Notes
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[1]
Les entreprises qui emploient entre 1 et 50 salariés constituent 97 % des entreprises françaises.
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[2]
Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), emploi par taille d’entreprise, données 2009. URL : http://dares.travail-emploi.gouv.fr/daresetudes-et-statistiques/statistiques-de-a-a-z/article/l-emploi-par-taille-d-entreprise.
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[3]
Pour l’Insee, l’entreprise est « la plus petite combinaison d’unités légales qui constitue une unité organisationnelle de production de biens et de services jouissant d’une certaine autonomie de décision ». L’établissement fait partie d’une société et « est une unité de production géographiquement individualisée, mais juridiquement dépendante de l’entreprise ».
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[4]
D’après Jérôme Pélisse, la juridicisation désigne « une formalisation juridique accrue des relations sociales, une extension du droit comme modèle et référence pratique pour les actions » (Pélisse 2009 : 76).
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[5]
Outre les évaluateurs anonymes de la revue Genèses, je remercie vivement Alexandre Hobeika, Elsa Favier, Cédric Lomba ainsi que les membres du groupe PRATO et les doctorant.e.s du Laboratoire de sociologie quantitative pour leurs précieux conseils aux différentes étapes de l’élaboration de ce texte.
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[6]
Enquête réalisée dans le cadre du collectif « Encadrement et sociabilité des mondes ruraux » (ESMR) de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra).
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[7]
Sauf mention contraire, tous les passages entre guillemets de cette section ont été prononcés par le chef d’entreprise (Marc Cachat). Par souci d’anonymat, tous les noms utilisés ici sont fictifs.
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[8]
À cette époque, au début des années 1960, une grande entreprise industrielle y concentre plus de 400 salariés. Elle en compte moins de 100 aujourd’hui.
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[9]
Le débardage est l’activité consistant à extraire des forêts, à l’aide d’un engin forestier, les arbres abattus pour les empiler au bord de la route où ils pourront être réceptionnés par des camions.
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[11]
Le bûcheronnage est une activité plus accessible à ceux qui ont peu de ressources, mais elle est moins valorisée, plus pénible et risquée (Gros 2015).
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[12]
Il est très probable (mais Marc ne me l’a pas dit) que lui et sa mère aient pu bénéficier d’une rente suite au décès pour cause professionnelle de son père.
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[13]
Cette bilatéralité est souvent omise par les analyses du paternalisme, comme le soulignent Lamanthe (2011) et Newby (1985).
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[14]
En l’absence de service des ressources humaines, Marc est le seul à déterminer le niveau des salaires et à décider d’accorder des augmentations.
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[15]
Même si la forme de mon enquête m’interdit une analyse des comportements des salariés, j’ai parfois assisté à des condamnations de leur part de certaines conditions de travail. Jamais, à ma connaissance, elles n’ont toutefois été portées collectivement auprès du patron.
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[16]
La distinction entre individus et personnes renvoie aux analyses de Florence Weber au sujet des formes d’échanges. Voir par exemple (Weber 2007).
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[17]
Je n’ai pas rencontré cette personne et ne dispose que des propos de Marc dont on peut supposer qu’ils atténuent l’importance de sa conjointe, au moins celle de la stabilité de son emploi.
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[18]
On exclut Marc et Hervé de ce dénombrement. L’entreprise compte donc, au total, dix membres d’une des deux familles en 2008.
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[19]
Cette expression renvoie à une catégorie économique, de comptabilité des entreprises, désignant un « capital composé de biens de durée relativement longue et susceptibles d’être utilisés durant plusieurs cycles d’exploitation » (source : Wikifisc, URL : http://www.wikifisc.com/Capitalimmobilis%C3%A9.ashx).
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[20]
Au sens où ils sont en droit d’attendre sans rendre l’équivalent.
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[21]
En 2010, en France, un ouvrier de moins de 30 ans gagne en moyenne 1 315 euros nets chaque mois (Insee, enquête Emploi, traitements personnels). Toute cette génération a alors entre 20 et 30 ans.
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[22]
Contrairement à ce qu’observent Beryl Dick et Glenn Morgan (1987).
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[23]
On mesure ici toute la difficulté qu’il y a à repérer les mécanismes fins qui ont joué, il y a plus de vingt ans, dans des configurations familiales complexes de sorte à faire diverger les trajectoires. Le matériau, même rigoureusement croisé, reste de nature rétrospective et partielle.
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[24]
Michel Pinçon, en observant des lignées patronales plus anciennes et installées, impute à l’acquisition du capital culturel la distanciation aux ouvriers : « ce que les familles d’industriels ont gagné en séparant, de plus en plus tôt et de plus en plus radicalement, la formation de leurs enfants de celles des enfants de leurs ouvriers, ajoutant au capital économique le capital culturel dont elles n’étaient alors que médiocrement pourvues, elles l’ont perdu en familiarité avec les familles de leur personnel » (Pinçon et Rendu 1985 : 97).
1Parce qu’elles forment des collectifs de petite taille où les relations de travail sont souvent personnalisées, les petites et moyennes entreprises (PME) offrent un observatoire privilégié pour prendre la mesure du rôle des rapports de classe dans la structuration des entreprises. Le propos de cet article est de montrer que l’organisation du travail au sein de l’entreprise incorpore des enjeux de définition des statuts sociaux qui dépassent la scène du travail.
2L’importance des petites structures dans l’emploi et les économies occidentales invalide l’idée d’un mouvement conduisant inéluctablement des petites aux grandes entreprises [1]. De plus en plus de travaux d’économie, de gestion et de sociologie révèlent la performance des PME et des entreprises familiales dans l’économie contemporaine (Allouche et Amann 2000 ; Bessière 2010 ; Amossé 2012). Ainsi, à la fin des années 2000, plus d’un actif occupé sur trois du secteur privé français travaille dans une entreprise de moins de cinquante salariés [2]. Si la concentration des emplois dans les grandes entreprises augmente, la part des salariés travaillant dans les petites reste très importante (Cottet 2010) et tend même à augmenter dans l’industrie (Moussallam 1999). En outre, une part croissante des individus travaille au sein d’un collectif relativement réduit : plus d’un salarié sur deux du secteur privé travaille aujourd’hui dans un établissement de moins de cinquante salariés [3].
3Ces entreprises sont moins bureaucratisées et les relations d’emploi y sont plus personnalisées (Amossé 2012). Cette personnalisation, qui reprend parfois une métaphore familiale (Moulinié 1998 ; Hamman 1999), n’élimine pas pour autant les inégalités. De manière plus visible qu’ailleurs, les normes de genre (Bertaux-Wiame 2004 ; Ram et Holliday 1993 ; Bessière et Gollac 2007) ou l’appartenance migratoire, culturelle ou religieuse (de Barros et Zalc 2007) sont en jeu dans la définition des conditions de travail et des statuts d’emploi, et l’informalité des relations peut parfois y accentuer des fragmentations du salariat subalterne (Lomba 2010). En outre, la loi n’y est pas le mode principal de régulation des relations de travail. Aussi certaines analyses, reprenant une grille wébérienne de description des formes de domination, opposent-elles ces formes de gestion de la main-d’œuvre, dites traditionnelles, à des formes plus juridicisées [4] qui correspondent davantage à l’idéal-type de la domination rationnelle-légale (Lamanthe 2011 : chap. 2). Pour elles, le paternalisme est une forme de gestion qui s’appuie sur une domination traditionnelle qui a caractérisé l’industrie d’avant les Trente Glorieuses et l’arrivée du nouveau management (Noiriel 1988). Cependant, même si ces pratiques semblent, pour un segment de l’industrie, s’être diluées dans la taylorisation ou dans des formes nouvelles de gestion, elles constituent un mode de gestion typique des économies contemporaines (Morice 1999 ; Lamanthe 2011), un mode de gestion caractérisé par la personnalisation des rapports de domination (Renahy 2008).
