu’à une multiplicité de facteurs rendant compte des liens sociaux d’un individu, des circonstances de sa naissance, etc. Or, en 1964, quatre ans après l’indépendance, de nouvelles lois civiles imposent la transmission du patronyme. Elles instituent une règle de succession filiale, liant ensemble mariage, filiation et responsabilité parentale. Aussi la pratique patronymique civile, allant de pair avec une conception de la famille biologique, rencontre d’autres pratiques, dont attestent ces traces judiciaires d’efforts pour « mettre son nom [6] ».

7Dans un domaine qui reste encore à étudier, où cette contribution [7] fait office de défrichage, l’article propose les hypothèses suivantes. La pièce d’identification, dont Keith Breckenridge et Simon Szeter (2012) ont montré qu’elle n’était pas uniquement outil de surveillance, est mobilisée par des individus dans leur vie sociale, et notamment pour asseoir des pratiques familiales qui divergent du Code civil. Loin d’être uniquement une interface entre l’individu et l’État, l’état civil est un instrument de preuve, une mobilisation de l’univers légal, dans des conflits conjugaux ou familiaux [8]. Ce faisant, il ne contribue pas à un processus de réduction des subjectivités aux catégories administratives, car ces papiers d’identité sont travaillés et initiés par des groupes sociaux autant que par des personnes. Ces pièces ont favorisé la multiplication des identités administratives d’une seule personne, en fonction des différentes images sociales du déclaré pour son déclarant [9].

Figure 1

La Côte d’Ivoire vers 1952

Figure 1

La Côte d’Ivoire vers 1952

Note : Carte coloniale de la Côte d’Ivoire vers 1952, non modifiée (Archives de la sous-préfecture de Dimbokro). La zone grisée comporte les trois villes : Bouaké au nord-ouest, M’Bahiakro au nord-est, Dimbokro au sud. Cette zone de notre étude était donc aussi une zone d’administration (le « secteur »). Cette carte qui resitue la Côte d’Ivoire au milieu de ses voisins britanniques (Gold Coast) et libérien insiste sur les transports et la présence militaire, ce qui peut s’expliquer par le rôle de Dimbokro en 1949 au moment de l’insurrection lancée par le Parti démocratique de Côte d’Ivoire-Rassemblement démocratique africain (PDCI-RDA) contre le gouvernement français incarné par le gouverneur Péchoux (voir Rapport Damas, Archives de la BDIC, Nanterre).

8Cette situation, dans la conjoncture très particulière de la transition politique, a été rendue possible par la nouvelle orientation du pouvoir colonial à la fin des années 1950, et d’autant plus après l’indépendance en 1960 : la volonté de faire accéder les citoyens à leurs droits (politiques, sociaux) l’emporte sur la peur coloniale du « faux » et d’une démographie africaine pléthorique. Aussi la perspective étatique qui a inspiré une partie de la production historiographique française sur le document d’identité paraît-elle moins pertinente : l’élaboration des catégories juridiques et ses retranscriptions bureaucratiques qualifiant l’étranger y est étudiée comme processus de construction de l’État-nation (Noiriel 2007). Ces études privilégient les phénomènes d’exclusion, de contrôle et de distinction. En revanche, dans le contexte colonial tardif, l’identité est d’abord un enjeu pour l’accès aux droits civils et le développement de l’économie par « la création de relations stables entre les individus » (Rosental 2012, ma traduction). L’étude des démarches familiales et singulières de recours à l’État tend aussi à restituer une quotidienneté par-delà le bouleversement colonial.

9Cette entrée par les usages administratifs suscités par les disputes familiales permet de démentir une chronologie politique classique qui met l’indépendance, en 1960, au cœur de la rupture. Au contraire, la politique familiale instaurée par le Code civil de 1964 prolonge certaines initiatives coloniales tardives, ce qui incite à lire les continuités des arrangements familiaux par-delà les événements politiques.

10L’usage de ces deux conflits, extraits d’un ensemble de 189 cas présentés entre 1964 et 1969 à M’Bahiakro devant la justice ivoirienne, doit être conditionné par des précautions méthodologiques développées par les historiens de la justice en contexte colonial (Mann et Roberts 1991 ; Hawkins 2002 ; Robert 2005 ; Rodet 2007 ; 2010 ; Lauro 2011). Les disputes judiciaires ne rendent pas compte du conflit réel, elles ne sont qu’un moment d’expression, dans les termes de la loi civile, d’une négociation plus longue, menée sur d’autres forums (Roberts 2005). En particulier, les conseils de famille ou des jugements coutumiers existent bien dans les années 1960, comme à Sikassou (Étienne et Étienne 1971).

11Ces historiens ont travaillé à partir d’échantillons quantitatifs pour mettre en valeur des cas typiques et des « points de tension » (trouble spots[10]). Cet article est construit sur une méthodologie différente de ces auteurs : j’entends partir de ces histoires, non pour dire comment elles reflètent une société, mais plutôt comment elles sont rendues possibles ; ou comment, au travers d’elles, on peut observer la convergence d’éléments historiques plus généraux [11]. Elles ne sont pas des illustrations, ou des exemples représentatifs propices à généraliser. Ces cas singuliers représentent plutôt des exceptions signifiantes, d’après une méthodologie banalisée par les études sur la sexualité en situation coloniale qui font de l’appréhension des marges des révélateurs (Jean-Baptiste 2014) [12]. Ainsi les procès de deux femmes rapportés en introduction nous font-ils entrevoir des usages inédits de l’état civil, visant à faire preuve auprès des siens. Ils permettent de remettre l’échelle individuelle au cœur d’une histoire de l’administration.

12Les cas de M’Bahiakro sont conservés dans un des deux centres régionaux d’archives judiciaires de Daloa et de Bouaké. Après avoir bénéficié d’autorisations ministérielle, préfectorale et communale, j’ai aussi eu accès à plusieurs dépôts d’état civil : la mairie de Dimbokro (centre principal) et sa sous-préfecture (centres secondaires) ont constitué le fonds principal. J’ai pu y dépouiller des registres sur certaines années (Jugements supplétifs de Dimbokro pour 1956, centre principal, et Jugements supplétifs de Dimbokro pour 1958, centres secondaires). M’Bahiakro appartenait à l’époque coloniale au cercle de Katiola, et non de Dimbokro, juste au sud. Toutefois, ces villes forment avec Bouaké (d’où proviennent les sources sociologiques [13] citées) un triangle baoulé où se situe l’essentiel de mon étude. Pour comparer, j’ai rassemblé des estimations globales d’état civil entre les années 1950 et 1970 au tribunal de Korhogo, de la mairie de Bingerville et de Daloa. Des entretiens semi-directifs à Dimbokro (5), Bouaké (4), Kouassikro – une heure de route de Dimbokro – (1), Abidjan (6), Korhogo (4), Évry (1) avec des hommes et des femmes nés avant l’indépendance ont complété ces archives. Ils m’ont permis de faire sens de pratiques administratives, en me donnant à voir leurs effets, plutôt que de leurs principes de fonctionnement [14].

Faciliter l’identification : l’État laisse l’initiative aux intéressés (1958-1964)

13Les deux affaires présentées rejoignent une tendance manifeste, autour de l’indépendance : recourir au tribunal, en particulier pour régler une question de papiers. À M’Bahiakro, sur 189 jugements rendus entre 1964 et 1969, 58 ont trait à l’établissement ou à la rectification de document d’état civil [15]. Or la judiciarisation des affaires d’identité, à partir des années 1950, qui se fait aux dépens des enregistrements par voie déclarative à l’état civil, n’est pas que le témoin d’un « rattrapage » après l’instauration obligatoire de l’état civil en 1950, c’est aussi la démonstration que le document d’identité est une affaire disputée dont les intéressés gardent l’initiative.