4Dans ces entreprises, la relation personnalisée entre patrons et salariés repose souvent sur le sentiment, réel ou fantasmé, d’une appartenance sociale commune (Pinçon et Rendu 1985) qu’encourage, dans l’artisanat notamment, le modèle de l’homme de métier qui trouve sa légitimité de dirigeant dans son expérience passée du travail manuel (Zarca 1986 ; Mazaud 2012). Ces formes de gestion s’appuient donc sur l’entretien d’une certaine forme de proximité sociale malgré l’existence de rapports de subordination au travail. À mesure qu’avec l’enrichissement de la lignée patronale s’accroît l’écart qui la sépare des ouvriers, on peut s’attendre à ce que cette proximité se recompose. Pourtant, les analyses sociologiques ont rarement saisi les PME comme un moyen d’observer, dans le temps, les effets des proximités et des distances sociales entre patrons et salariés sur les relations d’emploi.
5C’est ce que je propose de faire en m’appuyant sur le cas d’une PME forestière. Créée par son actuel dirigeant, un homme issu d’un milieu ouvrier, elle permet d’analyser l’évolution de l’entreprise lorsque se solidifie une position patronale. En outre, l’enchevêtrement des rapports sociaux et des relations d’emploi y est d’autant plus visible qu’elle est implantée sur un territoire rural. En effet, dans les mondes ruraux, les rapports de domination entre groupes sociaux sont pris dans des relations d’interconnaissance (Mischi et Renahy 2008) ce qui rend d’autant plus visibles les dynamiques des pratiques d’implantation des lignées patronales dans l’espace local (Renahy 2008).
6Dans un premier temps, je montre que le récit que le dirigeant de cette PME donne de sa trajectoire insiste à la fois sur son origine ouvrière et sur la mise à distance de cette dernière ; cette ambivalence dessine l’image d’un patron qui partage avec ses ouvriers une expérience du travail manuel. Dans un deuxième temps, je décris comment les relations d’emploi mobilisent cette image pour instaurer les principes d’une domination personnalisée. Ce type de domination non seulement assure la fidélité des salariés au sein de l’entreprise, mais produit des effets au-delà de ses frontières et étend la position dominante du patron dans l’espace local. Dans un troisième temps, je montre que l’entreprise est mobilisée dans des enjeux familiaux de reproduction sociale, ce qui accentue les tensions (et les rend plus visibles) entre l’image d’une appartenance commune entre patrons et salariés d’un côté, qui caractérise une logique de métier, et des logiques de classe visant à assurer la destinée de la lignée patronale [5].
L’enquête
Patron et travailleur : la genèse d’une figure en tension
7L’« attention particulière portée au rôle du dirigeant dans la stratégie et l’organisation du travail » est un point fort de la sociologie des PME (Amossé 2012 : 6) et la compréhension de sa trajectoire sociale en est une étape essentielle. Les entretiens autorisent une analyse conjointe des conditions de l’émergence d’un patron de PME et de l’image que ce dernier, par la reconstruction de son parcours à l’enquêteur, donne à voir de lui-même (Bourdieu 1986 ; Zimmermann 2011). La forte ascension sociale acquiert ici, par la mise en récit d’une sortie accomplie de la condition ouvrière, le vernis symbolique de la réussite et du charisme [7].
Le récit d’une fuite de la condition ouvrière
8Issu d’une lignée ouvrière, Marc Cachat grandit à Fontenay, le petit bourg industriel de la région, voisin de Saint-Germain [8]. La famille – Marc, sa sœur et leurs deux parents – est logée dans les lotissements ouvriers : « La maison, c’était la maison de l’usine ». Le récit familial qu’il livre en entretien traduit une grande déférence à l’égard de l’usine. « Tu travailles à l’usine, l’usine elle te nourrit, et tu dois travailler pour que l’usine elle puisse te nourrir ». Mais le lien familial à l’usine qui a façonné son enfance est brutalement rompu. Son père, ouvrier puis contremaître dans l’usine de métallurgie du bourg, y meurt prématurément, heurté par un câble. Marc a 14 ans. Il revient à sa mère, issue elle aussi d’une famille ouvrière, de prendre en charge les deux enfants. Elle est institutrice dans l’école privée du bourg, et catholique pratiquante. L’instruction qu’elle donne à ses deux enfants contribue à les éloigner de l’usine : la fille aînée devient à son tour institutrice et Marc, le cadet, dit aujourd’hui avoir longtemps rêvé d’être professeur.
9La trajectoire scolaire de Marc est toutefois contrariée. Connaissant d’importantes difficultés à l’école, il en garde un souvenir « exécrable ». Imputant son échec au choc du décès paternel, il confie : « je n’ai vécu toute ma scolarité qu’une injustice ». Bien plus tard, alors qu’il est déjà adulte, il est diagnostiqué dyslexique. Il ne parvient pas à écrire. Après sa troisième, alors qu’il n’est pas accepté en seconde générale, sa mère l’oblige à poursuivre sa scolarité dans un brevet d’études professionnelles (BEP) en commerce, « une classe-poubelle », précise-t-il. Une fois majeur, il s’inscrit dans un lycée agricole pour apprendre à conduire des engins et mesure un premier décalage. « Là, je me rends compte que je ne sais rien faire », « j’me sens un peu décalé par rapport aux autres… j’ai pas tout à fait les mêmes préoccupations », « ils parlent de grivoiseries et puis de saouleries ». Un peu à part, il obtient tout de même son diplôme mais, sans perspective d’emploi, il est recommandé par son beau-frère pour rentrer à l’usine. « Et là je suis très très mal ». Il expérimente à nouveau sa distance aux pratiques des collègues ouvriers, aux blagues et à une sociabilité très liée à l’alcool. Son désajustement à la culture de l’atelier et aux pratiques qui fondent le collectif usinier (Pialoux 1992), mais aussi sa prise de conscience du plafond qui empêche les ouvriers de le quitter, précipitent son départ : « Faut que je sorte de ce milieu-là », dit-il.
10Durant cette période, un collègue qui veut aussi quitter l’usine lui propose de travailler comme bûcheron avec lui. Il s’y essaie sans succès. « Pas bon du tout pour moi, bûcheron ! », « je n’ai pas le rapport à la tronçonneuse ». Si le début de sa trajectoire exprime un rejet du travail ouvrier dans sa dimension usinière comme dans sa dimension manuelle, un rejet de l’outil bruyant et des tâches sales et physiques, Marc rapporte ce dégoût du bûcheronnage aux représentations véhiculées dans sa famille : « On va pas en forêt parce que c’est un métier de misère, donc on va à l’usine. Parce qu’à l’usine, si on travaille bien, on peut éventuellement passer chef ». Pour lui, la fuite de l’usine et l’ascension sociale contre la promotion ouvrière passent néanmoins par la forêt, mais par un métier plus noble que le bûcheronnage : il devient débardeur [9]. Son travail consiste à conduire un engin forestier, c’est un métier plus propre que celui de bûcheron, moins physique et pour lequel il est formé.
11Travailler en forêt lui permet de rester travailler au pays sans pour autant rester captif de l’usine, à une époque où l’agriculture est réservée aux héritiers (Bessière 2010 ; Laferté 2014a) et où la valorisation professionnelle du capital culturel passe de plus en plus par la ville (Sinthon 2014 ; Gollac 2013). C’est ainsi qu’il a l’habitude de justifier sa trajectoire à qui l’interroge [10] :
« Pourquoi la forêt ? Je voulais pas quitter Saint-Germain. Parce que j’aime pas bouger quoi. […] Je me suis dit que la seule chose qu’il y avait à faire c’était le bois… [Je lui demande pourquoi pas l’agriculture] Pour travailler dans l’agriculture il faut en être issu… Non, moi ce que je voulais c’était rester ici. »
13En 1983, il a 24 ans. Alors que le milieu du bois entame son important mouvement d’externalisation des travailleurs forestiers (Schepens 2008), Marc s’installe à son compte comme débardeur.
14L’achat d’un engin de débardage est coûteux et, même s’il s’agit souvent de tracteurs rudimentaires dans un premier temps, n’est pas envisageable pour la plupart des hommes souhaitant travailler en forêt [11]. Mais grâce à sa famille, Marc peut s’installer comme débardeur : sa mère lui donne de l’argent et se porte garante lorsqu’il sollicite un emprunt bancaire afin d’investir dans du matériel [12]. En outre, les premiers mois de Marc comme débardeur indépendant révèlent sa très forte intégration dans des réseaux de relations localisés : il suscite facilement la confiance de ses employeurs, puis de ses clients. Certains, petits patrons de scieries installés de longue date, lui confient beaucoup de travail, et l’un d’eux l’incite à commencer à faire du commerce de bois en plus de son activité de débardage. Marc se greffe à la solidité et à l’ancienneté de l’entreprise de ce patron et revend dans ses réseaux le bois qu’il achète et exploite désormais lui-même. Il devient un commerçant et s’écarte peu à peu du travail manuel. C’est là que commence l’histoire de son entreprise, à laquelle il dit, à plusieurs reprises, avoir sacrifié sa vie privée, devenue « une catastrophe ».