Aller au-devant des demandeurs

14Jusqu’aux années 1940, la surveillance des dignitaires musulmans, ou encore le recensement des bassins de recrutement militaire ou laborieux, suffit à la « mise en valeur » des territoires (Dramé 2017). La mobilité, bien plus que le statut, est surveillée (Mann 2015 : 125-128). Une infrastructure de l’identification individuelle représente un coût qui dépasse de loin la volonté de contrôle de l’administration. Quand l’identification se généralise à toute la population dans les années 1950, elle sert moins à contrôler les individus, ou à les déchiffrer (legible), qu’à mettre en capacité des ayants-droits (Breckenridge et Szreter 2012 : 7-13 ; Mathias, Scott et Tehranian 2002). « L’usage qui était fait de l’état civil indigène répondait bien plus à un besoin des gens, celui de scolariser ou de déposer une demande d’allocations familiales, qu’à un désir étatique de surveillance » (Cooper 2012 : 401, ma traduction). L’état civil atteste d’une paternité, d’un lieu d’origine, d’un âge, et par conséquent il donne lieu à des droits comme la scolarisation, le recours judiciaire, etc.

15En Côte d’Ivoire, le grand rattrapage des demandes d’identité correspond donc à la mise en place du suffrage universel et à l’établissement des premières allocations familiales, en 1956. Lors de sa première année de fonctionnement, la Caisse de compensation et de prestations familiales (CCPF) est peu sollicitée. Contrairement à la crainte des administrateurs, qui prévoyaient une déferlante de demandes, l’inspection générale du travail (IGT) conclut à la sous-fréquentation. Sur un budget effectif de 287 millions de francs CFA recouvrés sur les cotisations patronales, seuls 40 millions ont été versés aux 3 500 prestataires qui en ont fait la demande. Non seulement ces prestataires déclarent peu d’enfants (on compte 7 000 enfants pour 3 500 travailleurs déclarés), mais encore ce nombre est insignifiant par rapport au nombre de salariés du privé ayant droit aux allocations [16]. Ceux-ci sont répartis sur tout le territoire, intégralement dans les villes, même si Abidjan, au titre de principal pôle économique, en héberge plus de la moitié [17]. L’IGT tient pour responsable de ce retard la complexité des formalités administratives pour obtenir les pièces d’identification requises, et elle recommande une simplification et une ouverture de la procédure. L’administration se détache de l’impératif de surveillance, de l’exigence de scrutation aiguisée par la peur du « faux », pour privilégier plutôt la délivrance extensive de l’état civil aux salariés.

16En 1958, une campagne d’audiences foraines pour l’établissement de jugements supplétifs permet le rattrapage des déclarations d’état civil dans les espaces ruraux [18]. L’innovation de cette procédure consiste dans la visite des villages isolés par le juge civil. Avant 1958, l’intégralité de la charge déclarative, pour déposer une demande de jugement supplétif en cas de retard de déclaration, était laissée au déclarant. L’importance des frais de transport vers le centre administratif le plus proche, en compagnie de deux témoins, pouvait constituer un frein. Les instructions sont bien suivies d’effets : les administrateurs se plaignent alors d’une surcharge judiciaire, s’ajoutant à leurs tâches administratives courantes. Ces audiences se prolongent au-delà de l’indépendance : à Gagnoa en 1961, une nouvelle tournée d’audiences foraines pendant un mois et demi constitue un succès, avec 1 183 déclarations [19].

17Ce dispositif parvient de fait dès 1958 à accroître considérablement l’état civil national, alors que les chiffres de l’enregistrement dans les villes – obligatoire depuis 1950 – connaissent une progression moins spectaculaire. À Dimbokro, l’enregistrement dans le centre principal passe ainsi de 605 déclarations de naissances en 1953, à 1 043 en 1958. En revanche, pour cette dernière année, 5 963 jugements supplétifs sont enregistrés dans la subdivision de Dimbokro, dont 5 080 provenant des centres secondaires, pour des naissances s’étant produites du début du siècle jusqu’à 1958. L’année précédente, seuls 1 820 jugements dans les centres secondaires de Dimbokro avaient été enregistrés. L’accroissement des chiffres de déclarants montre que le recours à l’État n’est pas un phénomène réservé à une élite de fonctionnaires. À titre de comparaison, Dimbokro compte 140 personnes, Africains et Européens, dans l’administration publique le 30 novembre 1953, qui déclarent 271 enfants [20]. Or les chiffres de déclaration régulière à l’état civil attestent dès 1953 d’un dépassement de ces effectifs.

18Les audiences foraines permettent un rattrapage, dont l’administration pense qu’elle permettra de faire voter et de doter de droits les intéressés, en particulier dans les zones rurales.

La justice plutôt que l’état civil : des choix individuels au cœur des procédures bureaucratiques

19Néanmoins, le constat d’un important recours judiciaire est surprenant dans la mesure où diverses facilités d’enregistrement existaient depuis 1950 et ont été développées par la suite, qui traduisent la volonté gouvernementale de donner accès à la déclaration régulière. Entre 1950 et 1964, les administrations mettent en place plusieurs mesures pour faciliter l’enregistrement à l’état civil par une procédure régulière : toute naissance à l’hôpital après 1950 est immédiatement comptabilisée, des secrétaires d’état civil itinérants sont nommés dans les espaces ruraux, et, en 1964, une loi transitoire sur le nom permet de se déclarer hors délai, sur simple présentation devant l’officier d’état civil. Pourtant, à la fin des années 1950, les enfants nés après l’obligation de déclaration à l’état civil continuent à faire l’objet de jugements supplétifs. Malgré ces diverses mesures, le nombre de jugements supplétifs reste très important, indiquant que les déclarants se portent de manière privilégiée vers la justice plutôt que vers les centres réguliers de déclaration d’état civil.

20En premier lieu, les maternités, dispensaires et hôpitaux deviennent des centres d’enregistrement obligatoire. Le décret de 1950 prévoit que les infirmières et médecins déclarent obligatoirement les nouveau-nés, tout comme n’importe quel individu ayant assisté à la naissance. Par conséquent, si les registres d’état civil ne mentionnent pas le nom des centres médicaux d’où proviennent les déclarations, certains comme à Korhogo font systématiquement mention de l’infirmière qui déclare les naissances. Dans le cercle de Dimbokro, il existe, en 1952, quatre maternités publiques (Dimbokro, Bocanda, Bongouanou, Toumodi), huit dispensaires ruraux (Arrah, Attiégouakro, Daoukro, Ouellé, Tamossoukro, Koumassi, Adiake, Alepé), et trois centres de santé (Bocanda, Bongouanou, Toumodi) dont les travailleurs, tout en n’ayant jamais été secrétaires d’état civil eux-mêmes, semblent avoir compilé les certificats d’accouchement, en vue de les déposer périodiquement dans les centres d’état civil [21]. À Dimbokro, entre 1952 et 1958, le « déclarant » à l’état civil est le plus souvent L. C., « sage-femme africaine à Dimbokro ». Le personnel médical assure donc, à Dimbokro, l’essentiel des enregistrements réguliers de cette localité, et ce jusque dans les années 1970.

21D’autre part, le nombre de centres d’enregistrement à l’état civil, où les parents pouvaient venir déclarer les nouveau-nés, augmente dans la décennie 1950, pour inclure désormais les zones rurales. À partir de 1950, les principaux centres administratifs sont relayés par une multiplicité de centres secondaires d’état civil, itinérants, dirigés par des secrétaires volontaires, payés à l’acte, qui établissent des certificats de naissance et parfois de décès. Nouvellement nommés à la place des chefs ou pour seconder ceux-ci, ces secrétaires forment la première bureaucratie locale, en répandant la pratique et les normes du papier. Hors des grands centres administratifs où est représentée l’administration coloniale, les « centres secondaires » sont des services délocalisés. L’Assemblée territoriale ivoirienne vote continuellement, entre 1950 et 1960, l’instauration de nouveaux centres secondaires.

22Les deux cartes proposées (Figures 2 et 3) représentent la densification des centres secondaires d’état civil, d’abord à l’échelle du cercle, puis à l’échelle de la subdivision. Elles démontrent une extension et une densification de la présence administrative de l’État à partir de 1950. Les coûts d’une déclaration à l’état civil sont amoindris par l’itinérance des secrétaires d’état civil qui se rendent dans les villages pour recenser les nouvelles naissances.