15Le récit de Marc insiste sur sa réussite, mais en élude les conditions. Certes, il n’est pas héritier et ne peut devenir scieur ou chef d’une entreprise qui demanderait un haut niveau d’investissement. Mais, issu d’une famille fortement intégrée dans l’élite ouvrière locale et dont la mère est institutrice, il dispose de suffisamment de ressources pour ne devenir ni ouvrier, ni bûcheron, et pour s’éloigner peu à peu du travail manuel par le négoce de bois : un capital culturel frustré qui explique ses aspirations et sa détermination, un capital économique qui lui permet d’investir et un capital d’autochtonie, essentiel pour développer durablement et avec profit des relations marchandes.
L’entretien d’un passé de travailleur
16Vingt ans plus tard, Marc Cachat est l’un des plus gros employeurs de la région. En effet, dans le Germanois, seule une entreprise du secteur marchand emploie plus de cent salariés. Avec une quarantaine de salariés en 2010, l’entreprise Cachat fait donc figure de géant dans l’économie locale. Marc cultive son influence en s’investissant dans les rares associations et réseaux patronaux qui tentent de coordonner l’activité économique locale (Giraud 2013). Il apparaît également comme un entrepreneur qui a réussi dans un territoire économiquement en berne. Lui qui dit être « parti de rien » est désormais à la tête d’une entreprise stable, « la plus grosse du coin ». Son nom fait aujourd’hui partie de ceux des personnalités incontournables de la région.
17Le quotidien de Marc a radicalement changé si bien que, quand il me parle de son investissement dans le « travail », il évoque deux situations que lui-même considère comme très différentes. Aujourd’hui, il passe une grande partie de son temps au téléphone, sur le siège de cuir de son luxueux 4×4, dans lequel se sont écoulées les trois heures de la première discussion que nous avons eue. La vaste pièce dans laquelle est installé son bureau est ornée par des cadeaux de ses salariés et d’autres professionnels du milieu forestier. Sa tenue (il porte une chemise et une veste), sa posture décontractée sur son grand fauteuil signalent sa position dominante. L’achat d’un imposant corps de ferme, ses rencontres occasionnelles avec les personnalités municipales et sa présence régulière dans la presse locale attestent de son statut social.
18Cependant, ces caractéristiques contrastent parfois avec le quant-à-soi dont il fait preuve dans les interactions et cette position dominante se double d’une certaine amertume. Il me dit regretter la dimension manuelle de son travail passé : « Aujourd’hui, c’est malheureux, mais je pense plus qu’au fric, qu’à des chiffres ». Durant toute cette première matinée passée ensemble, son désœuvrement me surprend. Il me conduit de salarié en salarié, me présente, répond à de nombreux appels téléphoniques. Il semble ainsi entretenir un rôle de patron qui consiste à être présent et visible auprès des salariés (et à accompagner auprès d’eux le jeune sociologue, par exemple). Cette posture se double d’un attachement très fort à une image de travailleur. Un après-midi, je trouve Marc posté dans la pelle à charger des plaquettes dans un camion. « Il aime bien de temps en temps […] mais ça sert à rien, il ferait mieux de passer des coups de fils aux clients » déplore, compatissant, un chef de chantier de l’entreprise. Les rares traces de son passé de travailleur se retrouvent dans les quelques moments qu’il s’accorde à « s’amuser » avec les engins ou à faire son bois.
19Les propos de Marc concourent à montrer qu’à ses yeux, le vrai travail, celui qu’il estime et qui le valorise, est un travail manuel (Bidet 2010). La persistance de son passé de travailleur et la valeur qu’il accorde au travail manuel l’attachent à un monde ouvrier dont sa trajectoire l’éloigne. D’un côté, son travail dans l’entreprise n’a plus rien d’un travail d’ouvrier. C’est ce qui fait son statut et qui l’identifie comme dominant. Mais, de l’autre, l’entretien de l’image d’une expérience commune du travail le lie à ses salariés. Il rappelle ainsi que, quelque part, ils font partie du même monde.
20Cette proximité d’expérience et de valeur entre patron et ouvrier évoque le modèle artisanal, où les étapes de l’apprentissage, de l’activité salariée puis de l’installation constituent la représentation d’une carrière normale (Zarca 1986). Cependant, l’installation précoce de Marc est déconnectée d’une carrière artisanale dans laquelle il aurait préalablement et longuement acquis un savoir-faire comme salarié. Cela accentue l’image d’un cavalier seul, d’un self-made-man dont le talent et l’acharnement au travail sont des facteurs essentiels du succès. Cette image individualise la réussite et dissimule les conditions qui l’ont rendue possible. Et cette dissimulation encourage l’identification des salariés au destin d’un patron qu’ils connaissent et qu’ils situent localement. Cela est peut-être d’autant plus accentué que Marc conserve l’image d’un homme de gauche dans un territoire fortement ancré à droite. Il demeure identifié comme tel en raison d’une proximité familiale à l’opposition municipale.
21L’analyse de sa trajectoire et de sa mise en récit est essentielle pour restituer l’ancrage social du type de patron qu’est Marc – à la fois sa position et le sens qu’il lui donne. Ce récit ne répond pas seulement à un enjeu symbolique de présentation de soi au sociologue ; il est mobilisé dans des pratiques professionnelles.
Proximité sociale et domination personnalisée
22Pour comprendre que les relations d’emploi personnalisées s’appuient sur l’entretien d’une appartenance commune, il est essentiel de les considérer comme bilatérales : elles ne sont pas seulement des relations de pouvoir et de subordination [13]. Elles ont des implications concrètes sur l’attitude des salariés et leur rapport à l’entreprise (Lamanthe 2011 : 13), elles génèrent un système d’obligations réciproques d’autant plus fortes que ces relations sont personnalisées, elles traversent les frontières de l’entreprise et accompagnent les rapports de domination à l’œuvre dans l’espace social local.
Dans l’entreprise, un système d’obligations
23L’image d’une réussite personnelle et l’insistance sur une appartenance commune facilitent la personnalisation des relations entre patron et salariés. Ainsi, l’entreprise est fortement incarnée dans la personne de son dirigeant. Identifiée officiellement et dans la région par son nom, elle est encore plus personnalisée parmi les salariés. Ces derniers sont très nombreux à utiliser le prénom de Marc pour le désigner. Pour parler de la boîte en interne, on dit : « Chez l’Marc ».
24L’expérience commune du travail manuel accroît cette identification : « Si tu sais pas comment faire, t’appelles Cédric ou t’appelles le Marc ! » dit un débardeur à un de ses collègues. En cas de difficulté à sortir un arbre, Marc est en mesure d’intervenir ou de conseiller. La persistance de la mémoire de son passé de travailleur donne du crédit à Marc dans ses relations aux salariés.
25Certes, la petite taille facilite la présence permanente du patron, mais elle ne détermine pas mécaniquement les rapports d’emploi (Lamanthe 2011 : 239). Ceux-ci sont le produit de pratiques et d’investissements patronaux. Une série de dispositifs participent à forger la loyauté des salariés. Faveurs ou avantages divers, ils atténuent la dureté de la domination, mettent à distance les salariés de la condition ouvrière usinière et insistent sur leur proximité sociale au patron. Ils font également fonction de dispositifs d’intégration.
26Par exemple, Marc met une voiture à disposition de ses salariés qui travaillent en forêt. Au cas par cas, il en autorise l’utilisation pour des raisons personnelles, ce que font régulièrement les salariés. La conduire représente une faveur et est un marqueur d’appartenance à l’entreprise : le véhicule en arbore en grand le nom et le logo, en assurant ainsi une publicité tout en identifiant le salarié au nom du patron. En outre, attentif au confort de ses conducteurs de machines, Marc installe la climatisation dans toutes les cabines. Il leur prête aussi un téléphone portable avec lequel ils peuvent appeler gratuitement et de manière illimitée les autres salariés de l’entreprise : « Maintenant qu’ils ont le téléphone, ça les détend, et c’est bon pour les épaules et le cou ».