Figure 2

Création des premiers centres secondaires d’état civil dans le cercle de Dimbokro

Figure 2

Création des premiers centres secondaires d’état civil dans le cercle de Dimbokro

Figure 3

Extension de la couverture des centres secondaires d’état civil dans la subdivision centrale de Dimbokro entre 1951 et 1959

Figure 3

Extension de la couverture des centres secondaires d’état civil dans la subdivision centrale de Dimbokro entre 1951 et 1959

Sources : ANOM, Journal officiel du 1er novembre 1956 ; ANOM, Journal officiel du 5 avril 1958 ; ANS 23G 34 ; archives de la sous-préfecture de Dimbokro (limites administratives, « Carte du sous secteur 7 : le cadre administratif et ethnique », vers 1952). Cartes réalisées par Léa Bescond.

23Enfin, la réforme du Code civil de 1964 inclut une loi sur l’état civil. Cette législation part du constat que les jugements supplétifs ne sont pas parvenus, en 1964, à doter l’ensemble des citoyens d’une identité juridique. Dans un souci de simplification des démarches individuelles, les députés ivoiriens votent donc une législation temporaire, qui permet de faire déclarer sa naissance ou celle de ses enfants, en dehors des délais légaux, sur simple présentation à l’agent de l’état civil [22]. Les archives de Daloa portent la trace de l’existence d’une « commission spéciale », ou « délégation spéciale », chargée de l’état civil, qui reçoit les déclarations de naissance hors délai, sans être toutefois une autorité judiciaire [23]. Cette loi transitoire, abrogée en 1971, puis encore prolongée entre 1973 et 1974, consacre cette volonté de simplification (Kouakou 2010 : 45). Alors que l’autorité judiciaire possédait avant 1964 la capacité (peu usitée en pratique) de mener l’enquête sur les demandes des intéressés, en comparant notamment ces dernières avec les rôles du recensement, ou en mobilisant les services de police, l’agent de l’état civil devient avant tout le transcripteur d’identités confirmées par la présence de deux témoins. Il semble toutefois que ces dernières déclarations faites devant un agent de l’état civil, pour une naissance ou un mariage antérieur, soient systématiquement accompagnées d’une photo d’identité [24]. À Korhogo, cette demande administrative est d’ailleurs à l’origine de la promotion de studios de photographies dans les années 1960 (Werner 2002).

24La démarche simplifiée devant l’agent d’état civil, et la disparition de l’enquête judiciaire pour attester des identités, démontrent bien une nouvelle orientation étatique, qui vise avant tout l’attribution de droits. Cette libéralité porte ses fruits, comme le montrent les estimations d’enregistrement à l’état civil de Korhogo, avec une augmentation soudaine des déclarations après 1964 (Figure 4). Néanmoins, ce graphique témoigne aussi du fait que les jugements supplétifs ne disparaissent pas, mais qu’ils continuent à faire l’objet d’un large recours. L’importance quantitative des jugements supplétifs correspond bien aux récits de vie recueillis. Très peu de trajectoires individuelles sont ainsi lisibles dans les archives administratives, ou du moins ces traces représentent-elles juste les moments de l’affleurement d’une demande personnelle, reformulée dans un vocabulaire administratif. L’enfant de P., par exemple, dont j’ai exposé le cas en ouverture, serait né vers 1962 ; pourtant, les deux jugements supplétifs qui le concernent sont intervenus en novembre 1966 puis début 1967, au moment où la question de la garde de l’enfant semble s’être posée.

Figure 4

Accroissement différencié de l’état civil régulier et de l’état civil par jugement supplétif à Korhogo

Figure 4

Accroissement différencié de l’état civil régulier et de l’état civil par jugement supplétif à Korhogo

25Paul-André Rosental argue que le succès de l’entreprise de l’État dépend de sa capacité à accompagner un souhait social, et que l’enregistrement ne peut être uniquement le fait d’une coercition. Il contraste ainsi la contrainte intangible de l’état civil avec la grande facilité du recours judiciaire dans la France du xixe siècle. « Au début, la documentation d’état civil robuste, présumée presque irréversible, devait être conciliée à une flexibilité nécessaire pour la rectification des aberrations » ce qui suppose, ajoute-t-il, le « consentement de la population » (Rosental 2012 : 137, ma traduction). En l’état de mes recherches, il semble que l’accroissement des jugements supplétifs ivoiriens, comparé aux déclarations régulières et en dépit des facilitations procédurales pour celles-ci, révèle bien des usages préférentiels des administrations étatiques par les individus. Ce que ces chiffres suggèrent également, c’est que l’établissement de la pièce est d’emblée un acte disputé, ou encore un acte qui s’insère dans les possibilités laissées par l’administration de se faire déclarer plusieurs fois. Quittant le point de vue administratif, la prochaine section s’intéresse justement à quelques motivations de ces recours, et comment ils transforment la pratique administrative.

Quand et pourquoi établir un acte d’état civil ?

26Les deux premiers cas judiciaires exposés au début de cet article mettent en jeu un acte d’appropriation conforté par la loi : l’apposition du nom comme affirmation d’une parentalité, et donc d’une responsabilité. La loi coloniale, tout comme le Code civil ivoirien de 1964, consacrent en effet une vision biologique de la famille, et font du patronyme la marque de cette revendication. L’état civil n’est pas seulement un marqueur d’identité, il est aussi une preuve de filiation – « l’état civil fait exister la famille, il ne la recense pas, il l’édicte » (Roux et Courduriès 2017 : 4). Cette effectivité du papier a été prise au sérieux par l’historiographie, qui y voit une mise en capacité étatique en ce que l’état civil crée une visibilité sur les situations domestiques particulières : « Les questions d’héritage, de paternité et d’affiliation à un groupe domestique deviennent beaucoup plus transparentes aux yeux de l’État » (Mathias, Scott et Tehranian 2002 : 10, ma traduction). La réforme sénégalaise de l’état civil en 1961 est « aussi une intervention dans le processus du mariage » (Cooper 2012 ; voir aussi Kouakou 2010).

27Pourtant, les historiens rappellent que les individus ne mènent pas leur vie « au vu et au su de l’État » (Cooper 2012). Si les enjeux intimes sont vécus loin de l’État alors que les questions familiales deviennent un enjeu de gouvernement, comment la loi civile s’insère-t-elle dans les conflits conjugaux ?

28La loi ne devient pas une norme ni n’entraîne de comportements conformistes. La solution juridique élaborée par le procès et le jugement rendu par le tribunal ne satisfont sans doute pas les revendications des parties dans un conflit conjugal (comme partout dans le monde). En revanche, les effets de la loi et les obligations qui lui sont liées peuvent être mobilisées par les plaignants pour faire advenir certains avantages. Mobiliser la loi civile, ou ce que Sean Hawkins appelle le « monde sur papier [25] » (Hawkins 2002), permet de faire valoir auprès des siens de nouvelles manières d’hériter ou de divorcer. Le papier y devient une ressource pour les actrices, deux femmes dans notre cas, qui cherchent à aller contre, ou à appuyer, des revendications coutumières [26].

Un usage du patronyme : revendiquer une parenté

29Avec les nouvelles lois civiles de 1964, l’apposition du patronyme devient performative, le nom institue une parentalité. D’autre part, des élaborations législatives des années 1950 définissent progressivement la filiation en termes purement biologiques. La possibilité de mettre son nom sur des enfants dont un homme n’est pas géniteur est de plus en plus contrôlée par la puissance publique.