27Ces à-côtés du salaire sont implicites et discrétionnaires, ils ne figurent pas sur le contrat ni sur la fiche de paye [14]. Ils font partie de ces avantages qui, selon Peter Doeringer, compensent les conditions d’emploi moins favorables dans les mondes ruraux et expliquent la satisfaction et la loyauté plus importante dont y font pourtant preuve les travailleurs à l’égard de l’entreprise (Doeringer 1984). Participant d’un compromis traduisant une responsabilité mutuelle, ces dispositifs laissent l’impression d’une conscience patronale de la valeur du travail du salarié et une attention portée à sa personne. En contrepartie, Marc attend de ses salariés qu’ils soient travailleurs et fiables. De fait, ces derniers semblent travailler beaucoup : « J’en connais pas beaucoup qui travaillent que 39 heures », me dit un chef de chantier. À la suite d’une plaisanterie, un commis rétorque : « Que je prenne un mi-temps ? Tu veux dire un mi-temps à 35 heures ? »
28Pour autant, Marc ne surveille pas la présence au travail. Le contrôle et la discipline sont du ressort de Cédric, un chef de chantier âgé de 40 ans qui m’explique : « Pour tout dire, j’ai été embauché pour faire le méchant ». Il est aussi le salarié le mieux payé. Ainsi, c’est lui qui fait l’objet des récriminations de la part des salariés, et jamais Marc qui, délégant le sale boulot de l’encadrement, est préservé de l’image négative qu’induit la concrétisation de la subordination au travail. En effet, ce dernier jouit de l’image d’un patron sympathique et respecté. « Vous trouvez pas plus gentil que le Marc ! » (bûcheron, 55 ans) ; « Il gueule pas, même de trop, des fois, il devrait dire quelque chose » (débardeur, 35 ans). Même Cédric le reconnaît, pour s’en plaindre : « Le patron n’est pas assez méchant, c’est tout ce que je peux lui reprocher ». Plusieurs salariés affirment que Marc n’a jamais licencié. Lui-même m’assure : « Nous on licencie personne ! J’ai fait l’erreur d’embaucher, j’assume ». L’image d’une responsabilité des deux côtés de la relation dicte, plus que le droit du travail, la gestion de l’emploi. Elle n’est pas remise en cause, non plus, lorsque la pratique fait mentir les propos. Amené à me parler d’un licenciement récent, Marc me soutient qu’il s’agit d’une faute grave – le mauvais entretien d’une abatteuse. C’est le manque de loyauté qui est ici puni. De manière générale, les rappels à l’ordre de Marc envers ses salariés sont d’ordre moral, sanctionnant, avec discrétion mais fermeté, un abus de confiance (vol d’essence ou suspicion de pauses exagérément longues, par exemple). Bien sûr, l’identification des salariés au projet patronal n’est jamais consensuelle, et la personnalisation des relations n’implique pas une docilité généralisée, mais elle contribue à ne pas faire de la subordination à l’employeur un enjeu de lutte ou, du moins, de revendication collective [15].
29Reprenant les analyses de Marcel Mauss sur les formes d’échange, George Akerlof a montré que la personnalisation de la relation d’emploi développait au sein de l’entreprise un système d’obligations réciproques, le contrat de travail apparaissant comme un échange partiellement basé sur le don (Akerlof 1982). Ce système a un fort effet incitatif sur la productivité des travailleurs et assure leur fidélité. En ce sens, les employeurs peuvent trouver un intérêt à le mettre en place. Dans ce cas, les liens sociaux qui se tissent au sein de l’entreprise ne peuvent être réduits à des échanges marchands ponctuels. L’entreprise apparaît alors comme un espace social fondé sur des relations inégalitaires mais réciproques, dont le contenu n’équivaut pas à un ensemble ordonné par des contrats de travail.
30De ce fait, la personnalisation de la relation salariale trouve un terreau propice dans des segments de l’emploi où l’application du droit est plutôt relâchée. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’il y a, là plus qu’ailleurs, des pratiques d’emploi illégales ou plus conflictuelles. En revanche, il apparaît nettement que les relations professionnelles sont peu juridicisées. En particulier, les relations d’emploi personnalisées s’accommodent mal de la présence syndicale – les salariés refusant parfois eux-mêmes l’élection de représentants (Moulinié 1998 ; Gantois 2014). Les moindres contraintes légales s’appliquant aux PME expliquent aussi la faiblesse de l’implantation syndicale (Amossé 2012). C’est, d’après Marc, la raison pour laquelle il évite d’atteindre le seuil des cinquante salariés : « Après, c’est faire entrer le comité d’entreprise, c’est faire entrer les syndicats […] c’est une toute autre démarche ». Les tentatives de présenter un délégué du personnel, obligatoire au-dessus de dix salariés, ont échoué. D’après un salarié chauffeur d’engins, « ici, il n’y en a pas besoin, tu vas voir le Marc s’il y a un problème ». « C’est une entreprise très familiale […] chacun règle ses trucs avec le patron », me dit un autre salarié.
31Ce refus de contraindre les relations d’emploi par un cadre légal s’accorde bien avec la métaphore familiale répandue dans les entreprises paternalistes. Mais en qualifiant ce type de relations de domination traditionnelle, pour l’opposer à ce à quoi elles tendraient dans un cadre fortement juridicisé (Lamanthe 2011), on contourne une partie du problème. Premièrement, si l’on applique la typologie wébérienne au cas spécifique qui nous occupe ici, il présente plutôt une domination appuyée sur le charisme d’un dirigeant, dont on peut retracer la construction et l’individualisation et qui n’est pas sédimentée dans quelque chose qui relèverait de l’ordre de la tradition. C’est donc le charisme d’un fondateur, plus que la force de la tradition et le cadre de la loi, qui régulerait ainsi les relations. Deuxièmement, et surtout, cette grille d’analyse de la domination ne sort pas de l’entreprise. Or, cette forme de domination ne répond pas qu’à des enjeux internes à l’entreprise, mais à des enjeux de définition du statut social dans l’espace local. La domination personnalisée dans les relations d’emploi s’appuie sur un espace social fondamentalement inégalitaire où elle prend son sens.
Étendre un statut hors de l’entreprise
32Ces modes de gestion personnalisés ne se réduisent pas à des raisons stratégiques. Ils ne relèvent pas non plus de l’élaboration volontariste de la « culture d’entreprise » que préconisait le management des années 1980 (Godelier 2006). Selon Annie Lamanthe, ces petites structures fortement encastrées dans des réseaux d’interconnaissance génèrent un paternalisme réel, qui s’oppose à un paternalisme stratégique (Lamanthe 2011 : chap. 5). Dans ce sens, prendre au sérieux leur proximité sociale (réelle ou jouée) à leurs salariés permet d’éviter de prêter aux patrons paternalistes une vision stratégique consciente de ses fins : « Le type de rapports qu’ils eurent avec la classe ouvrière était celui qui pouvait le mieux concilier les origines communes et les proximités maintenues avec les nouvelles places occupées dans l’espace social » (Pinçon et Rendu 1985 : 102). Aussi ces pratiques prennent-elles sens au-delà des frontières de l’entreprise, dans l’espace social local. En l’espèce, la personnalisation des relations de domination que l’on trouve dans l’entreprise Cachat affirme son appartenance à la bourgeoisie locale tout en rappelant son expérience du travail.