30L’État colonial tardif, puis l’État postcolonial, est un État social qui limite la définition d’une filiation pour accommoder la balance budgétaire de son système social. Entre 1950 et 1957, la mise en place d’un service d’allocations familiales pour les salariés du privé a conduit à limiter les ayants droit [27]. La réduction de la filiation à son caractère biologique est initiée en 1955 par les députés, au moment de leur discussion sur l’instauration des allocations familiales. Le fantasme de la famille africaine étendue entretient une méfiance vis-à-vis de l’exercice d’une parentalité sociale :

31

« Il n’est pas concevable que l’administration se montre libérale dans un tel domaine, car la consécration officielle du principe que tout enfant à charge donne vocation à prestations familiales équivaudrait, en l’état actuel de la structure familiale africaine, à admettre que les prestations sont versées pour tout enfant ayant un rapport quelconque, si lointain soit-il, d’ordre clanique ou même tribal avec un salarié [28] ».

32Pourtant, reconnaître la responsabilité sociale et financière d’une large parenté aurait constitué « un principe de réalité », propice à une politique sociale dont l’objectif avait au début consisté à la prise en charge sanitaire des enfants. « La volonté non équivoque du législateur [est] que le droit est fonction des charges réelles qu’entraîne, pour le chef de famille, l’entretien d’enfants, légitimes ou non. Tel est en particulier le régime en vigueur dans la métropole [29] », affirme ainsi le ministre de la France d’outre-mer en 1952. Un rapport commandité par lui rappelle l’existence du droit d’adoption dans les différentes coutumes d’Afrique-Occidentale française (AOF), et les lourdes charges financières attenantes pour certains hommes, tandis qu’un autre en 1955 statue que la restriction de l’adoption à la seule procédure définie par le droit civil, excluant toute pratique coutumière d’adoption, était contraire à la liberté et à l’égalité des coutumes promues par la Constitution de 1946 [30].

33Or l’Inspection du travail et le projet de loi finale en 1955 reviennent sur ces arguments pour imposer une définition très restrictive « d’enfant à charge » limitée aux enfants biologiques dont le père assure effectivement l’entretien, attesté par un certificat d’entretien annuel. La mise en place de cette catégorie exclusive dans le processus d’élaboration administrative des CCPF démontre une progressive redéfinition des liens familiaux par la législation coloniale, confirmée en 1964 par les pouvoirs indépendants.

34Les cas similaires à ceux présentés en ouverture de cet article mettent en difficulté ces nouveaux principes législatifs. Ils attestent d’un usage performatif de l’état civil pour établir une paternité en dépit de la conception légale de la famille. M. O., qui tente de garder sa fille B. aux dépens de A. B., argue devant le tribunal que « l’amitié n’ayant pas été déclarée », c’est-à-dire que l’échange des consentements familiaux autour de l’union n’ayant pas eu lieu, l’enfant née de l’union n’appartient pas au père. Dans leur étude menée entre 1962 et 1971, Pierre et Mona Étienne soulignent bien comment la liberté sexuelle des jeunes filles avant le mariage leur fait conserver le droit sur les enfants nés de ces relations (Étienne et Étienne 1971 [31]). En particulier, ils expliquent que l’enfant nommé aüe ba sera nommé par la femme, ou sa famille, et non par le père présomptif – pour qui l’enfant est réputé « perdu ». Ils lient cette possibilité au prestige que tire l’oncle de la jeune fille du rassemblement d’un grand nombre de dépendants, ce qui le conduit à nier les droits du géniteur. L’oncle de M. O., le « chef de tribu » Y. E., intervient d’ailleurs dans le procès en tant que témoin de la déclaration de naissance, apparemment erronée, qu’aurait établi sa nièce. M. O. justifie l’apposition d’un « faux » nom sur l’enfant par le fait que A. B. s’apprêtait à emmener son enfant avec lui. Les sociologues rapportent en outre que la circulation d’une femme entre un oncle et un beau-frère établit un rapport d’obligation permanent entre ces deux derniers, le mari se trouvant ainsi obligé pour les services reproducteurs, domestiques et économiques que lui rend sa femme. En partant, A. B. se soustrayait à l’obligation qu’il avait vis à vis de l’oncle de M. O.

35Le premier mari de M. O., A. K., dont elle use du patronyme pour garder sa fille, est selon le procès « musulman dioula » ; et, à ce titre, elle lui avait laissé le premier enfant qu’elle avait eu avec lui. Dans la coutume dioula qu’invoque M. O. la pratique de l’héritage patrilinéaire l’obligeait à reconnaître au père biologique un droit sur l’enfant, ce qui correspondait aussi au modèle du Code civil. Sa démarche peut donc être lue de manière plurielle, selon qu’elle ait actionné une règle coutumière de son ancien fiancé, ou qu’elle ait mobilisé le Code civil. Ce double registre mobilisé par M. O., qui flatte sa connaissance de la pluralité des systèmes juridiques alors à l’œuvre dans les systèmes familiaux, devait conforter la présomption de paternité attachée à l’apposition du nom.

36La présence de A. B., venu de Haute-Volta, n’est pas extraordinaire dans ce contexte : la zone de M’Bahiakro a vu l’extension de ses espaces agricoles dans les années 1950, grâce à un double mouvement de mise au travail de la main d’œuvre familiale baoulé, et de création de campements d’« allogènes » encouragés par l’administration. Ces migrants de Haute-Volta ou du Soudan, majoritairement célibataires, qui opéraient dans l’entre-deux-guerres des mouvements « circulaires » alimentés par le besoin monétaire de leur résidence d’origine, rentraient se marier en vieillissant. Après 1945, davantage de migrants s’installent à destination (Cordell, Gregory et Piché 1996 : 169), du moins pour une période plus longue comme c’est sans doute le cas de A. B. C’est en prévision de son possible départ de Dimbokro que M. O. tente de conserver les droits sur son enfant afin de la garder auprès d’elle.

37La nouvelle loi civile instaure donc l’effectivité du patronyme au moyen d’une double construction juridique : performativité du nom de famille créant le lien filial, et établissement des devoirs d’un parent vis-à-vis de l’enfant nommé. Ces effets juridiques ont préalablement soulevé de vives discussions à l’Assemblée nationale ivoirienne, au moment du vote du Code civil, car les députés insistent sur l’existence répandue de pratiques de nomination honorifique ou de complaisance, permettant de donner un nom aux enfants dont les pères ne reconnaissaient pas la paternité [32]. Cela ne tenait pas uniquement aux coutumes régionales – Emmanuelle Saada nous rappelle que la reconnaissance de complaisance était aussi en France une « pratique courante » (Saada 2004 : 119). Ainsi l’usage contesté que fait M. O. de l’état civil n’était-il sans doute pas exceptionnel, y compris dans d’autres régions de la Côte d’Ivoire.

38Néanmoins, le nouveau Code civil ivoirien souffre d’une exception au principe de la descendance biologique : comme dans le Code civil français, les enfants nés d’un couple marié sont automatiquement reconnus comme les enfants du mari. Ce principe qui consacre la sauvegarde de la « paix des familles » est bien à l’origine du succès de S. Z. dans le cas qui l’oppose à O. B. : détenteur d’un certificat de mariage coutumier avec P., sa paternité est confirmée par le juge.

39L’affirmation du principe biologique mâtiné de la présomption de sexualité conjugale, dans la nouvelle configuration juridique, rend compte de la centralité du projet du couple nucléaire pour la construction nationale ivoirienne, où il prenait le dessus sur la parenté. Néanmoins, les usages par des femmes de ces lois montrent qu’une interprétation sélective pouvait en être faite, asseyant des revendications parentales extra-légales sous le vocabulaire de la loi civile.

Du certificat de mariage : risque pécuniaire masculin, opportunité féminine ?

40Contrairement aux déclarations de naissance, le nombre de déclarations de mariage reste très faible tout au long de notre période. En effet, l’effectivité du certificat de mariage, qui soumettait les conjoints au risque pécuniaire de l’obligation du soutien conjugal, semble avoir été un facteur dissuasif. Aussi l’exception constituée par ceux qui se déclarent repose-t-elle pour une grande partie sur des salariés dans le secteur formel, dont les employeurs paient à partir de 1956 des cotisations patronales. Ceux-ci ont en effet pu impulser la constitution de dossiers de demande de prestations familiales, qui nécessitaient impérativement une attestation de mariage.

41La déclaration de mariage n’est pas obligatoire entre 1950 et 1964. Jusqu’en 1964, tout acte de mariage à l’état civil « indigène » (le terme reste en vigueur jusqu’en 1964) est une attestation a posteriori d’une union coutumière passée qui reste tributaire du droit coutumier selon laquelle elle a été contractée. Toutefois, à partir de l’adoption du Code civil, les unions, fussent-elles antérieures à 1964, ne peuvent être dissoutes que par un acte du tribunal qui affecte au jugement les notions de dommage et de peine dans les proportions prévues par le Code civil [33]. En particulier, l’idée de soutien mutuel des époux exalte la responsabilité financière du père de famille et met en demeure les hommes de soutenir financièrement leur femme et de pourvoir à l’entretien des enfants. En pays baoulé notamment, cette solidarité financière et l’entraide conjugale ne sont pas facilitées par la longue résidence patrilocale des femmes, qui ne s’installent pas immédiatement chez leur mari, ou encore par l’éloignement des femmes doublé de l’interdit sexuel après leur accouchement et pour la durée de l’allaitement (Étienne et Étienne 1971 ; Guyer 1981 [34]).

42Le certificat matrimonial rendait possible l’application dans les cours de justice des principes de responsabilité financière masculine et de solidarité budgétaire conjugale, et ces principes juridiques transformaient la nature d’un conflit familial présenté devant l’État. Cette tendance est d’autant plus nette que le mariage baoulé n’était jamais définitivement sanctionné par un acte, ou validé sous la forme d’un contrat ponctuel. Sa forme souvent étendue dans le temps, consolidé par une multitude d’engagements, ne ressemblait pas au mariage civil définitivement établi. Les administrateurs coloniaux s’étaient d’ailleurs longtemps interrogés sur le moment précis qu’il convenait de reconnaître comme entérinant une union conjugale. L’idée que la dot finalisait le contrat était en réalité une lecture occidentale des unions coutumières, afin d’y retrouver un principe contractuel [35]. A contrario, la déclaration de mariage limitait ces incertitudes dans les cours de justice, comme dans le cas suivant.

43L’infirmier J. K. K. se voit intenter une action en justice trois ans après le mariage. Séparés depuis deux ans, parce que A. était enceinte et allaitait son enfant, explique J. K. K., ce dernier se lie avec une autre femme, qui entre bientôt dans sa maison. A. habite désormais chez son père. Un essai de conciliation en septembre 1964, par lequel A. enjoint J. K. K. de vivre à nouveau avec elle, échoue, et il demande le divorce. Il explique que c’est A. qui est partie volontairement, ou qui serait retenue loin de lui par son frère, et qu’elle l’aurait « invité à venir déchirer au bureau [leur] acte de mariage ». Le jugement, rendu aux torts du premier, l’oblige ainsi à verser à A. une pension alimentaire de 3 000 francs CFA par mois [36]. L’établissement de la déclaration matrimoniale, avant d’être obligatoire en 1964, lie les deux parties dans un contrat dont les termes engagent plus facilement la présence de l’État en cas de conflit. Le simple fait de la déclaration entérinait de nouvelles obligations pour un mariage pourtant célébré de manière coutumière. Ce constat rejoint celui de Marie Rodet sur la modification jurisprudentielle des mariages coutumiers dans les cours de justice coloniales sous l’effet du droit français (Rodet 2007).

44Toutefois, un encouragement de type professionnel motive certaines déclarations. Les employeurs y participent après l’ouverture des allocations familiales aux salariés de la fonction privée à partir de février 1956. À Dimbokro, trois sociétés semblent ainsi avoir joué un rôle notable à ce moment : Beuglot (10 employés), la RAN (4 employés), et l’administration coloniale [37] (6 déclarants). En atteste la concomitance des déclarations de mariages de leurs employés dans les registres d’état civil. Sur 65 déclarants en 1959, 39 appartiennent à des professions salariées, qui bénéficient des avantages sociaux d’un travail officiel selon les critères du code du travail [38].

45Enfin, seules des campagnes d’enregistrement forcé ont conjoncturellement accru ces performances. L’anthropologue Robert Launay séjourne à Korhogo et à Kadioha au milieu des années 1960. Les festivités dioula, particulièrement visibles, étalées sur une semaine, ne peuvent échapper à l’attention des autorités qui amènent les mariés de force à l’état civil. Les effectifs des mariages recensés au tribunal de Korhogo confirment ce phénomène [39]. La diminution drastique d’unions déclarées officiellement après 1967 provient de l’abandon des campagnes d’enrôlement forcé à la même date (Launay 1982 : 143).

46La mise en évidence d’une incitation professionnelle, voire d’une contrainte étatique, démontre que le principe de la déclaration peut être volontairement évité par les hommes pour qui les contraintes financières étaient de taille, ou négocié en fonction d’une contrepartie professionnelle. La possible transformation en affaire judiciaire de tout conflit de papier signe bien le caractère « hégémonique » et normatif du « monde sur papier » (Hawkins 2002 : 280) : il fait effet. Aussi, l’outil déclaratif semble avoir fait l’objet d’un usage circonspect, dont l’absence même doit faire partie de notre argument historique, plutôt que d’être rejetée sur le compte de l’ignorance ou de l’analphabétisme.

Faire des papiers : des identifications officielles démultipliées

47La littérature, même en Europe ou aux États-Unis depuis Michael Lipsky (1980), a retravaillé l’image de la bureaucratisation, afin de faire disparaître le malentendu selon lequel elle consisterait en une uniformisation des usages de l’administration, en l’alignement des figures de l’usager ou encore en l’établissement d’une image neutre du personnel administratif (About, Brown et Lonergan 2013 ; Bayart 2013). Le monde social qui occupe les administrations et l’intensité des relations qui leur préexistent jouent sur la pratique administrative. L’effectivité du recours individuel, dont on a démontré qu’il était important, ne s’est pas accompagnée d’une réduction de l’incertitude sur l’identité officielle des personnes, propre au but théorique de cette institution. En particulier, la constitution des pièces dans ce contexte a plutôt dédoublé les identités administratives des personnes, du fait certes des conditions de précarité dans les administrations locales, mais surtout en raison des usages [40].

Dédoublement des identifications : un état civil et un jugement supplétif

48Plusieurs cas de double déclaration sont attestés par les archives judiciaires, mettant d’ailleurs en cause le personnel administratif lui-même. Pourtant, les bureaucrates avancent une raison pragmatique pour justifier le dédoublement de ces pièces.

49Ainsi, en 1952, une décision du haut-commissaire de l’AOF impose un âge maximum d’entrée en sixième, fixé à 6 ans [41]. L’apparition d’une contrainte bureaucratique, dans l’accès à l’école, a généré une pratique de détournement, dont les commandants de cercle sont eux-mêmes les initiateurs. Les jugements supplétifs ont ainsi servi à remplacer un acte de naissance existant par un acte qui rajeunit l’intéressé pour lui permettre de fréquenter l’école. Eugène Kabran Koffi, baptisé un an après sa naissance, possède un carnet de baptême attestant de celle-ci vers 1947. Néanmoins, au moment de son entrée à l’école publique de Treichville en 1957, ses parents lui font faire un jugement supplétif de naissance « né vers 1951 », afin de le scolariser [42]. Pour sa part, Koffi Kan a été scolarisé pour la première fois à Kanoukro, son village de naissance situé à dix-huit kilomètres de Bouaké. Avec l’ensemble de son école de village, il est envoyé au chef-lieu de subdivision en 1957 : « Tous ceux qui sont arrivés à Bouaké, on leur a donné le même âge. On fait passer un test physique : on passe la main autour de la tête, et si on touche l’oreille, on vous donne 6 ans. Toute une classe d’âge qui a 6 ans [43] ». L’entrée en sixième est ainsi vécue également comme une formalité de papier.