33D’abord, la forte intégration de Marc dans l’espace local et son origine ouvrière l’aident à recruter des salariés en mobilisant des réseaux d’interconnaissance. Dans certains cas, sur lesquels il s’attarde particulièrement en entretien, la mobilisation de ces relations personnelles revêt une dimension caritative. « Je connaissais leur beau-père… eux, je plaisante pas, c’est une œuvre sociale », dit-il à propos de deux bûcherons. Ces deux frères sont en grande difficulté sociale : anciens ouvriers d’une quarantaine d’années, chacun est en couple avec une femme inactive, dont l’une est déclarée handicapée. Ils vivent en partie de transferts sociaux et continuent à travailler. Marc en parle avec un mépris qu’il partage avec la plupart des salariés rencontrés, traduisant par là leur distinction de cette fraction dominée des classes populaires qu’ils désignent par l’expression « cas soc’ » : « c’est le tiers-monde qui veut quand même travailler ». Un autre salarié, désigné comme manœuvre, est dans une position comparable : « Ça c’est l’autre œuvre sociale de Marc ! » souligne un chef de chantier. « S’il l’aurait [sic] pas gardé, il se serait piqué, ou dans un fossé, ou mort… »
34Ces cas révélateurs sont extrêmes. La plupart des salariés sont recrutés dans des réseaux d’interconnaissance au sein desquels la distance sociale est moindre. Ces recrutements peuvent alors s’appuyer sur des relations de parenté et conserver une dimension généreuse. Marc me parle ainsi de l’un des débardeurs qu’il a recruté, et dont le frère était déjà salarié de l’entreprise : « Lui, il travaille pas bien », « il était dans la galère, je l’ai embauché ». Ces pratiques de recrutement contribuent à donner une teinte familiale aux relations de travail et à faire de l’entreprise un espace où les individus se connaissent, se définissent et sont liés au-delà de l’organisation de la production. Plus encore, en mobilisant les réseaux d’interconnaissance, les pratiques de Marc prennent une valeur au sein de l’espace local et non pas seulement dans l’entreprise. Marc rend service en embauchant, ce qui inscrit l’action dans une logique d’échange dans laquelle il est en position de créancier. Il est en mesure d’offrir des emplois et, par là, devient non seulement un employeur dans son entreprise, mais un patron dans l’espace social local.
35En effet, la possibilité d’offrir des emplois est une manière d’affirmer une place parmi les groupes dominants de l’espace social. C’est ainsi qu’à la fin du xixe siècle, en reprenant à leur compte une éthique d’assistance aux pauvres caractéristique de l’aristocratie terrienne d’alors, les nouveaux entrepreneurs anglais en voie d’ascension tentaient de concurrencer les positions dominantes de l’espace local (Lown 1988 : 52). Dans les mondes ruraux de la France contemporaine, la participation à l’encadrement des classes populaires est une manière de se distinguer de ces dernières (Renahy 2011). En l’occurrence, les pratiques de Marc révèlent un rapport ambigu au monde ouvrier : sa position d’employeur mobilise son ancrage dans ce monde tout en soulignant qu’il s’en échappe par son appartenance aux « gens qui comptent » (Bruneau et Renahy 2012).
36La notion de domination personnalisée présente cet intérêt de tenir compte des relations entre les groupes sociaux en présence dans les pratiques d’emploi. Elle permet aussi de préciser certaines logiques du paternalisme, et d’éviter de l’associer seulement à l’archaïsme et à la discipline. Comme le dit Nicolas Renahy, « si l’on entend bien que la domination personnalisée a été plus prégnante dans les sociétés préindustrielles qu’au xxe siècle, elle n’a cependant nulle raison de disparaître […] tant les logiques de domination comme celles de personnalisation des rapports sociaux sont présents dans toute société » (Renahy 2011 : 99). Ainsi, bien plus qu’elles ne relèvent de la survivance d’un ordre social rural traditionnel, les relations qu’entretient Marc avec ses salariés résultent d’une organisation du travail sollicitant des personnes intégrées dans les réseaux d’interconnaissance, réseaux dont la forme est façonnée par les rapports entre les groupes sociaux dans un espace social localisé (Laferté 2014b).
37La position dominante de Marc ne trouve pas seulement sa source dans les pratiques de recrutement. En effet, on a relevé que ce qui unit Marc à chaque salarié n’est pas uniquement un contrat de travail passé entre deux individus, mais un ensemble d’obligations entre deux personnes [16]. Or, ces relations d’obligations se prolongent hors de la scène du travail, et définissent des positions dans l’espace local. L’exemple d’Hervé Moreau constitue un cas limite. Ami très proche de Marc et salarié de longue date, il perd sa conjointe et s’arrête de travailler quelques mois, pendant lesquels Marc continue à lui verser son salaire. Ce dernier m’explique : « Si je lui paie pas son salaire parce qu’il travaille pas, je suis rien, pour moi… Il avait pas à me remercier, il avait énormément travaillé, il avait besoin de pas travailler, j’allais pas en plus de ça lui retirer son salaire… » Cette faveur, qui est elle-même une contrepartie à l’investissement d’Hervé, mêle relation salariale et relation amicale. Elle installe une dépendance qui engage les apparentés : « J’ai vu ses beaux-parents me remercier chaque fois qu’ils me voyaient ! » On mesure à quel point les rapports dans l’entreprise peuvent être ambivalents. D’un côté, il s’agit d’une entraide, inscrite dans des réseaux de solidarité locaux. D’un autre côté, le système d’obligations qui se met en place est structurellement déséquilibré, puisque ni Hervé ni ses proches ne peuvent rendre la pareille. Relation personnelle et relation salariale sont confondues dans cette dette qui assoit la position dominante de Marc dans le réseau de relations en jeu. On peut aussi supposer qu’elle garantit l’engagement d’Hervé dans l’entreprise de Marc.
38Récapitulons. Quantités de pratiques déplacent la relation d’emploi dans le domaine du don et fonctionnent comme des rappels réguliers des positions relatives des interactants. Leur redevabilité structurelle oblige donc les salariés. Autrement dit, l’entreprise devient un espace structuré par des relations d’obligations qui constituent tout à la fois un principe d’intégration, d’incitation, de fidélisation et de domination. En effet, elles participent à l’intégration des travailleurs à l’entreprise et, ce faisant, à leur subordination au travail. Mais la relation de domination personnalisée s’étend au-delà de la scène du travail où elle assure l’investissement du travailleur. En jouant sur le partage d’une appartenance au monde du travail manuel, elle contribue à asseoir, dans l’entreprise, la subordination au travail et, en dehors, les positions respectives de salarié et d’employeur. Elles confèrent à ce dernier un statut de patron dans l’espace local.
39Cependant, cette situation tient sur un équilibre temporaire potentiellement mis à mal par l’accroissement des inégalités de richesses et de position entre patrons et salariés. La domination personnalisée et ses effets sur la lignée patronale s’appuient ici sur le charisme d’un fondateur qui porte cette tension, dans son propre parcours. La polarisation des positions qui accompagne la prospérité de l’entreprise, la division du travail et l’ancrage de la lignée patronale suscitent des conflits qui deviennent particulièrement saillants lorsque se pose la question de l’héritage.
D’une logique de métier à une logique de classe
40Les relations d’emploi traversent les frontières de l’entreprise et lient aussi les acteurs par leurs appartenances sociales. Dans cette perspective, on peut comprendre le problème qui vient à se poser lorsque les logiques présidant à la gestion de la main-d’œuvre, qui s’appuient sur une personnalisation des relations, divergent vis-à-vis des logiques présidant à la dynamique d’ascension sociale de la famille patronale, qui assoient nettement une différence de classes. Pour cela, il faut saisir le processus de mise en lignée de l’entreprise, qui conduit à consommer la rupture de Marc Cachat et de ses enfants avec le monde ouvrier et à exhiber l’inégalité qui restait jusque là feutrée dans l’entreprise.
L’entreprise ne naît pas familiale…
41À la différence de nombreux projets d’installation, la petite entreprise Cachat n’est pas un projet de couple. Elle n’est pas non plus une entreprise familiale, au sens où elle ne mobilise aucun apparenté lors de sa création. Elle semble d’abord l’affaire de Marc, rapidement accompagné par Hervé Moreau, un « gars du coin » devenu son ami et salarié. Hervé Moreau est le fils de petits paysans de la région. Lorsqu’il rencontre Marc, il travaille à son compte comme bûcheron. Après quelques mois de collaboration, Marc le salarie, ce qui permet à Hervé d’occuper un poste plus valorisé et polyvalent d’organisation de chantiers et de conduite d’engins.