50En insistant sur le fait que « toute une classe d’âge » se voyait octroyer la même certification par le commandant de cercle, Koffi Kan suggère également que les autorités elles-mêmes font alors preuve de flexibilité afin d’obtenir les quotas de scolarisation nécessaires à l’entreprise de légitimation française en Côte d’Ivoire. Le registre de jugements supplétifs pour les centres secondaires de Dimbokro en 1958 confirme ces témoignages : un même déclarant (l’instituteur) fait établir des pièces pour plusieurs garçons. La déclaration de l’âge par l’instituteur semble donc être un phénomène courant au point de retrouver deux plaintes adressées par des parents, au tribunal de M’Bahiakro, qui dénoncent le rajeunissement effectué par l’instituteur aux fins de scolariser leurs enfants [44].

51Ce pragmatisme validé par les administrateurs coloniaux révèle un sens pratique ou une éthique de l’outil bureaucratique qui conditionne son usage autant que les prescriptions législatives. Or les requérants, par les attentes qu’ils expriment, appliquent aux administrations émettrices de papiers une conception de leur tâche, de leur dignité et de leur autorité. Ainsi, les individus évaluent la validité d’un certificat de naissance en fonction de la légitimité qu’ils reconnaissent à ses transcripteurs. C’est du moins ce que suggère une archive du cercle de Gagnoa, dans laquelle des secrétaires d’état civil de centres secondaires se plaignent auprès du sous-préfet de n’être pas considérés. Les habitants, relatent-ils, se feraient établir deux pièces, un état civil puis un jugement supplétif, par manque de confiance dans la première. Leur statut médiocre fait qu’ils sont dessaisis, arguent-ils auprès du sous-préfet, du pouvoir de représentation de l’administration. Ces lettres, qui visent sans doute à fonder une demande financière, témoignent tout de même d’un double établissement de la pièce d’identification [45].

52La fiabilité et la légalité d’un papier, jugée par les habitants des villages selon des critères propres, montrent l’autonomie de leur conception du papier vis-à-vis des tentatives administratives d’imposition d’un ordre unique. L’idée du « faux », de la falsification, ou des usages duplices du papier, ne prennent sens que par rapport à une conception juridico-légale qui fait du papier un instrument d’identification. Dans le contexte ivoirien des années 1960, où la délivrance de droits et l’établissement d’une relation entre individu et État sont prioritaires sur la surveillance, ces démultiplications de la pièce prouvent d’abord l’intensité de ses usages locaux.

Des noms pour une personne

53La précarité bureaucratique rend aussi compte des conditions de saisie des noms. Loin de les fixer, l’action de l’administration, dans un contexte de transcription alphabétique inachevée, va contribuer de manière significative à les démultiplier, et à troubler la qualité identificatoire d’une pièce.

54Joséphine, institutrice à la retraite à Bouaké, figure alternativement sur ses différentes pièces comme Marie Joséphine Ouaffomitien et Kouadio Camara. Pourtant, elle m’est introduite sous le nom de Joséphine Camara, du nom de son père Dominique Lona Camara. Sur son extrait de naissance ne figure pas le nom Camara de son père, même si ce dernier figure sur les actes de naissance de ses frères et sœurs, nés en 1956 et 1968. Enfin, le nom Camara subit plusieurs variations selon les extraits entre Kamara et Camara, qui peuvent être attribuées tout autant à une erreur au moment de son établissement qu’à une faute de retranscription au moment de la délivrance d’une copie d’acte en 1995. En outre, le village de naissance indiqué pour son frère – Nandiéplékaha – est différent du sien – Kabolo –, soit deux villages proches de Katiola alors que tous deux sont nés à la maternité de Katiola [46]. Cette multitude d’identités administratives ne semble pas avoir posé question avant 2002 où, dans le contexte des insurrections croissantes en Côte d’Ivoire lancées par le débat sur l’ivoirité, Joséphine demande au tribunal de lui établir un « certificat d’individualité » (qui existe au moins depuis les années 1960) attestant, grâce à deux témoins, qu’elle est bien la même personne figurant sous plusieurs dénominations dans ses actes officiels.

55La semi-alphabétisation des clercs, l’absence de transcription graphique fixée des noms, et le non-référencement des actes les uns par rapport aux autres sur un registre central permettant de suivre un individu d’un registre à l’autre nourrissent l’incertitude et la pluralité des identités administratives. Le recrutement des agents de l’état civil dans les années 1960 souffre du peu d’attractivité de la tâche, souvent effectuée bénévolement, et en plus d’une autre activité, du fait de la faiblesse des rémunérations par acte [47]. Quand ils ne sont pas instituteurs ou directeurs d’école, les secrétaires d’état civil itinérants sont en effet recrutés parmi les déclassés du système scolaire [48]. La plupart des registres d’établissement de l’état civil comportent d’ailleurs un page de garde détaillant précisément toutes les conditions de validité d’un acte, ce qui suggère que la formation des agents se faisait souvent sur le tas, par l’apprentissage accéléré de ces règles administratives. Karin Barber exprime la complexité de la situation de ces auteurs qui tirent une possible gratification personnelle de l’exercice d’une tâche écrite, pour soi mais aussi pour une communauté au service de laquelle ils se construisent comme intermédiaire. Toutefois, sujets de la défiance attestée plus haut, ils vivent aussi « une relation malaisée au régime documentaire » qui se construit progressivement par eux [49].

56Ces secrétaires d’état civil, rattachés à l’administration sans en obtenir jamais un statut, donnent aussi une image bien plus fragile de l’assise que confère cette affiliation à l’État. Dans la continuité de l’argument de Keith Breckenridge sur les moyens financiers, et, pourrait-on ajouter, symboliques, dédiés à l’exécution de la tâche documentaire, on peut dire que la faible rétribution des clercs a sans doute pesé sur la possibilité d’établir des registres identificatoires recoupant les informations (Breckenridge 2014 : 115-135).

L’identification, l’affaire d’un entourage

57Enfin, l’incertitude inhérente au papier d’identité provient également de l’importance des intermédiaires à l’origine des pièces. D’une part, le jugement supplétif repose sur la capacité à s’entourer de dépendants prêts à garantir la preuve de leur identité par leur témoignage [50]. D’autre part, les jugements supplétifs sont rarement initiés par celui dont l’identification doit être établie, mais plutôt par un tiers. Instituteurs, parents éloignés, mais aussi employeurs participent de ce processus déclaratif, faisant du papier un acte collectif. C’est au prisme de chacune de ces institutions ou de ces groupes sociaux que les images sociales reconnues d’une personne sont ainsi inscrites dans le papier, en fonction de ce que les déclarants attribuent à la personne.

58Dans le contexte ivoirien, l’importance des mouvements migratoires explique à la fois le besoin de pièces et la mobilisation des parents sollicités pour faire une démarche pour l’absent. D’autres témoignages attestent de raisons conjoncturelles : pour scolariser son frère, Augustin a été présenté à la sous-préfecture en 1964 afin de montrer, par son différentiel de taille, que son cadet avait l’âge approprié [51]. Autrement dit, l’identité singulière des personnes dépend des temps, du lieu et les circonstances de la rédaction d’une pièce. Leur établissement et leur usage reposent sur des stratégies de groupe dont on a vu qu’elles n’étaient pas uniquement communautaires, et qui démontrent que l’insertion dans des groupes sociaux différents conditionne la possibilité d’uniformiser les identités individuelles.

59* * *

60L’étude des jugements supplétifs prouve l’importance des démarches individuelles pour une inclusion administrative, alors qu’à l’époque coloniale la majorité des habitants en sont délibérément exclus. Elles ne sont pas non plus des formes de participations forcées imposées par les régimes postcoloniaux (Mann 2015 : 49-51). Au contraire, des possibilités administratives sont mobilisées, sans que cela soit toujours un succès, par des femmes, leurs conjoints, par une parenté que la loi civile sur le mariage faisait pourtant disparaître, ou encore par les maîtres d’école ou des employeurs. Ces papiers révèlent des accommodements locaux avec la nouvelle loi civile dont le monde juridique pouvait offrir une alternative aux ressources coutumières déjà nombreuses. Risa Ellovich postule par exemple en 1985 que la mobilisation d’un double répertoire coutumier et civil est une stratégie de protection par des groupes marginalisés du pouvoir politique, plus enclins à se servir des opportunités légales à défaut de connaître un avancement politique (Ellovich 1985).