42Contrairement à ce qu’on observe souvent dans nombre de petits commerces (Bertaux-Wiame 2004 ; Bessière et Gollac 2007), l’épouse de Marc, Cécile, est peu engagée dans l’entreprise à ses débuts. Elle a un métier (employée en CDI dans le secteur public) et, d’après lui, n’envisage pas de s’investir dans le projet. Elle intervient à la marge de cette affaire individuelle, en accueillant le siège de l’entreprise à son domicile et en donnant de temps en temps des « coups de main [17] ». Marc et Cécile divorcent peu après la création de l’entreprise. Il en attribue la cause à son investissement dans l’entreprise : « ma vie familiale a explosé de par le travail… parce que je n’ai plus fait que travailler… » Cet investissement dans le travail redouble d’ailleurs lorsqu’il se trouve célibataire puisqu’il lui faut alors, dit-il, entretenir les deux jeunes fils nés de cette union.
43Néanmoins, on constate un développement rapide des relations de parenté au sein de l’entreprise. Malgré son extériorité, Cécile semble un pivot autour duquel celles-ci s’enchevêtrent puisqu’elle épouse en secondes noces Hervé Moreau, alors père de quatre enfants et brutalement veuf :
« J’ai épousé l’ex-femme de mon patron. J’suis désolé mais c’est comme ça ! Moi j’suis veuf, ma femme s’est tuée dans un accident de la route. Cécile m’a donné un coup de main, et je l’ai épousée. On s’est pas engueulés pour autant. Mais j’lui ai pas piquée, il était parti avant ! »
45Cette alliance ne change pas seulement les relations entre Marc et Hervé, mais aussi celles de leurs enfants respectifs, à peu près du même âge. Au quotidien, les fils de Marc grandissent en partie aux côtés des enfants d’Hervé (Figure 1). Le lien entre les deux fratries contribue à donner un visage familial à l’entreprise.
L’alliance entre les parentèles Cachat et Moreau
L’alliance entre les parentèles Cachat et Moreau
46La prospérité que connaît l’entreprise Cachat à partir de la fin des années 1990 donne lieu à l’investissement dans du matériel de pointe : les abatteuses. L’achat progressif de ces machines sollicite une main-d’œuvre formée à la conduite d’engins, activité qui, comme le débardage, est moins pénible et plus valorisée que le bûcheronnage. L’entreprise mobilise aussi davantage de salariés éloignés du travail manuel, et affectés à la gestion ou au commerce. Ce recours croissant à un salariat qualifié est concomitant à l’apparition des liens de parenté dans l’entreprise, qui accueille désormais les fils de Marc et d’Hervé, en âge de travailler. En 2010, on trouve dans l’entreprise six salariés portant le patronyme Moreau : Hervé, son frère recruté en 1995, et leurs enfants respectifs arrivés progressivement dans les années 2000. C’est également pendant cette période que les deux fils de Marc intègrent l’entreprise. Entre 1999 et 2008, le nombre de salariés apparentés à Hervé ou à Marc passe de un à huit, pour un effectif total à peu près constant d’une quarantaine de salariés [18] (Figure 2). Tous occupent des emplois parmi les plus valorisés de l’entreprise, du côté de la gestion et de l’encadrement pour les enfants Cachat, de la conduite des nouvelles abatteuses pour les enfants Moreau. Cette multiplication conjointe des emplois plus qualifiés et des relations de parenté, ainsi que l’importance croissante du capital immobilisé [19], traduisent la formation d’une entité économique de plus en plus intégrée et de plus en plus bureaucratisée.
La multiplication des liens familiaux dans l’entreprise depuis sa création
La multiplication des liens familiaux dans l’entreprise depuis sa création
47Progressivement, l’entreprise devient familiale. Cela a des conséquences sur le type de relations d’obligation qui s’instaurent en son sein. En effet, lorsque coexistent apparentés et étrangers, la forme des obligations qui les attachent au patron n’est pas la même selon les salariés. On peut faire l’hypothèse que leur degré de parenté avec l’employeur détermine la force de l’obligation, au moins parce que les membres d’une même maisonnée sont liés entre eux par des relations qui rendent impropre l’obligation par l’échange marchand [20]. Autrement dit, si les salariés sont structurellement redevables, ce n’est pas le cas des apparentés réels, qui occupent une position d’ayant-droits (Weber 2005). L’image uniformisante de la grande famille (de l’entreprise) n’empêche donc pas de maintenir un espace réservé aux membres de la vraie famille (les apparentés) et, partant, une différenciation de la main-d’œuvre. Elle permet ainsi de créer et définir une lignée patronale.
« Mon boulot ? Je suis fils du patron » : l’entreprise mise en lignée
48Les membres des deux fratries Cachat et Moreau occupent des positions relativement élevées dans l’entreprise, en rapport avec leur position dans les relations de parenté. L’entreprise est au cœur de la trajectoire professionnelle des membres des deux fratries, mais suivant des dynamiques divergentes qui prolongent les trajectoires de leurs pères : d’un côté la fuite du monde ouvrier, de l’autre la promotion ouvrière.
49Les deux fils de Marc occupent des emplois élevés dans la hiérarchie de l’entreprise. Mathieu, l’aîné, coordonne les tâches administratives et comptables, dans le bureau le plus grand de l’entreprise après celui de son père. Le cadet, Michaël, est commis de coupe. Un des principaux aspects de son travail est d’organiser les chantiers, ce qui le place du côté de la direction et de l’encadrement. De même, les trois fils d’Hervé qui ont terminé leur scolarité (le dernier passe le baccalauréat au moment de l’enquête) sont salariés à plein temps et en contrat à durée indéterminée par l’entreprise Cachat, mais leur travail est directement intégré à la production, puisqu’ils conduisent des engins forestiers. S’ils effectuent des tâches d’exécution, ils disposent d’une large autonomie au travail et touchent aujourd’hui des rémunérations relativement importantes (entre 1 700 et 2 300 euros nets par mois [21]).
50Mathieu Cachat a obtenu un brevet de technicien supérieur (BTS) dans l’informatique après son baccalauréat, et a été quelques temps salarié ailleurs avant d’intégrer l’entreprise de son père. Aujourd’hui, il est installé en couple avec une kinésithérapeute. Il assume clairement sa filiation à la direction de l’entreprise et sa position de repreneur lorsqu’il annonce, au début de notre entretien : « Mon boulot ? Je suis fils du patron ». Son petit frère, Michaël, occupe une position sociale moins élevée que lui. Après son baccalauréat, il arrête l’école pour jouer de la guitare dans des groupes de rock. Quelques années plus tard, ne parvenant pas à gagner sa vie avec la musique, il est employé par son père comme manœuvre puis comme commis. Il habite aujourd’hui avec sa compagne, employée comme caissière dans un supermarché discount, dans un appartement du quartier d’habitat social de la ville.
51Les deux enfants de Marc ont poursuivi la trajectoire de fuite du monde ouvrier largement entamée par leur père. Leurs aspirations à d’autres univers – la musique ou l’informatique – ont néanmoins été contrariées par le désajustement entre leurs ressources effectives (scolarité courte, situation géographique enclavée, faible investissement financier paternel pour des activités désintéressées) et les ressources nécessaires pour atteindre une position honorable sur le marché de l’emploi dans leurs secteurs d’activité. Leurs ambitions contrariées, ils sont obligés d’en « rabattre » mais, à l’inverse de nombreux « enfants de la démocratisation scolaire » issus du monde ouvrier usinier, ils peuvent être repêchés et éviter l’usine (Beaud 2002). Leur père les aide à optimiser leur entrée dans la vie active. Ce que le marché de l’emploi n’a pu leur offrir, leur père peut le leur proposer dans l’entreprise familiale, à un moment très important dans la définition des positions sociales, celui de la conversion des capitaux à la fois dans le couple et sur le marché du travail (Battagliola, Brown et Jaspard 1997). Le patrimoine familial, s’il ne peut rien pour leur réussite dans les projets qu’ils avaient forgés, est une ressource puissante pour atteindre des emplois de repli à la hauteur des aspirations paternelles.
52Aussi l’entreprise ne devient-elle pas familiale uniquement par sa composition, mais par sa fonction : elle est mobilisée par la famille dans une logique de mobilité sociale. Alors qu’elle n’était dans un premier temps que l’affaire de Marc (et secondairement d’Hervé), elle devient une affaire de famille lorsque les enfants sont en âge de travailler. L’entreprise n’a pas mobilisé des apparentés dans le but de disposer d’une main-d’œuvre plus flexible et plus engagée dans le projet collectif [22]. En revanche, l’entreprise est elle-même mobilisée par la lignée Cachat comme un patrimoine, à un moment où elle est en mesure d’offrir des emplois valorisants, susceptibles de protéger les enfants d’une certaine fragilité sociale. Loin d’un calcul économique désincarné, la mise en lignée de l’entreprise révèle la force des enjeux de reproduction du statut social dans les stratégies d’emploi.