61Ce moment apparaît donc fondamentalement comme celui d’une démultiplication des registres possibles par lesquels des requérants revendiquent des enfants, la primauté sur le travail productif et reproductif des femmes, ou encore l’intégration dans les nouveaux services d’État (école, allocations familiales), par optimisation des opportunités légales. L’identification comme projet politique et bureaucratique a servi ici d’instrument à la reformulation de liens familiaux selon les registres nationaux, locaux et particuliers dans lesquels il pouvait être le plus propice de les établir.

62La Côte d’Ivoire a connu entre 2002 et 2012 une « guerre de l’identification » (Marshall-Fratani 2007). L’injonction de produire sa pièce d’identité pour alléguer de la nationalité se heurtait fondamentalement à la pluralité de ces identités de papier, qui concerne en premier lieu les « autochtones ». Reste à comprendre si la crise a ébranlé ces usages sociaux des identités bureaucratiques, ou si les politiques contemporaines menées sous l’égide de l’Organisation des Nations unies pour la « pacification », et qui consistent notamment à établir des fichiers nationaux d’identité, n’en n’auront pas raison.

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Les noms, prénoms et initiales des intéressés ont été modifiés pour garantir l’anonymat.
  • [2]
    Archives régionales judiciaires de Bouaké (ARJB), Tribunal de M’Bahiakro, août 1967.
  • [3]
    ARJB, Tribunal de M’Bahiakro, juillet 1969.
  • [4]
    L’Afrique-Occidentale française (AOF) compte environ 15 ou 16 millions de personnes dans les années 1950 : 35 000 citoyens et 95 000 « sujets » votent en 1945. En novembre 1946 ce sont 515 000 personnes qui ont accédé au statut de citoyen. En 1951, 1,5 million (Cooper 2012). Si les votants sont munis d’une preuve d’identité, ce n’est pas forcément un état civil, et des mineurs ont pu avoir un état civil sans aller voter.
  • [5]
    Le « matriarcat » est un terme de l’époque qui désigne ce que les anthropologues appellent la matrilinéarité.
  • [6]
    L’expression, citée dans le premier paragraphe de cet article, est la retranscription, par le greffier du tribunal, du discours de M. O. devant le juge. Il est impossible de l’attribuer précisément à un auteur étant donné la multiplicité des acteurs engagés dans un cas judiciaire (plaignante, traducteur, transcripteur) ou encore de juger si elle correspond à la traduction d’une expression en langue locale.
  • [7]
    Cette recherche a été financée par l’Agence nationale de la recherche dans le cadre du projet PIAF « La vie sociale et politique des papiers d’identification en Afrique », conduit par Séverine Awenengo Dalberto et Richard Banégas. Mes remerciements à tous les participants et en particulier à Ophélie Rillon. Je remercie Léa Bescond pour l’informatisation des cartes.
  • [8]
    La « connaissance du droit » est variable selon les individus, en fonction de leur familiarité avec l’institution catholique par exemple (Ellovich 1985). Toutefois, je fais l’hypothèse ici que l’alphabétisation et la position d’intermédiaire dans l’administration, généralement perçus par l’historiographie comme deux conditions d’accès à l’administration, ne sont pas restrictives, et que la colonisation a contribué à la diffusion d’un univers légal et réglementaire ici mobilisé par des femmes ou des cultivateurs. Les sources ne nous ont pas permis une meilleure appréhension de la différenciation sociale des appropriations du papier. La mention professionnelle est le plus souvent manquante pour les hommes, inexistante pour les femmes (systématiquement « ménagères »). La mention « planteur », du reste, n’est pas signifiante en raison de la diversité des conditions que cela peut recouvrir.
  • [9]
    Pour l’usage des termes « identification » et « image sociale », voir Avanza et Laferté (2005).
  • [10]
    Une analyse quantitative des cas judiciaires a permis à Richard Roberts (2005) d’identifier des « points de tension » (trouble spots) : il part du constat que chaque société, en fonction de sa situation socio-économique, produit des disputes caractéristiques ou emblématiques des changements à l’œuvre. Repérer ces points de tension permet ainsi d’identifier des « tendances générales » de cette société.
  • [11]
    Une démarche similaire est adoptée par Patricia Hayes, qui décrit l’itinéraire d’un administrateur colonial pour lequel elle possède des sources fragmentaires. Elle tente de comprendre notamment ce qui, dans l’ethos viril de son éducation privée, a pu rendre possible ses gestes de violence raciale et sexuelle (Hayes 1996). Je m’inspire de cette démarche qui consiste à tirer les fils d’une histoire particulière pour les relier à une historiographie existante.
  • [12]
    Le caractère heuristique d’un cas exceptionnel réside dans le fait que les pratiques disruptives qui sont à l’origine de son émergence dans les sources (par le recours judiciaire notamment) révèlent en contrepoint des pratiques et des normes banales utilisées par le plus grand nombre.
  • [13]
    Je fais ici référence aux travaux de Pierre et Mona Étienne (disponibles sur la base documentaire Horizon de l’Institut de recherche pour le développement), qui se voulaient une sociologie des sociétés africaines ; une telle démarche était novatrice dans les années 1960, où les sciences sociales héritaient d’une approche anthropologique prédominante en Afrique, en particulier dans les études monographiques. Considérant d’autre part que ces travaux scientifiques participent de l’élaboration d’informations de première main, je les mobilise aujourd’hui non seulement comme une littérature secondaire mais également comme une source.
  • [14]
    Les entretiens ont été menés avec des personnes qui m’ont été recommandées. Je me suis fiée à la compréhension qu’avaient mes logeurs de mon sujet d’étude sur l’état civil. Je remercie particulièrement Sonia Ouattara épouse Soumahoro à Bouaké. Elle m’a ainsi présenté des anciens de sa paroisse, habitants du quartier Air France II, qui ont tous été salariés. À Dimbokro, mes entretiens ont eu lieu à l’Amicale des fonctionnaires avec les hommes qui ont accepté de répondre à mes sollicitations. À Korhogo, le responsable de l’état civil Louis Kouamé m’a orientée vers certains de ses prédécesseurs, mon logeur Amédée Oulaï m’a introduite auprès de membres de sa famille, et j’ai enfin bénéficié des recommandations de Laurent Dona Fologo pour rencontrer M. Victor Yeo et M. Adama Yeo. C’est à Abidjan que j’ai rencontré le plus de femmes, sur la base de leur fréquentation de l’église Notre-Dame-de-Treichville. Je remercie le père Désiré pour l’annonce qu’il a bien voulu passer. Tous les entretiens ont été menés en français, sauf cas de traduction mentionné.
  • [15]
    Parmi ces 58 cas concernant l’établissement ou la rectification d’un acte d’état civil, 7 cas concernent un changement patronymique pour des enfants mineurs par des adultes (oncle, tante, père) et peuvent être identifiés comme des conflits autour d’une attribution d’enfant.
  • [16]
    Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Inspection générale du travail (IGT), FM IGT//16, Résultats des premiers mois de fonctionnement.
  • [17]
    Les salariés du privé hors Abidjan sont aussi limités par les déplacements qu’ils doivent effectuer tous les trimestres pour recevoir leur mandat. Cette situation ne change qu’au début des années 1960 avec l’ouverture de bureaux de la CCPF, devenue Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS), en province (à Gagnoa en 1965). Archives de la CNPS, Angré, 8e tranche.
  • [18]
    ANOM, FM IGT//16, Conférence des inspecteurs généraux, 16 mars 1957. Circulaire ministérielle, Côte d’Ivoire, le 4 avril 1958.
  • [19]
    Sous-préfecture de Gagnoa, Liste des villages, annotations à la main, M. Agoua au chef de la subdivision centrale, 8 février 1961.
  • [20]
    Archives de la sous-préfecture de Dimbokro, Liste nominative des fonctionnaires en service à Dimbokro.
  • [21]
    Archives nationales du Sénégal (ANS), 2G 1952-18, Service de santé rapport annuel 1952.
  • [22]
    Loi 156 B, 1er octobre 1964, portant fixation des modalités transitoires applicables à l’enregistrement des naissances et des mariages non déclarés dans les délais légaux. Art. 2 : « Durant une période à laquelle il sera mis fin par décret, la naissance de tout ivoirien vivant, non constatée par un acte de l’état civil, pourra être déclarée au lieu de celle-ci, […] lorsqu’un jugement régulièrement transcrit sur les registres de l’état civil n’aura pas déjà suppléé l’absence d’acte ».
  • [23]
    Archives régionales judiciaires de Daloa (ARJD), C74/2R1/COM et C74/2R3/COM, Arrêté n° 4, 29 mai 1964.
  • [24]
    ARJD, Registre des naissances non déclarées dans les délais survenues au cours des années antérieures à 1950, Circonscription de Daloa, clôt le 14 janvier 1965.
  • [25]
    Traduction personnelle, avec l’aide de Juliette Rogers, ainsi que pour les suivantes. L’expression de Sean Hawkins a la vertu d’associer le papier avec des normes juridiques, des savoir-faire, ce qui correspond à la démarche identificatoire de l’État. Le compte rendu qu’il fait des usages de la rhétorique juridique par des hommes contre leur femme, après la décolonisation du Ghana, me semble aussi très pertinent pour comprendre des usages de l’État sans adhésion à ses normes, ou le décalage entre des résolutions juridiques et des arrangements matrimoniaux (chap. 8). Sean Hawkins met en valeur la fonction revendicative du monde sur papier, sa capacité à recueillir, formaliser et défendre la promotion de nouveaux énoncés. Aussi est-il successivement mobilisé par des administrateurs coloniaux ou par des hommes vis-à-vis de leurs femmes. Toutefois, Hawkins met aussi en exergue l’échec patent de cette revendication quand elle n’est pas soutenue par les principaux intéressés : « l’impuissance des femmes LoDagaa dans le monde sur papier contraste de façon frappante avec la faiblesse des hommes dans le monde de l’expérience » (Hawkins 2002 : 291). En l’état de mes recherches, mes conclusions vont dans ce sens.
  • [26]
    Par coutume, j’entends ici non une forme prédictive du monde social, mais des pratiques, dont les historiens ont montré qu’elles étaient le fruit de constantes adaptations et de variantes individuelles. « Ce n’est pas la règle qui a créé la pratique sociale, mais plutôt un “habitus”, c’est-à-dire des dispositions individuelles, des actes stratégiques ou d’improvisation » (Hawkins 2002 : 19).
  • [27]
    Des catégories usuellement identifiées pour les politiques d’aide sociale deviennent aussi, parce qu’elles sont dotées de droits spécifiques, des catégories de citoyens privilégiés (Mann 2015 : « the mother’s vote »).
  • [28]
    ANOM, IGT//17, Avis du haut-commissaire de l’AOF sur le projet d’arrêté, 1955.
  • [29]
    ANS, 23G 105 (74), Ministère de la France d’outre-mer, Lettre du 25 octobre 1952.
  • [30]
    ANS, 18G 236.
  • [31]
    Les deux sociologues sont chargés en 1962 de préparer le rapport sociologique de l’enquête commanditée par le gouvernement ivoirien sur la région de Bouaké. Ils séjournent plusieurs mois dans six villages dans un rayon de 90 km autour de Bouaké, notamment à Abouakro, sur le N’Zi, à plus de 75 km au sud, sud-est de Bouaké, et à proximité de Dimbokro.
  • [32]
    Ils mentionnent en particulier la basse-côte ou la région de Gagnoa. Archives de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire, Projet 159 PV7, 14 septembre 1964.
  • [33]
    Archives nationales de Côte d’Ivoire, Primature, 334/104, Sylvain Kouassi, Le chapelier jurisprudence ivoirienne de 1962 à 1985, édition Sofidal.
  • [34]
    Jane Guyer critique la notion de budget conjugal en rappelant ce que son usage doit à l’entreprise de connaissance économique des pays africains à la fin de la période coloniale, et à une pensée de la rationalité économique des acteurs.
  • [35]
    Les cours de justice sont notamment des lieux de rigidification de pratiques fluides : « la justice coloniale a appliqué une logique aux pratiques sociales qui n’existe pas dans la plupart des cultures orales » (Hawkins 2002 : 5). Le monde social y est transformé en un tout réductible à un acte de pensée, l’écriture étant, dans une perspective bourdieusienne, « profondément opposée aux logiques pratiques, que les anthropologues s’acharnaient précisément à saisir dans leurs études des cultures » (ibid. : 19).
  • [36]
    ARJB, Tribunal de M’Bahiakro, Jugement n° 3, 15 octobre 1964.
  • [37]
    La majorité des cadres de l’administration relevaient du régime privé et non de la fonction publique.
  • [38]
    ANS, 23G 34. Dans 12 déclarations, la profession du conjoint-déclarant n’est pas mentionnée (noté « rien »). Dans 14 autres cas le déclarant n’est pas le mari, mais la femme (1 cas), les parents (5 cas), non précisé (8 cas).
  • [39]
    Archives du tribunal de Korhogo.
  • [40]
    Conformément à son hypothèse de départ, cette partie insiste sur la contre-intuition selon laquelle la bureaucratisation n’instaure pas forcément plus de fiabilité dans l’identification. Toutefois, il est indéniable que l’identification étatique a aussi joué un rôle dans la limitation des appartenances déclarées. Jane Guyer rappelle que « l’incorporation » de l’État par les individus est un processus ancien en Afrique : les structures légales et administratives « entrent dans toutes les situations locales » et en particulier pour jouer sur « les formes changeantes et les fonctions de la parenté » (Guyer 1981, ma traduction). Il aurait fallu pour cela mener un travail de sources différent, axé principalement sur les entretiens.
  • [41]
    ANS, 23G 34, Circulaire n° 154/E du 20 février 1952.
  • [42]
    Entretien avec Eugène Kabran Koffi, 14 mars 2016, Treichville Abidjan, 90 minutes.
  • [43]
    Entretien avec Koffi Kan, 15 août 2015, Air France II Bouaké, 90 minutes.
  • [44]
    ARJB, Jugement du 23 septembre 1965.
  • [45]
    Sous-préfecture de Gagnoa, « Questions à suggérer pour le centre secondaire d’état civil indigène », 1960. La faiblesse des dotations allouées aux secrétaires avait été décidée en 1950 à l’Assemblée territoriale (10-12 décembre 1950, AANCI). Mes interlocuteurs anciens secrétaires d’état civil relatent également la difficulté des conditions matérielles.
  • [46]
    Joséphine Camara et Kouadio Camara, 16 août 2015, Air France II Bouaké, 90 minutes.
  • [47]
    AANCI, Séance du 9 décembre 1950, 30 octobre 1950-12 décembre 1950.
  • [48]
    Séry Lotchi Raoul, 13 septembre 2015, Évry, 115 minutes.
  • [49]
    Ma traduction. « It discloses the point of contact between the documentary colonial state and the daily lives of ordinary people who both subverted and internalised official procedures and discourses » (Barber 2006 : 7-8).
  • [50]
    Marc Le Pape atteste de la prééminence des liens sociaux pour le succès d’un cas judiciaire : « lutter contre l’anonymat qui menace les faibles, l’anonymat qui permet à n’importe qui de vous accuser de n’importe quoi, de vous faire n’importe quoi » (Le Pape 1997 : 47).
  • [51]
    Augustin N’Guessan Kouamé, 1er juin 2016, Koffi Ahoussoukro (9 km de Dimbokro), 120 minutes, traduction par Kouamé Bernard.
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