53Quant à elle, la trajectoire de la lignée Moreau passe par l’entreprise Cachat, mais conserve une proximité avec le travail ouvrier. D’un côté, Hervé n’a plus grand-chose d’un ouvrier. Il dispose d’une très grande liberté, et d’une rémunération élevée – entre 2 500 et 3 000 euros nets mensuels. Sa position dans l’entreprise se comprend en référence à son ancienneté (tous les salariés l’ont connu déjà là) et à la relation d’amitié qui le lie au patron. Cependant, si son travail est diversifié et consiste théoriquement à encadrer d’autres salariés, il réalise en pratique essentiellement des tâches manuelles. Il conduit les camions, les engins (grues, pelles) et assure régulièrement l’entretien mécanique du parc de machines. Bras droit de Marc, il semble en constituer le visage manuel, vêtu d’un jean et d’un t-shirt affectés par le travail.
54Éduqués très tôt au travail, les enfants d’Hervé accompagnent leur père le mercredi et le week-end sur les chantiers. Cette éducation des jeunes garçons des classes populaires au travail manuel, très répandue dans les mondes ruraux, participe à la formation d’un goût, voire d’une vocation (Bessière 2010), qui différencie les aptitudes et les destins sociaux. Cet « ethos ouvrier » (Weber 1989) accompagne la socialisation à un ensemble de divisions structurantes : la division entre les garçons et les filles prolonge celle entre « nous », travailleurs manuels, et « eux » – les gens des bureaux, les lettrés (Willis 2011). Cette socialisation masculine s’appuie sur une assimilation rapide du ludique et du laborieux (Bessière 2010), ce que décrit Marc en parlant d’un des enfants d’Hervé passionné par les engins :
55« Lui, quand il a eu 17 ans, [on lui a demandé] “Qu’est ce que tu veux comme cadeau ?”
“Une journée dans le porteur, sans que vous veniez me voir, que je puisse travailler tranquille”. C’était son cadeau ! Et c’est normal, quand on est passionné par quelque chose. Une fille ça serait peut-être pas pareil, mais quand on est gamin et qu’on a joué avec des engins… parce qu’ils ont pas de p’tites voitures mais ils ont des engins, un jouet grandeur nature ! Donc pour eux c’était pas travailler, c’était jouer ! Mais ça je le comprends parce que je suis pareil, leur père est pareil… »
57Par cette dernière phrase, Marc souligne qu’il partage avec Hervé et ses fils un ensemble de dispositions au travail. Elles le rattachent, lui, au monde masculin du travail manuel, qui s’oppose à celui des intellectuels, des gens de bureaux, des « fainéants ». C’est pourtant à ce pôle que tendent à appartenir ses enfants.
L’héritage de l’autorité par la reproduction du statut
58Contrairement à ce qu’Hervé a été pour ses fils, Marc n’a pas été pour les siens un père au quotidien. Mathieu et Marc ont été éduqués par leur mère, ce qui accentue la coupure avec le monde ouvrier qu’a engagée leur père [23] : ce sont des hommes qui n’ont jamais travaillé de leurs mains. Bien qu’engagées toutes les deux dans des trajectoires d’évitement des positions sociales les plus dominées, c’est sur l’expérience du travail manuel au cours de leur éducation que s’opposent les fratries Cachat et Moreau. La rupture entre les deux lignées pourtant alliées s’exprime sur la valeur qu’elles accordent au travail manuel. C’est ce que pointe Hervé lorsqu’il s’exclame, à propos des enfants de Marc avec lesquels il a longtemps vécu : « Les deux là je les assume pas ! C’est pas moi qui les ai élevés. »
59Les fils de Marc font figure de transfuges, d’étrangers au monde du travail, ce qui nuit à leur intégration parmi les autres salariés. En effet, tous deux souhaitent reprendre l’entreprise, projet que leur père soutient mais, lorsque ce dernier me parle d’eux en entretien, c’est pour évoquer les tensions que ce projet suscite :
« Moi : La boîte vous envisagez de la transmettre ? Vous y avez pensé ?
Marc Cachat : Pensé… On pense à tout. Mais après… Bah de toutes façons, si t’as été un peu à droite un peu à gauche, t’as vu que y avait peut-être un peu de conflits… »
61De l’avis de leur père, Mathieu et Michaël connaîtront d’énormes difficultés à diriger l’entreprise, même si, concède-t-il, « ils se sont un peu améliorés » :
« Le souci qu’ils auront c’est que… Moi, jusqu’à présent, je serais parti à la guerre, ils [les salariés] m’auraient tous suivi. […] Si mes gamins ils partent à la guerre, s’ils se retournent ils sont tous seuls. Et ça, ils ont beaucoup beaucoup de mal à l’appréhender. Avec Hervé… on peut faire n’importe quoi il va me suivre. Les gamins… il les suivra jamais. »
63D’après Marc, ses fils ne peuvent hériter d’une posture qu’il décrit comme celle d’un chef de guerre charismatique, car les salariés ne la leur reconnaîtront pas. Hériter n’est donc pas seulement une affaire de transmission mais de reconnaissance de la légitimité de l’héritage. Il y a deux explications complémentaires à cette difficulté. La première, interne à l’entreprise, est que les fils incarnent le passage d’un mode de domination (que l’on pourrait qualifier de charismatique) à un autre (bureaucratique ou légal-rationnel). Ce passage suscite des résistances. La deuxième, transversale aux scènes sociales, est qu’ils incarnent le passage d’une domination fondée sur les relations personnalisées associée à une logique de métier à une domination fondée sur une logique de classe. Examinons cette deuxième explication.
64Détournés du monde ouvrier par leur éducation (pour inciter Michaël à mieux réussir à l’école, Marc l’a envoyé travailler dans une des usines les plus dures de la région), ils ne disposent pas des savoir-faire et savoir-être qui caractérisent les hommes issus des mondes ouvriers, qui « travaillent vraiment ». C’est ce que précise Marc à la suite des propos précédents :
« Bon après c’est de ma faute hein ! C’est l’éducation qui fait aussi […]. Mathieu, c’est un fainéant. Parce que systématiquement quand on travaille dans un bureau on est fainéant. Moi je suis fainéant mais j’suis encore capable de charger un camion. Mathieu il en sera jamais capable, parce qu’il l’a jamais fait. Il a pas ça en lui. Il fait des choses qu’on est incapable de faire, mais pour mener des gens qui travaillent vraiment… qui travaillent difficilement… »
66Pour Marc, parce qu’ils sont privés de ce goût et de cette habileté pour les tâches manuelles, ils manquent de crédibilité pour encadrer des ouvriers.
67À leurs yeux, il est pourtant évident qu’ils reprendront l’entreprise. Michaël indique que l’entreprise l’intéresse moins qu’elle n’intéresse Mathieu, mais qu’il n’est pas question qu’ils ne la reprennent pas tous les deux : « La boîte, c’est un peu le bébé de papa ». Les tensions proviennent en partie du fait que cette évidence répond à des enjeux propres à la lignée Cachat, qui devient une lignée patronale. Contrairement à Marc, la légitimité de ses enfants à diriger l’entreprise ne se justifierait pas par leur investissement dans le travail et leur esprit d’entreprise, mais proviendrait de l’accumulation intergénérationnelle des ressources liées à leur appartenance au monde des chefs d’entreprise. Les spécificités de cette deuxième génération ne sont pas tant l’acquisition d’un capital culturel que la perspective d’une trajectoire entièrement détournée du travail manuel grâce à l’entreprise paternelle [24]. Ici, en effet, cette dernière est au principe de la genèse familiale d’une position sociale dominante, en tant qu’elle constitue une ressource monétaire, un moyen de conversion optimale de capitaux scolaires dévalués, et qu’elle affirme la posture de dirigeant par l’emploi, l’ancrage local du patronyme et le développement d’un capital social important. Marc est fils d’ouvrier, mais ses deux enfants sont fils de patron, et leur trajectoire cristallise son embourgeoisement.
68Ce faisant, la concrétisation de la position sociale dominante de Marc et de ses enfants remet en cause les équilibres qui président à la gestion de la main-d’œuvre. Leur appartenance au monde protégé des bureaux objective dans le travail la disparition d’une appartenance commune. Tous les salariés rencontrés voient d’un mauvais œil la perspective de la transmission de l’entreprise aux fils Cachat. Pour certains, même, les enfants d’Hervé paraîtraient être des repreneurs plus adaptés : « Ça serait plus logique », dit un chef de chantier.
69Cette « logique » s’oppose à une autre, qui a toutes les chances d’être plus puissante. Comme le dit Mathieu : « Moi je suis pas forestier, je suis fils de forestier », autrement dit, il n’est pas du métier. Les relations entre employeur et salariés se trouveraient alors détachées d’une logique de métier, où la légitimité de la domination s’appuie sur la compétence professionnelle et la promotion qu’elle a permise, au profit d’une logique de classe, où la position dominante s’hérite. La tension que fait naître cette situation montre à quel point est fragile, dès lors qu’il se trouve pris dans les enjeux de mobilité sociale d’une lignée, l’« enchantement des rapports sociaux » (Pinçon et Rendu 1985 : 97) auquel participe le jeu sur la proximité sociale qu’appelle la relation de domination personnalisée sur la scène du travail.
Conclusion
70Pour finir, résumons les quelques points du propos qui peuvent contribuer à la sociologie des entreprises et, plus particulièrement, des PME. L’analyse des formes de domination suivant une grille wéberienne souvent utilisée invite, à condition de la débarrasser radicalement de l’évolutionnisme qui la sous-tend, à prêter attention aux transformations des dispositifs qui recomposent l’entreprise et, partant, les formes de domination qui définissent les relations d’emploi. Elle est toutefois moins adaptée si l’on cherche à comprendre ce que ces relations d’emploi doivent à des phénomènes qui sortent du périmètre de l’entreprise et, essentiellement, à la structure de classe. Une telle posture, que nous avons voulu adopter ici, autorise une analyse conjointe des rapports de classe et des phénomènes économiques. Elle incite aussi à tenir compte de la dimension localisée des rapports sociaux (Laferté 2014b) et de la manière dont ils s’invitent dans les relations d’emploi. Les mobilités dans l’espace social localisé et les relations d’emploi sont profondément liées, liaison que l’on se donne les moyens d’observer si l’on admet la porosité de la frontière (légale) de l’entreprise pour en saisir les ramifications pratiques : l’entreprise sert à définir des statuts sociaux et, inversement, elle s’appuie sur les divisions de la structure sociale.
71Le cas mobilisé ici met en évidence la réciprocité de cette liaison. Les formes de domination personnalisée à l’œuvre dans les rapports sociaux au sein de l’entreprise se recomposent à mesure de la formation d’une lignée patronale et de son éloignement progressif des travailleurs qu’elle dirige. Ces logiques de lignée accompagnent les transformations plus générales du capitalisme dont les effets sur la structuration locale du patronat et sur l’organisation de la production ont déjà été relevés (Giraud 2013) : les entreprises et leurs dirigeants se trouvent désormais engagés au sein de groupes (au sens syndical ou financier) nationaux bien plus que dans le territoire au sein duquel leur inscription dans des relations d’interconnaissance sous-tendait leur position dominante.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Les entreprises qui emploient entre 1 et 50 salariés constituent 97 % des entreprises françaises.
-
[2]
Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), emploi par taille d’entreprise, données 2009. URL : http://dares.travail-emploi.gouv.fr/daresetudes-et-statistiques/statistiques-de-a-a-z/article/l-emploi-par-taille-d-entreprise.
-
[3]
Pour l’Insee, l’entreprise est « la plus petite combinaison d’unités légales qui constitue une unité organisationnelle de production de biens et de services jouissant d’une certaine autonomie de décision ». L’établissement fait partie d’une société et « est une unité de production géographiquement individualisée, mais juridiquement dépendante de l’entreprise ».
-
[4]
D’après Jérôme Pélisse, la juridicisation désigne « une formalisation juridique accrue des relations sociales, une extension du droit comme modèle et référence pratique pour les actions » (Pélisse 2009 : 76).
-
[5]
Outre les évaluateurs anonymes de la revue Genèses, je remercie vivement Alexandre Hobeika, Elsa Favier, Cédric Lomba ainsi que les membres du groupe PRATO et les doctorant.e.s du Laboratoire de sociologie quantitative pour leurs précieux conseils aux différentes étapes de l’élaboration de ce texte.
-
[6]
Enquête réalisée dans le cadre du collectif « Encadrement et sociabilité des mondes ruraux » (ESMR) de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra).
-
[7]
Sauf mention contraire, tous les passages entre guillemets de cette section ont été prononcés par le chef d’entreprise (Marc Cachat). Par souci d’anonymat, tous les noms utilisés ici sont fictifs.
-
[8]
À cette époque, au début des années 1960, une grande entreprise industrielle y concentre plus de 400 salariés. Elle en compte moins de 100 aujourd’hui.
-
[9]
Le débardage est l’activité consistant à extraire des forêts, à l’aide d’un engin forestier, les arbres abattus pour les empiler au bord de la route où ils pourront être réceptionnés par des camions.
- [10]
-
[11]
Le bûcheronnage est une activité plus accessible à ceux qui ont peu de ressources, mais elle est moins valorisée, plus pénible et risquée (Gros 2015).
-
[12]
Il est très probable (mais Marc ne me l’a pas dit) que lui et sa mère aient pu bénéficier d’une rente suite au décès pour cause professionnelle de son père.
-
[13]
Cette bilatéralité est souvent omise par les analyses du paternalisme, comme le soulignent Lamanthe (2011) et Newby (1985).
-
[14]
En l’absence de service des ressources humaines, Marc est le seul à déterminer le niveau des salaires et à décider d’accorder des augmentations.
-
[15]
Même si la forme de mon enquête m’interdit une analyse des comportements des salariés, j’ai parfois assisté à des condamnations de leur part de certaines conditions de travail. Jamais, à ma connaissance, elles n’ont toutefois été portées collectivement auprès du patron.
-
[16]
La distinction entre individus et personnes renvoie aux analyses de Florence Weber au sujet des formes d’échanges. Voir par exemple (Weber 2007).
-
[17]
Je n’ai pas rencontré cette personne et ne dispose que des propos de Marc dont on peut supposer qu’ils atténuent l’importance de sa conjointe, au moins celle de la stabilité de son emploi.
-
[18]
On exclut Marc et Hervé de ce dénombrement. L’entreprise compte donc, au total, dix membres d’une des deux familles en 2008.
-
[19]
Cette expression renvoie à une catégorie économique, de comptabilité des entreprises, désignant un « capital composé de biens de durée relativement longue et susceptibles d’être utilisés durant plusieurs cycles d’exploitation » (source : Wikifisc, URL : http://www.wikifisc.com/Capitalimmobilis%C3%A9.ashx).
-
[20]
Au sens où ils sont en droit d’attendre sans rendre l’équivalent.
-
[21]
En 2010, en France, un ouvrier de moins de 30 ans gagne en moyenne 1 315 euros nets chaque mois (Insee, enquête Emploi, traitements personnels). Toute cette génération a alors entre 20 et 30 ans.
-
[22]
Contrairement à ce qu’observent Beryl Dick et Glenn Morgan (1987).
-
[23]
On mesure ici toute la difficulté qu’il y a à repérer les mécanismes fins qui ont joué, il y a plus de vingt ans, dans des configurations familiales complexes de sorte à faire diverger les trajectoires. Le matériau, même rigoureusement croisé, reste de nature rétrospective et partielle.
-
[24]
Michel Pinçon, en observant des lignées patronales plus anciennes et installées, impute à l’acquisition du capital culturel la distanciation aux ouvriers : « ce que les familles d’industriels ont gagné en séparant, de plus en plus tôt et de plus en plus radicalement, la formation de leurs enfants de celles des enfants de leurs ouvriers, ajoutant au capital économique le capital culturel dont elles n’étaient alors que médiocrement pourvues, elles l’ont perdu en familiarité avec les familles de leur personnel » (Pinçon et Rendu 1985 : 97).